UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Langage(s) et pouvoir

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V – Concepts et langages
Laboratoire de recherche GRIPIC
POSITION DE THESE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Sciences de l’Information et de la Communication
Présentée et soutenue par :
Cendrine SILLAU-AVISSEAU
le 20 janvier 2012
Langage(s) et pouvoir symbolique en
organisations
Sous la direction de Madame le Professeur Nicole d’ALMEIDA
Madame Nicole d’ALMEIDA
Monsieur Claude BALTZ
Madame Rozenn GUIBERT
Madame Joanna NOWICKI
Monsieur Stéphane OLIVESI
JURY :
Professeur, CELSA Paris-Sorbonne Paris IV
Professeur émérite, université Paris 8
Maître de conférences, CNAM Paris
Professeur, université Cergy-Pontoise - rapporteur
Professeur, université Lyon 2 - rapporteur
Cette thèse en sciences de l’information et de la communication interroge la façon
dont les organisations imposent leurs attendus comportementaux et verbaux à leurs membres.
Nous avons situé notre étude dans deux organisations : une entreprise industrielle
multinationale, Schneider Electric, et un établissement d’enseignement supérieur, le
Conservatoire National des Arts et Métiers. Par l’importance économique et politique qu’elle
a prise, l’entreprise est devenue en effet un lieu où se jouent des mécanismes de régulation de
la société. Comme toutes les organisations, elle est à la fois un système économique, culturel,
symbolique et imaginaire. Elle génère des normes et une manière de percevoir le monde. Elle
institue des mythes unificateurs, des rites d’initiation, de passage et d’accomplissement. Elle
engendre ses propres héros et les récits porteurs d’une mémoire collective. Le développement
de la logique financière semble par ailleurs y avoir entraîné des changements dans les rapports
de pouvoir. Par exemple, une mode du dépassement de soi est à l’œuvre. Ce phénomène n’est
pas sans avoir des répercussions sur la construction identitaire de ses membres. Les écoles et
les universités ne peuvent d’ailleurs pas rester en dehors de cette tendance. Elles sont aussi
porteuses de modèles et de valeurs. Leurs enseignements ont dû subir des évolutions pour
répondre aux attentes du marché du travail. Cependant, un changement pédagogique n’est pas
sans incidence sur la dynamique identitaire des étudiants. En effet, la formation implique une
remise en question de soi avec l’adoption de méthodes de travail et l’acquisition de
connaissances.
Tout au long de nos travaux, nous avons cherché à comprendre comment et à quel
degré ces organisations imposaient leurs attendus comportementaux et verbaux à leurs
membres. Nous avons posé comme première hypothèse qu’une négociation des rôles se joue
dans le verbe et dans les postures qui sont en partie contestés et recréés par les individus. En
deuxième hypothèse, nous avons supposé que le rapport de places entraîne certes une
résistance, mais également une quête identitaire des individus. En troisième hypothèse, nous
avons suggéré que le langage se décline en communautés, donc en façons de parler : pour
s’intégrer dans un groupe, il faut en maîtriser les codes. Nous avons cherché à observer sur le
terrain comment les publics en voie de changement de pratiques au travail ou en promotion
sociale s’approprient le langage et l’ethos prescrits par l’organisation. Nous avons étudié leurs
degrés d’intégration et la reconstruction identitaire qu’ils génèrent. Nous avons adopté une
approche microsociologique. Nous nous situions au niveau des rituels, des prises de parole,
des discours, des contextes et des drames que nous observions au jour le jour. Nous nous
sommes inspirée de l’anthropologie de terrain et de sa méthode privilégiée, l’observation
participante. Nous avons décrit les phénomènes sociaux que nous observions dans des carnets
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d’enquêtes. Nous avons procédé à des études qualitatives. Puis, nous avons mené des analyses
de discours pour déterminer les attendus et les représentations et la négociation de places sur
les deux terrains.
Dans la première partie de notre thèse, nous présentons notre démarche théorique et
méthodologique. Nous développons l’idée selon laquelle le langage est un enjeu identitaire.
