L`évaluation de l`économie sociale - CIRIEC

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L'évaluation
de l'économie
sociale
Une perspective
critique et
internationale
"
Economie
et Solidarités
Économie et Solidarités est publiée par le ORIEC-Canada, section canadienne du Centre international de
recherches et d'information
sur l'économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC international), établi à
Liège en Belgique, Depuis 1998, la Revue est abritée par l'Université du Québec en Outaouais,
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FINANCIERS
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du Québec en Outaouais
Mercure, HEC Montréal
Entreprises
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des Caisses Desjardins
du Québec
REVUE DU CIRIEC-CANADA
Fondateur de la revue
Feu George Davidovic,
Université
Concordia
Comité exécutif
Rédacteur: Guy Chiasson, Université du Québec en Outaouais, CRDT
Rédacteurs adjoints: Jacques 1. Boucher, Université du Québec en Outaouais, CRISES;
Thibault Martin, Université du Québec en Outaouais, CI~DT
Directrice: Louise Briand, Université du Québec en Outaouais, CRISES
Responsable
des traductions
en espagnol: Mirta Vuotto, Universidad
de Buenos Aires, Argentine
Responsable
de la promotion en Amérique latine et collaboratrice
pour les traductions:
Solange van Kemenade, Analyste de la recherche, Santé Canada, chercheure associée à la CRDC
Correspondant
pour l'Europe: Laurent Fraisse, Centre de recherche et d'information
sur la
démocratie et l'autonomie
(CRIDA), Paris
Correspondante
pour l'Afrique du Nord: Rajaa Mejjati Alarni, Université de Fès
Comité de rédaction
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Marie J, Bouchard, Université du Québec à Montréal
Jacques 1. Boucher, Université du Québec en Outaouais
Jacques Caillouetle, Université de Sherbrooke
Guy Chiasson, Université du Québec en Outaouais
Omer Chouinard, Université de Moncton
Yvan Cerneau, Université Laval
Brett Fairbairn, Université of Saskatchewan
Louis Favreau, Université du Québec en Outaouais
André Leclerc, Université de Moncton
Denis Martel, Université du Québec en Abitibi- Témiscamingue
Marguerite Mcndcll, Université Concordia
Renaud Paquet, Université du Québec en Outaouais
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télécopieur: (819) 595-2384; courricl : «rcvue.ciricoôuqo.ca>.
Site Internet
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"
Economie
et S o 1-d
1 arret"e
Revue du CIRIEC-Canada
(Centre interdisciplinaire de recherche
et d'information sur les entreprises collectives)
Volume 39, numéro i, 2008
L'évaluation de l'économie
sociale: une perspective critique
et internationale
Marie J. Bouchard
et Nadine Richez-Batiesii,
responsables
2010
"1
Presses de l'Université
du Québec
Le Delta l, 2875, bou!. Laurier, bur, 450
Québec (Québec) Canada
G1V 2M2
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de rédaction
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Universidad
Central de Venezuela, Centre de estudios de la participaciôn,
la autogestion y el coopcrativismo,
Venezuela
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d'économie,
Belgique
Brett Fairbairn, Centre for the Study 01 Co-operatives,
University 01 Saskatchewan,
Canada
Abdou Salam l'ail, Université de Dakar, Sénégal
Daniel lIicrnaux-Nicolas.
Universidad
Autonorna Metropolitana
Xochimilco, Departamento
de Tcoria y Anàlisis,
Mexique
Jean-Louis Laville, Centre de recherche et d'inlormation
sur la démocratie
ct l'autonomie
(CRIDA), Paris
David Laycock, Simon Fraser University, Colombie-Britannique,
Canada
Johannes Michelsen, University 01 South Jutland, Danemark
José Luis Monzon Campos, CIRIFC-Espagne
Humberto Orliz, Universidad
San Marcos, Lima, Pérou
Charles Rock, Rollins College, Floride, Étnts-Unis
Roger Spear, Open University, Co-operatives
Research Unit, Milton Keynes, Grande-Bretagne
Lecteurs externes
La revue du CI RIEC lient à remercier ses nombreux lecteurs externes pour leur travail d'évaluation des textes
soumis, en vue de la sélection des articles à paraître:
Manon Boulianne, Sylvain Charlcbois, Omer Chouinard,
Guy Chiasson, Serge Gagnon,
Christiane Gagnon, Laurent Cardin, France I-Iuntzinger, Catherine Lcvinten-Rcid,
Sybille Mertens,
Martha Nissiens, Francesca Petre lia, Damien Rousselière, Daniel Thomas, Pierre-André
Tremblay.
Correctrice:
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et mise en pages:
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de Moncton;
Denis Martel, Université
du Québec en
Abitibi-Térniscamingue
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de la santé et de la sécurité du travail (CSST); Nancy Neamtan,
RFSO et Chantier
de l'économie
sociale; Paul Ouellet, Caisse d'économie
solidaire Desjardins;
Pierre Patry,
Confédération
des syndicats nationaux
(CSN); Carol Saucier, Université
du Québec à Rimouski;
Michel Séguin,
Université du Québec à Montréal; Hélène Simard, Conseil québécois de la coopération
et de la mutualité.
Les articles
Les articles
de données
et comptes rendus publiés dans Économie el Sa/inarills sont la responsabilité
exclusive des auteurs.
publiés dans Économie fi Solidarités sont indexés dans Repère, Sociological Abslrads et dans la base
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La rédaction de la revue tient à mentionner
que ce numéro a été produit grâce au soutien financier
du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).
Canada
ISSN 0712-2748/
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du Programme
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ISBN 978-2-7605-2461-3
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Presses de l'Université du Québec
Dépôt légal - 3' trimestre 2009
Bibliothèque nationale du Québec / Bibliothèque
Imprimé au Canada
nationale
du Canada
Économie ct Solidarités, uolume 39,
71u11Iéro
1, 2008
Table des
matières
ÉCONOMIE
ET SOLIDARITÉS
Volume
39, numéro
l, 2008
l'ÉVALUATION DE L'ÉCONOMIE SOCIALE:
UNE PERSPECTIVE CRITIQUE
ET INTERNATIONALE
Marie J. Bouchard
et Nadine Richez-Battesti,
responsables
Mot de Baprésidence
du CaRIEC-Canada
Mot de la rédaction
PRÉSENTATION
L'évaluation de l'économie sociale et solidaire:
une perspective critique et internationale
Marie
J. Bouchard et Nadine Richez-Baftesti
DOSSIER
Fondements normatifs des organisations
d'économie sociale et solidaire et évaluation
du point de vue des politiques publiques
14
Bernard Enjolras
Misères et grandeurs de l'évaluation
de l'économie sociale et solidaire: pour un paradigme
de l'évaluation communicationnelle
Bernard Eme
Évaluer l'économie sociale et solidaire en France:
bilan sociétal, utilité sociale et épreuve identitaire
Nadine Richez-Batiesti, Hélène Trouvé,
François Rousseau, Bernard Eme et Laurent Fraisse
L'évaluation de l'économie sociale au Québec,
entre parties prenantes, mission
et identité organisationnelle
Marie]. Bouchard
73
Évaluation de l'économie sociale au Brésil:
une analyse des pratiques dans certaines ONG
lvuiuricio Seroa, Carolina Am/ion,
Lucila Campos et Erika Cnozato
Économie
ct Solidarités,
oolume 39, I1!II71éro 1, 2008
88
Table des
matières
HORS THÈME
Sémantique de l'approche alimentaire et rapports
aux territoires: l'évolution des politiques publiques
agricoles dans les pays du Sud
Boubacar Ba
La géographie de l'économie sociale au Bas-Saint-Laurent:
une analyse sous l'angle des disparités territoriales
UI
Majella Simard
POUR EN SAVOUR PLUS
Évaluer l'économie sociale: l'enjeu
de la lisibilité d'une rationalité complexe
B49
Bernard Perret
L'évaluation des évaluateurs:
les revues prises pour cibles
Magali Ztmmer
Les définitions de la notion d'utilité sociale
164
Diane Rodei
LUX'09: Vers la construction d'un mouvement
intercontinental de l'économie sociale et solidaire
174
Eric Laoillun ière el Nancy Neamian
Les enjeux des Jardins collectifs à Montréal
Entrevue réalisée par Magali Zimmer
avec Kelly Krauier et Nel Etoanè
Comptes rendus
Groupe Polanyi (2008)
La multijonctionnalité de l'agriculture.
Une dialectique entre marché et identité
Clutniale Doucet
Christian Hoarau et Jean-Louis Laville (dir.) (2008)
La gouvernance des associations. Économie, sociologie, gestion
Magali ZiJ11111er
Christian Jetté (2008)
Les organismes communautaires et la transformation de l'Étatprovidence. Trois décennies de coconstruciion des politiques
publiques dans le domaine de la santé et des services sociaux
Caroline Paisias
Michel Lallement (2009)
Le travail de l'utopie. Godin et le Familistère de Guise. Biographie
208
Yvon Leclerc
Yvan Corneau (2009)
Réalités et dynamiques régionales de l'économie sociale.
La Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches
Magali Zimmer
Économie et Solidarités, toiume 39,
1111111érO
1, 2nnfi
Mot de
la présidence
du CIRlee ..
Canada
Il nous fait immensément plaisir de signaler à nos
lecteurs que la revue Économie et Solidarités opérera,
à compter du prochain numéro, un passage au mode
électronique. Il sera désormais possible de consulter
directement sur le Web les articles et les rubriques de
la revue. Il s'agit d'un saut qualitatif important qui
permettra de rendre la revue accessible à un plus
grand nombre de lecteurs. Il s'agit aussi d'un geste
responsable puisqu'il réduira l'empreinte écologique
de la revue. C'est donc bien en ligne avec les valeurs
promues par le CIRIEC-Canada que nous invitons
nos lecteurs à nous suivre dans ce virage vert. Pour
souligner cet événement, le CIRIEC-Canada offrira
l'accès gratuit à la revue au cours de la prochaine
année. Nous espérons ainsi contribuer à démocratiser
l'accès aux connaissances et favoriser la plus grande
diffusion possible des réflexions qui concernent les
entreprises collectives.
Au nom du conseil d'administration
comité exécutif du CIRlEC-Canada,
Léopold Beaulieu, président
et du
Mot de la
rédaction
Avec le présent numéro, Économie et Solidarités met
un terme non seulement à sa version papier mais
également à son association avec les Presses de
l'Université du Québec (PUQ). Ce n'est pas sans un
certain regret que la rédaction termine ce partenariat
fructueux avec le personnel des PUQ. Nous tenons
ainsi à les remercier très sincèrement. Nous voyons
tout de même le passage à j'édition électronique
comme un pas en avant et un défi des plus stimulants. De façon assez symbolique, le premier numéro
sous ce nouveau format portera sur la question des
générations en économie sociale. C'est sur la plateforme électronique Érudit que le lecteur trouvera les
prochains numéros de la Revue. Nous espérons que
ce nouveau médium permettra de rejoindre les habitués d'Économie et Solidarités mais aussi un nouveau
lectorat au Canada ou ailleurs dans le monde.
La revue Économie et Solidarités avait consacré
en 2006 un numéro au thème de l'évaluation à la
suite du colloque du CIRIEC-Canada
organisé à
l'ACFAS par Carol Saucier à l'Université du Québec
à Rimouski sur le thème «Critères de mesure de
la richesse et de l'utilité sociales produites par les
entreprises collectives ». Cet ouvrage avait permis de
faire le point sur des notions telles que la rentabilité
sociale et l'utilité sociale ainsi que sur la redéfinition
ou l'élargissement du concept de productivité.
Ce second numéro, coordonné par Marie J.
Bouchard et Nadine Richez-Battesti, porte cette fois
sur une initiative de comparaison internationale des méthodes et indicateurs
d'évaluation de l'économie sociale et tente de voir comment l'évaluation de
l'économie sociale peut être révélatrice des attentes qui sont nourries à son
endroit. Le dossier présenté dans ce numéro de la revue a été préparé par des
membres du CIRIEC international (Centre international de recherche et d'information sur l'économie publique, sociale et coopérative). Les auteurs ont
participé à un groupe de travail portant sur «Les méthodes et les indicateurs
d'évaluation de l'économie sociale et coopérative», sous la coordination de
Marie J. Bouchard. Ces chercheurs, après s'être réunis à diverses reprises entre
2005 et 2007, ont observé les pratiques d'évaluation en cours dans différents
pays et y ont posé un regard critique. Les textes présentés dans ce numéro font
partie des contributions à ce groupe de travail, dont les travaux complets sont
publiés en anglais par le CIRIEC international chez PIE Peter Lang Publishers
dans un ouvrage intitulé The Worth of the Social Economu : An International
Perspective. La publication de ce numéro d'Économie et solidarités est parrainée
par la Chaire de recherche du Canada en économie sociale de l'UQAM et le
CIRIEC-France que nous remercions pour leur soutien.
L'équipe de rédaction
Bibliographie
BOUCHARD, Marie J. (dir.) (2010).The Worth of f he Social Econ0111y: An lnternational
Bruxelles, CmlEC and PIE Peter Lang Publishers,
Perspective,
SAUCIER, Carol et Marie J. BOUCHARD (dir.) (2006). « Économie sociale et indicateurs de
développement», Économie et Solidarités, vol. 36, n° 1, 192 p.
Économie et Solidarités, oolume 39,
numéro
I , 2008
Présentation
L'évaluation de l'économie
sociale et solidaire:
une perspective critique
et internationale
L'économie sociale constitue une forme d'économie
distincte de l'économie capitaliste et de l'économie
publique. Elle est reconnue pour sa capacité à
répondre aux besoins émergents et aux nouvelles
attentes sociales, notamment dans les contextes de
crises marquées par des transformations socioéconomiques. Depuis une trentaine d'années, les composantes à dominante non marchande de l'économie
sociale (organismes à but non lucratif et coopératives
ne distribuant pas de ristournes) ont pris une place
importante dans la production de services publics,
alors que ses composantes à dominante marchande
(coopératives et mutuelles) ont eu à articuler les
économies locales aux marchés mondialisés. De plus
en plus, l'économie sociale occupe une place significative, avec le marché et l'État, au sein d'une nouvelle économie plurielle en émergence. L'économie
sociale n'est plus un phénomène résiduel mais bien
un pôle institutionnel de l'économie, et elle se développe en interface avec les institutions publiques et
les entreprises à finalité lucrative. Dans ce contexte,
l'évaluation prend une importance nouvelle. En effet,
des demandes sont formulées, tant par les pouvoirs
publics que par les acteurs, pour que soit évaluée la
contribution de ce secteur.
Toutefois, l'économie sociale est un phénomène
encore relativement peu documenté et qui demeure
sous-théorisé,
notamment
en ce qui concerne sa
contribution aux dynamiques
de développement.
L'absence de méthodologies et d'indicateurs propres
MARIE
J.
BOUCHARD
Professeure
École des sciences de la gestion
Chaire de recherche du Canada
en économie sociale
Centre de recherche
sur les innovations sociales
Université du Québec à Montréal
bouchard. marie@uqam_ca
NADINE RICHEZ-BAITESTI
Mettre de conférences
en économie
Faculté des sciences
économiques et de gestion
Laboratoire d'économie et de
sociologie du travail- CNRS
Université de la Méditerranée
nadine. [email protected]
à l'économie sociale fragilise son positionnement de même que sa capacité à
participer aux grands débats de société. La complexification des modalités de
prise en charge de l'intérêt général, engageant une pluralité d'acteurs socioéconomiques (publics, privés et d'économie sociale), implique la complexification
des critères légitimes d'évaluation des activités susceptibles d'y contribuer. En
raison de la multiplicité des parties prenantes de l'évaluation (staJceholders), ilest
difficile de s'accorder sur ce qu'il faut évaluer et sur la manière dont il faut le
faire. La variété des champs de l'économie sociale, leur degré d'ancrage dans les
politiques publiques et leur inscription inégale dans le marché posent de redoutables défis à la lisibilité de ce qui fait la cohérence de sa contribution spécifique.
Faute d'indicateurs appropriés, les gouvernements tendent à évaluer l'économie sociale exclusivement en termes d'emplois créés (Eme et Laville, 1994;
Laville, 1999; Vivet et Thiry, 2000). Par conséquent, l'une de ses compétences
particulières, soit combiner l'économique et le social dans une visée d'intérêt
général, demeure peu valorisée par les outils existants (Bouchard, Bourque et
Lévesque, 2001). De plus, on observe une «concurrence» sur la spécificité de
l'économie sociale faite par les discours et les pra tiques de responsabilité sociale
et environnementale des entreprises capitalistes (Zadek, Pruzan et Evans, 1997;
Bouchard et Rondeau, 2003), entraînant un risque de banalisation de l'économie sociale. Or, seules les organisations d'économie sociale intègrent le social
à l'économique au plan institutionnel (lois, règles, conventions) (Demoustier,
2001; Vienney, 1980), au lieu d'offrir une simple réponse organisationnelle et
discrétionnaire (donc variable et instable) (Gendron, 2000). D'où l'intérêt de
chercher à mieux comprendre la manière dont l'économie sociale performe et
se distingue des autres formes d'économie.
Sur la recommandation de la Commission scientifique «Économie sociale
et coopérative» du CIRlEC international, le Conseil scientifique international a
créé en 2005 le Groupe de travail sur les méthodes et indicateurs d'évaluation de
l'économie sociale, coordonné par Marie J. Bouchard. Le but poursuivi était de
faire le point sur les pratiques d'évaluation qui permettent de cerner la contribution spécifique de l'économie sociale. Nous nous sommes efforcés de poser
un regard critique sur les enjeux contemporains de l'économie sociale, parmi
lesquels l'évaluation semble constituer l'un des révélateurs les plus significatifs.
À terme, nous cherchons à voir en quoi les pratiques d'évaluation participent à
la construction même du champ de l'économie sociale. Pour mener cette étude,
le Groupe s'est doté d'un cadre commun de réflexion. Nous en présentons ici
les grandes lignes.
CADRIE COMMUN
DIE RÉFLÉXION
La réflexion menée par le Groupe de travail s'appuie sur deux postulats. Le
premier est que l'évaluation n'est jamais neutre. Ainsi, différentes approches
et méthodologies d'évaluation révèlent des enjeux contrastés pour l'économie
Économie et Sotidariiés, volume 39, numéro 1, 2008
sociale. L'évaluation doit jouer sur ces deux registres, celui des bailleurs de
fonds et celui des populations concernées par les impacts de l'économie sociale
(Zùniga, 2001). Elle peut servir d'instrument de contrôle et de rationalisation,
ce qui soulève les questions du monitorage et de l'information concernant
le citoyen, ainsi que de la normalisation de l'activité des organisations. Cela
ranime aussi tout le débat sur la décentralisation sans ressources, qui permet
davantage de délester l'État que de renforcer les collectivités locales. Intégrée
et instrumentée par les acteurs de l'économie sociale, l'évaluation peut aussi
se situer comme une démarche de négociation avec l'État et la société civile à
propos du rôle qu'elle joue et de la place qu'elle occupe.
Le second postulat est que l'évaluation de l'économie sociale renvoie au
modèle de développement et à ses transformations, ainsi qu'au rôle qu'y joue
l'économie sociale. En ce sens, J'évaluation renvoie au type de jugement posé
sur la performance et aux formes de justification employées pour l'analyser
(Boltanski et Thévenot, 1991). Selon la vision adoptée, le rôle de l'économie
sociale peut se voir réduit à la fourniture de biens et de services auxquels ne
pourvoient pas le secteur privé et le secteur public, l'économie sociale compensant certaines failles de développement.
Ce rôle peut au contraire être perçu
comme celui d'une entité intermédiaire entre la sphère publique et la sphère
privée (Evers et Laville, 2004), suggérant une nouvelle dynamique de l'espace
public (Oacheux, 2003). L'économie sociale est alors considérée comme un
mouvement de prise en charge, de redéfinition de la notion du bien commun
ou de l'intérêt général (Monnier et Thiry, 1997). De ce fait, elle s'inscrit dans
le champ politique comme entité collective d'un espace conflictuel (Lévesque,
Bourque et Forgues, 2001) et peut avoir un effet institutionnalisant des pratiques
alternatives par le biais de réformes institutionnelles. L'évaluation devient alors
partie prenante d'une stratégie politique.
Concernant les méthodes, l'évaluation peut se traduire dans la comptabilité nationale (macro), le portrait sectoriel ou régional (méso), l'analyse de
programmes (objectifs, processus, résultats, impacts), le bilan et le fonctionnement organisationnel (micro). Nous avons fait le choix de nous situer dans une
perspective organisationnelle (micro) ou sectorielle (méso): les travaux portent
sur l'évaluation des entreprises et organisations d'économie sociale (EOÉS) et
leurs secteurs d'activité. L'évaluation peut viser la standardisation des normes
(audit, certification, ISO), la conformité au programme (évaluation sommative)
ou l'amélioration des pratiques (évaluation formative). Elle peut se baser sur
de l'information quantitative ou qualitative, ou combiner les deux. Les outils
peuvent relever des approches typiques des première, deuxième et troisième
générations d'évaluation qui visent respectivement
à mesurer, expliquer et
contextualiser
les résultats obtenus au vu des objectifs visés. L'évaluation
peut aussi être réalisée de manière participative et négociée entre l'évaluateur
externe et les acteurs concernés (Cuba et Lincoln, 1989; Bouchard et Oumais,
2001; Rondot et Bouchard, 2003).
Économie et Solidarités, uolunie 39, numéro l , 2008
Concernant les indicateurs, les retombées sociales et économiques sont
difficilement séparables du mode de fonctionnement des entreprises d'économie sociale. On peut relever trois dimensions, distinctes mais complémentaires,
sur lesquelles faire reposer l'évaluation de l'économie sociale: la dimension
organisationnelle, la dimension d'utilité sociale et la dimension institutionnelle
(Bouchard, 2004). La dimension organisationnelle touche la performance des
entreprises d'économie sociale en termes de qualité, d'efficacité, de productivité, etc. La dimension d'utilité sociale concerne les impacts qui ont une valeur
ajoutée caractéristique de l'économie sociale: la réd uction des inégalités ou de
l'exclusion sociales, les effets structurants sur les secteurs et les territoires, la
mobilisation du milieu, les partenariats avec les autres acteurs sociaux, les effets
de redistribution, etc. (Gadrey, 2004; Nogues, 2003). La dimension institutionnelle renvoie aux innovations sociales eu égard à la gouvernance des activités
économiques, tant au plan territorial qu'au plan sectoriel, à l'émergence de
nouvelles règles du jeu, aux interfaces entre l'économie sociale et l'économie
publique et marchande (Richez-Battesti, 2006), etc. L'évaluation «imbriquée»
de ces trois dimensions permet une analyse du système d'intervention dans
lequel s'insère l'organisation évaluée (Fontan, 2001).
Il existe enfin plusieurs définitions de l'économie sociale, qui insistent
soit sur ses composantes certaines et incertaines (Desroche, 1983), ses règles
de fonctionnement
(Vienney, 1980), sa dynamique réciprocitaire et solidaire
(Erne et Laville, 1994), ses logiques d'action (Enjolras, 1994), son inscription
dans une économie plurielle (Evers et Laville, 2004), son caractère sans but
lucratif (Ben-Ner et Van Hoomissen, 1991; Anheier et Ben-Ner, 2003) ou entrepreneurial (Dees, 1998; Borzaga et Defourny, 2004; Nyssens, 2006), etc. En
outre, les pratiques d'économie sociale varient selon qu'elles émergent pour
répondre à des nécessités ou à des aspirations, que les activités sont à dominante marchande ou non marchande (Lévesque, 2002), qu'elles sont de nature
mutualiste ou altruiste (Gui, 1992), que leurs revenus sont principalement de
source marchande, gouvernementale ou philanthropique (Salamon, Sokolowsi
et List, 2003), etc. Ces typologies peuvent aider à formuler des hypothèses au
sujet des critères de performance et d'impacts sociaux qui s'appliquent à divers
types d'organisations et d'activités ou à différents contextes institutionnels. Bien
entendu, ces réalités seront variables d'un pays à l'autre.
PRÉSENTATION
DU NUMÉRO
Les textes réunis dans ce dossier sont quelques-unes des contributions des
membres de ce groupe, dont les travaux complets paraissent en anglais dans
un ouvrage intitulé The Worth of the Social Econ0111y:An International Perspective
publié chez PIE Peter Lang Publishers. La liste exhaustive des contributions à
cet ouvrage est présentée en annexe. Nous avons choisi six des contributions
Économie cf Solidarités, volume 39, numéro l., 2008
du groupe de travail, soit trois essais et trois portraits nationaux. Les textes qui
sont présentés ici sont largement inspirés des chapitres du livre mais ils ont été
adaptés en tenant compte du format et du thème de ce numéro de la revue.
Les deux premiers textes portent sur la nature du processus évaluatif et
sur celle de l'économie sociale.
Dans son article, Bernard Enjolras questionne les fondements normatifs
de l'économie sociale ainsi que ceux des politiques publiques afin d'expliquer
Je caractère souvent paradoxal de l'évaluation des organisations d'économie
sociale. Les différents paradigmes utilisés pour qualifier l'économie sociale
(échecs du marché et échecs du gouvernement;
économie sociale; économie
solidaire et société civile) peuvent être synthétisés dans trois fonctions des organisations de l'économie sociale: fonction de solidarité, fonction démocratique
et fonction productive. La confrontation entre les fondements normatifs de
ces organisations (ce qu'elles devraient être idéalement) et ceux des politiques
publiques (ce qu'elles visent) révèle les paradoxes de l'évaluation des résultats
et des impacts des organisations d'économie sociale.
Bernard Erne s'intéresse aux bases axiologiques et normatives de l'évaluation. Selon lui, les processus évaluatifs devraient continuellement questionner
les valeurs et les normes qui sont à leur fondement. L'évaluation visant à rendre
compte de la qualité des organisations devrait révéler une pluralité de mondes
ou jugements de valeurs qui sous-tendent l'économie sociale et solidaire. Ainsi,
l'évaluation est un outil processuel pour une démocratie délibérative, dans le
respect des controverses au sujet des valeurs, du sens et des principes de justification de l'économie sociale et solidaire. Or cela nécessite un changement
des modes de régulation normatifs de la sphère publique et des politiques, qui
ne sont guère enclins, selon l'auteur, à entrer dans des arènes délibératives en
laissant une parole égale et légitime à tous les acteurs.
Les trois textes suivants proposent une réflexion sur l'évaluation de J'économie sociale dans trois contextes nationaux, en France, au Québec et au Brésil.
La contribution française est cosignée par Nadine Richez-Battesti, Hélène
Trouvé, François Rousseau, Bernard Eme et Laurent Fraisse. Ces auteurs caractérisent deux tendances de l'évaluation de l'économie sociale et solidaire en
France, soit l'utilité sociale et le bilan sociétal. Ces deux modalités d'évaluation
ont été choisies non pas pour leur large diffusion dans les entreprises de l'économie sociale et solidaire françaises mais parce qu'elles font l'objet de débats
entre les différents acteurs depuis une quinzaine d'années. Il se dégage de cette
analyse que ce qui est en jeu avec l'évaluation, c'est aussi et surtout la définition
et le champ de l'économie sociale et solidaire ainsi que ses modes de régulation.
La situation du Québec est présentée par Marie J. Bouchard. L'observation
des outils d'évaluation employés dans 18 secteurs de l'économie sociale montre
que différents types d'évaluation peuvent être associés à des variables qui carac-
Économie et Solidarités,
uolume 39, numéro
I,
2008
térisent les organisations et les secteurs. Les pratiques d'évaluation révèlent
aussi différentes attentes envers l'économie sociale suivant qu'elle est destinée
à pallier les failles de développement, compléter l'action publique et le marché
ou répondre à de nouvelles attentes sociétales comme réalité distinctive, ce qui
exige de nouveaux référentiels d'interprétation de la performance. Cette analyse
illustre l'influence relative des parties prenantes, de la mission et de la nature
de l'économie sociale sur les outils d'évaluation.
La contribution
du Brésil est cosignée par Mauricio Serva, Carolina
Andion, Lucila Campos et Erika Onozato. Dans la mesure où les organisations
non gouvernementales
(ONG) sont de plus en plus actives dans la gestion et
la prestation de services publics, leur évaluation concerne principalement les
questions de contrôle, de reddition de comptes et de transparence. Ces modèles
témoignent d'une subordination hiérarchique de l'économie sociale à l'État
et d'une conception fonctionnelle de son rôle dans l'exécution des politiques
publiques. L'analyse révèle aussi la faible imputabilité des acteurs. Selon les
auteurs, celle-ci ne peut être efficacement renforcée sans y impliquer davantage
les diverses parties prenantes, notamment les gestionnaires, membres et utilisateurs des organisations. Cela pourrait avoir à l'avenir un effet de renforcement
institutionnel du domaine et des organisations de l'économie sociale au Brésil.
