du monde qui vous entoure ; si tout ceci ne vous concerne pas, étudiants ou
lecteurs, vous ne pouvez rien faire avec ce « Becker »-là .
Chercher une unité chez un innovateur est-ce possible ? L’œuvre a besoin d’un
public, d’une organisation réaliste de la diffusion. L’innovation a besoin d’une
organisation pour être accueillie et diffusée La plupart en manquent et donc
disparaissent. Au business de la musique fait écho pour Becker, le business de la
sociologie, l’industrie de l’édition de manuels, de dictionnaires ou d’abrégés :
« Oui, c’est vrai, il faut être innovateur, mais pas trop. C’est la même chose en sciences où il faut
aussi être innovateur. Admettons que je fasse la même étude que vous et que j’obtienne le même
résultat. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est très bien de répliquer des études, mais
personne ne le croit vraiment. Personne ne veut être celui qui fait la réplique. Vous préférez dire
« Müller a trouvé » que « Müller a trouvé, tout comme avait déjà trouvé Becker ». C’est donc
davantage lié à ce qui est accepté comme innovateur. Certains proposent des changements et
tout le monde s’écrie qu’ils ont raison ; et d’autre fois, quelqu’un fait quelque chose de nouveau
et c’est un énorme problème pour tout le monde. Cela existe dans toutes les communautés, mais
plus particulièrement dans l’art. Le livre que je viens de publier avec Robert Faulkner traite du
répertoire de jazz et des innovations qui lui sont liées, et il se pourrait qu’il dérange de
nombreux lecteurs. Tout le monde cherche à être individualiste et unique, mais pas trop
unique ». ( Becker : Entretien avec Alain Müller)
Retenons d’entrée que cet auteur n’a pas accordé grande valeur à la prétention
scientifique, mais qu’il a pris au sérieux l’analyse, la diversité et la
multiplication nécessaire des enquêtes. « L’institution, dit-il, ne fait pas tout : il
y a beaucoup de professeurs de socio qui ne font pas de sociologie, et
d’excellents sociologues qui ne sont pas professeurs ». Son récit de carrière se
moque de l’idée de vocation et insiste beaucoup sur les hasards. A partir de ce
constat, plusieurs carrières - « déviantes » peut-être-, plusieurs modèles
d’invention s’offraient à lui, comme à tout jeune postulant. Le premier conseil
qu’il donne au débutant est : « restez libre et ayez confiance en vos capacités.
Vous avez une vision, même petite, de votre milieu ; votre expérience
personnelle vous a ouvert des portes, alors servez-vous en » ! Bien entendu une
telle liberté vis-à-vis des critères scolaires se paie. Il faut du travail et de la
ténacité pour les imposer et on n’en voit l’aboutissement qu’après plusieurs
années de pratique.
Ce sont là des recommandations d’un Américain ordinaire élevé dans un
système universitaire ouvert, plus « démocratique » qu’on ne pense à l’époque
de sa jeunesse, dans les nouvelles sciences sociales, où l’entrée et la promotion
n’étaient pas encore encadrées. Plus facile aux Etats-Unis car la manière d’y
valoriser le travail des sociologues est diverse. Les vingt mille sociologues
américains sont, en effet, dispersés, indépendants ; ils ne forment pas une
communauté, ne sont pas soumis à un centralisme tatillon comme en Europe. Il
faut dire que nous sommes bien moins nombreux et que l’encadrement de deux
mille praticiens est un danger réaliste. Aujourd’hui qu’une diminution des
financements, des effectifs survient en sociologie, Becker se révèle être un
auteur moderne et intéressant par le regard oblique qu’il porte à notre époque.