La construction de soi passe en effet par l’adoption d’une forme de langage. Il existe des
façons de manier le langage qui nous situent socialement et qui nous construisent
subjectivement. Le langage permet également de donner une cohérence à nos trajectoires
sociales par une mise en récit des différentes étapes de notre existence. Comme Claude
Dubar, nous défendons l’idée qu’il y a une véritable dynamique identitaire 1. Les formes
identitaires sont en effet le produit de deux transactions : biographique et relationnelle. La
première renvoie à la question du lien entre le soi passé, le soi présent et le soi possible. La
seconde renvoie à l’articulation entre les images personnelles de soi et les images sociales de
soi. La construction de soi est un perpetuum mobile fait de négociations avec soi et les autres.
Cependant, cette dynamique ne représente pas totalement une liberté de devenir ce que l’on
souhaite. Elle est influencée par des contraintes sociales et des modèles plus ou moins
légitimés par les organisations dans lesquelles l’individu évolue. Pour être ensemble et nous
comprendre, nous devons de toute façon parler le même langage. Il est source de cohésion. Il
modèle par ailleurs la façon dont les hommes perçoivent le monde. Nous nous intéressons à
l’inscription culturelle et sociale du langage. Nous l’étudions également quand il devient
facteur de coercition et de domination. Pour analyser sa force performative, nous nous
tournons vers la philosophie analytique de John L. Austin et John R. Searle. Cette discipline
travaille sur des faits de langue : actes de langages, règles d'efficacité de la conversation...
Certains énoncés du langage ne servent ni à transmettre un message, ni à décrire le monde,
mais à faire quelque chose. Ils constituent en eux-mêmes une action. Cependant, pour qu’ils
aient valeur d’actes, ils doivent rencontrer des conditions de félicité. En nous référant aux
travaux de William Labov et de Pierre Bourdieu, nous tentons d’évaluer le pouvoir coercitif
de la langue qui inclut et exclut les membres des communautés linguistiques. Parler est une
forme de comportement régie par des règles. Le langage n’est qu’un des éléments de la
domination symbolique. Les civilisations et à moindre échelle les organisations codifient les
relations humaines. Elles instituent des normes de bonne conduite qui excluent des sphères du
pouvoir les individus qui ne les maîtrisent pas. Elles créent des univers avec des valeurs qui
1
Claude DUBAR. La crise des identités. L’interprétation d’une mutation. Paris : PUF, 2000
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définissent des profils d’individus amenés à gouverner. Ces modèles portent en eux la
légitimité d’imposer leur vision du monde. Ils sont des figures de la domination. Puis, nous
faisons un détour par l’étude des représentations sociales et des mythes pour décrypter plus
aisément les messages qui se cachent derrière les mots et les écrits, que nous analysons sur
nos terrains. La connaissance des mythes peut rendre puissant car ils constituent les modèles
des actes significatifs. Ils décrivent l’origine de toute chose et donnent la clef du
fonctionnement du monde. Un discours qui les utilise à bon escient a une force performative
assurée. Les sociétés modernes ne sont d’ailleurs pas devenues complètement profanes ; elles
ont incorporé le sacré dans des scènes a priori séculières.
Dans une deuxième partie, nous nous intéressons au déploiement d’un projet de
management de la performance (MAP) au sein du groupe Schneider Electric. Nous avons
remarqué que MAP tirait sa légitimité d’une déclinaison de la stratégie du groupe divisée en
trois parties : la vision stratégique, la stratégie à cinq ans et le programme d’entreprise, baptisé
New2004, à trois ans. La vision stratégique comporte une définition très générale des
missions, ambitions et valeurs que se donne l’entreprise pour l’avenir. L’impulsion donnée
par la vision sur les comportements internes et externes de l’entreprise nourrit la stratégie qui
définit des plans d’actions généraux pour positionner la société sur des domaines d’activités
stratégiques rentables. Le projet de management de la performance MAP amène à changer les
pratiques de management et de gestion du groupe, dans le sens des valeurs dégagées par la
vision stratégique. Schneider Electric veut apporter le meilleur de l’électricité à chaque
homme au-delà des contraintes spatiales et temporelles. Les objectifs de MAP consistent à
aller au-delà du budget, au-delà des critères financiers et au-delà des frontières des entités
locales. Au travers d’un projet transversal comme MAP, Schneider déclenche une mutation
des pratiques au travail. Ces nouveaux comportements entraînent à leur tour un changement
des représentations sociales et de la culture d’entreprise. En 2003, Schneider cherche à
internationaliser son équipe dirigeante et à instaurer une culture du changement et du
dépassement de soi. Dans les sillons du management de la performance, nous avons noté
l’emploi d’un nouveau jargon. Nous l’avons donc étudié pour comprendre comment
Schneider déclinait les concepts de son projet. Nous avons pu mesurer, grâce à des interviews
et à l’observation participante, combien sa compréhension par tous les destinataires était l’une
des clefs de son appropriation. Le recours à des antagonismes comme l’avenir et le présent,
l’anglais et le français, l’inclusion et l’exclusion des membres du projet MAP marquent une
performativité du discours d’entreprise. Nous avons aussi noté que la communication du
projet passe essentiellement par le canal de la voie hiérarchique, ce qui accentue l’importance
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sociale des managers dans le groupe. Ils incarnent des valeurs d’exemples et d’espoir. La
domination symbolique de ces hommes, érigés en héros du dépassement de soi et de la
modernité, les positionne en modèles et en guides du déploiement du projet d’entreprise.