Une dernière contribution est un essai signé par Bernard Perret, placée
dans la section Pour en savoir plus de ce numéro. Ce texte fait suite à une conférence donnée par B. Perret, à notre invitation, à l'occasion d'un des séminaires
du Groupe de travail du CIRIEC international. L'auteur met ici en évidence
la rationalité complexe qui sous-tend l'économie sociale et qui doit être prise
en compte dans son évaluation. Selon Perret, la reconnaissance de rationalités
non standards comme celles qui animent les entreprises de l'économie sociale
doit passer par une meilleure lisibilité du social. Montrant combien la variété
des indicateurs sociaux est révélatrice de la diversité des concepts qui les soustendent, il appelle à une mise au débat des cadres d'analyse et des critères de
jugement dans un cadre institutionnel adéquat pour fonder leur légitimité.
Ainsi, le développement
d'outils et de pratiques susceptibles de rendre la
société plus lisible à elle-même constitue l'une des conditions d'une meilleure
reconnaissance de l'économie sociale.
Annexe
Plan de l'ouvrage
CIRIEC (dir.) sous la direction de Marie J. Bouchard (20'10), The Worth of the Social
Economy: An International Perspective, Bruxelles, PIE Peter Lang, coll. "Économie
sociale et Économie publique», vol. 2,276 p.
Direction de collection: Le Centre international de recherches et d'information sur
l'économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC)
ISBN 978-90-520'1 -580-4 pb.
Économie ei Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Introduction, M.J. Bouchard
Part 1- Conceptual background
1. Methods and indicators for evaluating the social and co-operative economy,
M.J. Bouchard
2. Evaluating the social economy: clarifying complex rationality, B. Perret
3. The public policy paradox. Normative foundations of social economy and
public policies: which consequences for evaluation strategies ?, B. Enjolras
4. Miseries and worth of the evaluation of the social and solidarity-based
economy: for a paradigm of communicational evaluation, B. Eme
Part Il - The evaluation of the social economy in different national contexts
5. Evaluating the social and solidarity based economy in France. Societal
balance-sheet, social utility and identity trial, N. Richez-Battesti, H. Trouvé,
F. Rousseau, B. Eme and L. Fraisse
6. Evaluation of the social economy in Quebec, between stakeholders, mission
and organizational identity, M.J. Bouchard
7. Social accounting and social audit in the United Kingdom, R. Spear
8. Evaluation in the United States Welfare State regime, C. Rock
9. Evaluation of the Social Economy in Brazil: an analysis of the practices in
some NGOs, M. Serva, C. Andion, L. Campos and E. Onozato
10. The evaluation of the social economy in the Portuguese context. An overview
on the social solidarity organizations, A. Simaens and 1.Nicolau
11. Evaluation
Kurimoto
of cooperative
performances
and specificities
in Japan, A.
12. Conclusions, M.J. Bouchard and N. Richez-Battesti
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Économie ct Solidarités,
uolunte 39, numéro 1, 2008
DOSSIER
Fondements normatifs
des organisations
d'économie sociale et solidaire
et évaluation du point de vue
des politiques publiques
BERNARD ENJOLRAS
Directeur de recherche
Institut! for samfunnsforskning
(Institut pour la recherche sociale)
Oslo, Norvège
[email protected]
RÉSUMÉ .. Les organisations d'économie sociale et
solidaire sont, bien souvent, impliquées dans la mise
en œuvre des politiques publiques dans des champs
variés de politique publique (services sociaux, santé,
éducation, environnement, emploi, etc.). L'évaluation
menée par les pouvoirs publics, si elle ne constitue pas la
seule perspective d'évaluation de l'économie sociale et
solidaire, est une perspective décisive pour ces organisations, conditionnant leur accès aux ressources critiques
ainsi que leur légitimité. Cet article met en relation deux
perspectives normatives, d'une part, celle des politiques
publiques et, d'autre part, celle du discours normatif
sur l'économie sociale et solidaire afin de mettre en
évidence le caractère souvent paradoxal de l'évaluation
des organisations d'économie sociale et solidaire du
point de vue des politiques publiques.
ABSTRACT • Organizations
from the social economy
are often involved in implementing public policics in
various policy fields (social services, health, education, environment, employment, etc.). If evaluation
conducted or ordered by public authorities is not the
only perspective from which social economy organizations can be assessed, it constitutes a decisive type of
evaluation since it conditions their access to cri tical
resources and influences their legitimacy. This article
sets in relations two normative perspectives that are
at play when social economy organizations are evaluated from the viewpoint of a public policy, on the one
hand, the public policy normative perspective and, on
the other hand, the normative discourse on the social
economy. The often paradoxical character of public
policy evaluation of social economy organizations will
appear as a result of this confrontation.
RESUMEN • Las organizaciones de economia social y solidaria estén frccuentemente
involucradas en la aplicaciôn de polîticas pûblicas en diverses ambitos (servicios
sociales, salud, educacion. medio ambiente, empleo, etc.). Aunque la evaluacion
realizada pOl' los poderes publiees, no constituye la unica instancia de evaluaciôn,
se trata de una perspectiva decisiva para estas organizaciones ya que condiciona
su acceso a los recursos criticos y confiere legitimidad. En este artïculo se vinculan
dos perspcctivas norrnativas: las polîticas pûblicas, por una parte, y el discurso
normative de la economia social, por otra, con la finalidad de poner de manifiesto
el caracter, a menudo paradôjico, de la evaluaciôn de las organizaciones de la
economfa social desde la perspectiva de las polîticas publicas.
-
.. -
INTRODUCTION
Évaluer consiste à déterminer la valeur des choses. Mais en matière de valeurs
comme en matière de distance, établir une mesure suppose de disposer d'un
instrument de mesure, d'un étalon permettant de fixer respectivement la valeur
et la distance de ce qu'on cherche à mesurer. Pour pouvoir évaluer, il est donc
nécessaire de disposer d'une référence permettant de construire une échelle
de valeurs. En matière d'évaluation des organisations d'économie sociale et
solidaire, cette référence, c'est l'hypothèse de cet article, nous est donnée par ce
qui est qualifié de «fondements normatifs» de ces organisations, c'est-à-dire par
les spécificités qui idéalement différencient ces organisations des autres types
d'organisations
de type lucratif ou public. Cet article s'attache donc dans un
premier temps à mettre en évidence ces fondements normatifs à partir d'une
discussion des principaux « paradigmes» qui servent à définir ces organisations.
Ces paradigmes sont des construits qui résultent d'une interaction entre les
conceptions qu'ont les acteurs de ces organisations et les efforts de théorisation
entrepris par le monde académique, paradigmes qui se retrouvent de façon plus
ou moins articulée dans tous les discours portant sur ces organisations et qui
fixent l'horizon du souhaitable quant à ces organisations. En d'autres termes,
ces paradigmes contribuent à construire une vision idéale et normative de ces
organisations. La synthèse de ces paradigmes permet en conséquence de définir
une référence normative pour l'évaluation de ces organisations autour de trois
fonctions: solidaire, démocratique, productive.
Historiquement, l'évaluation s'inscrit dans une tradition (depuis Aristote
conseillant Philippe de Macédoine) où le savoir et la raison ont été mis au
service du Prince. Si l'évaluation peut servir d'autres acteurs que les autorités
publiques, notamment les citoyens, les acteurs eux-mêmes (autoévaluation),
il reste que le plus souvent l'évaluation est commanditée par les autorités
publiques et reflète leurs préoccupations. C'est la raison pour laquelle l'article
confronte dans un second temps les modalités d'action et d'évaluation des
politiques publiques (recourant aux organisations d'économie sociale et solidaire comme agent de ces politiques) avec les fondements normatifs de ces
organisations. Cette confrontation met en évidence un paradoxe, alors que la
Économie et Solidarités,
va/lime 39, numéro 1, 2008
contribution sociale de ces organisations est liée à leurs fondements
(leurs spécificités), les formes de l'intervention
et de l'évaluation
contribuent à saper ces fondements.
FONDEMENTS
normatifs
publique
NORMATIFS
La caractérisation des qualités spécifiques des organisations d'économie sociale
et solidaire diffère suivant la nature des paradigmes d'analyse utilisés: échec
du marché, économie sociale, économie solidaire, société civile. Ces paradigmes
d'analyse informent à la fois les objectifs des politiques publiques, les modalités
de justification de «l'utilité» de ces organisations, ainsi que les conceptions
inhérentes aux acteurs eux-mêmes. La synthèse de ces paradigmes d'analyse
met en évidence trois fonctions sociales propres à ces organisations: fonction
solidaire, fonction démocratique et fonction productive.
Paradigmes d'analyse
É.checs du marché et échec: du gouvernement
Pour les tenants du paradigme de l'échec du marché et du gouvernement, la
principale caractéristique des organisations non lucratives ne consiste pas à ne
pas réaliser de profit mais à ne pas distribuer de profit. Cette caractéristique est
qualifiée de «contrainte de non-distribution », Les profits, s'ils existent, doivent
être réinvestis dans l'organisation non lucrative alors qu'ils sont distribués aux
propriétaires lorsqu'il s'agit d'une organisation lucrative ou reversés au Trésor
lorsqu'il s'agit d'une organisation publique.
À partir de ce constat, l'existence d'organisations non lucratives dans une
économie de marché s'explique soit par l'échec des organisations lucratives,
soit par l'échec des organisations publiques (ou une combinaison des deux).
L'approche en termes d'échec du gouvernement (Weisbrod, 1977) considère une économie où existent deux types de biens: les biens privés et les biens
collectifs ou publics. Dans une telle économie, le niveau de consommation de
biens collectifs est déterminé par le gouvernement et résulte d'un processus
politique. Le fait que le niveau de consommation de biens collectifs soit fixé
pour satisfaire l'électeur médian conduit à laisser de nombreux consommateurs
sur-satisfaits ou sous-satisfaits. Le degré d'insatisfaction
sera d'autant plus
élevé que la population sera hétérogène en termes de goûts, de revenu ... Les
consommateurs sous-satisfaits ont la possibilité parmi d'autres (migrer, recourir
aux organisations lucratives ... ) de créer des organisations non lucratives afin
d'accroître l'offre de biens collectifs.
L'approche en termes d'échecs du marché, quant à elle, met l'accent sur
les situations «d'asymétrie informationnelle»
(Hansmann, 1980). Dans ce cas
de figure, le producteur possède une information privilégiée sur la qualité du
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
produit que le consommateur ne possède pas. Hansmann avance l'hypothèse
que la contrainte de non-distribution réduit l'incitation qu'aurait une organisation non lucrative à tirer parti de l'asymétrie d'information. L'organisation non
lucrative va inspirer confiance au consommateur, y compris dans les situations
où la qualité est inobservable, comme dans les services sociaux, culturels ou
éducatifs. C'est parce que les organisations non lucratives disposeraient d'un
avantage comparatif chaque fois qu'un fort degré de confiance est nécessaire
pour que la transaction ait lieu et qu'elles se développeraient plus particulièrement sur certains créneaux d'activité.
Le paradigme de l'échec du
privilèges fiscaux et les subventions
ves du fait de «l'utilité sociale» de
organisations produisent des biens
le marché ni la puissance publique
Économie
marché et du gouvernement
justifie les
accordées aux organisations non lucratices organisations. En d'autres termes, ces
et services, en quantité ou qualité, que ni
sont à même d'offrir.
sociale
Le paradigme de l'économie sociale met l'accent sur les règles qui caractérisent le fonctionnement des organisations d'économie sociale (Vienney, 1994;
Dernoustier, 2001). L'économie est conçue comme une sphère d'activité régie
par des règles sociales relatives à la distribution des droits de propriété, aux
mécanismes de distribution du surplus ainsi qu'aux mécanismes d'allocation et de (re)distribution des ressources. De ce point de vue, l'économie est
divisée en trois sous-secteur, économie capitaliste, économie publique, économie
sociale, chacun des sous-secteurs étant caractérisé par des règles particulières.
L'économie sociale se caractérise donc de ce point de vue par i) l'égalité des
associés indépendamment
de leur participation au financement et à l'activité
de l'organisation; ii) la propriété collective du surplus réinvesti; lorsqu'il est
admis, le partage des excédents entre les associés s'effectue sur la base de leur
participation à l'activité de l'organisation. Fondé sur des origines idéologiques
de nature différente (socialisme, christianisme, solidarisme, républicanisme), le
paradigme de l'économie sociale justifie les organisations d'économie sociale en
termes d'alternative à l'économie capitaliste (Gueslin, 1998). L'économie sociale
se justifie également du point de vue de sa contribution à la répartition des
richesses sociales (compléments à l'État providence), suivant en cela l'approche
initiée par Léon Walras (Dockès, 1996).
Économie
solidaire
Le paradigme de l'économie solidaire (Erne et Laville, 1994; Laville, 1994) considère les organisations qui hybrident trois des principes économiques relevés par
Polanyi: marché, redistribution et réciprocité. Trois dimensions caractéristiques
de ces organisations sont identifiées: elles constituent des espaces publics de
proximité où les liens de solidarité peuvent se nouer, elles offrent des services
Économie el Solidarités,
uolumc 39, numéro 1,2008
dont les modalités résultent d'une construction conjointe de l'offre et de la
demande et elles hybrident trois types d'économies, l'économie marchande
(vente des services), l'économie de la redistribution (financement public) et
l'économie de la réciprocité (bénévolat). La dimension de la réciprocité, qui
recouvre l'action bénévole et la participation active des usagers à la production
des services, confère le caractère solidaire de ces organisations. La justification
des organisations d'économie solidaire s'effectue sur le plan de l'utilité sociale
ou encore de la contribution de ces organisations à la solution de problèmes
macrosociaux. En mettant la solidarité au coeur de leur fonctionnement, ces
organisations sont réputées pour contribuer à la régénération du lien social,
de la cohésion sociale tout en étant créatrices d'emplois. De plus, elles sont
considérées comme contribuant à développer une sphère intermédiaire entre
le marché et l'État qui atténue, en promouvant une économie plurielle, les
déséquilibres de la régulation fordiste.
Société civile
Le paradigme de la société civile met l'accent sur le rôle politique des associations civiles qui n'appartiennent ni à la sphère de l'État, ni à celle du marché.
Le concept de société civile est un concept polysémique qui recouvre des
dimensions différentes chez des auteurs aussi différents que Ferguson (1995),
Kant (1991), Hegel (1967),Tocqueville (1955),Arendt (1958) ou Habermas (1996).
Il est cependant possible de mettre en évidence trois dimensions de la société
civile: la sphère de la moralité, l'élément constitutif de la sphère publique et le
fondement de la communauté civique.
En effet, pour Ferguson, dans la tradition de Hobbes et de Locke, la
société civile, c'est la société sans l'État. La question étant de savoir comment
les conflits d'intérêts entre individus ainsi que l'exercice d'un pouvoir arbitraire peuvent être limités et régulés. La réponse de Ferguson est la moralité,
les sentiments moraux. La question de la société civile est associée à celle de la
moralité: contre Hobbes, Locke et Humes, Ferguson, Kant et Hegel affirment
la place prééminente de la moralité par opposition à celle de l'intérêt, comme
fondement de la vie commune et de la société civile. La dimension de la sphère
publique mise en avant par Kant, Arendt et Habermas se fonde sur la distinction
des anciens Grecs entre la sphère privée (la famille, le ménage), qui est aussi
la sphère de la nécessité, et la sphère publique (la polis), qui est la sphère de
la liberté publique et où l'opinion publique se forme. La dernière dimension,
celle de la communauté civique, soulignée par Tocqueville et Putnam (1993;
1995a; 1995b; 2000), considère la société civile comme une sphère de médiation
entre les individus et l'État permettant l'union des intérêts individuels et du
bien commun. Les associations constitutives de la société civile sont les lieux
où l'esprit public, le civisme, la confiance, la coopération et le capital social
se constituent et qui rendent possible l'émergence d'un bien commun, d'une
communauté civique au-delà des intérêts particuliers.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Le paradigme de la société civile justifie par conséquent les organisations
de la société civile en raison du rôle qu'elles jouent dans le fonctionnement de
la démocratie (espace public, lieux d'intermédiation)
et comme agent et espace
de moralité autorisant le dépassement des intérêts particuliers et la constitution
d'un bien commun.
Tableau 1
Paradigmes d'analyse des organisations d'économie sociale et solidaire
Paradigmes
d'analyse
Identités
instituées
Objectifs
des politiques
publiques
Justification
Échecs du marché
et échecs
de l'intervention
publique.
Tiers secteur,
philanthropie.
Services collectifs
d'initiative privée.
Utilité sociale
justifiant exemption
de taxes et financements publics.
Socicéconornie
des organisations,
économie comme
système de règles.
Économie sociale.
Complément
à l'État providence,
démocratisation
de l'économie.
Alternative
au capitalisme,
organisations
démocratiques.
Économie plurielle,
solidaire.
Économie
solidaire.
Créations
d'emplois, lutte
contre l'exclusion, création
de nouveaux
services, développement local,
environnement.
Innovation sociale,
intégration sociale,
utilité sociale,
démocratie.
Société civile,
mouvements
sociaux.
Secteur bénévole,
mouvements
sociaux.
Démocratie,
intégration sociale,
espaces publics.
Capital social,
démocratie,
porte-parole.
les foru::tions de l'économie sociale et solidaires
Il est possible de synthétiser ces différents paradigmes afin de mettre en évidence les principales caractéristiques des organisations d'économie sociale et
solidaire et, par conséquent, d'établir un référent normatif pour leur évaluation
autour de trois fonctions: solidaire, démocratique et productive.
Fonction solidaire
La notion de solidarité a une origine juridique et économique: les débiteurs
solidaires sont considérés comme faisant un par les créanciers. En d'autres
termes, les individus sont unis par un lien et constituent un tout. Les organisations d'économie sociale et solidaire' remplissent une fonction solidaire dans
Économie et Sotiâariiée, uolume 39, numéro 1, 2008
la mesure où elles constituent un espace où, contrairement à ce qui caractérise
les institutions de la famille, du marché et de l'État, les individus sont à même
d'appartenir à une communauté immédiate volontaire. En effet, la solidarité au
sein de la famille est dans la plupart des cas une solidarité involontaire, assignée,
tandis que la solidarité qui lie les acteurs sur le marché (la division du travail)
est une solidarité médiatisée tout comme la solidarité qui résulte des droits de
la citoyenneté ou des droits sociaux. La solidarité au sein des organisations
d'économie sociale et solidaire met en œuvre des relations de face à face et des
échanges fondés sur la réciprocité (même si d'autres modalités sont aussi à
l'œuvre). Cette solidarité s'appuie sur des intérêts communs mais aussi, dans
la plupart des cas, sur des valeurs communes qui garantissent la cohésion des
individus associés. Contrairement à la solidarité mise en œuvre par la société
capitaliste (S.A.), la solidarité associative qui unit les membres des organisations d'économie sociale et solidaire garantit l'égalité des voix (un homme, une
voix) indépendamment
de la participation au capital (pour les coopératives) et
du montant de l'adhésion ou cotisation (pour les associations et mutuelles). À
côté de la solidarité interne, c'est-à-dire la solidarité entre membres, les organisations d'économie sociale et solidaire sont aussi susceptibles, lorsque leur
activité s'adresse partiellement ou totalement aux non-membres, d'engendrer
une solidarité externe.
Fonction démocratique
Les gouvernements démocratiques modernes, contrairement à ce qui caractérisait la démocratie antique, ne sont pas des démocraties directes ou participatives
mais des démocraties représentatives où le peuple participe à la politique par
le biais de ses représentants. Cette caractéristique des démocraties modernes
fait des organisations de la société civile, dont les organisations d'économie
sociale et solidaire constituent un sous-ensemble significatif, des acteurs privilégiés des processus démocratiques. Une première raison étant que, du fait du
caractère représentatif des institutions démocratiques, les organisations d'économie sociale et solidaire? sont des espaces où la démocratie participative peut
s'exercer, où les membres s'autogouvernent
selon des principes démocratiques.
Les possibilités de participation aux décisions au sein de ces organisations en
font des «écoles de démocratie» où les membres peuvent développer des compétences politiques et des vertus civiques. Les modalités de fonctionnement
démocratique peuvent se concevoir le long d'un continuum avec, d'un côté, la
démocratie comprise comme conflit d'intérêts et les institutions démocratiques,
comme méthode d'agrégation des préférences, et, de l'autre, la démocratie
comprise comme recherche du bien commun et les institutions démocratiques,
comme mécanismes de délibération visant la transformation des préférences et
le consensus. Dans la pratique, les institutions démocratiques mettent en œuvre
ces deux dimensions de la politique. Les organisations de la société civile sont
des acteurs importants des processus démocratiques parce gue, d'une part, elles
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
permettent l'expression et la représentation d'intérêts divergents et parce que,
d'autre part, elles constituent des espaces publics et des espaces de délibération
où les conceptions du bien commun peuvent s'élaborer et s'exprimer.
Fonction productive
La fonction productive des organisations d'économie sociale et solidaire leur
est propre et se différencie par conséquent de celle des organisations publiques
et lucratives. Cinq dimensions de cette fonction productive peuvent être relevées: inputs, processus de mutualisation, outputs, mécanismes d'allocation et
mécanismes de distribution des surplus. Toutes les organisations ne présentent
pas tous les traits énoncés ici, mais toutes les organisations présentent au moins
une des dimensions caractéristiques.
Inputs. Les organisations d'économie sociale et solidaire se différencient
par les inputs ou ressources qu'elles mobilisent. Alors que les organisations
lucratives tirent leurs ressources des marchés sur lesquels elles opèrent, les
organisations d'économie sociale et solidaire' sont susceptibles de mobiliser
des ressources provenant du bénévolat, des donations, de la vente de biens et
de services sur le marché, des cotisations des membres, des subventions des
autorités publiques ou de contrats de service passés avec les autorités publiques.
En d'autres termes, les ressources de ces organisations sont constituées dans
la plupart des cas d'une combinaison de différentes ressources incluant les
financements publics.
Processus de mutualisation. Les organisations d'économie sociale et solidaire
mettent en œuvre des processus de production fondés sur la mutualisation
des ressources (Horch, 1994). Les membres ayant des valeurs et intérêts semblables s'associent et mettent en commun des ressources afin de réaliser des
projets selon ces valeurs et intérêts. Même lorsque ces organisations opèrent
sur des marchés et reçoivent des financements publics, elles se distinguent des
organisations lucratives et publiques par le fait qu'elles associent des membres
et mutualisent des ressources selon un principe non capitaliste, c'est-à-dire
non fondé sur la propriété du capital social de l'organisation'. De plus, ces
organisations rendent possible la participation des usagers (membres ou non)
à la gestion de l'organisation et à la production des services (Ben-Ner et Van
Hoomissen, 1993).
Outputs. Les biens et services produits par ces organisations sont souvent
des biens collectifs ou tout au moins comportent une dimension collective".
Dans le cas de biens collectifs mutualisés, le principe d'exclusion du bénéfice
des biens n'est pas fondé sur le mécanisme du prix. La contribution d'un
membre confère un bénéfice à l'ensemble des bénéficiaires et pas seulement au
contributeur. Les biens collectifs offerts par ces organisations peuvent aussi, à
côté de la mutualisation, recourir à un financement par une tierce partie, généralement les autorités publiques (Salamon, 1987). Parallèlement, lorsque l'asy-
Économie
cf Solidarités,
oolume 39, 1I1l111éro1, 2008
métrie d'information, notamment concernant la qualité des services, caractérise
l'output, d'une part, ces organisations ont, bien que dans une moindre mesure
que les organisations lucratives, une incitation à tirer parti de leur avantage
informationnel (Hansmann, 1980) et, d'autre part, la participation des membres
et usagers à la gestion de l'organisation réduit les possibilités d'exploitation de
cet avantage (Ben-Ner et Van Hoomissen, 1993). Ces caractéristiques expliquent
que les organisations d'économie sociale et solidaire sont très présentes dans
les champs d'activité où il existe une forte asymétrie informationnelle entre
offreur et demandeur
relativement à la qualité du service (santé, services
sociaux, éducation etc.).
Mécanismes d'allocation. Les biens et services qui sont non rivaux mais
en partie exclusifs (il est possible et non coûteux d'exclure certains individus
de leur bénéfice) génèrent des effets externes. Dans ce cas, la production ou
la consommation
de tels biens et services affecte d'autres producteurs ou
consommateurs. Dans le cas des services de santé ou d'éducation, par exemple,
la consommation de ces services n'affecte pas seulement les consommateurs,
mais l'ensemble de la population. Ainsi, l'amélioration de l'état de santé ou
du niveau d'éducation
d'une partie de la population profite à l'ensemble
d'une communauté. La présence d'externalité requiert quelques formes de
mécanismes institutionnels autres que celui du marché afin que l'externalité
soit internalisée, c'est-à-dire que les coûts ou les bénéfices soient incorporés
dans les décisions des agents. Un mécanisme institutionnel possible est celui
de l'action collective mobilisée au sein d'une organisation d'économie sociale
et solidaire. N'ayant pas pour objectif premier la maximisation du profit, mais
agissant souvent dans la perspective d'actualisation de valeurs, ces organisations sont susceptibles d'intégrer dans leurs plans d'action non seulement les
bénéfices retirés par les membres ou usagers, mais aussi les bénéfices d'une
collectivité plus large.
Mécanismes d'affectation du surplus. Les organisations d'économie sociale et
solidaire, tout comme les organisations lucratives, sont susceptibles de réaliser
des profits, mais à la différence de ces dernières elles ne les répartissent pas
selon un principe capitalistes. Suivant leurs statuts, elles les affectent totalement ou partiellement aux réserves de l'organisation et, dans certains cas, les
distribuent aux membres non pas en raison de leur part de capital mais en
raison de leur activité.
Les modalités d'organisation (association des membres, un homme = une
voix) ainsi que les principes socioéconomiques (mutualisation des ressources,
bénévolat, affectation du surplus) régissant les organisations d'économie sociale
et solidaire, en d'autres termes les fondements normatifs de ces organisations,
les différencient des organisations publiques et des entreprises lucratives. Ces
principes sont au fondement de la contribution sociale de ces organisations
en termes de solidarité, de démocratie et de production de biens et services.
Lorsque ces organisations sont impliquées dans la mise en œuvre de politiques
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
publiques, leurs modalités d'organisations ainsi que leurs principes socioéconomiques fondateurs ne sont pas, comme on va le voir, inclus ni dans les objectifs
des politiques publiques ni dans les procédures d'évaluation.
fONDEMENTS NORMATIfS
ET INSTRUMENTS DES POLITIQUES PUBLIQUES
Les politiques publiques qui utilisent les organisations d'économie sociale et
solidaire pour réaliser leurs objectifs se fondent sur des modalités d'action et
d'évaluation qui mettent en œuvre la rationalité instrumentale. Ces politiques
publiques recourent à des instruments incitatifs ou coercitifs qui ne sont pas
neutres quant à la façon dont ils affectent les organisations d'économie sociale
et solidaire. La confrontation des fondements normatifs des organisations
d'économie sociale et solidaire et de ceux des politiques publiques révèle les
paradoxes de l'évaluation de ces organisations par les politiques publiques.
Modèle rationnel et hiérarchique
des politiques publiques et principes d'évaluation
Mise en œuvre hiérarchique des politiques publiques
Les politiques publiques prennent dans la plupart des cas une forme hiérarchique (voir la figure 1) où les autorités publiques définissent les standards,
objectifs et ressources. Les organisations d'économie sociale sont susceptibles
d'avoir été impliquées dans la définition de ces standards et objectifs par le
biais de leur participation au sein de réseaux de politiques publiques (Rhodes,
1997) ou de coalitions tribuniciennes (Sabatier, 1998). Cependant, une fois la
politique adoptée, les autorités publiques la mettent en œuvre en s'axant sur
l'atteinte des objectifs.
Figure 1
Le modèle de mise en œuvre des politiques
de van Meter et van Horn (1975, p. 463)*
Standards,
objectifs
Caractéristiques des
autorités de mise en
œuvre
Dispositions
des acteurs
de première ligne
Communication
organisationnelle
Ressources
Conditions économiques,
politiques et socioculturelles
* Modifié/simplifié
/
pal' Kjellberg et Reitan (1995, p. Î 43).
Économie et Solidarités, tiolume 39, ml/Héra l, 2008
_.
Résultats
Dans le processus de mise en œuvre des politiques publiques illustré par la
figure l, les effets et résultats sont déterminés par les conditions et dispositions
caractérisant les acteurs qui mettent en œuvre les politiques, c'est-à-dire les
organisations d'économie sociale pour ce qui nous concerne. Si les organisations d'économie sociale sont susceptibles, comme nous le verrons, de disposer
d'une autonomie relative dans la mise en œuvre des politiques publiques, la
nature des outils de politiques publiques utilisés est susceptible d'affecter leurs
comportements et, par conséquent, leurs modes de fonctionnement.
Les outils de gouvernement
Le terme «outils de gouvernement»
est employé ici pour décrire les instruments que les autorités publiques utilisent pour atteindre leurs objectifs; ces
outils sont en général des instruments de nature financière, régulatrice ou
informative. L'usage d'un outil particulier a pour objet de réaliser un objectif
de politique publique et influe sur la pratique de l'autorité de mise en œuvre.
Pour Salamon (2002), les incitations, la coercition et l'information constituent
les principaux types d'outils de gouvernement. Au plan intermédiaire, les outils
de gouvernement qui sont pertinents pour notre propos peuvent être spécifiés
de la façon suivante.
Tableau 2
Outils de gouvernement
Outil
Produit /activité
Véhicule
Système de mise
en œuvre
Régulation sociale
Prohibition
Règle
Agence publique
Contrat
Biens ou services
Contrat
et paiements
monétaires
Entreprises
lucratives
Économie sociale
Subvention
Biens ou services
Paiements
monétaires
Agence publique
Économie sociale
Crédit /
garantie de crédit
Cash
Crédits
Banque,
Économie sociale
Exemptions fiscales
Cash, incitations
Impôts
Système fiscal
Entreprises
publiques
Biens ou services
Production directe
Agence quasi
publique
Le tableau ci-dessus illustre le fait que différents outils sont transformés
en différents produits ou activités qui, à leur tour, sont mis en action par le biais
de certains «véhicules» qui fonctionnent grâce à certains systèmes de mise en
œuvre. Un point important à noter ici est que les différents systèmes de mise
en œuvre ont leurs logiques propres, ce qui affecte la distribution de biens et
Économie et Solidarités, oohtme 39, numéro 1, 2008
de services. L'étude de la relation entre objectifs publics et systèmes de mise
en œuvre non publics constitue une dimension importante de l'analyse. Dans
le sillage de Salamon (2002), nous faisons l'hypothèse que lorsque les organisations d'économie sociale sont utilisées comme système de mise en œuvre,
différents outils produiront différents effets dans trois directions. Du point de
vue des agences publiques, les outils seront i) plus ou moins dirigeables (ils
sont susceptibles de demander des compétences de direction, leurs effets sont
plus ou moins visibles et mesurables), ii) ils sont susceptibles d'être plus ou
moins efficaces et iii) de demander plus ou moins de soutien politique. Du
point de vue des acteurs de l'économie sociale, différents outils peuvent avoir
des conséquences intentionnelles et non intentionnelles à la fois sur le plan
structurel et eu égard à l'atteinte des objectifs.
Le lien entre outils et effets
Les relations entre les outils, leur usage et les effets produits sur les organisations
d'économie sociale peuvent être schématisées de la façon suivante (figure 2).
Figure 2
Liens entre outils et effets
Objectifs
__.
Outils
Effets/
Résultats
__.
__.
Intentionel
Nonintcntionnel
Variables
contextuelles
Les outils de gouvernement produisent à la fois des effets intentionnels
et non intentionnels à travers le lien entre outils et effets. L'analyse d'impacts
a pour objectif non seulement d'évaluer les effets mais aussi d'identifier les
liens par le biais desquels les outils fonctionnent. Le concept de lien dans cette
figure désigne les mécanismes sociaux qui relient les outils de gouvernement et
leurs effets sur les organisations d'économie sociale. Ces mécanismes sociaux,
c'est-à-dire la manière dont les outils de gouvernement influencent les comportements des acteurs, doivent être explicités pour chaque type d'outil. Suivant
Salamon (2002), on considère chaque outil comme un panier qui contient
différents éléments, incluant le type de bien ou activité, le système de mise en
œuvre (ensembles d'organisations impliquées dans la mise en œuvre et l'offre
d'un bien ou activité) et un ensemble de règles, formelles ou informelles, qui
définissent les relations entre acteurs au sein du système de mise en œuvre.
Certains éléments des mécanismes qui réalisent le lien entre outils et effets sont
incorporés aux outils, comme les incitations et contraintes qui sont associées
Économie et Solidarités, oolunie 39, numéro 1, 2008
à un outil ainsi que le contexte institutionnel (système de mise en œuvre) au
sein duquel l'outil opère. D'autres éléments, comme les comportements des
acteurs en réponse aux incitations et contraintes ou les processus institutionnels caractérisant les relations entre acteurs et environnement institutionnel y
compris le système de mise en œuvre, doivent être explicités afin d'établir les
processus de liaison.
Les moyens d'action
Une façon de classer les outils de gouvernement consiste à relever les éléments
de la fonction productive de service sur lesquels ils agissent ainsi que leurs
moyens d'action. Une classification usuelle des moyens d'action différencie
mécanismes coercitifs et incitatifs. Les outils sont susceptibles d'agir sur différentes dimensions de la fonction de production de services: inputs, outputs,
processus de production et mécanismes d'allocation. En combinant les moyens
d'action et les cibles d'action, on obtient la typologie suivante des outils de
gouvernement.
Tableau 3
Outils de gouvernement classés
selon leurs moyens d'action et leurs cibles d'action
Outputs
Coercitif
Incitatif
Contrat
Contrat
Régulation
Inputs
Contrat
Subvention
Régulation
Exemptions fiscales
Titres préaffectés (vouchers)
Processus de production
Contrat
Régulation
Mécanismes d'allocation
Régulation
Appels d'offres
Instruments de politiqu.es publiques et Beurs effets
sur les organisations d'économie sociale et solidaire
La façon dont les organisations faisant partie du système de mise en œuvre
répondront
aux contraintes et incitations incorporées dans les outils de
gouvernement
dépendra des déterminants de leurs comportements.
Le fait
de considérer les principales conceptions des relations entre comportement
organisationnel et pressions environnementales développées par les théoriciens
des organisations nous permet de faire quelques conjectures sur les possibles
réponses comportementales.
Économie et Solidarités, oolume 39, numéro 1, 200S
Déplacement
des objectifs contre réalisation
des objectifs
Un dilemme bien connu des théoriciens des organisations est celui du « modèle
rationnel contre le modèle naturel de l'organisation»
(Panebianco, 1982).
Dans l'approche en termes de modèle rationnel, les organisations sont les
instruments de la réalisation de leurs objectifs spécifiques, tandis que dans
l'approche en termes de modèle naturel, l'organisation est vue comme une
structure qui répond et s'adapte à une multitude de demandes émanant de
différentes parties prenantes et qui tente d'établir un équilibre en réconciliant ces demandes. Du point de vue du modèle naturel, les objectifs formels
de l'organisation
constituent une façade derrière laquelle l'objectif réel de
l'organisation, soit sa survie et celle de ses dirigeants, est caché. Les objectifs
formels de l'organisation ne peuvent cependant pas être réduits à une façade
dans la mesure où ils sont une partie intégrante d'une idéologie nécessaire au
maintien de l'identité de l'organisation aux yeux de ses soutiens (membres,
finance urs, donateurs). Dans le même temps, les organisations
tendent à
développer des tendances à l'autopréservatlon
et à la diversification de leurs
objectifs sous les pressions de leurs environnements.
L'une de ces pressions
environnementales
est exercée par les autorités publiques qui mettent en
œuvre différents outils de gouvernement. Un impact possible de l'activité des
autorités publiques sur les organisations d'économie sociale est le déplacement de leurs objectifs, les objectifs officiels étant remplacés par les objectifs
imposés par les pressions extérieures.
Dépendance
en termes
de ressources
et effets d'éviction
Aucune organisation n'est autosuffisante et, par conséquent, les organisations
doivent prendre part à des échanges avec leurs environnements
comme une
condition de leur survie (Pfeffer et Salancik, 1978). La nécessité d'acquérir des
ressources crée des dépendances entre l'organisation et des acteurs externes. Le
degré d'importance et de rareté des ressources détermine de ce point de vue la
nature et l'étendue de la dépendance organisationnelle. Comme les organisations d'économie sociale ont des ressources de natures différentes (donations
monétaires, bénévolat, financements publics, cotisations des membres, ventes
de biens et services, revenus d'activités annexes), la relation entre chaque type
de ressource et leur éventuel effet d'éviction (Steinberg, 1991; Kingma, 1995)
sont susceptibles d'être affectés par l'activité des autorités publiques.
Isomorphisme
Un autre effet possible de l'activité des autorités publiques sur les organisations d'économie sociale est l'isomorphisme
institutionnel
(DiMaggio et
Powell, 1983). Les organisations peuvent être conçues comme étant en concur-
Économie ct Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
renee non seulement pour l'acquisition de ressources et de clients mais aussi
pour l'acquisition de pouvoir politique et de légitimité institutionnelle. Ainsi,
l'environnement organisationnel peut être défini en termes de champ institutionnel, c'est-à-dire un espace reconnu de la vie institutionnelle, composé
des fournisseurs de l'organisation, de ses consommateurs, de ses membres,
de ses finance urs, de ses compétiteurs, des agences régulatrices, ainsi que
des organisations qui lui sont similaires. L'action des autorités publiques
sur les organisations d'économie sociale est susceptible de produire des
pressions homogénéisatrices du champ institutionnel (isomorphisme). Trois
types d'isomorphisme institutionnel ont été relevés par DiMaggio et Powell
(1983): l'isomorphisme coercitif, qui est lié à l'influence politique et au problème de légitimité (régulation publique, environnement légal, régulations
fiscales); l'isomorphisme mimétique, qui résulte de réponses standardisées à
l'incertitude (standardisation des processus d'innovation et des techniques de
management); l'isomorphisme normatif, qui est associé à la professionnalisation (éducation formelle et légitimation par les universités, développement
de réseaux de professionnels).
Oligarchie contre démocratie
Selon Michels (1949), la plupart des organisations démocratiques sont caractérisées par la «loi d'airain de l'oligarchie», c'est-à-dire le contrôle de l'organisation par ceux qui sont au sommet de l'organisation et la restriction de
l'influence des membres. Les organisations de grande taille ont tendance à
développer une structure bureaucratique, c'est-à-dire un système de gouvernance organisé rationnellement et hiérarchiquement. Le prix de la bureaucratie
est la concentration du pouvoir au sommet de la hiérarchie. En contrôlant les
ressources (savoirs, moyens de communication et compétences politiques),
les dirigeants sont susceptibles d'acquérir un avantage sur les membres qui
n'ont ni le temps ni les ressources pour les concurrencer pour la conquête des
positions de pouvoir. Les activités des autorités publiques, en accroissant le rôle
de la bureaucratie, sont susceptibles d'influencer les processus démocratiques
au sein des organisations d'économie sociale et de favoriser le développement
d'une direction oligarchique.
Impacts organisationnels potentiels des outils de gouvernement
sur les organisations d'économie sociale
Compte tenu des moyens d'action et des cibles d'action de chacun des outils
de gouvernement, ilest possible d'anticiper les impacts potentiels des outils de
gouvernement sur les organisations d'économie sociale suivants.
Économie et Solidarités,
volume 39, numéro 1, 2008
Tableau 4
Impacts potentiels des outils de gouvernement
Déplacement
des objectifs
Effet
d'éviction
Isomorphisme
Oligarchie
Modéré
Faible
Élevé
Faible
Contrat
Élevé
Élevé
Élevé
Modéré
Subvention
Faible
Modéré
Faible
Faible
Exonérations fiscales
Élevé
Élevé
Élevé
Élevé
Vouchers
Élevé
Élevé
Élevé
Élevé
Appel d'offres
Faible
Élevé
Élevé
Élevé
Régulation
Les instruments de régulation imposent une contrainte sur les organisations. En effet, ils peuvent les conduire à déplacer leurs objectifs, en particulier
lorsque les contraintes sont en contradiction avec les objectifs de l'organisation.
La potentialité que ce type d'outil entraîne des effets d'éviction est faible du
moins tant que ce type d'outil n'influence pas la disponibilité des ressources.
Le caractère coercitif de ce type d'outil est susceptible de créer des tendances
à l'isomorphisme au sein d'un champ donné. Enfin, ce type d'outil est susceptible d'avoir un impact faible sur le fonctionnement démocratique, car il n'a
pas d'influence directe sur l'équilibre interne des pouvoirs.
Les contrats avec la puissance publique comportent à la fois une dimension
incitative et une dimension coercitive. La partie conditionnelle du contrat exerce
une pression coercitive sur l'agent (l'agent est lié par le contrat, doit l'exécuter)
tandis que la partie monétaire (la rémunération) représente une incitation pour
l'agent. Par conséquent, les éléments coercitifs et incitatifs du contrat induisent
tous deux un changement du comportement de l'agent. La probabilité que les
contrats publics conduisent à un déplacement d'objectifs de l'organisation, à un
effet d'éviction de ses ressources bénévoles et induise des tendances à l'isomorphisme est élevée. De plus, la gestion des relations contractuelles suppose des
compétences professionnelles, cc qui peut renforcer des tendances oligarchiques.
Les subventions publiques, contrairement aux contrats, n'exercent pas de
pressions coercitives sur l'agent. Elles comportent cependant des incitations
qui peuvent se traduire par des effets d'éviction au détriment des ressources
volontaires.
Les exemptions fiscales et les VOL/chersont pour effet de transformer l'activité
de l'organisation en direction d'une offre marchande de services. Ils sont susceptibles d'entraîner des déplacements d'objectifs, des effets d'éviction et d'être
propices à l'isomorphisme. Ils contribuent aussi à transformer les membres de
l'organisation en clients, ce qui favorise le désengagement des membres et les
tendances oligarchiques.
Économie et Solidarités,
oolume 39, numéro I, 2008
Les appel d'offres supposent, outre les relations contractuelles qu'ils
impliquent, la concurrence entre les fournisseurs potentiels. La combinaison d'éléments concurrentiels et contractuels est susceptible d'induire un
degré élevé de tendances à l'isomorphisme, oligarchiques, au déplacement des
objectifs et aux effets d'éviction.
CONCLUSION: CONSÉQUENCES POUR l'ÉVALUATION
II existe différents modèles d'évaluation (Vedung, 2000) en termes d'atteinte des
objectifs, d'effets non désirés et d'effets latéraux, d'évaluation compréhensive,
d'évaluation par les parties prenantes, etc. Cependant, dans la plupart des cas,
l'évaluation publique est fondée sur le modèle de l'atteinte des objectifs. De ce
point de vue, l'évaluation se concentre sur la question de savoir dans quelle
mesure une intervention publique a atteint les objectifs qui lui étaient assignés.
Un tel modèle d'évaluation est critiquable sur deux terrains: i) il ignore le
pouvoir discrétionnaire des acteurs de la mise en œuvre et ii) il ne prend pas
en considération les effets non désirés et latéraux de l'intervention. En dépit de
ses limites, ce modèle d'évaluation est couramment utilisé avec les politiques
publiques pour une raison principale: les politiciens et les concepteurs de politiques publiques doivent rendre des comptes sur les résultats de leurs actions et
sont demandeurs d'évaluations qui montrent les résultats de leurs politiques.
Cependant, les outils de gouvernement mobilisés par les politiques publiques,
comme l'analyse précédente en a esquissé les contours, sont susceptibles d'affecter les comportements et les caractéristiques organisationnelles des agents
de la mise en œuvre et, dans notre cas, ceux des organisations d'économie
sociale engagées dans la mise en œuvre des politiques publiques. Il est clair
que les effets des outils de gouvernement sur les organisations d'économie
sociale ne sont pas mécaniques. Tout d'abord, les agents de la mise en œuvre
disposent de marges d'autonomie (suivant la nature de leurs ressources et
leur pouvoir) dans l'application d'une politique; ensuite, ils ont souvent la
latitude de réinterpréter et d'accommoder localement les objectifs des politiques
publiques; enfin, ils sont capables d'utiliser stratégiquement, par exemple afin
d'accroître leur légitimité, les outils de gouvernement. Cependant, malgré ces
marges d'autonomie, les politiques publiques et les outils de gouvernement
ont un effet structurant sur les champs organisationnels et sur les pratiques
organisationnelles en raison des phénomènes de dépendance aux ressources
et d'isomorphisme coercitif, mimétique et normatif.
La mise en relation, d'une part, du modèle rationnel d'élaboration et
d'évaluation des politiques publiques et, d'autre part, des instruments de
politique publique conduit à la mise au jour de ce que l'on peut qualifier de
paradoxe de l'intervention publique lorsqu'il s'agit des organisations d'économie sociale. En effet, d'une part, la contribution sociale des organisations
d'économie sociale (solidarité, démocratie, production) est liée à leurs modalités
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
de fonctionnement et d'organisation (leurs fondements normatifs), alors que,
d'autre part, leur évaluation par les politiques publiques s'effectue en termes
de résultats et non pas en termes de modalités de fonctionnement. En d'autres
mots, en maximisant les résultats, les politiques publiques qui recourent aux
organisations d'économie sociale comme agents de ces politiques et qui mettent
en œuvre des instruments de politiques publiques qui ne prennent pas en considération les spécificités de ces organisations mettent en péril les fondements
normatifs de ces organisations et, de ce fait, leur contribution sociale.
L'analyse menée ici a pris pour point de départ les différents paradigmes
de compréhension des organisations d'économie sociale, paradigmes qui résultent d'une interaction entre les analyses académiques et l'autocompréhension
des acteurs. À partir de ces différents paradigmes, il a été possible de mettre en
évidence trois fonctions (solidaire, démocratique, productive) de ces organisations qui renvoient à la fois à leurs spécificités, à leurs fondements normatifs et
à leur contribution sociale. La confrontation de ces éléments avec les logiques de
mise en œuvre et d'évaluation des politiques publiques illustrées par le modèle
rationnel d'intervention publique éclaire le paradoxe caractérisant l'intervention publique en direction des organisations d'économie sociale. Cette analyse
conduit à énoncer deux recommandations
normatives eu égard à l'évaluation
des organisations d'économie sociale. Tout d'abord, ces organisations étant
caractérisées par la pluridimensionnalité
de leurs fondements normatifs, toute
évaluation devrait prendre pour point de départ cette pluridimensionnalité.
Plus particulièrement,
l'autoévaluation
de ces organisations devrait prendre
comme base ces spécificités et fondements normatifs. Ensuite, l'évaluation des
politiques publiques où les organisations d'économie sociale interviennent
comme agents devraient non seulement porter sur les résultats obtenus, mais
aussi sur les effets induits par les instruments de politiques publiques sur les
organisations.
De fait, les stratégies d'évaluation devraient se concentrer sur le degré
d'atteinte des objectifs des politiques publiques et chercher à savoir comment les
politiques publiques affectent la contribution sociale et sociétale des organisations d'économie sociale. Évidemment, une telle stratégie d'évaluation requiert
une compréhension partagée de la contribution sociale et sociétale de l'économie
sociale. Malheureusement,
une telle compréhension partagée est loin d'être
réalisée et les concepts d'économie sociale de même que ceux d'organisations
non lucratives, d'organisations volontaires, d'associations, de tiers secteur, de
société civile, d'économie solidaire, sont des concepts qui mènent à des compréhensions normatives contestées et à des stratégies d'évaluation également
contestées. De ce point de vue, l'incapacité des acteurs de l'économie sociale et
solidaire de s'entendre sur un référentiel commun des éléments constitutifs des
«spécificités méritoires» de l'économie sociale et solidaire constitue un obstacle
à l'émergence d'une compréhension partagée entre acteurs de l'économie sociale
et solidaire et acteurs des politiques publiques.
Économie et Solidarités,
va/ume 39, numéro 1, 2008
Notes
1
C'est le cas par exemple des associations de membres.
2
Les associations, les coopératives et les mutuelles sont statutairement démocratiques, c'est-à-dire
l'assemblée générale des sociétaires (associés, coopérateurs ou mutualistes) élit et contrôle les
dirigeants administrateurs de l'organisation.
3
Une association de services aux personnes dépendantes peut, par exemple, développer son activité
en combinant mobilisation de bénévoles, vente de prestations aux usagers et subventions publiques.
4
Une mutuelle de santé peut, par exemple, mutualiser les risques, c'est-à-dire ne pas appliquer de
tarifs différenciés en fonction de l'appartenance de l'assuré à une classe de risque. De même, une
crèche parentale coopérative mutualise les apports en capital des coopérateurs pour démarrer son
activité.
5
Les associations, coopératives et mutuelles qui opèrent dans les secteurs de l'éducation, de la santé
et des services sociaux offrent le plus souvent des biens quasi collectifs présentant des effets externes
et où l'asymétrie informationnelle est forte.
6
Les associations ne sont pas autorisées à distribuer leurs excédents. Les excédents ne sont pas non
plus partagés entre les mutualistes mais utilisés pour financer des oeuvres sociales ou pour réduire
les cotisations. Dans les coopératives, la fraction distribuée des excédents est partagée proportionnellement à la participation à l'activité. Certaines législations ouvrent cependant la possibilité de
distribution des excédents à des" associés non participants".
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Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Misères et grandeurs
de l'évaluation de l'économie
sociale et solidaire:
pour un paradigme de
l'évaluation communicationnelle
RÉSUMÉ • Un positivisme, instrumental et technique,
de plus en plus affirmé, impose des mesures de la
valeur des êtres (évaluation) selon ses présupposés
normatifs plus ou moins cachés. Dans son extension
grandissante, l'évaluation deviendrait ainsi l'un des
nouveaux outils de gouvernement des hommes. Dans
une perspective critique et pragmatique, la contribution
présente voudrait suggérer qu'une problématisation de
l'évaluation ne peut se contenter de l'appréhender sous
ses aspects techniques et instrumentaux ou de produire
une typologie de ses méthodes; elle vise à interroger
les soubassements axiologiques et normatifs des procédures d'évaluation. L'évaluation est un champ de bataille
argumeniaiij où les procédures scientifiques se fondent
sur des choix sociaux préalables et alimentent, sans
cesse, la société sur ces visées politiques en fournissant
ressources et arguments pour construire des controverses démocratiques sur le bien-fondé de celles-ci.
ABSTRACT • An instrumental and technical positivism, increasingly pronounced, requires that the value
of beings be rneasured (evaluation) according to its
more or less hidden normative presuppositions. ln its
growing extension, evaluation becomes thus one of the
new tools of a govemance of people. In a critical and
pragmatic perspective, the present text aims to suggest
that an analysis of evaluation cannot seule for or make
do with apprehending evaluation from the technical or
instrumental points of view, or by producing a typology
of its methods. lt aims to question the axiological and
normative basis of evaluation processes. Evaluation is
an argumeniaiioe battlefie/d, where scientific processes
are based on preliminary social choices and continuously feed a society on these political aims by providing
resources and arguments to build democratie controversies on the legitimacy of the aims.
BERNARD EME
Professeur des universités
Centre lillois d'études
et de recherches sociologiques
et économiques (Clersé)
Institut fédératif de recherche
sur les économies et les sociétés
industrielles (IFRÉSI)
Université de Lille 1
[email protected]
RESUMEN • Un positivismo instrumental y técnico, cada vez mas afianzado,
impone mcdidas de valor de los seres (evaluacion) de acuerdo con supuestos normativos mas 0 menos ocultos. En su extension creciente, la evaluacién se converti ria
en uno de los nuevos instrumentos de gobierno de los hombres. En una perspectiva
critica y pragmatica, este artïculo sugiere que la problematizaciôn de la evaluacion
no puede contentarse con aprehenderla en sus aspectes técnicos c instrumentales 0
con producir una tipologîa de sus métodos, ya que su objetivo consiste en cuestionar
los fundamentos axiolôgicos y normativos de los procedimientos de cvaluacion, La
evaluacién es un campo de batalla argumenta 1en que los procedimientos cientîficos
se basan en elecciones sociales previas y aliment an de manera constante la sociedad
sobre los alcances polîticos, proveyendo recursos y argumentos para construir
controversias democraticas sobre su pertinencia.
_e_
INTRODUCTION
En première approximation, il n'est guère nécessaire de s'attarder sur le fait
que toute démarche d'évaluation est, le plus souvent, une mise en tensionparfois exacerbée - entre approche quantitative et procédure de qualification.
Initialement, l'évaluation renvoie à value, soit la valeur ou le prix d'une persoill1e
ou d'une chose (XVIe siècle) estimée par des acteurs ou des institutions selon une
échelle quantitative qui suppose un étalon - toujours arbitraire et à référer à un
contexte. Mais l'évaluation cherche aussi à estimer les qualités d'une personne
(fin XVIIIe siècle); ce processus social ou institutionnel de qualification sociale
attribue ou non de la considération selon des normes et valeurs qui, en retour,
induit estime de soi, qualités des êtres et des actes, reconnaissance selon des
critères qui hiérarchisent modes de reconnaissance et légitimités'.
Ne pas s'attarder n'oblige nullement à laisser de côté cette ambivalence
première de l'évaluation. D'un côté, la quantification évaluative se réfère à un
horizon axiologique universel-le
calcul et son équivalent général; de l'autre,
la qualification serait davantage respectueuse
de la pluralité des mondes
d'existence des choses et des êtres ainsi que de leurs reconnaissances socioculturelles. Cette première source de conflit de légitimité quant à l'évaluation vient
animer les paysages politico-administratif
et scientifique. D'autant plus si l'on
admet l'hypothèse que l'économie sociale et solidaire (ÉSS) est en elle-même
une pluralité de mondes au regard d'autres mondes dont les valeurs sont en
confrontation constante.
En deuxième approximation, ce conflit de légitimité n'est pas sans rapport
avec l'origine du mot «évaluer» qui invite à la vigilance d'esprit. Cette origine
indique en effet un fondement dogmatique - religieux puis juridique. Évaluer
renvoyait à une «formule religieuse ayant force de loi» (le « serment religieux»).
Plus tardivement, ce mot s'inscrira dans une perspective juridique (le « droit»).
L'acte d'évaluer supposait donc des institutions dogmatiques qui, dans un cas,
fondaient une croyance avec ses rituels ct, dans un autre cas, une fiction avec ses
Économie et Solidarités,
volume 39, numéro 1, 2008
appareils de ju ridiction et ses comportements codifiés", Le jugement de valeur
s'instituait ainsi au regard d'une vérité garantie par l'institution dogmatique
visant l'universalité.
Or, cette position d'universalité ne serait-elle pas encore de mise? Ne se
serait-elle pas déplacée de manière souterraine dans un scientisme positiviste,
instrumental et technique dont l'évaluation porterait la lourde charge - charge
de plus en en plus affirmée et suscitée par les exigences et injonctions des
puissances publiques (Union européenne, État, collectivités territoriales) dans
«la mesure des effets d'une action» ? Ces instances exigent d'allier «esprit gestionnaire» (Ogien, 1995) et «culture du résultat» selon des indicateurs et des
critères trop peu débattus et importés de sphères d'expertise soustraites à toute
sphère publique d'argumentation.
Cette rationalité a d'ailleurs pris désormais
une nouvelle figure impériale, la «rationalité politique néolibérale » (Brown,
2007, p. 50 sq.3) dont les agents évaluatifs seraient les bons petits soldats.
C'est que l'ensemble de la vie ordinaire et les citoyens devraient se
conformer à cette rationalité dont l'État devient à la fois prescripteur et acteur
en instaurant une nouvelle forme de gouvernement des êtres (Foucault, 2004).
Cette rationalité impose des mesures de la valeur des êtres (évaluation) selon
des présupposés normatifs et axiologiques plus ou moins dérobés à toute
controverse publique. Que l'on songe par exemple à l'être «entrepreneur
de
soi» «sur la base d'un calcul d'utilité, d'intérêt et de satisfaction», ou encore
à l'identification de «la responsabilité morale à l'action rationnelle» (Brown,
2007, p. 51 et 54). De même, une objectivation utilitariste et rationnelle devrait
s'étendre à tous les aspects de la vie sociale et économique'. Dans son extension grandissante, l'évaluation devient l'un des outils de ce gouvernement
des hommes".