L’enjeu est de taille, car le groupe Schneider est constitué de cent trente pays et s’est toujours
développé par croissance externe. Cette pluralité de nations et de cultures d’entreprise
demande une communication précise et didactique du projet MAP. Or la question des
particularités culturelles et des mots « intraduisibles » n’a pas été posée. Le projet doit couler
de source tant il est indispensable et cohérent aux yeux de l’encadrement supérieur. Afin
d’analyser comment cette multinationale change ses comportements et sa culture, nous avons
également eu recours à des analyses de discours, à la linguistique et à la philosophie
analytique. Le management des entreprises se dote d’outils stratégiques pour accroître sa
puissance tant en externe sur les marchés, qu’en interne sur son personnel. Pour convaincre ce
dernier de suivre sa stratégie d’expansion, l’entreprise doit l’amener à adhérer à ses projets et
à ses actions. Elle a recours à des méthodes qui sont de plus en plus proches du registre de
l’organisation militaire. L’encadrement du groupe s’appuie sur les capacités de persuasion et
de domination des managers auprès de leurs équipes pour faire passer le message de la
performance. Ils sont adoubés car dans les représentations sociales de l’industrie française, les
cadres sont des hommes qui doivent posséder le charisme nécessaire pour décliner les
orientations stratégiques de l’entreprise. Le manager du vingt-et-unième siècle doit être un
homme de réseau, de dialogue, capable de motiver et fédérer ses équipes autour des actions
menées par l’entreprise. Cette compétence d’animateur est censée être acquise par l’éducation
et la formation dans les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs.
Dans une troisième partie, lors des cours que nous dispensions, nous avons étudié le
positionnement identitaire des auditeurs du CNAM. Nous l’avons plus particulièrement
analysé par rapport au mémoire de fin d’études qu’ils devaient réaliser pour obtenir le
diplôme d’ingénieur. Nous avons compris que cet exercice était important et difficile car il les
préparait à la complexité des fonctions d’encadrement avec l’exercice de responsabilités, la
pratique régulière de discours, l’écriture et la possession de savoirs élaborés. C’était une
instance de socialisation et un processus identitaire. Les auditeurs se positionnaient en futurs
ingénieurs dans leurs démonstrations écrites et dans l’épreuve de soutenance. Le mémoire les
conduisait à des représentations collectives du métier et à une culture commune. Une identité
socioprofessionnelle était donc à l’œuvre. Ils partageaient des croyances et des significations
qui étaient le terrain d’une dynamique identitaire. Ils avaient trouvé autour de cet exercice
universitaire un référent commun dans la manière d’appréhender le réel. Le mémoire de fin
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d’études contribuait à ce processus dans la façon dont il sollicitait et développait certains
savoirs et méthodes du métier d’ingénieur. Pour reprendre la thèse de la dynamique identitaire
de Claude Dubar, après la socialisation primaire liée aux premières expériences de la vie,
prend place la socialisation secondaire constituée par les expériences professionnelles et
personnelles. L’individu en intègre des éléments sur le plan intérieur relationnel, affectif et
symbolique. L’identité se forge ainsi selon les circonstances en sollicitant certaines parties de
l’individu et en délaissant d’autres. La reconnaissance du statut d’ingénieur des auditeurs du
CNAM ne se fait pas de la même façon que pour les étudiants en formation classique. Le
poids de l’habitus impose en effet un frein à certaines évolutions socioprofessionnelles.