Une hypothèse peut être formulée: si, toujours davantage, l'évaluation
tend à devenir cet instrument de gouvernementabilité, elle s'institue encore plus
qu'auparavant comme un enjeu de savoir - d'un savoir spécifique - mais aussi
de pouvoir où se jouent de nouveaux rapports de domination. Et l'évaluation
comme procédure d'expertise se substitue à toute démarche réflexive, critique et
contradictoire au sein d'arènes publiques. Ainsi, la possible pluralité de mondes
et de modes d'existence de l'ÉSS devient un enjeu politique au regard d'une
rationalité évaluative «unidimensionnelle»
et instrumentale. Dans cette perspective, une problématisation de l'évaluation ne peut se contenter d'appréhender celle-ci sous ses aspects techniques, instrumentaux et rationnels ou encore
de produire une typologie raffinée de ses méthodes. Elle vise d'abord et avant
tout à questionner radicalement les fondements axiologiques et normatifs des
procédures d'évaluation. En retour, ces procédures elles-mêmes devraient sans
cesse soumettre au tribunal d'une raison multiple les valeurs et les normes qui
les sous-tendent le plus souvent implicitement. Celles-ci renvoient à un éventail
de biens COmlTLUnS
disponibles et désirables qui font l'objet de délibérations et
qui fondent les présupposés de toute évaluation.
Économie et Soliâaritée,
volume 39, numéro 1, 2008
Cette contribution suggère donc que l'évaluation construit des champs
de bataille argumentative qui alimentent en controverses les espaces publics
où peut vivre une démocratie délibérative. Un mode de gouvernement des
hommes s'y déploie en tension avec les autres modes de gouvernement, en
particulier celui qui se fonde sur une approche néolibérale du monde.
Nos hypothèses de travail supposent des choix entre des mondes désirables, choix dont l'évaluation doit déblayer les présupposés. Si choix il ya,
le principe d'une pluralité de mondes en est la condition de possibilité, théorique et pratique, et permet de penser des évaluations pertinentes de l'ÉSS. Ce
principe passe sans aucun doute pal' l'élaboration pragmatique de mondes plus
«petits» que ceux qui sont définis et dont on fait usage (Boltanski et Thévenot,
1991; Boltanski et Chiapello, 1999) (1). Mais, loin d'être des lieux socioéconomiques apaisés, les organisations d'économie sociale et solidaire sont aussi le
siège de tensions, parfois vives, qui font fluctuer leurs trajectoires: à la rationalité gestionnaire et instrumentale se confrontent des pratiques civiques visant
l'exercice d'une démocratie ordinaire (II). Cependant, la production de valeurs
nouvelles, comme celles inscrites dans l'utilité sociale, suggère une inventivité
«pal' le bas» de l'ÉSS qui n'est pas réductible à une rationalité gestionnaire. Dès
lors, ce sont les l'apports incertains de proximité avec la puissance publique qui
conduisent à questionner le principe - désirable, mais contingent - d'autonomie de ces organisations ainsi que de leur évaluation. On pose que l'ÉSS n'est
pas évaluée au regard de ses finalités ou de ses inventivités propres, mais
par rapport à des valeurs qui sont celles de la puissance publique. Actions et
inventivités des organisations d'économie sociale et solidaire deviennent l'objet
d'une mesure de l'écart à la norme, telle qu'elle est définie pal' la puissance
publique (III).
Finalement, au-delà de sa technicité, l'évaluation, dans ses l'apports à la
vie quotidienne de la cité, n'a-t-elle pas pour tâche de produire des champs de
controverses? Son exercice n'a-t-il pas pour visée de les soustraire à l'obscurité
des coulisses techniciennes et instrumentales et de contribuer à animer les espaces
publics délibératifs où le désirable est en jeu? Ces questionnements supposent
de ne pas isoler les objets à évaluer, mais plutôt de les comprendre dans leurs
tensions avec l'ensemble des acteurs et objets concernés ainsi que les contextes
dans leurs multiples facettes - sociale, culturelle, économique et politique (IV).
Un dernier mot introductif: ces questionnements concernent un champ
d'investigation déterminé, celui couvert pal' cette contribution qui s'inscrit dans
le contexte de l'État français, décentralisé depuis les années 1982-1983, mais
dont, faute de place, on avancera que les collectivités territoriales miment le
fonctionnement de l'État: la décentralisation fut une décentralisation du fonctionnement centralisé, ce qui peut permettre de comprendre l'arrière-plan des
analyses produites. Cependant, les approches évaluatives de la Communauté
européenne et de ses instances sont aussi prises en considération, élargissant
ainsi le champ de l'analyse.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
UNE PLURALITÉ DE MONDES
ET DE JUGEMENTS DE VALEUR
La vision pragmatique d'une pluralité (possible) de mondes se trouve posée
lorsqu'on aborde la distinction et la spécificité d'un champ, celui de l'ÉSS. De
même se pose la pertinence d'évaluations et de jugements de valeurs propres à
ces mondes. En effet sans tomber dans un relativisme postmoderne, ne faut-il
pas être attentif à une pluralité de mondes socioéconomiques
et culturels
qui possèdent leurs propres grammaires et leurs façons « de spécifier le bien
commun» légitime? (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 28.) Si des controverses
entre ces mondes sont possibles et souhaitables dans des sociétés dites démocratiques-. il faut cependant être attentif aux situations où des jugements,
propres à un monde, dépassent celui-ci et sa sphère de pertinence pour porter
sur d'autres mondes.
La cohérence de « grands mondes» multiples
Malgré leurs perspectives
différentes, nombre d'ouvrages
(Boltanski et
Thévenot, 1991; Salais et Storper, 1997; Walzer, 1997; Boltanski et Chiapello,
1999) suggèrent une pluralité de mondes (ou de sphères d'existence) qui ne
relève pas d'une Weltanschauung universelle. Quels que soient les débats quant
au nombre de cités et leur pertinence, l'économie de la grandeur montre que
chaque cité - industrielle, marchande, inspirée, domestique, de l'opinion,
civique, de projet - renvoie à des principes et des valeurs spécifiques. Par des
actes d'évaluation et de justification, de tels principes et valeurs rendent ainsi
« grands» ou «petits» les êtres et les choses de manière différenciée selon chaque
cité (Boltanski et Thévenot, 1991; Boltanski et Chiapello, 1999).
La grandeur du paternalisme patronal dans la cité domestique n'est que
petitesse pour l'épreuve marchande ou l'efficacité industrielle. Cette dernière
dans la stabilité de ses postes de travail hiérarchisés est disqualifiée ou rendue
naine - épreuve d'un changement de valeurs au regard de la cité par projet qui
suppose mobilité, réactivité, réseau, nomadisme et animation non hiérarchique.
L'échelle des grandeurs - des valeurs légitimes - ou des petitesses - des
invalidations ou disqualifications - est spécifique à chaque cité ou monde. Elle
suppose des axiologies évaluatives différenciées et comparées. Selon une autre
perspective, Michael Walzer (1997) suggère la production d'injustice
l'acte
évaluatif est aussi acte de justice ou d'injustice -lorsqu'on applique de manière
inconsidérée les valeurs d'une sphère à une autre (l'argent et les marchandises à
la parenté ou l'amour, ou encore l'appartenance communautaire à la politique,
etc.) et que l'on juge l'un de ces domaines à partir des fondements axiologiques des autres et non selon «certains critères et dispositifs [... ] appropriés» à
chaque sphère (Walzel~ 1997, p. 32). Chaque sphère vise « des formes du bien
commun légitimes» (les « grandeurs») qui se distinguent des valeurs illégiti-
Économie et Solidarités, oolume 39, numéro L, 2008
mes (Boltanski et Thévenot, 1991). Mais, on le sait, chaque sphère peut aussi se
combiner à une ou deux autres sphères pour former un monde composite qui
devient légitime (industriel-civique,
marchand-civique,
domestique-civique,
etc.).
Sociologie économique pragmatique
et pluralité de « mondes petits»
Cet arrière-plan
de la pluralité de mondes et de leur confrontation représente
le soubassement
axiologique de l'évaluation de telle ou telle organisation.
N'est-il pas dès lors la condition de possibilité de penser l'ÉSS elle-même et
de son évaluation? Peut-on dès lors déterminer de manière assurée le ou les
mondes - et leurs valeurs - auxquels appartiennent les organisations d'économie sociale et solidaire (OÉSS)? Rien n'est moins sûr. Objet d'investigation
en soi, une telle perspective demanderait un programme de recherche propre.
Peut-on cependant avancer quelques pistes?
Un premier fait, assez banal, doit être constaté. L'ÉSS en France, ainsi que
dans beaucoup d'autres pays, est comparable à une nébuleuse - «objet céleste
présentant un aspect diffus et nuageux». Et ses problématisations
théoriques
constellées ne sont qu'un reflet de cet « amas flou, diffus », Cette remarque vaut
d'autant plus au plan international si l'on considère les multiples soubassements
idéologiques de l'ÉSS, la construction particulière de leurs rapports distinctifs à des États sociaux et régulateurs, eux-mêmes spécifiques. Ses référents
axiologiques principaux divergent et éclatent tant sur le plan des pratiques
ordinaires que dans leurs diverses formes de théorisation". D'ailleurs, aucune
typologie produite des organisations, des associations ou des secteurs d'activité
concernés n'a jamais pu s'imposer de manière incontestable, tout ordonnancement raisonné et théorique s'est révélé introuvables. Quelles lignes directrices
seraient mobilisables?
Si l'on parle de mondes «petits», c'est qu'il faut prendre au sérieux les
critiques qui sont adressées à l'ÉSS de la part d'autres mondes. Sa participation
à un bien commun y est mise en question, voire délégitimée sous diverses
qualifications: monde de la philanthropie
domestique, monde économique
subalterne - transitoire - couvrant des besoins non satisfaits par le marché
ou l'État (<<tiers secteur »), monde de la domesticité (Gorz, 1988; Castel, 1995,
p. 446), monde «social-local» de la précarisation salariale ou de la pauvreté
responsabilisée, monde du «bricolage» «en Off» d'éminents politiques. Rendus
à une petitesse qui serait celle de leur monde, les acteurs de l'ÉSS ont besoin
de justifier leur existence sans pouvoir se mesurer aux cités dont la grandeur
est assurée par des figures incontestables (l'ancêtre, le performant, l'enrichi, le
réputé, le représentant civique ... ). Leurs modes de justification renvoient à des
mondes composites qui, selon les acteurs, hybrident plusieurs mondes selon
les situations et les contextes, mais dans des sens spécifiques qui se dégagent
Économie et Solidarités, volume 39,
11 uméro
1, 2008
de l'état de grand -les valeurs des cités - tel qu'il est défini par Luc Boltanski
et Laurent Thévenot. En ce sens, on émet l'hypothèse que l'axiomatique susceptible de rendre compte de la construction de ces mondes de l'ÉSS renvoie
à une pluralisation même des cités et de leurs biens supérieurs communs; en
particulier, le civique, le domestique, le projet qui en constituent les principales
ressources prennent des sens différents pour les acteurs sans jamais pouvoir
accéder à une montée en généralité suffisamment pertinente pour faire accord
entre tous les acteurs de l'ÉSS.
En pluralisant les cités en de petits mondes, on peut sans doute rendre
compte des controverses des acteurs ordinaires ainsi que des chercheurs quant
à l'ÉSS. S'il ne fait guère de doute qu'une partie des actions de l'ÉSS relève d'un
monde composite du familier domestique localisé et d'engagements civiques
visant une volonté générale par délégation, bien d'autres actions sont bien
moins nettes et engagent d'autres valeurs. Dans la cité domestique, le familier
suppose des hiérarchies et des supériorités impliquant des déférences; or
nombre d'acteurs déploient des modes d'engagements réciproques beaucoup
plus horizontaux et moins asymétriques. Un petit monde de la familiarité égalitaire s'hybride ainsi avec du civique ou du projet. Mais, là encore, ce civique
et ce projet demandent à être pluralisés en de petits mondes.
De même, l'engagement civique renvoie chez Boltanski et Thévenot à
l'effacement des individualités au profit de l'attachement aux personnes collectives. Celles-ci représentent la volonté commune et l'intérêt général alors
que l'individualité représente un « état de petitesse et de déchéance de la cité
civique». Or, n'est-ce pas là un civique qui se remodèle? On ne peut que constater l'émergence au sein de l'ÉSS de nouveaux engagements, « plus distanciés»
(Ion, 1997) et personnalisés. Ils mettent en avant le je au détriment du nous et
s'inscrivent dans une action immédiate et localisée, sans grande référence à un
intérêt général ou à un récit collectif. Ces engagements deviennent méfiants
à l'égard des anciennes formes de délégation qui représentaient
l'ordre de
grandeur de la cité civique (Ion, Franguiadakis et Viot, 2005). Ils promeuvent
davantage un civique délibératif, sans hiérarchie, ou, encore, un civique de
coordination en réseau sur des problèmes ad hoc. De même, de nouvelles actions
se refusent à toute structure formelle engageant des relations hiérarchiques ou
de délégation.
Qui plus est, un autre « petit» monde s'institue dans les pratiques.
Individualisés, les engagements varient sans cesse en fonction de la trajectoire
de vie des personnes. Sans aucun doute, le projet prend une dimension de plus
en plus grande dans les engagements des personnes au sein de l'ESS, tant sous
la contrainte des politiques publiques que sous celle des nouvelles aspirations
des individus. Cependant, là encore, il faut différencier de multiples engagements qui renvoient à une pluralisation de la cité par projet. L'enracinement
localisé, la sédentarité peuvent s'articuler avec la mise en lien ou en réseau, la
Économie et Solidarités, oolume 39, numéro L, 2008
-411
production d'une multiplicité de projets. En définitive, on retiendra le principe
de l'élaboration de cités moins générales, assises à partir d'une sociologie
pragmatique plus fine.
UNE TENSION
DE l.'DNSTRUMENTAl.
ET DE l.A POLITIQUE
Si l'on rétrécit la focale sur les OÉSS, celles-ci se dévoilent l'objet constant
de tensions, parfois vives, qui, sans sous-estimer leurs effets, conduisent à
approfondir le propos.
l.e pD"odu,u:tifet le dvique
En un mot, les organisations de l'ÉSS sont tendues, au quotidien, entre deux
pôles, l'instrumental productif et le sociopolitique. Mais cette polarité se traduit
dans des pratiques et des fonctionnements très divers, fait qu'il importe de ne
pas sous-estimer. Des visées démocratiques qui tentent d'en donner le sens
(Vienney, 1980, 1982; Eme, 2001) se heurtent à des rationalités organisationnelles
et gestionnaires dans un équilibre toujours précaire.
Par conséquent, ilexiste une tension permanente entre une rationalité instrumentale et gestionnaire du productif - qui prend des formes différentes - et
un pôle sociopolitique. Mais, ce dernier est lui-même l'objet d'un écartèlement
de l'ÉSS entre la politique comme «construction d'institutions désirables» et
le politique « garant institué du monopole des significations légitimes dans la
société considérée» (Castoriadis, 1996, p. 224). On peut parler de la tension,
toujours incertaine, entre l'organisation, comme sphère de règles renvoyant à
de multiples mondes de coordination des acteurs, et l'institution, elle-même en
tension entre une visée démocratique de changement désirable et un maintien
stratégique d'un ordre d'existence en commun. L'ÉSS - et ses rapports divers
à la puissance publique l'expriment - se situe tout à la fois du côté de la
transformation et du conservatisme sociopolitique.
Tableau 1
la polarité des organisations sociales et solidaires
Rapports soclopolltlques
Rapports socloéconornlques
Tension
Tension
Rapports à visée
démocratique
Rapports sociaux
et stratégiques de pouvoir
Logiques
gestionnaires
Logiques
de réciprocité
Rationalité
en valeurs
Rationalité instrumentale
Rationalité
instrumentale
Rationalité
du lien social
Logiques institutionnelles
du et de la politique
Procédures de l'organisation
Économie et Solidarif ét; volume 39,
ml1l1P)'Q
1, 2008
Ce tableau, certes simpliste et idéal-typique,
montre sous une autre
perspective les petits mondes dont on a parlé. Il s'ensuit que l'évaluation peut
se déployer sur l'une ou l'autre polarité selon des inflexions qui modifient le
regard porté sur le fonctionnement des OÉSS. Quelle polarité est privilégiée?
En réalité, celle qui est mise en relief dans les évaluations est de plus en plus la
rationalité gestionnaire, coûts/bénéfices, sans souci du bien commun politique
toujours à débattre.
Ce bien commun peut être évalué, par exemple, en fonction des inégalités.
L'ÉSS ne participe-t-elle pas, de manière involontaire, à un accroissement de
ces inégalités en produisant une précarité salariale dans de multiples domaines
d'activité? (Castel, 1995; Eme, 2006b9.) Ainsi, il a pu être montré que les organisations d'insertion, financées pour partie par l'État, allaient à l'encontre de leurs
propres objectifs affichés: elles déplacent la question sociale en la reproduisant
sous la forme de la précarisation salariale. Sans conduire à des emplois stables,
cette précarisation ne cesse de s'étendre à tous les secteurs de l'économie, elle
engendre une extension des modes d'existence précaires, incertains, sans que
les individus aient la possibilité de se projeter dans l'avenir (Erne, 2006b10). Si
la multiplication quantitative des contrats de travail à durée déterminée ou
de contrats d'insertion augmente les chiffres de l'emploi, l'accroissement du
nombre de ce type de contrats est-il, en soi, un bon indicateur d'évaluation?
Cette question des modes d'existence souhaitables passe à la trappe dans ces
évaluations quantitatives.
Par ailleurs, la sphère des rapports socioéconomiques
de l'ÉSS peut
devenir l'objet d'une rationalité évaluative qui s'attache à une « bonne gestion»
néo libérale de l'économie, imposée par les instances publiques. Réalisée de
manière intraéconomique,
l'évaluation évacue les autres logiques qui construisent les mondes composites de l'ÉSS. Elle se réduit à mesurer les rapports
d'efficacité (moyens-objectifs) ou d'efficience (moyens-résultats) selon un questionnement étroit et standardisé propre à la « cité industrielle» ; ou, encore, elle
s'oblige à mesurer l'impact de ces rapports selon des critères organisationnels
et économiques qui répondent aux attentes - implicites ou explicites - des
commanditaires publics. D'abord outil de finalités sociopolitiques, la rationalité économique des OÉSS devient la finalité de ces organisations (efficacité,
rendement, optimisation du travail).
Dans une perspective
complémentaire,
les procédures
évaluatives
évacuent très souvent la question de l'exercice démocratique des OÉSS, de leurs
tensions avec les formes stratégiques de pouvoir internes à ces organisations.
La polarité des OÉSS entre visée démocratique et stratégie devient parfois un
théâtre d'ombres plutôt qu'une scène d'acteurs faisant l'exercice quotidien - et
difficile - de la démocratie!'. Elle n'est que peu mise en lumière sous les feux
de la rampe évaluative. Sans que ce fait soit l'objet de débat par l'évaluation, la
Économie et Solidarités, uolunie 39, numéro 1,2008
gouvernance gestionnaire prend le pas sur la gouvernance démocratique en produisant une cité de la « bureaucratie professionnelle» qui articule les légitimités
de la règle organisationnelle et de la profession (Haeringer et Traversaz, 2002).
L'invention de nouvelles valeurs
Sans aucun doute est-il nécessaire de nuancer le propos. L'acte évaluatif se
trouve sans cesse référé à de nouvelles valeurs sociétales. Celles-ci suggèrent
l'Invention de nouveaux mondes composites où sont prises en compte certaines des normes de l'ÉSS. Le registre instrumental des évaluations ne peut
manquer de renvoyer parfois à un horizon sociétal de valeurs promu par des
institutions (les rapports OÉSS / société) ou les systèmes politico-administratifs
dont les OÉSS s'approprient en tout ou en partie les indicateurs dits sociaux
(Sainsaulieu, 1990). Les jugements portés sur l'organisation productive des
OÉSS se font en fonction de finalités qui portent le nom d'utilité sociale des
activités (Richez-Battesti, 2006; Gadrey, 2005,2006), de responsabilité sociale
des organisations et de développement
durable, ou encore, de capital social
(Bevort et Lallement, 2006). Ces conceptions mettent en jeu des valeurs qui, en
partie, proviennent des OÉSS.
Dans les dynamiques évaluatives, les paliers de 1'«organisation» et de
1'«institution» d'ÉSS doivent donc être réarticulées en ne s'en tenant pas aux
discours normatifs sur la solidarité, mais en se penchant sur ses pratiques
quotidiennes. De même, l'exercice ordinaire de la démocratie dans les OÉSS
ne relève pas non plus d'une évidence programmatique
qu'il suffirait de mentionner: l'évaluation devrait aussi porter un regard incisif sur les pratiques de
démocratie routinière, consensuelle, manipulatrice, d'un côté, et consentante,
de l'autre. Solidarité et démocratie ne sont pas des vêtements sacramentels des
OÉSS qui iraient de soi, elles supposent d'aller voir dans les cuisines, les coulisses, les caves ct les couloirs pour savoir ce qu'il en retourne exactement. On
plaide ici pour une évaluation qui doit se faire anthropologie des profondeurs
et sc préoccuper de la nature de ces «pratiques démocratiques» et de ces modes
de gestion propres de l'ÉSS.
PUISSANCE PUBLIQUE, SOCIÉTÉ CIVILE
OU LA CONFUSION DES REGISTRES
Il ne faut pas se leurrer, on n'est pas au bout de nos peines, loin s'en faut. Ne
faut-il pas porter également un regard interrogateur sur les rapports entre
l'ÉSS et la puissance publique qui, le plus souvent, en finance les actions et en
commande les évaluations? Se trouve ainsi posée la question fondamentale
de l'autonomie de l'ÉSS à l'égard de la puissance publique sous le regard de
la loi, autonomie qui demeure l'un de ses principes normatifs", mais à propos
de laquelle on peut émettre de sérieuses réserves (Eme, 2006a).
Économie et Solidarités, uoiume 39, numéro 1, 200S
L'hétéronomisation
et solidaire
évatuattve de l'économie sociale
Premièrement, les évaluations ne se réfèrent pas tant aux finalités internes des
OÉSS qu'à celles des programmes publics qu'elles mettent en œuvre. Ainsi ne
sont pas prises simultanément en compte les valeurs publiques à atteindre et
les valeurs spécifiques des üÉSS qui tiennent à leurs mondes de référence;
de même, l'évaluation de leur degré de compatibilité n'est guère prise en
compte. Les commanditaires de nombre d'évaluations, le plus souvent publics,
entretiennent un brouillage entre les mondes publics (civique-industriel ou
civique-marchand ou encore «socio-Iocal » de proximité familière) (Thévenot,
1994, p. 252 sq.) et les «petits» mondes de l'ÉSS, eux-mêmes très diversifiés. Par
conséquent, les évaluations confondent les OÉSS, instruments des politiques
publiques, et les OÉSS, acteurs de la société civile. Pourtant, la distinction entre
ces deux positions politiques des OÉSS est essentielle à la construction et à
l'approfondissement d'une société démocratique (Lefort, 1983). Les OÉSS n'en
sont-elles pas des rouages microsociaux, mais aussi des tentatives d'apprentissage ou d'expérimentation de démocratie économique qu'il faut évaluer selon
cette perspective politique?
Deuxièmement, les procédures d'évaluation ne questionnent guère l'autonomie revendiquée par les üÉSS. Cette autonomie est pourtant consubstantielle à l'exercice d'une démocratie: l'État n'est pas la société et la puissance
publique elle-même n'est pas davantage la société civile. Dès le départ, les
postures évaluatives ne conçoivent l'ÉSS que comme un monde hétéronome
qui est dépendant des valeurs promulguées par la puissance publique. Loin
d'être interrogées comme un supplément autonome susceptible de produire des
apports spécifiques au bien commun, les évaluations la conçoivent comme un
complément hétéronome. S'il est d'abord technique, ce biais de l'évaluation des
OÉSS se révèle aussi préjudiciable à tout débat politique: s'y trouvent occultées
des dimensions propres à l'ÉSS (exercice de la démocratie, création d'utilité
sociale et de capital social, apprentissages d'individuation des individus sur
les plans entremêlés du collectif et du personnel) (Simondon, 2005).
Ces travers supposent de déceler la confusion entre deux registres d'évaluation que donne à voir une belle définition de Jean Ardoino : «l'évaluation est
une forme de questionnement complexe portant: tantôt, sur la cohérence, la
compatibilité, la conformité, l'identité entre une norme, un gabarit, un modèle
et un objet, un phénomène ou un événement que l'on y compare, ou encore,
à défaut, la mesure des écarts enregistrés [... ]; tantôt, sur le sens et les significations, comme sur la valeur, que cet objet, ce phénomène, cet événement,
peuvent revêtir pour nous, en fonction d'un projet, lui-même explicitement
reconnu comme temporel [... ]» (Ardoino, 1990).
Économie et Solidarités, tolume 39, numéro 1, 2008
Se centrer sur l'écart à la norme suppose de le mesurer soit sous l'angle
de la conformité aux normes publiques, soit par rapport aux normes propres
des OÉSS, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Mais, dans les pratiques
évaluatives les plus courantes, les normes propres de l'ÉSS ne sont-elles pas le
plus fréquemment conçues comme dérivées des normes publiques qui seraient
les seules légitimes? L'écart ne se mesure-t-il pas dès lors par rapport à ces
dernières et non à partir des mondes normatifs des OÉSS dont on délaisse la
spécificité? La pertinence du jugement s'en trouve interrogée quand elle se
réalise à partir des valeurs d'autres mondes, ceux de la puissance publique.
Si l'on tient compte maintenant de la seconde dimension de l'évaluation,
celle-ci change de regard et se confronte à l'inventivité sociale, économique ou
politique des OÉSS. Qui dit inventivité, dit transgression des normes propres
aux OÉSS ou des normes publiques. C'est cette inventivité qui devient l'objet
de l'évaluation où l'on cherche à mesurer les apports de sens et de valeurs à
la société des üÉSS. Toutefois, au lieu de considérer l'ensemble des caractéristiques inventives et singulières de l'ESS, les évaluations se penchent plutôt sur
la mesure de l'écart à une normativité publique. C'est une des raisons qui font
que les pratiques d'évaluation se penchent principalement sur la rationalité
gestionnaire des OÉSS à partir de modèles ou de standards inadéquats. Au
lieu de produire des controverses fécondes à partir de ces pratiques qui sont
toujours écarts à la norme'>, les évaluations effacent cette inventivité sociale,
économique et politique.
La mesure de l'écart à la norme (la qualification d'une action par rapport
à un modèle) et la mesure de l' «innovation ordinaire» (Alter, 2000), qui est
toujours transgression d'un modèle normatif, sont deux démarches antagonistes. Mais les évaluations se centrent sur la première en occultant la richesse
de la seconde.
ÉVALUATION
ET ACTEUR
RÉSEAU
Le fondement d'évaluations propres à l'ÉSS ne serait-il pas d'être le soutien à
des controverses qui alimenteraient la production et la visibilité de valeurs et
de normes dans les espaces publics? Par des argumentations dans ces espaces
publics, ces évaluations contribueraient alors à l'institutionnalisation
de controverses entre sciences et société. Un tel enjeu suppose l'édification d'institutions
évaluatives légitimes, construites à la fois par la puissance publique et les
acteurs de la société civile. L'articulation entre les biens publics généraux (la
sphère politique) et des biens communs spécifiques, tels ceux visés par l'ESS,
serait ainsi débattue au sein d'arènes publiques. Dans cette perspective, l'évaluation serait l'un des outils d'un débat démocratique qui poserait la légitimité des
biens désirables et indésirables par rapport à de multiples sphères de valeurs.
Économie et Solidarités, volume 39,
1l11111éro
1, 2008
Un enjeu s'en dégage, celui de la construction de nouveaux rapports entre le
sociétal (poli tique et scientifique), le «socio-Iocal » (espace légitime de réalisation
des actions) et les OÉSS. L'évaluation n'est plus restreinte à un objet circonscrit
(une action, une organisation ou encore un dispositif), elle porte sur un système
d'interactions d'acteurs, lui-même pris dans de multiples tensions avec d'autres
niveaux territoriaux de régulation. Pourtant tel n'est pas souvent le cas. La
plupart des évaluations portent sur un objet clos sur lui-même, souvent sous
la contrainte d'un commanditaire. Il s'agit là tout compte fait d'une justification commode pour le commanditaire et l'évalué. L'action, l'organisation, le
programme sont évalués selon une vision positiviste, elle-même fermée sur
son objet, même si le contexte ou l'environnement
(évaluation systémique) ne
sont pris que secondairement en compte.
Il en est ainsi le plus souvent pour les OÉSS qui sont l'objet de procédures
évaluatives standardisées. Selon le modèle du monde industriel (Boltanski et
Thévenot, 1991), ces procédures mesurent principalement l'efficacité, la fonctionnalité, la normalisation d'un objet spécifique!'. Peut-on en être satisfait
pour autant? Comment le monde de la standardisation industrielle évaluative
peut-il prendre en compte de manière adéquate les petits mondes composites de
l'ÉSS? Là encore se fait jour la non-pertinence de jugements portés à partir des
valeurs d'un monde qui a peu à voir avec que ceux de l'ÉSS, surtout lorsqu'ils
portent sur des objets où les contraintes politico-administratives
ou de la
sphère marchande sur les OÉSS sont neutralisées de manière non scientifique.
C'est ce que l'on peut appeler le symptôme de l' « objet-bulle» standardisable.
Par hypothèse, on tient au contraire qu'aucune clôture d'objet n'est valide au
regard de l'évaluation: tout objet (un acteur, une organisation, une institution)
n'a de mode d'existence qu'à travers les autres objets auxquels il est lié grâce
à des médiateurs (discours, règles, énonciations, valeurs, normes, appareils
techniques, objets naturels, etc.); ceux-ci le transforment et l'introduisent à une
constellation d'objets réseaux qui peuvent aller jusqu'à une généralité sociétale
(Latour, 2006).
L'évaluation ne serait-elle pas une démarche procédurale étendue à un
système socio-institutionnellocal?
Il s'ensuit donc une évaluation procédurale
et démocratique des biens communs ou spécifiques créés ct non une rationalité
instrumentale réduite à une mesure de l'efficacité, de l'efficience ou de l'impact.
la pluralité des espaces pubUcs
Dans cette perspective, c'est l'exercice de la pluralité démocratique qui, dans
les espaces locaux, se trouve enjeu de l'évaluation. Celle-ci ne serait-elle pas
dès lors un outil procédural de la démocratie? Au-delà de ses fondements
épistémologiques, elle serait un instrument qui permet «de veiller à ce que les
décisions prises par les acteurs individuels ou collectifs aient été prises au terme
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
de procédures qui traduisent le respect, dans un contexte donné, des contraintes
estimées indispensables à une justification rationnelle» (Lenoble, 1994, p. 18).
Soit le respect de la définition collective de la procédure et le respect de la parole
de l'ensemble des acteurs qui sont les parties prenantes locales; soit le respect
des controverses qui doivent être épuisées selon des délibérations légitimées
par les acteurs ainsi que le respect du processus de sortie des controverses par
des formes argumentatives admises par tous.
Dans cette optique, l'évaluation serait un soutien de l'exercice de la démocratie. Évaluer les espaces locaux, c'est comprendre la redistribution locale des
forces globales. De fait, le local n'est jamais seulement du local. Il est toujours
autre dans la puissance d'acteurs supra-locaux qui savent produire du local.
Évaluer les espaces locaux, c'est également entrevoir que le local peut être
global. Des acteurs locaux diffusent du savoir, des savoir-faire et des capacités
dans l'espace sociétal.
Entre le local et le global, une tension découle de leur transformation
réciproque. Cette tension qu'il faut évaluer suppose une multiplicité d'espaces publics délibératifs. Ceux-ci énoncent les termes de l'évaluation au regard
d'une politique des biens communs. Or, une telle perspective demande un
changement de la sphère politico-administrative
dont les acteurs ne sont guère
enclins à entrer dans des arènes délibératives, en laissant une parole égale et
légitime à tous les acteurs (Erne, 2005).
CONCLUSION
Une dernière hypothèse peut être énoncée sous la forme de deux interrogations. Premièrement, les pratiques évaluatives de l'ÉSS ne doivent-elles pas se
fonder sur un agir communicationnel
qui renvoie lui-même au principe d'une
démocratie délibérative? Deuxièmement, loin de mesurer des «écarts de conduite» en tenant compte de grandeurs affirmées, ces pratiques évaluatives ne
sont-elles pas le suivi d'une suite d'expérimentations?
Dans cette perspective, l'évaluation serait l'une des pratiques concrètes
où pourrait se déployer la problématique de la société, selon les enseignements
de Jürgen Habermas. Cette problématique est entendue comme tension entre
la rationalité instrumentale visant l'efficacité technique ou stratégique et la
rationalité communicationnelle.
Cette dernière fixe elle-même «les critères de
rationalité en fonction des procédures argumentatives
qui visent à honorer,
directement ou indirectement, les prétentions à la vérité propositionnelle, à la
justesse normative, à la sincérité subjective et enfin à la cohérence esthétique»
(Habermas, 1988, p. 372). Quoi qu'en pense Jürgen Habermas (1987), cette
rationalité communicationnelle,
si exigeante, ne serait peut-être pas celle de la
cité ordinaire, mais plutôt celle de la cité scientifique où argumentent les acteurs
scientifiques entre eux, puis avec les citoyens. L'évaluation serait en son principe
ÉCOl1 0111 ie
et Solidarités,
7!011l1111'
39,
1111111P7'O
1, 2008
communicationnelle,
qu'il s'agisse de l'élaboration de ses méthodes ou de la
construction de ses indicateurs jusqu'à ses restitutions publiques. Quelques
remarques s'en déduisent. D'une part, les procédures d'évaluation ne devraientelles pas relever d'arènes scientifiques et sociopolitiques instituées? Au sein
de celles-ci, ces procédures seraient mises en débat par rapport aux multiples
mondes de l'ÉSS. D'autre part, ces arènes s'ouvriraient à la confrontation avec
la société ainsi qu'avec ses acteurs et les associations dans des «espaces publics
de proximité» (Eme, 1993) ou des «forums hybrides» (Callon, Lascourmes et
Barthe, 2001).
Contrecarrant
évaluatives seraient
nelles scientifiques
publique. Revenant
les logiques instrumentales de l'évaluation, ces procédures
les points de rencontre entre des actions communicationet les délibérations entre la société civile et la puissance
à la question de la source des jugements de valeur, des
tribunaux évalua tifs en seraient sans doute le meilleur fondement pluraliste. Ils
auraient effectivement la légitimité requise pour reconnaître la valeur des êtres,
des choses ou des actions au regard de la variété des sphères de valeurs et de
justice sociale. Ces tribunaux, constitués en quelque sorte en arènes publiques,
seraient eux-mêmes régis par des règles d'égalité. Ils pourraient dès lors associer
les citoyens, les üÉSS, les acteurs politiques et administratifs et les scientifiques
dans l'exercice du choix entre les possibles biens communs.
Notes
Dans le prolongement de la pensée d'Axel Honneth, on peut voir dans les batailles scientifico-politiques
sur l'évaluation des luttes pour la reconnaissance d'êtres et de choses (HONNETH, 2000).
2
On se réfère aux travaux sur le droit comme fiction paternelle qui" institue la vie", court-circuité par
les technicismes de tous ordres, en particulier les ouvrages de Pierre LEGENDRE (1999) et l'approche
d'Alain SUPIOT (2005).
3
Le cours de Michel Foucault de 1978-1979 aborde cette question de la gouvernementabilité
et l'analyse du néolibéralisme comme mode de gouvernement (FOUCAULT, 2004).
4
Un exemple parmi des milliers d'autres: les textes de la Commission européenne qui concernent
la garde de la petite enfance ne légitiment celle-ci en dernière instance ainsi que ses coûts nécessaires qu'au regard des bénéfices futurs pour le marché du travail. Les évaluations devront définir
les" bonnes pratiques" qui accroîtront ces bénéfices. Cette notion de "bonnes pratiques" renvoie
à une pensée unilatérale que doivent conforter les évaluations.
5
Par des déplacements de sens successifs, le secteur de l'insertion par un travail aidé a fini par se
conformer à cette gouvernementabilité
dans une imputation de responsabilité personnelle, une
injonction à se faire entrepreneur de son projet sous contrainte d'un contrat avec la société, une
production individualisée de son parcours d'insertion qui a coupé court aux anciennes modalités
d'insertion collectives ou communautaires (EME, 2006b).
6
Enjeu pourtant crucial et qui relève de la sociologie politique, on ne peut s'appesantir dans le cadre
restreint de cette contribution sur les limites de l'usage ou de l'exercice des pratiques démocratiques lorsque celles-ci relèvent de mondes civiques différents (représentatif, délibératif, participatif,
radical ... ).
7
Malgré un positionnement théorique ancien (EME, 1991) qui demanderait des rectifications tenant
compte de l'évolution des contextes, on ne peut prendre en considération dans ce texte, faute de
place, les multiples désignations, controversées, de ce champ dans le contexte français et plus encore
à l'international. En France, on pense en particulier à l'institutionnalisation prononcée de l'ÉSS à
partir de la fin des années 1990 qui, en perdant de son sens critique, devient un outil des politiques
publiques des régions ou des communes. Or, les désignations dont il est question renvoient à des
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1,2008
libérale
approches théoriques concurrentes: économie sociale ou solidaire (EME et LAVILLE, 1994), tiers
secteur (DELORS et GAUDIN, 1979; LlPIETZ, 1990), tiers secteur d'économie sociale et solidaire
(LiPIETZ, 2001 ; MARÉCHAL, 1995), mais aussi secteur quaternaire (FERRY, 1995; SUE, 1997) ou
sphère d'inconditionnalité (GORZ, 1988). Que les rapports de pouvoir dans les champs scientifique et
pratique n'en soient pas absents relève de l'évidence. On se contentera de noter que l'ÉSS relève de
référents pratiques et théoriques multiples. Ces derniers en font d'ailleurs un champ de controverses,
propre à une tâche évaluative de leurs désignations et explicitations.
8
Le programme" Léconomie sociale et solidaire en régions", sous l'égide de la Délégation interministérielle à l'innovation, à l'expérimentation sociale et à l'économie sociale et de la MiRe (Mission
Recherche du ministère de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale), a permis la production
de plus de 35 rapports de recherche. Il a produit des avancées, parfois décisives, sur la visibilité
scientifique de l'ÉSS, mais pour ce qui concerne la mise en forme de cette pluralité des mondes de
l'ÉSS il est resté en retrait (CHOPART, NEYRET et RAULT, 2006).
9
Dans une perspective plus économique, on peut se reporter à FRIOT, 1998.
10
Malgré une idéalisation de l'intérêt général représenté par l'État qui amoindrit le propos, on peut se
reporter à Hély (2008) pour une critique sévère, mais opportune du point de vue d'une sociologie du
travail de l'ÉSS.
11
Cette question de la démocratie ordinaire et quotidienne des OÉSS demeure l'un des trous noirs des
évaluations, comme s'il ne fallait pas y regarder de plus près ou comme si l'affichage normatif de la
démocratie suffisait.
12
La Charte européenne de l'économie sociale énonce comme une de ses caractéristiques principales
"l'autonomie de gestion et l'indépendance par rapport aux pouvoirs publics".
13
Les normes sont faites pour être détournées par l'action des individus qui ne cessent de produire des
écarts dans leur vie à la norme. C'est revenir à Canguilhem, le si rigoureux philosophe/médecin du
"normal et du pathologique" (CANGUILHEM, 1975) pour qui" [... ] une norme ne vaut que par les
écarts qu'elle institue. t'écart, loin de s'opposer à la norme, en règle donc le cours. Cette capacité à
s'écarter - capacité normative - ne présuppose-t-elle pas une conception de la vie comme normativité,
c'est-à-dire comme puissance de renverser les normes existantes et d'en instituer de nouvelles?"
(LE BLANC, 2007a, p. 39-40). Voir aussi LE BLANC, 2007b.
14
On fait ainsi référence aux évaluations commanditées par le Fonds social européen, mais aussi à
celles de l'État français ou des collectivités territoriales.
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Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 200S
..
Evaluer l'économie sociale
et solidaire en France:
bilan sociétal, utilité sociale
et épreuve identitaire!
RÉSUMÉ • L'évaluation de l'ÉSS en France a fait l'objet
d'un regain d'intérêt dans les 10 dernières années et
suscité de nombreux débats, notamment autour du
bilan sociétal et de l'utilité sociale. Dans cet article, nous
nous efforcerons de répondre à la question suivante: les
pl:occssus d'évaluation contribuent-ils à la légitimation de
l'ESS ou sont-ils une instrument de régulation publique
des activités présageant la normalisation des pratiques?
ABSTRACT • Evaluation of social economy in France
was the object of a renewal of interest in the last 10 years
and generated numerous debates, in particular around
societal balance sheet and around social utility. In this
papel~ we try to answer the following question: do the
processes of evaluation contribute to the legitimization
of the SSE or are they an instrument of public regulation of the activities foreshadowed standardization of
the practices ?
RESUMEN • La evaluacion de la Economïa Social y
Solidaria en Francia ha sido objeto de un renovado
in terés en los ultimes 10 anos y ha generado numerosos
debates, especialmente en torne del balance social y
de la utilidad social. En este artïculo vamos a tratar
de responder el siguiente interrogante :i_Contribuyen
los procesos de evaluaciôn a legitimar la ESS 0 se trata
de instrument os de regulaciôn de las actividades que
anticipan la normalizacion de las prâcticas ?
NADINE RICHEZ-BATIESTI
Mettre de conférences
en économie
Faculté des sciences
économiques et de gestion
LEST-Université
de la Méditerranée
nadine. [email protected]
HÉLÈNE TROUVÉ
Ingénieure de recherche
Centre d'économie
de la Sorbonne - Matisse
Université Paris 1Panthéon-Sorbonne
helene. [email protected]
FRANÇOIS ROUSSEAU
Chercheur associé
Centre de recherche en gestion
École polytechnique
[email protected]
BERNARD EME
Professeur des universités
Centre lillois d'études
et de recherches sociologiques
et économiques (Clersé)
Institut fédératif de recherche
sur les économies et les sociétés
industrielles (IFRÉSI)
Université de Lille 1
_0_
bernard. [email protected]
LAURENT FRAISSE
Chargé de recherche
Laboratoire interdisciplinaire
pour la sociologie économique
(LISE) - Paris
laurent. [email protected]
INTRODUCTION
En référence aux travaux de Perret (2001, 2009), nous considérons l'évaluation
comme un processus de formation de jugements de valeurs sur une organisation, un programme ou une activité dans une perspective opérationnelle:
rendre des comptes, se mobiliser, apprendre collectivement, aider à la prise
de décisions ... En France, l'intérêt pour l'évaluation se développe dans un
contexte caractérisé par un changement progressif du mode de régulation et
du mode de gouvernance des politiques publiques et des entreprises, selon
des configurations qui apparaissent encore non stabilisées. Après l'abandon
brutal en 1984 de la rationalisation des choix budgétaires (RCB) instituée en
1970 comme une forme d'évaluation ex ante des politiques publiques, les pratiques évaluatives réapparaissent au début des années 1990 en contribuant à
la généralisation de l'évaluation ex post et se développent. L'accélération du
processus de décentralisation,
les transformations
des politiques publiques
et l'extension des procédures marchandes dans une conception étroite de la
concurrence, l'inscription de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) dans
la loi-, sont autant de facteurs qui viennent percuter la question de l'évaluation
de l'économie sociale et solidaire (ÉSS3).Bien qu'encore immatures et dans l'attente de leur déploiement, ces transformations, opérées depuis plus de 20 ans,
ne doivent pas être sous-estimées dans un pays dont l'histoire centra liste et
étatique garantissait les anciennes formes d'évaluation (Erne, 2005a).
Dans le champ de l'ÉSS, nous avons privilégié l'étude des processus
d'évaluation tels qu'ils émergent des débats qui ont eu lieu entre les différents
acteurs au cours des 15 dernières années et qui expriment les dynamiques à
l'œuvre dans le renouvellement des formes de l'évaluation, ce qui nous conduit
à ignorer le bilan social obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés ou
la révision coopérative, dispositif obligatoire applicable aux coopératives. Nous
retenons deux entrées, à caractère encore expérimental. Pour les coopératives
et les mutuelles, dont les activités s'inscrivent dans le marché, nous faisons le
choix du bilan sociétal. C'est un instrument construit, entretenu et promu par
le Centre des jeunes dirigeants de l'économie sociale (qDES) depuis le courant
des années 1990. Cet outil participatif d'évaluation vise l'amélioration des
pratiques. Pour les associations, les débats se développent autour de la notion
d'utilité sociale, le plus souvent en lien avec le développement d'activités non
marchandes. Ils ont été soutenus à l'origine par le Conseil national de la vie
associative (CNVA) en écho aux prises de positions de l'administration publique
et s'étendent aujourd'hui aux acteurs locaux, associations et élus.
Notre objectif est d'apporter un éclairage analytique sur l' opérationnalisation des notions de bilan sociétal et d'utilité sociale et sur leurs usages
sémantiques et stratégiques. La question de la finalité de l'évaluation de l'ÉSS
est mobilisée dans cette perspective, car elle semble au cœur des polémiques.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
L'objectif de ces évaluations consiste-t-il à construire un instrument
lisation visant la légitimation des pratiques d'ÉSS ou de régulation
des activités présageant la normalisation des pratiques?
de signapublique
La méthodologie de recueil de données est prioritairement documentaire
et multimodale. Elle s'appuie sur les rapports et études ayant trait à l'évaluation de l'ÉSS en France ainsi que sur les données d'enquêtes spécifiques à
chacun des rédacteurs de ce travail sur l'évaluation et l'utilité sociale dans les
dernières années': notamment le programme Dynamiques solidaires impulsé
par la Délégation interministérielle à l'économie solidaire (DIES) de 2002 qui
a contribué au financement de 36 rapports de recherches, dont un volet a été
consacré à J'utilité sociale à travers un groupe de travail animé par Gadrey
(2003), les différents travaux du CRTDA-LlSE ainsi qu'un doctorat (Trouvé,
2007). L'action de nouveaux organismes, inscrits dans le champ des politiques
publiques tels que l'Agence pour la valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE, 2003; Rousseau, 2007; Duclos, 2007) ou des ouvrages grand
public (Alternatives Économiques, 2003) ont également été analysés. Nous
retenons une grille d'analyse du bilan sociétal et de l'utilité sociale où nous
distinguons neuf thèmes: la demande d'évaluation, l'exécution de l'évaluation, la participation des acteurs évalués, le niveau de l'évaluation, l'objet de
l'évaluation, les méthodes et outils de l'évaluation, les types d'indicateurs, les
critères d'évaluation et la temporalité.
Dans cet article, nous caractérisons tout d'abord le contexte français
marqué par des préoccupations sociétales et par un double mouvement d'élargissement des indicateurs d'évaluation et de renforcement de la concurrence
dans la production de biens et services traditionnellement
abrités. Puis nous
identifions les principales tendances de l'évaluation en en soulignant les enjeux.
Enfin, nous tentons d'aborder les incidences complexes et parfois contradictoires des pratiques d'évaluation sur l'évolution de l'ÉSS, notamment quant à
la définition de l'ÉSS, à son champ et à ses modes de régulation. L'évaluation
n'est-elle pas dès lors au cœur de l'épreuve identitaire?
UN CONTEXTE MARQUÉ PAR LA TRANSfORMATION
DES MODES DE RÉGULATION ET L'AffIRMATION
DE PRÉOCCUPATIONS SOC.ÉTALES
La question de l'évaluation des organisations de l'ÉSS ne peut être abordée
indépendamment
des transformations
de l'action publique qui débouchent à
la fois sur des reconfigurations des régulations publiques (Trouvé et al., 2006;
Trouvé, 2005, Fraisse, 2006) et sur l'érnergence de nouvelles modalités de
gouvernance (Enjolras. 2008) dont les échelles territoriales sont diversifiées:
les communes et leurs nouvelles formes de groupements, les contrats de développements territoriaux, etc. (Eme, 2005a; Richez-Battesti et al., 2005; Trouvé,
Écollomie ct Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
2004). Elle est enfin directement liée aux transformations de l'État providence,
en lien avec la «nouvelle question sociale» et les justifications du financement
public (Richez-Battesti, 2006).
Ce renouvellement de l'action publique s'est accompagné de la création et
de l'extension de dispositifs d'évaluation des politiques publiques à la fin des
années 1980. L'inscription de l'obligation évaluative dans les textes législatifs
et réglementaires s'est développée rapidement, et a conduit, par extension, à
l'évaluation de l'action des partenaires de l'action publique et particulièrement
des associations. De façon complémentaire
aux dispositions publiques déjà
existantes en matière de contrôle d'utilisation des fonds publics, l'évaluation
des activités associatives est entrée dans des textes d'origine législative ou
réglementaire, confirmant ainsi une lente évolution qui tend à assortir le régime
juridique de la subvention de contreparties de plus en plus précises (Rousseau,
2007; Rousseau et Richez-Battesti, 2008). Dans le même temps, la «Charte des
engagements réciproques», signée entre les associations et le gouvernement
en 2001, indique que le rôle de l'évaluation consiste «à distinguer clairement
dans les rapports entre l'État et les associations ce qui relève de l'évaluation
de l'action partenariale de ce qui relève du contrôle de l'application des lois et
règlements », En matière d'action partenarialc, l'accent est mis sur la nécessité
de mettre en place des évaluations elles aussi partenariales adaptées à chaque
cas et contextualisées,
c'est-à-dire inscrites dans les particularités juridicoadministratives, socioéconomiques, territoriales et sectorielles, etc., qui conditionnent la mise en œuvre et la réalisation des activités associatives financées.
Mais, dans les faits, ces pratiques évaluatives principalement qualitatives ne
sont pas utilisées. Le contexte est marqué ainsi par la persistance d'une forte
tension entre les pratiques tutélaires de la puissance publique et les pratiques
partenariales rénovées, souhaitées par les acteurs associatifs.
Les dirigeants associatifs, conscients de la place croissante qu'occupe l'évaluation comme critère de jugement pour l'obtention de ressources publiques,
s'efforcent d'acquérir un argumentaire et des outils comme autant de compétences leur permettant de s'adapter à ce nouvel environnement. Mais, dans le
même temps, les attentes de l'État et des collectivités territoriales d'un côté et des
associations de l'autre, quant au contenu de l'évaluation, apparaissent souvent
mal compatibles et, de fait, l'évaluation est perçue comme une menace pour
les associations. Cette inquiétude est renforcée par l'inégalité des moyens et de
maturité de chaque catégorie d'acteurs quant à l'évaluation (Rousseau, 2007).
Les débats autour de la RSE forment un autre élément de contexte susceptible de constituer un nouvel horizon normatif, encore instable, dont dépendent les procédures évaluatives. La RSE est définie comme une forme avancée
de prise en charge par l'entreprise de préoccupations
sociales, sociétales et
environnementales
liées à son activité (Capron et Quairel-Lanoizclée,
2004).
Présentée comme une démarche volontaire, elle est en fait largement impulsée
Économie el Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
par des décisions réglementaires, d'une part (Cendron,2002), notamment celles
imposées par les États, et par des pressions concurrentielles en lien avec les
stratégies des grands investisseurs internationaux, d'autre part.
La recherche d'une évaluation élargie n'est donc pas uniquement le fait
de formes d'entrepreneuriat
collectif qui, par leur finalité sociale et leur mode
d'organisation mobilisant les principes de coopération, de participation et de
solidarité, produisent des biens et services différemment des entreprises de
capitaux et des administrations publiques. Elle ne résulte pas non plus seulement
de la recherche d'efficacité dans un contexte de régulation marchande renforcée
et d'intensification de la concurrence dans l'accès aux financements publics.
Au-delà de la reconfiguration des politiques publiques françaises, on voit
que la réflexion sur l'évaluation de l'ÉSS s'inscrit dans un mouvement international plus large qui recherche l'application aux organisations productives
du concept de développement durable (Rapport Bruntland, 1987) et qui vise
à repenser d'un point de vue macroéconomique
les indicateurs de richesse
(Lipietz, 2001; Viveret, 2001).
Comment dès lors ne pas rattacher l'ÉSS à l'ensemble des mouvements
socioéconomiques qui, articulant production de biens et services, interpellation
politique et expertise économique, visent à réintroduire du débat public et
des régulations démocratiques sur les normes dominantes de production, de
consommation et d'épargne? (Fraisse, 2007)
En ce sens, la question de l'évaluation renvoie à la double fonction, socioéconomique et sociopolitique des organisations de l'ÉSS qui, en France, ont
souvent l'ambition d'être productrices de biens et services tout en participant,
par les demandes et innovations sociales qu'elles révèlent, à la construction de
l'intérêt général. Elle est concomitante de l'émergence de préoccupations éthique,
solidaire et écologique dans les actes quotidiens de consommation (consommer
équitable, épargner solidaire, s'alimenter biologique, se déplacer, s'éclairer et se
chauffer de manière plus durable ... ) qui interroge les effets sociaux et écologiques
de la grande distribution et concourt à l'élaboration de labels, certifications et
normes pour qualifier le caractère équitable ou biologique des biens et services.
Elle prend toute son acuité dans la question de la perméabilité des frontières de
son champ institutionnel. Enfin, elle est difficilement séparable de l'affirmation
progressive d'une société civile organisée sur la scène mondiale qui, à travers
les grandes campagnes internationales (annulation de la dette), la critique des
politiques des institutions multilatérales (OMC, FMI, Banque mondiale) jugées
trop libérales, les rassemblements altermondialistes (Forums sociaux), conteste
aux universitaires, gouvernements et entreprises le monopole de l'expertise économique légitime. En dépit d'un faible poids économique, les organisations non
gouvernementales (ONG), fondations, mouvements contestataires ont cependant
la prétention d'être des porteurs d'analyses et de réalités économiques prises en
compte de façon croissante par l'agenda international.
Économie et Solidarités,
vol lime 39, numéro 1, 2008
LES TENDANCES: UN INTÉRÊT RENOUVELÉ
POUR UNE CONCEPTION
ÉLARGIE DE L'ÉVALUATION
RSE, bilan sociétal et utilité sociale s'inscrivent dans une double perspective
d'élargissement des critères d'évaluation des organisations ou des dispositifs
en intégrant une dimension sociale et environnementale,
d'une part, et d'élaboration d'outils d'évaluation empiriques originaux, d'autre part. N'est-on pas
en présence à la fois d'un effort de légitimation des modes d'organisation et
d'action qui spécifient l'ÉSS et d'une tentative de contribution à la constitution
d'une vision de l'intérêt général ou du moins du bien commun au sens de la
théorie des conventions, articulant une pluralité de logiques (marchandes,
industrielles, civiques ... ) et différents types de compromis entre ces logiques?
Sans doute parce qu'historiquement
l'évaluation fut souvent assimilée
au contrôle en France, on observe un décalage entre la vision des demandeurs
d'évaluation et celle des acteurs qui en font (sont) l'objet. En lien avec une
insuffisance de dialogue et d'échange sur les objectifs de l'évaluation et avec
la prédominance d'une perspective instrumentale de rationalisation de l'organisation ou de visée performative dans la relation de service, l'évaluation ne
peine-t-elle pas à s'inscrire en tant que pratique démocratique et ne débouchet-elle pas sur des tensions?
Nous abordons successivement le bilan sociétal plutôt dédié aux organisations marchandes de l'ÉSS et l'utilité sociale propre au secteur associatif
pour souligner ensuite l'hétérogénéité des pratiques et l'enjeu de l'émergence
d'un acteur d'interface permettant à l'évaluation de se déployer.
Coopératives, mueueltes et bilan sodétal:
combiner dimensions enerepreneurtete
et seetéeate
%
Loin d'être aboutis et stabilisés, le corpus théorique, le contenu, les référentiels
et les implications sociétales et organisationnelles des démarches de RSE suscitent débats et controverses (Wood, 1991; Gendron, 2002), tandis que le bilan
sociétal reste encore relativement confidentiel.
Au plan de l'entreprise, le processus de mise en œuvre de la RSE est
progressif. Ils'agit d'abord de réaliser un diagnostic social et environnemental,
puis de définir les orientations et fixer les objectifs, enfin de mettre en œuvre
un programme d'action pour faire évoluer les pratiques et construire des outils
spécifiques de reporiing, c'est-à-dire un système d'information extra-financier
pouvant déboucher sur une notation sociale et environnementale.