Cependant, la dynamique identitaire des ingénieurs du CNAM a des particularités qu’il est
intéressant d’étudier pour comprendre que le déterminisme social peut réserver des surprises.
Ils revendiquent une identité délaissée par les cadres dirigeants : l’expertise technique.
Comme Vincent de Gaulejac, nous arrivons à la conclusion selon laquelle le discours
managérial peut être le langage de l’insignifiance2. Il a l’intérêt d’éviter tout conflit car il peut
affirmer tout et son contraire. Pour répondre aux attentes du groupe Schneider, les
collaborateurs se laissent prendre au jeu ou font semblant. Ils mettent en place des
mécanismes de défense psychique au travers d’attitudes, d’un langage et de postures prescrits.
Par ailleurs, dans un contexte de responsabilisation affichée, ce sont des pratiques de mise en
dépendance qui sont instituées. Les leaders prétendent ne pas être responsables de leurs choix
stratégiques et de leurs conséquences sur les conditions de travail des salariés. Ils ne font que
défendre l’organisation contre la guerre économique. La prise d’initiative prônée par le projet
de management de la performance peut entraîner un sentiment de culpabilité si les objectifs ne
sont pas atteints ou dépassés. Les managers sont confrontés à une absence de repères qui
génère une perpétuelle impression d’insuffisance. Un sentiment de dévalorisation de soi peut
les envahir et les mener à la perte d’estime de soi, voire à la dépression comme le démontrent
Christophe Dejours3 et Alain Ehrenberg4. Chez Schneider, les cadres qui n’ont pas su ou pu
appliquer le projet de management de la performance ont pris la porte. Mais malgré la
souffrance des hommes au travail, le groupe a une bonne santé financière. Il a passé sans trop
de difficultés la crise économique de 2008. Il continue d’ailleurs sa croissance par
2
Vincent de GAULEJAC. La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et
harcèlement moral. Paris : Seuil, 2009
3
Christophe DEJOURS. Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale. Paris : Seuil, 1998
4
Alain EHRENBERG. L’individu incertain. Paris : Hachette, 1995
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l’acquisition d’entreprises à l’international. Mais dans ce contexte de continuel dépassement
de soi sans réelle considération des gens, ne peut-on pas craindre, comme François Dupuy,
une fatigue des élites5 ?
Sur le terrain du CNAM, notre thèse nous a permis d’observer combien le langage
nous aide à nous construire avec les autres. Il nous amène à trouver un compromis identitaire
acceptable dans notre récit de vie et dans nos groupes d’appartenance. En adoptant un registre
de langage commun, les individus construisent une communauté. Les langues de métier en
sont une illustration flagrante. Les membres du groupe social recomposent le monde dans
lequel ils évoluent au travers de mots qui reflètent les particularités de leurs conditions
professionnelles. Au CNAM, les élèves ingénieurs doivent adopter une identité énonciative et
un registre de discours scientifique validés par l’institution pour pouvoir réussir le rite de
passage du mémoire. Ils s’adaptent au marché linguistique et répondent aux conditions de
félicité qui les légitiment socialement. Dans la construction de soi comme ingénieurs et
cadres, les auditeurs se retrouvent autour d’une identité acceptable dans le cadre de leur
évolution intellectuelle et sociale : l’expertise technique. Ils peuvent s’y approprier
sereinement un langage de la conceptualisation de projets dans leur domaine de prédilection.
La science et la technique leur donnent toute légitimité aux discours d’expertise dans lesquels
ils sont à l’aise. Leurs modèles ne sont pas les grands patrons mais les égéries du CNAM,
c’est-à-dire les savants, les philosophes des Lumières et les inventeurs. Ils se revendiquent
cadres experts tout en sachant que leur place dans les entreprises est de plus en plus complexe.
Ils portent des projets transversaux de haut niveau technique, sans qu’ils aient de réel pouvoir
coercitif sur les équipes. Cette injonction paradoxale ne crée-t-elle pas un profond sentiment
d’impuissance et de manque de reconnaissance au travail ?
5
François DUPUY. La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres. Paris : Seuil, 2005
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