Six grandes
familles de critères sont retenues dans les rapports internationaux (p. ex. CCE,
2001): l'environnement.Ies
ressources humaines, le gouvernement d'entreprise,
les pratiques commerciales, l'impact local et la citoyenneté. Toutefois, la plupart
des entreprises se contentent de réaliser un diagnostic social et environnemental,
sans pour autant faire évoluer leurs pratiques ou transformer leurs stratégies
(Alberola et Richez-Battesti, 2005).
Économie el Solidarités, volume 39, numéro l, 2008
D'une façon distincte, le bilan sociétal a été élaboré" en lien avec ses
adhérents (des organisations de l'ÉSS). Destiné à l'origine aux organisations
marchandes de l'ÉSS, il est cependant applicable à l'ensemble des sociétés, d'une
part, puis de façon plus récente et simplifiée aux associations (bilan sociétal
associatif testé en Bretagne auprès d'associations d'employeurs depuis 2005),
de l'autre. Instrument dautoévaluation, d'autodiagnostic et d'aide à la décision
et à la concertation entre les partenaires de l'organisation, il permet de vérifier
la responsabilité d'une organisation sur son territoire, l'adéquation entre les
valeurs affichées ct la réalité des pratiques, et de conduire une réflexion stratégique. Il est construit autour de 450 questions articulées en neuf domaines.
Tableau 1
Le bilan soclétal (source CJDES)
Trois piliers du
développement
durable
Neuf domaines
du bilan sociétal
Activité économique
- produits-services
et relations clients,
- gestion économique,
- anticipation innovation prospective,
Travail et relations sociales
- organisation du travail et de la production,
- gestion des ressources humaines,
- acteurs internes de l'entreprise,
Environnement
- environnement humain, social
et institutionnel de l'entreprise,
- environnement
biophysique,
- finalités-valeurs-éthique.
Trois phases:
- le recueil d'informations
- l'analyse et le diagnostic
qualifié par le CJDES ;
sur les neuf domaines par l'organisation;
réalisés par un auditeur externe (analyste sociétal)
- la définition des objectifs d'évolution par l'organisation en lien avec l'ensemble des
parties prenantes dans le cadre d'une démarche participative, avec évaluation
ultérieure lors d'un nouveau bilan sociétal.
Au contraire de la RSE qui donne lieu le plus souvent à un discours positif
des dirigeants en omettant de mentionner les aspects négatifs que la mise en
œuvre du diagnostic révèle (Attarça et Jacquot, 20056), le bilan sociétal vise
explicitement à peser sur le système de décision de l'entreprise, à modifier les
comportements des parties prenantes (salariés et adhérents notamment) et à
évaluer les résultats ou les progrès accomplis.
Ce sont principalement
les mutuelles et les coopératives qui ont fait
le choix volontaire du bilan sociétal. Ainsi, la Confédération
française des
coopératives agricoles propose depuis 2004 son propre modèle à ses adhérents,
Économie et Soiidarités, volume 39, numéro 1, 2008
tandis que la MAIF et la MACIF, deux mutuelles d'assurance françaises, se
sont engagées dans une réflexion en interne sur l'adaptation de la démarche.
Certaines de ces organisations, notamment la MAC IF, se sont aussi orientées
vers un audit de responsabilité sociale par une agence spécialisée, plus à même
de faciliter les comparaisons avec les entreprises de capitaux du même secteur
d'activité. Invariablement, ces démarches stimulent un questionnement complémentaire sur le management du sociétariat, sa place institutionnelle et son
rôle dans la production des biens ou services. Cependant, compte tenu du peu
d'ancienneté des démarches engagées, il est difficile de saisir les évolutions
qu'elles ont permises puisque la réévaluation des objectifs prévue par le bilan
sociétal au terme de trois ans n'a pas encore été pratiquée.
Action pu.blique et évaluation de l'utilité sociale
L'utilité sociale est l'autre facette d'une prise en compte élargie des critères
d'évaluation, corrélée à l'action publique et aux associations. Les représentants
du monde associatif s'en sont saisis autour de l'enjeu de la reconnaissance des
associations qui concourent au développement
de l'intérêt général, et pour
contrecarrer la doctrine fiscale établie depuis les années 1970, considérée comme
inadaptée aux activités économiques des associations. L'histoire de l'utilité
sociale est celle de la tension entre une dimension principalement organisationnelle et de marché portée par les pouvoirs publics, d'un côté, et une conception
plus identitaire portée par les acteurs associatifs, de l'autre?
En effet, du point de vue des pouvoirs publics, l'utilité sociale sert à
justifier les avantages fiscaux et la limitation de la concurrence. Elle se définit
par la non-lucrativité, la gestion désintéressée et un prix inférieur au prix du
marché, ou une absence de production. Ainsi, la définition opposable est celle
de l'administration
fiscale: «est d'utilité sociale l'activité qui tend à satisfaire
un besoin qui n'est pas pris en compte par le marché ou qui l'est de façon peu
satisfaisantes». Plus récemment, l'utilité sociale a aussi été invoquée pour
justifier des dispositifs d'emplois aidés et d'insertion dans le cadre de nouvelles activités, sur des secteurs spécifiques (l'environnement
par exemple)
ou en direction de publics en difficulté (jeunes, allocataires de minima sociaux,
chômeurs de longue durée ... ).
Les associations et leurs représentants font de l'utilité sociale le soutien
de la reconnaissance de leurs spécificités et de leur identité, tant du point de
vue de leur modèle organisationnel que de leurs finalités. Elles introduisent des
critères complémentaires dont notamment la primauté du projet sur l'activité,
l'apport social, le fonctionnement démocratique et l'existence d'agrément.
Les débats actuels autour de l'évaluation de l'utilité sociale, tels qu'ils
ressortent notamment de l'expérimentation menée par l'AVISE, soulignent que
l'enjeu posé aux acteurs de l'ÉSS est de faire valoir une utilité sociale qui leur
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
soit propre, qui fasse référence et aboutisse éventuellement à une convention
sociale mieux établie autour de laquelle le partenariat associations-pouvoirs
publics serait construit et équilibré (Rousseau et Richez-Battesti, 2008). Ces
débats, en lien avec des approches développées dès le début des années 2000
par Culture et Promotion, association d'étude et de conseil, et par les recherches
financées par la DIES, débouchent sur des forums hybrides et sur la production
de référentiels (voir notamment Duclos, 2007) appropriables par les associations
de façon volontaire. Cela nous amène donc à distinguer les associations qui
s'inscrivent de façon volontariste dans une démarche d'évaluation (de leur
utilité sociale), de celles qui la subissent dans le cadre d'un processus le plus
souvent initié par les financeurs. Ces débats s'accompagnent aussi, dans certaines régions notamment en Provence-Alpes-Côte
d'Azur, de la construction
conjointe de référentiels d'utilité sociale mobilisés par les financeurs ensuite
dans leur politique d'appui au secteur associatif. Ils sont alimentés enfin par
des réflexions sur les externalités volontaires positives produites par les üÉSS
pour lesquelles la prise en compte du degré d'intentionnalité de l'output (la production immédiate) serait un moyen de différenciation effectif (Fraisse, 2006).
Hétérogénéité des pratiques, tiers intervenant
et parth:::ipation
Les résultats des études et des observations de terrain auxquels nous aboutissons sont synthétisés dans le tableau de la page suivante.
Nous relevons une diversité dans les procédures et référentiels d'évaluation qui ne se limite pas aux outils et à leur mise en œuvre. Elle affecte aussi
les représentations que les prescripteurs d'évaluation, lorsqu'ils sont externes,
ont de I' organisation, de l'activité ou de l'action mise en œuvre. Le fait que ces
démarches d'évaluation apparaissent peu imposées de l'extérieur ne signifie
pas l'absence de tensions dans leur mise en œuvre, notamment parce qu'elles
réinterrogent le projet et le mode d'association des parties prenantes. En effet,
que les üÉSS inscrivent l'évaluation dans une perspective de bilan sociétal ou
d'utilité sociale, elles ont en commun d'en saisir l'opportunité pour retravailler
le projet qui les fonde et en font un outil de mobilisation en interne.
Ces pratiques évaluatives amènent à (rejconsidérer le projet initial et
invitent les dirigeants à veiller à une meilleure organisation interne selon une
démarche de recherche d'un compromis acceptable entre rationalisation des
ressources et prééminence du projet social. Les outils principalement qualitatifs
qui accompagnent toute démarche d'évaluation viennent enrichir l'outillage
gestionnaire traditionnel (plus quantitatif) considéré comme un piètre descripteur du projet. L'évaluation relève alors d'une ingénierie complexe qui suppose
des apprentissages nouveaux qui pourront être diffusés au sein de l'organisation
pour renforcer son identité, tout en permettant de mieux rendre compte aux
parties prenantes de l'utilité de son projet (Rousseau, 2007).
Économie et Solidarités, oolinne 39, numéro 1, 2008
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Économie ef Solidarités,
va/ume 39, numéro 1, 2008
Toutefois, l'ancrage dans le projet est d'autant plus fort que la démarche
participative a constitué une pièce maîtresse du dispositif d'évaluation. Or cette
démarche participative se développe le plus souvent en lien avec l'émergence ou
la présence d'un tiers intervenant extérieur à l'organisation. Celui-ci peut être un
consultant ou un organisme qui appuie sa crédibilité sur son expertise en matière
d'évaluation participative. Il apparaît à la fois comme facilitateur et réducteur
de risque, sécurisateur du parcours d'évaluation, permettant aux tensions de
s'exprimer sans pour autant bloquer le processus d'évaluation: ilfacilite l'introduction d'une méthode d'évaluation, la mobilisation et l'enrôlement des parties
prenantes et la production de critères; il favorise de ce fait des apprentissages
collectifs coopératifs et l'appropriation de savoir-faire. Dans les échanges qui
se nouent ou s'intensifient à l'occasion de l'évaluation émerge ou se capitalise
une culture partagée, à fort contenu identitaire, susceptible de déboucher sur la
constitution d'un bien commun ancré dans la proximité et peu perceptible au
premier abord, mais dont les effets territoriaux à terme sont importants.
Cet acteur d'interface se caractérise par sa capacité à sensibiliser les personnes à l'évaluation et à encadrer les conflits imputables à la confrontation
des logiques d'action entre parties prenantes hétérogènes ainsi qu'au sentiment
d'insécurité qu'engendre le processus d'évaluation. Du point de vue des offreurs
et des demandeurs d'évaluation, le rôle de ce tiers semble substantiel.
Dans le contexte français, ce tiers intervenant ne peut cependant être
l'émanation directe du financeur, notamment dans le cas d'associations dont
une partie ou la totalité du financement provient de la puissance publique, au
risque que l'évaluation reprenne sa dimension de contrôle. Aussi les pouvoirs
publics peuvent parfois contribuer à la constitution de guides d'évaluation
ayant pour objectif d'en faciliter la mise en œuvre, directement ainsi qu'a pu le
faire la DIES, ou indirectement à travers l'action mise en œuvre par des agences
telles que l'AVISE. Mais l'asymétrie des rapports a comme conséquence que
les demandes d'évaluation des pouvoirs publics apparaissent généralement
décalées par rapport à l'activité menée par ces organisations, avec des attentes
spécifiques pour chacun des financeurs, souvent limitées à des indicateurs
quantitatifs en lien avec les publics accueillis, supposés plus faciles à fournir
mais peu représentatifs de l'engagement de l'association et de ses modalités
d'action. L'évaluation est vécue comme un passage obligé auquel il faut se
plier, un outil de soumission plus que de dialogue, instrument de domination
et d'encadrement
des pouvoirs publics sur le tissu associatif.
ANALYSE: DE lA COMBINAISON DE REGISTRES
À l'ÉMERGENCE D'UN BUEN COMMUN t
Comment dès lors caractériser les incidences des pratiques d'évaluation sur le
développement et sur la définition et la reconnaissance de l'ÉSS: observe-t-on
un renforcement de l'ancrage identitaire ou au contraire de l'isomorphisme?
Économie et Solidarités, va/lime 39, numéro 1, 2008
Bien que la perspective stratégique ou les registres sémantiques soient applicables aussi bien au bilan sociétal qu'à l'utilité sociale, nous avons fait le choix
de les aborder séparément. Nous mettons en avant l'importance du registre
identitaire dans le bilan sociétal et la prédominance de l'ancrage en termes de
gouvernance dans une perspective stratégique. Puis nous analysons la combinaison des registres sémantiques que rendent possible la notion d'utilité sociale
et sa contribution à l'émergence d'un bien commun. Enfin, nous identifions les
forces de tensions qui sont au cœur de l'épreuve identitaire.
Le bilan sociétal comme instrument
de gouvernance coopérative
Le bilan sociétal reste majoritairement orienté vers la recherche de l'adéquation
entre valeurs, organisation et pratiques, en lien avec une quête identitaire. Il
constitue une opportunité de dialogue entre parties prenantes dans le cadre
d'une autoévaluation située. Cette démarche volontaire est donc plus conçue
pour affecter le management et la gouvernance, à travers des dynamiques
plus participatives, qu'en tant que signalement de qualité ou instrument d'accroissement de la crédibilité en direction des partenaires extérieurs. Elle vise
à introduire des changements de comportements. Elle dépasse les obligations
légales et contractuelles imposées par la puissance publique et les instances
de régulation et de contrôle et ne repose à aucun moment sur une norme
préconçue de comportement en lien avec un faisceau de bonnes pratiques, pas
plus qu'elle ne débouche sur une grille de notation. Le bilan sociétal est enfin
un élément d'intégration de l'organisation au territoire à travers la mobilisation et l'intensification des interactions entre les parties prenantes. Il combine
ainsi une dimension interne et externe de gouvernance. Il en résulte des effets
d'apprentissage organisationnel, qui renforcent le questionnement sur le projet
et sa mise en œuvre, et les relations de proximité avec les parties prenantes.
Les registres de l'utilité sociale comme ancrage identitaire
Au regard de nos observations, l'évaluation de l'ÉSS s'inscrit dans trois registres
- institutionnel, identitaire, axiologique - distincts, bien que parfois partiellement superposés (Trouvé et al., 2006).
Le registre institutionnel est mobilisé dans le rapport aux normes, principalement administratives, dans le cadre de politiques publiques. La notion d'utilité
sociale est souvent désignée comme une injonction par les acteurs publics et les
cadres légaux. Ce champ sémantique est marqué par des expressions comme
programme, dispositif et procédure, associées aux textes de Thoenig et Duran
(1996), Lascoumes (2003) et Rosanvallon (2004). Étant donné que la demande
d'évaluation émane le plus souvent du financeur dans l'objectif de rendre des
comptes, c'est généralement le programme financé qui est évalué et non l'organisation. Les résultats immédiats et les effets directs, voire les rendements,
Ù0110I11Îe et Solidarités, volume 39, numéro
I, 2008
sont évalués à travers des critères quantitatifs remplis annuellement en interne
par les salariés (dès le moment où l'association est employeur), en général les
cadres. Dans certains cas (financement européen, dispositif local d'accompagnement ou DLA, par exemple), une partie de l'évaluation doit être réalisée
par un expert extérieur. Dans cette logique administrative, pour une même
activité, les indicateurs peuvent varier d'une année à l'autre pour répondre au
mieux à la commande publique, et la démarche participative d'évaluation au
sein de l'organisation associative est peu pratiquée.
On observe des écarts selon que l'évaluation s'adresse directement et
exclusivement, ou pas, à un financeur. Que les financeurs, et notamment l'État
et les collectivités territoriales, soient sensibilisés au «bon usage des fonds
publics» et à une affectation efficace des ressources est essentiel. Pour autant,
comment est définie la norme d'efficacité retenue et sur quelles procédures
reposent son élaboration et son ajustement? On repère ainsi des écarts entre
une évaluation obligée, contrepartie obligatoire d'un financement public, et
une évaluation volontaire comme moyen de donner du sens et instrument de
débat, voire d'éventuelles convergences des représentation.
C'est dans cette seconde perspective que le registre ideniiiaire prend racine.
L'utilité sociale est mobilisée par des acteurs collectifs comme mode de légitimation d'un secteur d'activité socioéconomique à travers un champ sémantique
construit autour d'expressions telles que légitimité, reconnaissance et économie
solidaire, associées aux travaux de Laville (1994), Gadrey (2003) et Viveret (2001).
La demande d'évaluation est plus souvent interne à l'organisation, portée par
les salariés et les administrateurs.
L'évaluation sort d'une logique strictement
administrative:
le programme et l'organisation sont évalués conjointement.
Elle est généralement réalisée en interne par les salariés et les administrateurs,
dans le cadre d'une démarche coproduite mettant en avant la performance
sociale de l'organisation dans une visée stratégique. Les outils et les méthodes
d'évaluation y sont diversifiés: observation participante, entrevues, groupes
de discussion, etc.; et les indicateurs sont plus qualitatifs relevant d'un bilan
social, de la mesure des biens publics, des externalités positives, ou encore
d'impacts intangibles, tels que la démocratie ou le lien social. Ces dimensions
sociales des activités économiques font plus difficilement l'objet d'un consensus
et supposent une réflexion sur les valeurs et les principes qui fondent l'action.
On observe enfin la mobilisation du registre axiologique. Il désigne des
actions résultant de compromis entre des intérêts hétérogènes, voire antagonistes, dont la finalité est de conjuguer les intérêts individuels au profit d'un
intérêt commun. L'utilité sociale y est déployée pour rendre intelligibles les
processus d'action collective et renvoie au concept d'accord (sur les valeurs et
les finalités) entre parties prenantes et à une conception élargie de la performance. Ce dernier champ sémantique est fondé sur les principes de ccnceriaiicn,
consensus et compromis, et se rattache à des auteurs comme Boltanski et Thévenot
(1991) et Enjolras (1999).
Économie et Solidarités,
volume 39, numéro L, 2008
La multiplicité des usages sémantiques de l'utilité sociale cristallise donc
des enjeux d'ordres idéologiques, normatifs et politiques (Trouvé, 2007). Son
appropriation par les acteurs n'est pas toujours facile, d'autant plus que prédominent des évaluations quantitatives de l'output. Enfin, elle dépend des
pratiques et des valeurs de ceux qui la définissent et des territoires sur lesquels
ils opèrent (Duclos, 2007). Paradoxalement, bien qu'il n'existe pas de définition
a priori de l'utilité sociale, la question d'un label d'utilité sociale, plus normatif,
revient régulièrement.
Dans ces différentes interactions, l'utilité sociale est donc mobilisée à la fois
en tant que justification du financement public, spécification de l'ÉSS et opportunité de coproduire de nouveaux principes d'évaluation. Parfois définie comme
une convention socioéconomique d'évaluation (Gadrey, 2005) encore instable,
sa finalité repose sur une double dynamique de légitimation (Trouvé, 2005;
Fraisse, 2006): la reconnaissance des acteurs-signalisation de l'ÉSS et l'objectivation de nouveaux critères de justification de l'intervention publique-régulation
des activités et normalisation des pratiques. Au croisement de multiples enjeux
(reconfiguration de l'action publique, reconsidération des OÉSS, relations entre
le secteur public et l'ÉSS), l'utilité sociale est une notion en voie de consolidation,
objet de tensions et de controverses qu'il faut laisser se déployer en suivant les
justifications des acteurs et les éventuels accords et compromis plus ou moins
stabilisés (Richez-Battesti, 2006). La notion d'utilité sociale est donc suffisanunent
floue pour réussir à remplir conjointement ou simultanément l'ensemble de ces
fonctions, et reste non consensuelle (Noguès, 2003) en dépit de la multitude de
travaux, points de vue? et débats qu'elle a suscités.
Les forces en tensi@ns: l'évaluati@n
au cœur de l'épreuve identitaire %
Ces pratiques évaluatives restent encore expérimentales et ne sont pas généralisées. On observe, en effet, un écart entre les débats et l'effort de construction
d'outils originaux d'évaluation,
d'une part, et les pratiques des acteurs de
l'ÉSS, d'autre part. Bien souvent, c'est plus la production directe (output) qui est
mise en avant par les OÉSS que le résultat à terme (l'outeome). Les spécificités
organisationnelles ou les processus mis en œuvre sont eux aussi peu valorisés,
alors qu'ils constituent l'un des traits spécifiques des OÉSS et conditionnent les
modalités de production des biens et services (le pôle socioéconomique). On
leur préfère parfois ces externalités positives volontaires et internalisées qui
constituent le second vecteur de différenciation des OÉSS par rapport à des
organisations publiques ou privées lucratives. Enfin, si l'association volontaire
des parties prenantes apparaît comme un signe distinctif des OÉSS, les outils
de mobilisation et de gestion de ces parties prenantes restent peu valorisés,
insuffisamment discutés et peu pris en compte par la puissance publique.
Économie et Soliâariîés.
volume 39, numéro 1, 2008
Dans une perspective dialogique, qualifier, jauger, mesurer sont des actes
sociaux qui sont des épreuves où les individus ont recours à des unités de mesure,
des critères, des indicateurs, les uns objectifs en tant qu'ils sont admis par la
communauté des individus et font l'objet de conventions durables, les autres
qui sont objets de disputes, de controverses, de litiges en tant qu'ils dépendent
de conventions contingentes, historiques et déterminées spatio-temporellement.
Ainsi, l'évaluation est une épreuve soumise à la discussion rationnelle à travers
le principe de l'argumentation
qui énonce des critères de validité (vrai/ faux,
juste/injuste, authentique/non
authentique") toujours conçus comme des prétentions critiquables, amendables et rectifiables, à condition que des controverses se déploient pour contribuer à l'élaboration d'un monde commun évalua tif.
Les travaux portant sur l'évaluation de l'ÉSS en France illustrent aussi les
tensions liées aux tentatives de combiner output et ouicome. Comme le souligne
Enjolras (2009), on est confronté au paradoxe selon lequel l'évaluation par les
résultats immédiats est le plus souvent utilisée en lien avec les objectifs des
politiques publiques, alors que l'originalité de la production des OÉSS se situe
à la fois dans le mode d'organisation (et donc dans les modalités de production
des biens et des services), dans les externalités positives qu'elles génèrent,
ainsi que dans la finalité de son action qui peut être sociale ou au service de la
collectivité. Plus largement, ce paradoxe renvoie à celui qui tend à disqualifier
la créativité économico-sociale de ces organisations, non prise en compte dans
les grilles d'évaluation, au profit d'une simple mesure des écarts entre objectifs
et résultats (efficacité), entre moyens alloués et moyens nécessaires à l'atteinte
des objectifs-buts-finalités. La mesure de l'évaluation se fonde donc sur cet écart
par rapport à une norme, le plus souvent déterminée par la puissance publique,
sans prise en compte de la propre intelligence des OÉSS ou de leurs négociations
avec les acteurs commanditaires. Ce qui positionne ces organisations en tant
que prestataires subalternes. Le processus d'évaluation, lorsqu'il est imposé, se
situe dans un rapport asymétrique de pouvoir qui minimise la spécificité des
OÉSS (Erne, 2009), notamment dans leurs capacités à produire de l'innovation
sociale. La négation de l'identité des OÉSS en est le corollaire; ce qui est problématique au regard d'une reconnaissance évaluative qui, en filigrane, pose la
question de l'identité des organisations. Une tension est donc perceptible entre
la mesure d'un écart par rapport à la norme prescrite par les systèmes politicoadministratifs et la mesure d'une norme construite par les OÉSS.
Enfin, en distinguant des régimes dominants de régulation (Enjolras,
1995), dont le mode d'évaluation est l'une des composantes, on peut caractériser
les tensions qui irriguent l'évaluation de l'ÉSS, rendre lisibles les compromis sur
lesquels elle repose et les conséquences sur les relations entre ÉSS et pouvoirs
publics. Les choix d'associer les quatre dimensions de l'évaluation (le produit,
le processus, l'impact et la performance) d'une OÉSS ou de n'en retenir qu'une
Économie et Solidarités, oohmie 39, numéro 1, 2008
partie, de coproduire ou non les critères d'évaluation avec les acteurs qui réalisent l'activité, la nature même des critères et indicateurs retenus sont liés au
mode de régulation (Richez-Battesti, 2005).
Rappelons que la régulation tutélaire renvoie à un encadrement de la production afin d'éviter une orientation qui ne justifierait pas l'aide publique. La
puissance publique y est tutrice des producteurs (les associations) et des bénéficiaires (les usagers). L'évaluation prend principalement la forme d'un contrôle
de conformité des résultats aux prescriptions. Dans la régulation concurrentielle,
le jeu des mécanismes de la concurrence garantit la liberté du consommateur et
du producteur; du moins partiellement car la puissance publique peut orienter
le marché par des avantages fiscaux, réductions de charge, etc. L'évaluation
s'apparente ici à un processus de normalisation. La régulation partenariale se
fonde sur des compromis entre acteurs publics et privés dans la construction
du bien commun, résultats de confrontations et de négociations entre acteurs.
L'évaluation est négociée et objet de controverses et de compromis.
Dans la régulation tutélaire, l'utilité sociale est définie, codifiée et contrôlée par les pouvoirs publics. Elle est par conséquent institutionnalisée et sousentend un accord préalable des différentes parties prenantes. La mise en place
d'instances décisionnelles, tels que les Conseils départementaux de l'insertion
par l'activité économique (CDIAE), offre en effet la possibilité de construire
un espace de délibération. Ce mode de gouvernance soulève des questions;
notamment est-il à même de garantir aux parties prenantes une représentativité effective? Dans la régulation concurrentielle, l'utilité sociale est le produit
des actions individuelles et rationnelles de chaque acteur économique. Le
compromis implicite sur lequel elle est basée est le résultat des performances
respectives de chaque acteur, laissant aux instances étatiques la charge d'établir
les règles juridico-administratives
auxquelles les OÉSS doivent se conformer.
Ainsi que le souligne Trouvé (2004), malgré leurs différences, ces deux formes de
régulation et les conceptions de l'utilité sociale qui lui sont associées partagent
un trait commun: elles reposent sur la responsabilité et sur le pouvoir coercitif
des instances étatiques ou des collectivités territoriales. Les OÉSS demeurent
des auxiliaires des pouvoirs publics. Dans la régulation conventionnée (Laville
et Nyssens, 2001) ou encore partenariale (Enjolras, 2008), l'utilité sociale serait
définie de façon démocratique par la mise en place de débats publics envisagés
comme des lieux de confrontation des valeurs accordées aux actions menées.
Les mécanismes politiques de prise de décision relèvent de la négociation et
de la délibération entre différentes logiques d'action constitutives de l'utilité
sociale des structures associatives (la solidarité, la démocratie, la création ... ),
pouvant déboucher «sur des instrumentations
réciproques» entre association
et pouvoirs publics (Eme, 2005a, p. 49).
Économie et Solidarités, oolume 39, numéro 1, 2008
CONCLUSION
Nous avons présenté un bilan sociétal, à dimension entrepreneuriale,
tourné
majoritairement vers une évaluation de l'organisation et de l'articulation entre
utilité sociale interne et externe, et une évaluation des associations en termes
d'utilité sociale, qui viserait, d'un côté, une évaluation institutionnelle
de
l'efficacité de l'action et des impacts externes et, de l'autre, une évaluation
organisationnelle à dimension plus stratégique. La tension entre ces approches
résulte pour partie de la confrontation entre la volonté de régulation par l'État
des politiques publiques qu'il délègue et la capacité des acteurs de l'ÉSS à
peser sur les régulations qui les affectent, par l'élaboration des conventions à
construire. Elle exprime aussi une division entre marchand et non marchand,
économique et social, voire entre services à ses membres ou à la collectivité et
comportement socialement responsable. Ces différentes divisions, couramment
véhiculées en France et politiquement structurantes dans la plupart des pays
européens, reposent sur une conception de l'utilité sociale comme réponse aux
défaillances du marché et, à travers elle, sur une vision réductrice du champ de
l'ÉSS. Il y a là un risque d'enfermer l'ÉSS dans une définition étroite.
Cependant cette tension est moins tranchée qu'il n'y paraît. Il s'agit dans
chacun des cas de construire des outils susceptibles de permettre de caractériser l'ensemble des dynamiques productives des üÉSS et leurs spécificités, et
plus largement de réaffirmer leur identité. Le bilan sociétal et l'utilité sociale
partagent une réticence aux évaluations externes et sommatives au profit de
processus d'autoévaluation
ou d'évaluation participative. Mais, en l'absence
d'outils communs admis par tous, une telle orientation rend difficile la comparaison de résultats entre organisations de l'ÉSS et, surtout, avec des entreprises
publiques et privées lucratives.
Le débat sur l'évaluation est donc directement en prise avec la définition
du champ de l'ÉSS et son mode de régulation: la légitimité de ses organisations
et les conditions de sa pérennisation. En cours depuis une quinzaine d'années,
il prend toute son ampleur dans le contexte de la définition des services sociaux
d'intérêt général à l'échelle européenne. Si le rapport aux politiques publiques,
et notamment entre associations et pouvoirs publics, est structurant dans l'approche par l'utilité sociale, on peut se demander si l'évaluation ne peut être
envisagée comme un instrument de régulation concurrentielle à travers des
procédures de labellisation, de certification et d'accès aux marchés publics,
ainsi que de justification des avantages fiscaux ou réglementaires dans un cadre
marchand. En d'autres termes, les critères d'utilité sociale ne sont-ils pas susceptibles de constituer demain l'ossature de l'encadrement des services d'intérêt
général au sens européen du terme? Et à travers lui le mode de sélection des
services? Le risque est alors d'enfermer l'ÉSS dans une économie des services
en direction des «exclus» (de l'emploi, du logement, de l'échange marchand,
Économie et Solidarités, touuue 39, numéro l, 2008
des droits civiques ... ). Mais l'opportunité est aussi de conquérir de nouvelles
modalités de construction des services qui associent pleinement l'ensemble des
parties prenantes dans une gouvernance partenariale.
Notes
Les auteurs de l'article tiennent à remercier les membres du groupe de travail du CIRIEC international
sur l'évaluation piloté par Marie Bouchard pour les multiples échanges dont a fait l'objet ce papier,
ainsi que les relecteurs anonymes pour leurs ultimes préconisations de corrections.
2
l'article 116 de la loi sur les nouvelles régulations économiques ou NRE (2001) impose aux entreprises
françaises cotées en Bourse de fournir un rapport social et environnemental de leurs activités.
3
Sans entrer dans les controverses françaises, nous définissons l'ÉSS d'un point de vue statutaire:
les coopératives, mutuelles, associations et fondations.
4
Voir bibliographie.
5
Voir le site du CJDES: «www.cjdes.orq»
6
Étude de 85 rapports annuels de dirigeants de grandes entreprises françaises, anglaises et allemandes.
7
Pour plus de détails sur la situation française, le lecteur pourra se reporter notamment à ROUSSEAU
et RICHEZ-BATTESTI (2008).
8
Circulaire 4-H-5 du Î 5 septembre 1998.
9
Tandis que le rapport LlPIETZ (2001) fait mention de la notion d'utilité communautaire, d'autres lui
préfèrent la valorisation sociétale (FRAISSE, 2005) ou l'utilité sociétale (BASTIDE, GARRABÉ et
FAS, 2001). Pour plus de développements, voir TROUVÉ (2004).
10
On retrouve les grandes distinctions entre la raison théorique, la raison pratique et la raison esthétique
(Kant, Parsons, Habermas).
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Économie et Solidnriiée, 7!oIJlJ11r39, numéro 1, 20GB
L'évaluation de l'économie
sociale au Québec, entre
parties prenantes, mission
et identité organisationnelle
RÉSUMÉ Les tendances en matière d'évaluation de
l'économie sociale au Québec peuvent être associées à
des caractéristiques des organisations et des secteurs:
l'activité (productive ou servicielle); l'inscription dans
le marché et dans les politiques publiques (à dominante
marchande ou non marchande); les ressources (monétaires, non monétaires); le public visé et aux commandes
(organisation mutualiste ou altruiste); le stade du cycle
de vie (émergent, mature). Certains indicateurs sont
reliés à la nature même de l'économie sociale. L'évaluation est aussi révélatrice du positionnement
de
l'économie sociale dans le modèle de gouvernance:
complémentaire au marché et à l'État (modèle fordisteprovidentialiste); soutien résiduel en cas de panne du
marché ou de l'État (modèle néolibéral); révélateur
de nouvelles demandes sociétales et vecteur potentiel d'un nouveau modèle de développement (modèle
p artenarial).
0
The present trends in evaluation practices of the social economy in Quebec can be related to
the variables that characterize the organizations and
sectors: activity (production or services); their embeddedncss in the market and in public policies (market
dominated or non market dominated); the resources
(monetary, non monetary); the public aimed at and in
control (mutualist or altruistic organization); the stage
in the life cycle (emergent, mature). Sorne indicators are
specifie to the very nature of the social economy. Evaluation also points to the positioning of the social economy
according to the governance models: complement to
market and to State (fordist-welfarist model); residual
support in case of market or State failure (neoliberal
model); revealing of new societal dernands and potential vector of a new development model (partnership
model).
ABSTRACT
0
MARIE
J. BOUCHARD
Chaire de recherche du Canada
en économie sociale
Centre de recherche sur
les innovations sociales
Université du Québec à Montréal
bouchard [email protected]
RESUMEN • Las tendencias en materia de evaluacién de la economîa social en
Québec pue den relacionarse con las caracteristicas de las organizaciones y los
sectores: la actividad (productiva 0 de servicios),la insercion en el mercado y en las
polîticas pûblicas (predominantemente mercantiles 0 no mercantiles), los recursos
(monetarios, no monetarios), el publiee al que se orientan y el control (organizaciôn
mutualista 0 altruista), el estadio del cielo de vida (emergente, maduro). Algunos
indicadores son espedficos de la propia naturaleza de la economîa social. La
evaluacion también es reveladora del posicionamiento de la economïa social en el
modelo de gobernanza: complementaria al mercado y al Estado (modelo de bienestar fordista); apoyo residual en caso de fallas del mercado 0 del Estado (modelo
neoliberal), revelador de nuevas demandas sociales y vector potencial de un nuevo
modelo de desarrollo (modele partenarial).
_e_
INTRODUCTIONI
L'expérience du Québec en matière d'évaluation de l'économie sociale n'est
probablement pas très différente de celle d'autres régions du monde qui ont
connu au cours des récentes décennies un type et un rythme de développement
analogues. L'économie sociale émergente prend une importance croissante
dans la fourniture de services sociaux d'intérêt général, alors que l'économie
sociale dans les secteurs d'activités matures fait face à une forte concurrence,
non seulement sur les marchés mais aussi en matière de responsabilité sociale
et environnementale.
Le modèle québécois se démarque cependant par une présence importante de l'économie sociale dans son tissu économique de même que par le
soutien de l'État et de partenaires, notamment les syndicats et les institutions
financières. La reconnaissance mutuelle et publique de l'économie sociale y
est plus établie que jamais, même si elle demeure fragmentée, à l'image de la
compartimentation
des politiques publiques qui s'y adressent mais aussi des
différentes visions qui s'expriment à propos de la place et du rôle que prend
l'économie sociale au sein du modèle de développement.
Les politiques publiques (du gouvernement canadien et du gouvernement québécois) ont, à différentes époques, accompagné le développement de
l'économie sociale. Au Québec, trois modèles de développement ont pu être
observés à un moment ou l'autre au cours des 40 dernières années (Lévesque,
2004). Toutefois, le modèle québécois a pris concrètement deux formes principales: le modèle fordiste ou providentialiste
(1960-1980), caractérisé par une
gouvernance hiérarchique et publique, et le modèle partenarial (1981-2003),
reflétant une gouvernance distribuée ou simplement partenariale. Le modèle
partenarial (1981-2003) naît d'un compromis entre l'État et la société civile. Une
relative institutionnalisation
des pratiques d'économie sociale et une stabilisation du modèle s'ensuivent. Dans la conjoncture actuelle, le modèle québécois
J~co710111ie et Solidarités,
volume
39, 1111J11PrDl , 2008
est fortement soumis aux pressions d'un modèle de type néolibéral (surtout
depuis 2004) (Bouchard, Lévesque et St-Pierre, 2008). Ce modèle conduit à une
gouvernance marchande et compétitive (Enjolras, 2008).
L'évaluation, dans ce contexte, prend une importance nouvelle, tenant lieu
d'interface entre les secteurs d'économie sociale et ses différentes parties prenantes. L'économie sociale est tout sauf homogène et les attentes à son endroit
varient suivant le contexte. Il serait surprenant que les façons de l'évaluer ne
reflètent pas cette diversité. Il demeure que les acteurs de l'économie socialetout comme les pouvoirs publics - demandent des outils d'évaluation qui soient
adaptés à ses caractéristiques propres. Cherchant à alimenter cette question,
nous avons voulu observer les tendances actuelles en matière d'évaluation de
l'économie sociale au Québec en nous centrant sur cc qui permet de repérer et
de faire valoir ce que l'économie sociale a de spécifique. Nous cherchons aussi
à voir comment l'évaluation reflète le positionnement
de l'économie sociale
dans la gouvernance d'ensemble.
Les cas que nous avons étudiés montrent une variété d'outils d'évaluation
presque aussi vaste que les secteurs d'activité. Cependant, en regroupant les
représentations communes à ces différents outils d'évaluation, nous pouvons
associer différents types d'évaluation à un certain nombre de variables qui
différencient les organisations d'économie sociale et les secteurs d'activité.
On voit aussi qu'il se développe des indicateurs propres à la nature même de
l'économie sociale. Les façons de faire de l'évaluation renvoient également à
différents modes d'inscription de l'économie sociale dans le modèle de développement. Il y a donc une utilité à recourir à différentes formes d'évaluation mais
l'exercice n'est jamais neutre. L'évaluation formate l'information de manière
différenciée suivant le contexte organisationnel et institutionnel dans lequel elle
prend place et suivant les attentes des décideurs et des acteurs à l'endroit de
l'économie sociale. En retour, l'évaluation participe également à la définition
et au formatage de l'économie sociale.
La première partie de ce texte décrit les pratiques d'évaluation en tentant
de relever les principales tendances qui se dessinent. En deuxième partie,
l'évaluation de l'économie sociale est mise en rapport avec différentes visions
de l'économie sociale dans différents modèles de gouvernance.
PRINCIPALES TENDANCES EN ÉVALUATiON
DE L'ÉCONOMIE SOCEALE2
L'évaluation de l'économie sociale est une question complexe". La notion de
performance - qui ne fait déjà pas consensus dans le monde des entreprises
qui ont pour seule finalité de faire fructifier l'investissement
des actionnaires
(Herman et Renz, 1998), non plus que dans les services publics (Perret, 2010) - se
complique lorsqu'il s'agit de conjuguer l'économique et le social. Notre intérêt
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
ici est d'observer les tendances actuelles en matière d'évaluation de l'économie
sociale au Québec afin d'y repérer et de faire valoir ce que l'économie sociale
a de spécifique. L'étude ne vise donc pas le champ étendu de l'évaluation de
programmes mais se limite aux outils et rapports d'évaluation des organisations
ou des secteurs de l'économie sociale. Elle se fonde sur une analyse de contenu
de rapports et d'outils d'évaluation.
Dans une recherche antérieure (Bouchard, Bourque et Lévesque, 2001),
nous avions examiné des guides et des manuels d'évaluation, des portraits
sectoriels, des tableaux d'indicateurs sociaux, des études gouvernementales
et
universitaires portant sur l'économie sociale québécoise. En 2003, nous avons
poursuivi cette exploration des outils d'évaluation, cette fois en nous penchant
plus systématiquement
sur l'outillage des différents secteurs de l'économie
sociale. Nous avons alors consulté des documents d'évaluation dans 18 secteurs
d'activité: aide domestique, agroalimentaire, centres à la petite enfance, communication, coopératives de travailleurs, cuisines collectives, culture, entreprises adaptées, entreprises d'insertion, finance solidaire, forêt, habitation,
loisir et tourisme social, périnatalité, ressourceries-récupération,
services aux
entreprises, services funéraires, services financiers, scolaire. Nous avons également mené des entretiens avec des dirigeants d'entreprises d'économie sociale
engagés dans la formation de MBA pour cadre spécialisé en entreprises colleefives" de l'UQAM. Cette démarche s'est déroulée entre 2003 et 2006. Comme il
s'agit d'une recherche exploratoire, les résultats présentés ici visent à exposer
la variété mais ne peuvent établir des tendances en termes quantitatifs.
Constats généraux
Le survol des pratiques évaluatives dans différents secteurs de l'économie
sociale québécoise nous permet de voir, de prime abord, que les secteurs sont
évalués de manière très différente, voire inégale. Ainsi, certains disposent
d'outils d'évaluation de plusieurs types, comme dans le cas de l'habitation
coopérative où l'on trouve des évaluations de programmes, des portraits statistiques sur les résidants, un portrait de l'état physique du parc immobilier,
un guide et un outil d'évaluation de l'intervention des promoteurs, de même
qu'un bilan de santé des organisations primaires. Plusieurs secteurs n'ont qu'un
outil principal d'évaluation, souvent de type portrait (nombre d'organisations,
nombre d'emplois, nombre de prestations, etc.), alors que d'autres font surtout
de la recherche évaluative (évaluation de programme) souvent au moyen
d'études de cas. Certains semblaient ne disposer d'aucun outil d'évaluation.
Bien que tous les documents recensés ne présentent pas explicitement la
méthodologie utilisée, on observe une grande variété d'indicateurs. De manière
générale, les portraits sectoriels ont tendance à être de nature quantitative, alors
que les évaluations d'impacts, honnis les retombées économiques, se réfèrent
surtout à des indicateurs qualitatifs et sociaux. Certains secteurs sont très
Économie el Soliâaritée,
volume 39, numéro 1, 2008
normés par des instances externes et disposent, par conséquent, d'outils d'évaluation qui leur sont en quelque sorte imposés. Citons ici le cas des centres de la
petite enfance (CPE). D'autres secteurs, comme celui des entreprises d'insertion,
ont un cadre d'évaluation négocié entre le regroupement des entreprises et le
ministère responsable du programme qui leur est destiné. Dans certains cas, les
objectifs d'évaluation révèlent principalement les effets indirects des actions,
comme Yempotoermeni des participants aux activités des cuisines collectives.
Certaines dimensions d'évaluation sont particulièrement bien développées dans des secteurs spécifiques de l'économie sociale et peuvent de ce fait,
être vues comme « exemplaires», pouvant potentiellement
inspirer d'autres
secteurs. Parmi ces dimensions, notons les impacts sur le territoire et le développement de partenariats (surtout par le biais d'études de cas sur le développement local); I'ernployabilité et le développement de compétences (évaluation
de suivi des destinataires dans les entreprises d'insertion, par exemple); les
impacts sur les personnes et les familles (en particulier dans la santé mais aussi
dans le loisir et le tourisme social); et le développement durable (comme dans
le cas de la finance solidaire).
Nos observations montrent ainsi une variété d'outils d'évaluation presque
aussi vaste que les secteurs d'activité. Nous pouvons néanmoins en tirer une
première série de constats. D'abord, nous avons relevé que les objets couverts
par les évaluations sont très contrastés d'un document à l'autre, l'évaluation
portant dans chaque cas sur des dimensions liées à la nature des activités
principales de l'organisation
ou sur des exigences provenant de l'instance
qui commande l'évaluation, généralement un bailleur de fonds. Nous avons
ensuite pu voir que la spécificité organisationnelle et institutionnelle de l'économie sociale pouvait aussi influencer l'évaluation. Ces facteurs ne sont pas
mutuellement exclusifs, ce qui veut dire que des outils d'évaluation peuvent être
influencés par plus d'un d'entre eux. Nous les présentons toutefois séparément
afin de mieux saisir leurs impacts sur les pratiques évaluatives.
Évaluation en fonction des activités
Deux familles d'outils d'évaluation sont repérées, correspondant généralement
à deux types d'activité suivant qu'elles sont à dominante marchande ou à
dominante non marchande.
Activités à dominante marchande
Une première famille d'outils d'évaluation se retrouve surtout dans les entreprises d'économie sociale engagées dans des activités des secteurs primaire
et secondaire, dans les services financiers et dans l'aide au développement
économique. Ces activités sont à dominante marchande et une partie, sinon la
majorité des revenus proviennent des utilisateurs, lesquels constituent, en tota-
Économie et Solidarités, oolunie 39, numéro 1, 2008
lité ou en partie, les membres gouvernants de l'organisation. Les organisations
tendent à se doter d'outils d'évaluation qui permettent de mettre en valeur la
dimension sociale de leur mode de production ou de distribution des surplus.
Ainsi, les organisations coopératives des secteurs matures ou en croissance dressent souvent des bilans de responsabilité sociale et environnementale,
dont le volume et le contenu varient cependant beaucoup d'une organisation à
l'autre. Cette tendance est marquée dans les secteurs primaires et secondaires
(foresterie, agroalimentaire). Par exemple, les coopératives forestières adoptent
des politiques environnementales
conformes à la certification ISO 14001. Autre
exemple, la Coop fédérée, qui regroupe 97 établissements agricoles au Québec,
s'est dotée d'une politique sur l'environnement
et produit un bilan social qui
montre, notamment, les impacts économiques et territoriaux de ses activités
au Québec. La même tendance se retrouve dans les secteurs matures des
services financiers, assuranciels et commerciaux aux membres. Les caisses et
le Mouvement Desjardins, la mutuelle SSQ Groupe financier, la Fédération des
coopératives scolaires du Québec publient un bilan de responsabilité sociale
ou un bilan social. La Caisse d'économie solidaire Desjardins (CECOSOL) et
Fondaction (un fonds de développement d'origine syndicale), se sont engagés
dans une démarche inspirée de la Global Reporting Tnitiative (GRIS).Le recours
à des formes plus normées de reporting sociétal et environnemental indique une
plus grande détermination à s'engager dans le changement que la divulgation
discrétionnaire par le biais d'un bilan social. Ainsi, certaines entreprises financières d'économie sociale pourraient être pionnières en ma tière de rapports de
responsabilité sociale et de développement durable (Gendron, 2006).
Parmi les organisations de secteurs émergents figurent les organisations
qui offrent des services de soutien au développement
économique (développement local, développement
économique communautaire,
soutien à la
création et au maintien d'emplois, etc.). Ces organisations entretiennent des
rapports à l'État mais également au marché. Elles sont souvent soutenues par
une diversité de bailleurs de fonds et de sources financières: plusieurs paliers
gouvernementaux,
plusieurs ministères, plusieurs programmes, dons privés,
vente de produits et services, etc. Bien que relevant de politiques publiques, une
partie de leurs services ou produits sont tarifés aux utilisateurs ou aux clients.
Leur gouvernance est souvent plurielle (syndicats, patronat, usagers, société
civile), surtout lorsque leurs activités visent des impacts sur des publics externes
à l'organisation. Les dimensions évaluées, dans leur cas, s'étendent du micro
(l'efficience organisationnelle) au méso (impacts sur la communauté). Les objets
évalués correspondent
généralement à des résultats mesurables suivant des
standards déjà établis, soit quantitativement (nombre d'actions, de participants,
d'emplois, coûts des produits et services, caractéristiques socioéconomiques
des clientèles, impacts socioéconomiques, etc.), soit qualitativement (secteurs
d'activité, complémentarité des produits et services, types de qualifications et de
Économie et Solidarités,
V01111111'
39,
111/Jl1Pro
1, 200S
formations, type de leadership, mobilisation du milieu, etc.). L'évaluation peut
avoir une finalité normative, servant à identifier les «bonnes pratiques», voire
à devancer l'industrie en matière de réponse aux nouvelles attentes sociales.
Activités à dominante non marchande
Une seconde famille d'outils d'évaluation se retrouve surtout dans les organisations d'économie sociale engagées dans des activités de services qui sont
à dominante non marchande et dont la majorité, sinon la totalité des revenus
proviennent du gouvernement. Les instances de gouvernance sont typiquement
composées de tierces parties avec une plus ou moins grande représentation des
utilisateurs (avec des exceptions comme les centres de la petite enfance, où les
parents occupent la majorité des postes au conseil).
Dans le domaine de la consommation collective (santé, services sociaux,
éducation), les organismes s'inscrivent dans un rapport quasi exclusif avec
l'État et leur fonctionnement
est alors généralement
soutenu par un seul
bailleur de fonds, par exemple un ministère. Celui-ci peut émettre des normes
visant l'homogénéité et la qualité du service (par exemple, les centres de la
petite enfance). Dans d'autres cas d'activités complémentaires
à celles du
réseau public de services sociaux, plusieurs organismes tendent aujourd'hui
à se soumettre à une procédure d'évaluation mise en place par un organisme
d'agrément. Par exemple, le Conseil québécois d'agrément est un organisme
privé sans but lucratif créé par le réseau d'établissements
(publics) et soutenu
financièrement par eux et par le ministère de la Santé et des Services sociaux.
Son conseil d'administration
est constitué de représentants en parts égales des
ordres professionnels, des organismes représentant les intérêts des usagers et
des associations d'établissements".
Cette procédure d'évaluation externe est
identique à celle qui existe dans les établissements publics, portant sur les
résultats (satisfaction de la clientèle et climat organisationnel) et sur la qualité
des processus (service au client et performance organisationnelle).
Même s'il
s'agit encore d'une mesure volontaire, de plus en plus d'organisations
s'y
soumettent dans les secteurs de services aux personnes (aide domestique ou
encadrement des jeunes, par exemple).
Dans le domaine des services mutuels de proximité (par exemple les coopératives de travail et les coopératives d'habitation) ou dans celui des rapports
interpersonnels
(préemployabilité,
insertion socioéconomique,
intégration
culturelle), les activités dépendent d'une mixité de ressources, publiques,
marchandes et non monétaires. La gouvernance est principalement (ou exclusivement dans le cas des coopératives) assumée par des parties prenantes
internes, soit les membres ou les usagers. Une tension peut s'exprimer entre le
demandeur d'évaluation externe et l'organisation, notamment pour faire valoir
que la diversité des pratiques est parfois peu compatible avec l'homogénéité
des indicateurs d'évaluation. L'évaluation peut permettre, à défaut de résoudre
Économie et Solidarités, volume 39, numéro L, 2008
la tension, du moins de négocier l'espace et les objets évalués. Dans le premier
cas, les outils d'évaluation peuvent être conçus conjointement par le demandeur
d'évaluation (une instance publique) et un réseau d'entreprises d'économie
sociale ou d'organismes communautaires. C'est le cas du secteur de l'insertion
par l'activité économique, où l'élaboration de l'outil s'est réalisée en mettant
en scène des représentants du ministère (bailleur de fonds du volet insertion),
des représentants des entreprises d'insertion et un organisme conseil spécialisé
en économie sociale. L'évaluateur externe peut être désigné par l'entreprise
d'insertion et les participants sont inclus dans l'exercice d'évaluation.
Un autre cas est celui des organismes communautaires qui proposent des
modes alternatifs de prise en charge des demandes sociales. Les cibles visées
par ces organismes à but non lucratif sont aussi plus globales, couvrant un
ensemble d'effets intangibles allant de l'accession au pouvoir des individus et
des collectivités (IFDEC, 1992) jusqu'au changement social (Ialbert et al., s.d.).
Au Québec, une partie de ces organismes s'identifient au «mouvement d'action
communautaire autonome», qui a négocié avec l'instance publique un cadre de
reconnaissance et d'évaluation. À la suite de cette négociation, certains objets
ont été exclus de l'évaluation externe, tels que la mission et la pertinence des
organismes, les modèles d'intervention
et les pratiques particulières de ces
organismes, le bien-fondé du choix des besoins et des populations à servir,
la structure et l'organisation
interne, la satisfaction des travailleurs et des
bénévoles, l'implantation dans la communauté et la complémentarité avec le
réseau public (Comité ministériel sur l'évaluation, 1995). Ce serait davantage
la fonction de l'exercice d'évaluation réalisé à l'interne que de définir - ou de
redéfinir - la mission de l'organisation.
Si l'évaluation peut concerner ici des indicateurs d'efficience des actions,
sorte de reddition de comptes (qualité, impacts, satisfaction des usagers, fonctionnement de l'organisation), l'efficacité propre à leur mode d'intervention,
fondement de leur légitimité, demeure sujette à des tensions entre le demandeur
d'évaluation externe et l'organisation. C'est le cas des actuelles réformes du
système de santé public gui tablent de plus en plus sur l'action des groupes
communautaires
mais qui cherchent aussi à les soumettre à un encadrement
plus serré, comme dans le cas des organismes sans but lucratif d'habitation
qui offrent des services aux personnes (aînés, femmes vivant des difficultés,
jeunes marginalisés, etc.).
Évaluation en fonction de Baspécificité de l'économie sociale
Il existe des outils et des études qui développent des indicateurs propres à
l'économie sociale. Nous en avons relevé deux types, selon qu'ils s'adressent
aux valeurs de l'économie sociale ou à la manière d'évaluer sa performance.
Economie et Solidarités, volume 39, numéro I, 2008
Valeurs spécifiques
Une proposition a été formulée par des chercheurs pour établir une articulation
entre les dimensions d'évaluation et des choix théoriques relatifs aux services
de proximité et à l'économie sociale (Jetté, Comeau et Dumais, 2001). Les
dimensions proposées sont en partie liées aux valeurs de l'économie sociale
telles qu'elles ont été formulées au Québec en 1996 et véhiculées depuis par le
Chantier de l'économie sociale. On y trouve, par exemple, le caractère participatif et démocratique (usagers et producteurs), la qualité des emplois, la
qualité et le coût des services, la redistribution (notamment auprès des jeunes
et des femmes), l'adaptation de l'offre aux besoins exprimés, la qualité des
rapports à l'État et aux établissements publics, l'évaluation d'externalités (lien
social, trajectoires professionnelles des employés, etc.). On y suggère également
d'évaluer les dimensions économiques de manière subjective, invitant à insérer
une perspective critique dans l'exercice d'évaluation (par exemple, «la mise
en perspective du degré d'hybridation des ressources par rapport au domaine
d'activité dans lequel opère l'organisme ou l'entreprise »).
Un autre exemple est celui du Bilan de conformité coopérative développé
par la Coopérative de développement
régional Québec-Appalaches
(2006).
Établi sur la base des sept principes coopératifs de l'Alliance coopérative internationale, le bilan se décompose en trois types d'observations qui portent sur
la collecte de l'information, la prise de décision et l'implantation des principes
coopératifs (Perron, 2008).
Performance
spécifique
Quelques initiatives montrent la volonté de développer des indicateurs de
performance de l'économie sociale. L'une d'elles est une recherche visant à
mesurer les effets spécifiques des entreprises d'économie sociale du Québec
(Comeau et al., 2001). Les résultats indiquent que ces entreprises rendent des
services qui pourraient difficilement être pris en charge par d'autres types
d'entreprises (publiques ou privées), qu'elles mobilisent des partenariats entre
des acteurs de la société civile et l'État, qu'elles adaptent l'offre de services aux
besoins locaux, tout en s'inscrivant dans les objectifs généraux de certaines
politiques publiques.
Certaines démarches visent à outiller l'ensemble des organisations d'économie sociale afin qu'elles puissent plus facilement faire état de leur performance sociale, montrer qu'elles se conforment aux attentes de la société ou
qu'elles les dépassent, voire à justifier qu'elles bénéficient de soutiens publics ou
privés. On veut développer des indicateurs de « rentabilité sociale », d'impacts
sociaux, d'engagement
dans la communauté, et même de contribution à des
objectifs d'intérêt général (Patenaude, 2004). Ces initiatives émanent de divers
lieux, allant d'un organisme para gouvernemental
tel le Comité sectoriel de
Économie et Solidarités,
ùolume 39, numéro 1, 2008
main-d'œuvre de l'action communautaire autonome et de l'économie sociale,
à une association de coopératives telle la Canadian Co-operative Association,
en passant par un Centre local de développement.
D'autres veulent témoigner des impacts structurants d'un sous-ensemble
d'entreprises d'économie sociale. Ainsi, le Conseil québécois de la coopération
et de la mutualité s'est doté en 2004 d'un plan d'action quinquennal visant
notamment à renforcer l'impact des coopératives sur les milieux ruraux frappés
par la décroissance démographique.
En 2009, le plan quinquennal annonce
trois cibles: les changements démographiques,
le développement durable et
l'occupation du territoire. Parmi les objectifs annoncés, 1) celui que les fédérations se dotent d'une politique de développement durable d'ici 2012, 2) qu'en
2014,50% des coopératives et des mutuelles du Québec aient mis en œuvre
une politique de développement durable et 3) que le mouvement produise un
premier «rapport de responsabilité sociale et coopératif» en 2014.
Il existe aussi le Guide d'analyse des entreprises d'économie sociale (2003),
un outil créé pour orienter la prise de décision des partenaires financiers de
l'économie sociale. L'une des particularités de cet outil est qu'il se base sur la
double nature économique et sociale de l'entreprise d'économie sociale pour
évaluer le risque financier. Dans ce modèle, la codépendance des dimensions
économiques et sociales des activités conduit à un arbitrage entre des critères
d'évaluation standards (économiques, financiers, organisationnels et de gestion)
et des critères adaptés à l'économie sociale (solidarité du milieu, finalité sociale,
gouvernance associative, etc.). Le guide est largement diffusé dans les milieux
d'économie sociale québécois et a un potentiel structurant sur l'économie
sociale dans ses phases d'émergence, de développement et de consolidation.
Une autre particularité de ce type d'outil réside donc dans le partage du risque
entre les partenaires financiers (instances publiques, institutions financières
coopératives, fonds de capital de développement)
et dans la standardisation
de la méthodologie d'évaluation.
ÉVALUATION DE L'ÉCONOMIE SOCIALE
ET MODÈLES DE GOUVERNANCE
Les méthodes et indicateurs d'évaluation employés sont révélateurs des attentes
envers l'économie sociale et du rôle qu'elle peut jouer dans les dynamiques
de développement.
Différentes visions sont possibles. Sans prétendre qu'il y a
toujours une correspondance directe entre une modalité d'évaluation de l'économie sociale et une vision de son rôle dans le modèle de développement, nous
pouvons voir que certains outils d'évaluation sont mieux adaptés pour rendre
compte de certaines postures. Nous pouvons résumer ces postures suivant
trois visions de la place et du rôle de l'économie sociale dans les modèles de
gouvernance selon qu'elle agit en complémentarité
de l'État et du marché
(modèle social-étatiste ou fordiste-providentialiste),
qu'elle est un palliatif aux
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
failles de développement
(modèle libéral ou néo libéral), qu'elle favorise des
innovations sociales et institutionnelles, jusqu'à révéler un nouveau cadre de
normativité, vecteur potentiel d'un nouveau modèle de développement (modèle
distribué ou partenarial).
l'économie sociale complémentaire
dans le modèle fordiste-providentialiste
Dans le modèle de développement fordiste et providentialiste (de gouvernance
social-étatiste), l'économie sociale est perçue comme complémentaire à l'action
publique et aux mécanismes de marché. La politique publique contribue à circonscrire le champ d'action de l'économie sociale et l'exercice d'évaluation renforce
une vision de l'économie sociale en fonction des objectifs visés (création d'emploi, lutte contre la pauvreté ou développement du territoire, etc.). L'évaluation
sert alors à orienter, à superviser ou à contrôler les activités et les pratiques des
organisations dans l'optique, d'une part, de réduire les écarts possibles entre les
attentes et les résultats mais aussi, d'autre part, de faire montre de son utilité
sociale (Cadrey, 2006). Les relations entre objectifs et résultats se trouvent dans
des modèles explicatifs qui présument de liens déjà démontrés entre des causes
et des effets (p. ex. la création d'emplois réduit la pauvreté, toutes choses étant
égales d'ailleurs). Les modèles logiques sont, du coup, rarement explicités.
L'économie seetate palliative dans le modèle néolibéraB
Dans une vision libérale restrictive, l'économie sociale sert de palliatif pour
combler les failles de marché et de l'État, voire contrecarrer les effets du «mal
développement». Dans une vision néo libérale de la gouvernance du développement, les instruments de politique publique sont les contrats ou les quasi-marchés
(Enjolras, 2008). L'évaluation recourt à des outils relativement standards qui
servent essentiellement à mesurer les écarts par rapport aux objectifs annoncés,
notamment l'efficience-coût des activités ou des programmes, sans tenir compte
de la spécificité de l'économie sociale. Les instances décisionnelles représentatives
des usagers ou des citoyens n'ont pas de légitimité pour participer à l'évaluation.
Ces évaluations sont le pendant de l'imputabilité des organisations d'économie
sociale qui utilisent des ressources collectives (Perret, 2010).
C'est aussi le cas des bilans sociaux orientés par une visée instrumentale.
Ceux-ci témoignent du respect des obligations sociales réglementaires ou de
celles qui, si elles n'étaient pas respectées, affecteraient à terme la réputation
de l'organisation ou la confiance et la loyauté à son endroit. On s'adresse aux
parties prenantes primaires, soit celles qui peuvent directement affecter l'activité de l'organisation (clients, fournisseurs, travailleurs, bailleurs de fonds).
L'évaluation est un enjeu stratégique au plan des ressources externes desquelles dépendent les organisations (Spear, 2010), que celles-ci soient tangibles
(financement) ou intangibles (réputation, image).
Économie et Solidarités, valu Ille 39, numéro I, 2008
L'économie sociale innovante dans le modèle pareenarta!
Le modèle peut aussi être partenarial, où l'État est subsidiaire, de type facilitateur. L'économie sociale s'y développe avec le soutien des pouvoirs publics mais
participe au pilotage du développement en promouvant la démocratisation
des lieux de travail, de production et de consommation. L'économie sociale
constitue un véritable pôle institutionnel, aux côtés du marché et de l'État, au
sein d'une économie plurielle (Evers et Laville, 2004).
La finalité normative de l'évaluation, souvent implicite lorsqu'il s'agit
de recourir à des indicateurs standards, peut au contraire faire partie d'une
stratégie délibérée d'établissement de normes alternatives d'efficacité et de
performance, voire de nouveaux standards, montrant que les organisations
d'économie sociale pourraient mieux performer que les autres formes d'entreprises au plan social et environnemental. Ainsi, l'évaluation peut cerner les
réponses particulières fournies par les organisations d'économie sociale aux
nouvelles aspirations sociales, par exemple celles de la coproduction ou du
développement durable en ce qui concerne les modes de production et les
modes de consommation, ou celle de la coconstruction dans le cas des politiques publiques. L'évaluation devient un moment de prise de conscience
individuelle et collective des ressources et des limites de l'organisation, un
exercice de démocratie, voire de positionnement politique face aux demandeurs
d'évaluation externe.
L'évaluation peut être un temps de construction sociale d'un cadre
normatif qui serait spécifique à la nature, aux formes organisationnelles et
aux règles institutionnelles de l'économie sociale. L'intérêt est la constitution
de «communautés de pratiques» qui peuvent faire la mise à plat d'un modèle
logique de développement des entreprises d'économie sociale, créer des catégories d'analyse nouvelles, établir des standards, etc. Ce serait l'une des caractéristiques de l'évaluation de type délibératif qui joue le rôle d'interprétation
d'une «grandeur commune» (Boltanski et Thévenot, 1991; Thévenot, 2006) de
l'économie sociale et de sa mise en rapport avec les pratiques circonstanciées
des acteurs.
CONCLUSION
Dans ce texte, nous avons cherché à voir s'il se dessine des tendances en matière
d'évaluation de l'économie sociale au Québec, notamment s'il y avait un lien
entre les caractéristiques de l'économie sociale et les manières de l'évaluer.
Nous voulions également voir ce que ces tendances pouvaient révéler des
attentes que l'on pouvait avoir vis-à-vis de l'économie sociale. En ce sens,
notre contribution s'inscrit davantage dans le champ de l'économie sociale que
dans celui des experts en évaluation. Nous avons analysé plusieurs documents
d'évaluation, sans jamais nous approcher de l'exhaustivité et en confrontant
Économie cf Solidarités,
volume 39, numéro l,20GB
des instruments de nature et d'envergure bien différentes (portraits sectoriels,
évaluation de programmes, bilans des sociaux, guide de financement, etc.).
C'est dire que l'exercice demeure inachevé. Mais il s'en dégage tout de même
quelques constatations.
Notre premier constat est que les objets couverts par les évaluations sont
très contrastés d'un document à l' autre, l' évaluation portant dans chaque cas sur
des dimensions liées à la nature des activités principales de l'organisation ou à
des exigences provenant de l'instance qui commande l'évaluation. Un second
constat est que la méthodologie est rarement explicitée, laissant notamment
dans l'ombre les hypothèses ou les modèles logiques qui sous-tendent l'exercice.
Ce rapide survol permet toutefois d'identifier certains facteurs qui influencent l'évaluation. Les objets évalués, les indicateurs d'évaluation, l'ouverture
même à l'évaluation externe varient suivant: le type d'activité (productive ou
servicielle); son inscription dans le marché (à dominante marchande ou non
marchande); le type de ressources engagées (monétaires, non monétaires); le
type de public visé et aux commandes (organisation mutualiste ou altruiste); et
le stade du cycle de vie du secteur d'activité ou des organisations (émergence,
maturité). Il existe aussi des approches évaluatives qui renvoient aux dimensions institutionnelles
de l'économie sociale (valeurs, normes et règles) ou à
des modèles logiques d'analyse de sa performance.
L'évaluation est aussi révélatrice de différents positionnements de l'économie sociale suivant le modèle de développement
dans lequel elle s'inscrit.
Au moins trois «visions» ou idéaux-types de l'économie sociale se dégagent
de l'observation des outils qu'on emploie pour l'évaluer. Dans un premier
cas, l'économie sociale sert de complément à l'action publique et au marché
(modèle fordiste-providentialiste).
Dans le cas d'une vision restrictive, l'économie sociale a pour rôle de soutenir le développement
économique et le
développement social en cas de panne du marché ou d'absence d'intervention
publique. L'économie sociale aide à combler les failles de marché et les failles
de gouvernement (modèle néolibéral), Mais l'économie sociale peut aussi agir
sur le modèle de développement dominant en tant que révélateur de nouvelles
attentes sociétales, et ainsi «monter la barre» des normes de performance en
y intégrant le coût des externalités et en favorisant la construction conjointe
des modèles logiques avec les principales parties prenantes (modèle partenarial). L'évaluation peut refléter un cadre logique d'interprétation
basé sur un
modèle explicatif de l'économie sociale en tant que réalité organisationnelle et
institutionnelle distincte.
Ainsi, les méthodes et les outils d'évaluation ne sont pas neutres. La définition de l'économie sociale et la vision de son rôle dans l'économie et la société
conditionnent les référentiels d'évaluation. L'évaluation formate l'information
de manière différenciée suivant le contexte organisationnel
et institutionnel
dans lequel elle prend place et suivant les attentes des décideurs et des acteurs à
l'endroit de l'économie sociale. Mais, en retour, l'évaluation participe également
Économie el Solidarités,
uolunie 39, 1111l11érol, 2008
à la définition et au formatage de l'économie sociale. II reste encore à mieux
comprendre l'articulation entre ces différents outils et l'interprétation
qu'on
fait de l'économie sociale. Cela aiderait à renforcer la réflexivité des acteurs de
l'économie sociale sur leur propre action, mais le positionnement de cette forme
d'économie eu égard aux pouvoirs publics, les bailleurs de fonds et l'opinion
publique. Il s'agit donc d'un important chantier pour la recherche future, qui
devrait mobiliser les milieux de la recherche et contribuer à les rapprocher des
acteurs de l'économie sociale.
Notes
Nous remercions les membres de la Commission scientifique" Économie sociale et coopérative" du
CIRIEC ainsi que les évaluateurs de la revue pour leurs commentaires sur des versions préliminaires
de ce texte. Une version différente de ce texte est publiée en anglais chez PIE Peter Lang dans un
ouvrage collectif du CIRIEC sous la direction de Marie J. Bouchard (BOUCHARD, 2010).
2
Une partie de cette recherche a été menée avec l'aide de Valérie Michaud, N'Deye Sine Tine et
Sambou N'Diaye, étudiants au doctorat à l'Université du Québec à Montréal, et d'Élise Desjardins,
professionnelle de recherche au CRISES. L:étude a été réalisée avec le soutien du Programme des
chaires de recherche du Canada et du Fonds québécois de recherche Société et Culture.
3
Voir BOUCHARD et RICHEZ-BATTESTI
Économie et solidarités.
4
Le MBA (Master of Business Administration)
en exercice.
S
Voir le site du Global Reporting Initiative: «www.qlobatreportinq.orq/l-iome»
6
Voir le site: «www.aqrement-quebecois.ca»
dans l'introduction du dossier dans ce numéro de la revue
est une formation universitaire de 2° cycle pour cadres
Bibliographie
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deur, Paris, Gallimard.
Les économies de la gran-
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Économie et Solidarités,
volume 39, 111/J1zéro1, 2008
Paris, La
l'
Evaluation de l'économie
sociale au Brésil: une analyse
des pratiques dans certaines ONGI
MAURfclO SERVA
Professeur à l'Université fédérale
de Santa Catarina
Président du CIRIEC-Brésil
[email protected]
CARO LINA ANDION
Professeur à l'Université
de l'État de Santa Catarina
Chercheur au CIRIEC-Brésil
[email protected]
LUCILA CAMPOS
Professeur à l'Université
du Vale do Itaja!
Chercheur au CIRIEC-Brésil
[email protected]
ERIKA ONOZATO
Professeur à la Faculté
Internacionale de Curitiba
Chercheur au CIRIEC-Brésil
[email protected]
RÉSUMÉ e Le but de cet article est d'offrir un panorama sur la façon dont la question de l'évaluation est
actuellement traitée par les organisations qui travaillent
dans le champ de l'économie sociale au Brésil. Pour ce
faire, le travail de terrain a été réalisé sur un échantillon
de convenance de 11 organisations: huit associations
et trois fondations. La méthodologie de collecte des
données utilisée est de type qualitatif: on a réalisé des
entretiens semi-structurés avec des dirigeants et des
membres des 11 organisations entre les années 2006 et
2008. L'étude permet de cond ure que les formes sous lesquelles l'évaluation a été perçue et pratiquée révèlent les
rapports de forces qui ont une influence dans la propre
configuration institutionnelle du domaine des ONG
- plus affecté par le gouvernement et les bailleurs de
fonds, et moins par les bénéficiaires et la communauté.
ABSTRACT e The aim of this paper is to provide an
overview of the way in which the issue of evaluation is
currently treated by organizations in the field of social
economy in Brazil. To provide this overview, field
research was conducted through a convenience sample
of eleven organizations: eight associations and three
foundations. The methodology of data collection was
qualitative: it was conducted through semi-structured
interviews with leaders and mcmbers of the eleven
organizations between the years 2006 and 2008. The
study concludes that the ways in which evaluation was
perceived and practiced reveals a power game that
influences institutional organizations in the NGO sector.
Such power relations favor government and donors,
rather than beneficiaries and the community.
RESUMEN e El proposito de este articulo es ofrecer un
panorama sobre la forma en que los organismos que
trabajan en el campo de la economîa social en Brasil
consideran actualmente la evaluacion. Para ello se
realizo un trabajo de campo sobre una muestra intencional de once organizaciones :
ocho asociaciones ytres fundaciones. Para la recolecciôn de datos fue utilizada una
metodologfa cualitativa: entre 2006 y 2008 se llevaron a cabo entrevistas semiestructuradas con los dirigentes y miembros de las once organizaciones. El estudio
permite conduir que las formas bajo las que se percibe y se practica la evaluacion
revelan un juego de fuerzas que influye en la configuraciôn institucional especîfica
del campo de las ONG, mas afectado pOl' el gobierno y los donantes que por los
beneficiarios y la comunidad.
e_
INTRODUCTION
Le but de cet article est d'offrir un panorama sur la façon dont la question de
l'évaluation est actuellement traitée par les organisations qui travaillent dans
le champ de l'économie sociale au Brésil. Au cours des dernières années, le
thème de l'évaluation a occupé une large place dans les discussions des acteurs
politiques dans le pays, l'évaluation étant comprise comme un instrument pour
l'accroissement de la transparence dans les organisations de l'économie sociale
et du contrôle de ces dernières de la part de la société. Dans ce travail, nous ne
considérons pas cette interprétation comme un présupposé. Au contraire, nous
cherchons à comprendre le sens qui est attribué à l'évaluation, comment elle est
utilisée et quelles sont les conséquences de cette pratique dans et hors du champ
de l'économie sociale. Nous entendons l'évaluation comme la «détermination
de valeur ou de mérite d'un objet évalué» (Worthen, Sand ers et Fitzpatrick,
2004, p. 35). Dans ce sens, l'évaluation sera examinée comme un « traducteur»
qui exprime la vision que la société et les acteurs mêmes de l'économie sociale
ont de cette dernière et qui reflète les modes de régulation ou de gouvernance
dominants (Bernier, Bouchard et Lévesque, 2003).
Pour ce faire, il convient tout d'abord de définir ce que nous entendons
par «économie sociale». Cette expression n'a pas au Brésille même sens qu'en
Europe et dans les pays de langue française. Une définition qui résume bien ce
que l'on entend dans ces pays par l'univers d'organisations
qui forment cette
«nouvelle économie sociale» pour utiliser une expression du Québec - est celle
donnée par Favreau (2005). Selon cet auteur, ces organisations (qu'il s'agisse
d'associations, de coopératives ou de mutuelles) représentent des initiatives,
en tant que manifestations de l'action collective, qui visent à «entreprendre
d'une autre manière ». Favreau affirme que cette définition considère les trois
dimensions de ces initiatives sans donner de priorité à aucune, à savoir la
dimension sociale (action collective), la dimension économique (entreprendre)
et la dimension politique (d'une autre manière). L'action collective a trait à la
nécessité de travailler conjointement qui surgit dans les demandes sociales,
que celles-ci soient socioéconomiques,
sociopolitiques,
socioculturelles
ou
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
socioenvironnementales,
«Entreprendre»
est lié au caractère économique de
ces initiatives qui vont au-delà du marché, sans toutefois l'exclure; on prend
ici en compte l'hybridation des formes de régulation économique de même que
les différentes formes dentreprenariat.
L'expression «d'une autre manière»
signifie que de telles initiatives partent de multiples projets sociopolitiques qui
visent à promouvoir la transformation sociale.
Dans le cas du Brésil, historiquement, une séparation bien nette existait
entre l'univers qui comprend les coopératives (de divers types) et les autres
organisations à but non lucratif (spécialement les fondations et les associations)
qui forment le champ de l'économie sociale. Dans ce sens, on perçoit la prédominance d'une conception chez ce second groupe qui se voit comme un «troisième
secteur» axant principalement son action sur les sphères sociale et politique,
tout en laissant la fonction économique au second plan. Ce clivage trouve des
éléments de réponse dans la genèse et dans la trajectoire de ce champ, comme
nous le verrons plus tard, qui se structure d'abord en se basant sur un modèle
de l'assistance sociale et, plus tard, à l'époque de la dictature, en adoptant une
attitude «d'opposition»
à l'État. Dans les deux cas, l'influence de l'idéologie
chrétienne et des courants politiques tiers-mondistes a été décisive, de sorte que
les questions économiques ont été reléguées à un second plan ou simplement
oubliées (Revel et Roca, 1998).
C'est pourquoi lorsqu'on parle d'économie sociale au Brésil, c'est le
travail des organisations à but non lucratif qui vient aussitôt à l'esprit, ce qui
ne signifie pas que celles-ci n'aient pas un rôle économique important. En
2004, l'Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE) a publié un
rapport sur les associations et fondations à but non lucratif qui travaillent en
faveur de l'intérêt général dans le pays. Selon l'IBGE (2004), il existe environ
276000 organisations de ce type et, entre 1996 et 2002, le nombre de postes
de travail dans ces organisations a augmenté de 48 %, passant de 1039925 à
1541290. Les emplois créés dans ce secteur de l'économie correspondent à 5,5 '/'o
de tous les emplois créés dans le pays. En 2003, le gouvernement fédéral a créé
le Secrétariat national d'économie solidaire (SENAES), sous l'égide du ministère
du Travail. On reproduit ci-dessous la définition de l'économie solidaire du
SENAES et du ministère du Travail:
L'économie solidaire est une façon différente de produire, vendre,
acheter et échanger ce qui est nécessaire pour vivre. Sans exploiter
les autres, sans vouloir prendre un avantage, sans détruire l'environnement. En coopérant, en renforçant le groupe, chacun pensant
au bien de tous et à son bien propre. Dans ce sens, on entend par
économie solidaire l'ensemble d'activités économiques de production, distribution, consommation, épargne et crédit, organisées sous
la forme d'autogestion (Ministère du Travail, 2009).
Quand il met sur le même plan l'économie solidaire et l'autogestion, il
est évident que le ministère du Travail considère l'économie solidaire comme
Économie ei Solidarités, oolume 3.9, numéro 1, 2008
un ensemble d'organisations beaucoup plus petit que celui composé par les
organisations à but non lucratif qui travaillent en faveur de l'intérêt général
au Brésil.
Tout en tenant compte des particularités du contexte brésilien, cet article
s'intéressera à l'ensemble des organisations que l'on appelle couramment ONG
dans le pays. Il est important de relever, cependant, que cet ensemble n'est pas
homogène; il constitue un espace de cohabitation (mais aussi de dispute) entre
différents groupes qui luttent pour obtenir une reconnaissance et affirmer leur
position. Il y a beaucoup de typologies qui cherchent à définir la composition
du domaine des ONG au Brésil. Pour ce travail, nous adopterons la typologie
élaborée par Andion (2007) qui identifie cinq groupes principaux:
ClO
les ONG anciennes, fondées pour la plupart pendant la période de la dictature militaire (1964-1985), et liées aux mouvements sociaux traditionnels
(mouvement syndical, associations de quartier, communautés ecclésiales
de base, pastorales de l'Église catholique);
• les ONG plus récentes, liées aux «nouveaux mouvements sociaux» (mouvement féministe, mouvement écologiste, mouvement noir, etc.);
• les ONG plus récentes, créées par des techniciens et professionnels
qui ne sont pas liées aux mouvements sociaux;
mais
• les fondations et instituts, qui sont, pour la plupart, créés par des entreprises ou liés au mouvement d'investissement
social privé;
• les organisations philanthropiques, dont un grand nombre sont aussi liées
à l'Église et qui ont comme but de développer des activités d'assistance
sociale.
Dans cette recherche, le travail de terrain a été réalisé sur un échantillon
de convenance de 11 organisations: huit associations et trois fondations. Parmi
les associations, quatre peuvent être caractérisées comme plus anciennes, deux
sont de type plus récent, plus professionnalisées et sans liaison avec les mouvements sociaux, et deux sont philanthropiques.
Parmi les trois fondations,l'une
d'elles a été créée par un groupe de citoyens, alors que les deux autres l'ont
été par de grandes entreprises (l'une privée et l'autre publique) dans le but de
développer un investissement social privé dans le cadre du mouvement de
responsabilité sociale corporative. Toutes ces organisations ont plus de dix ans
de fonctionnement et ont leurs sièges centraux dans les régions Sud et Sud-Est.
La méthodologie de collecte des données utilisée est de type qualitatif: nous
avons réalisé des entretiens semi-dirigés avec des dirigeants et des membres
des 11 organisations entre les années 2006 et 2008.
Comme cette étude porte sur l'analyse des méthodes d'évaluation utilisées
par ces ONG, leur sens et leurs formes d'application, les questions qui l'ont guidée
sont les suivantes: Quels sont les méthodologies et instruments d'évaluation
principaux appliqués dans ces organisations? Quels sont les objectifs de cette
Économie et Solidarités, volume 39, numéro L, 2008
évaluation? Quelle est l'influence des différentes parties prenantes (stakeholders)
dans ce processus? Quel est l'impact de cette évaluation sur l'augmentation de
l'imputabilité (accountability) des ONe? En somme, nous cherchons à comprendre
quelles sont les conceptions théoriques répandues dans la littérature et dans le
contexte institutionnel de l'économie sociale au Brésil et comment l'évaluation
est perçue et utilisée par les membres de ces organisations.
Pour ce faire, le plan de la recherche s'est structuré en deux temps. Nous
avons d'abord examiné quelques modèles d'évaluation parmi les principaux
relevés dans la littérature sur ce thème au Brésil et qui sont utilisés actuellement à l'échelle nationale. À partir de cette collecte ont été choisis quatre
modèles- qui respectaient les critères suivants: 1) l'importance au plan institutionnel ainsi que le rayonnement des actions dans le champ de l'économie
sociale des organisations qui ont publié et recommandé les modèles; 2) la
variété des secteurs d'activité des organisations affectées par ces modèles;
3) l'étendue de l'utilisation des modèles dans l'univers des associations et dans
les diverses régions du pays. L'analyse de ces modèles a permis d'établir les
principales normes d'évaluation et de relever certains postulats de recherche
qui ont alors été examinés dans un deuxième temps, lors de l'analyse des
11 cas. Parmi les 11 organisations analysées dans cette étude, 10 réalisent une
évaluation sur demande externe de leurs bailleurs de fonds; leurs membres
connaissent les quatre modèles cités ci-dessus et reconnaissent qu'ils utilisent
des éléments et des logiques d'évaluation présents dans au moins deux de
ces modèles.
Le texte qui suit présente les résultats de la recherche en deux parties.
Dans la première partie sont discutées les particularités de la constitution
du domaine des ONe au Brésil, au moyen de l'analyse de la relation qui
s'établit entre l'État et la société civile organisée. Ce préambule se justifie car
nous cherchons à comprendre l'influence des modes de gouvernance sur la
signification de l'évaluation et sur les façons dont elle a été appliquée dans le
contexte national. La seconde partie consiste, quand à elle, en l'examen des
modèles cités précédemment, en relevant les ressemblances et différences entre
les conceptions, les intentions et dans les propres cadres de ces modèles, ce qui
permet de mettre en évidence les diverses façons dont l'évaluation est conçue.
Dans cette partie, nous analysons également les principales incidences qu'ont
les pratiques d'évaluation en cours dans les ONe étudiées. Il s'agit de mieux
comprendre la signification et la praxis de l'évaluation dans ces organisations,
comment elle est utilisée et dans quelle mesure elle répond aux défis qui se
posent aujourd'hui pour le champ de l'économie sociale brésilienne. Ainsi, à
partir de l'examen de ce que les bailleurs de fonds et les ONe entendent et
pratiquent comme évaluation, nous aspirons à montrer que les stratégies et les
mécanismes utilisés n'ont pas seulement un rôle technique et fonctionnel, mais
expriment aussi le moment, la place et la valeur que l'économie sociale occupe
dans la société brésilienne actuellement.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
MODES HISTORIQUES DE GOUVERNANCE
ET PRATIQUE
DE L'ÉVALUATION DANS LE DOMAINE DES ONG
La relation de l'État avec le tiers secteur au Brésil, tel qu'est communément
appelé le champ des ONG, se structure historiquement à partir de différents
régimes de gouvernance. Nous entendons par gouvernance la configuration
des lois, structures, ressources, règles administratives et modèles institutionnels qui programment et conditionnent les services publics et leur régulation
(Bernier, Bouchard et Lévesque, 2003). La définition de service public est ici
plus ample que l'État, puisqu'elle considère d'autres acteurs qui travaillent et
ont une influence dans l'espace public. Dans cette section, nous montrerons
comment les transformations dans ces modes de gouvernance vont interférer
dans la conception des formes et des mécanismes d'évaluation utilisés dans le
champ des ONG au cours du temps.
Premièrement, à l'époque où le Brésil est une colonie de la Couronne
portugaise, on ne peut que constater la prédominance du régime d'assistance,
dans lequel les services publics sont peu effectifs et les services associatifs ne
sont pas financés par l'État, mais par des groupes clientélistes. C'est au cours
de la période connue comme celle de la Vieille République ou des coronels
(1889-1930) que surgissent les premières œuvres de bienfaisance qui ont pour
ambition d'offrir une aide spontanée et désintéressée aux pauvres. Les Sanias
Casas de Miseric6rdia (<< saintes maisons de la miséricorde», institutions religieuses d'assistance sociale et hospitalière), les Irmandades (confréries religieuses
catholiques) et les Tiers-Ordres, parallèlement à d'autres institutions religieuses
non catholiques, assumaient un rôle prépondérant dans l'accueil de la majorité
de la population qui restait à la marge des politiques sociales de base. Ainsi,
on peut dire que l'idée de société civile se voyait alors rattachée aux notions de
philanthropie et de charité, les pauvres (une grande partie de la population)
étant perçus non pas comme des citoyens détenteurs de droits, mais comme
les objets de la bonté de leurs bienfaiteurs. Dans cette période, l'évaluation ne
se pose même pas comme une valeur, étant donné que les services rendus se
rapportent à des aides spontanées motivées par un sentiment de solidarité de
la société envers les exclus.
Le régime d'assistance va s'institutionnaliser
à partir de la décennie de
1930, durant les gouvernements
successifs du président Getûlio Vargas, à la
faveur de l'adoption des premières lois de l'assistance sociale dans le pays,
qui, pour la plupart, sont encore en vigueur aujourd'hui. Le décret-loi 525
de 1938 stipule que le service social a pour but de «diminuer ou supprimer
les déficiences ou la souffrance causées par la pauvreté ou par la misère ». La
législation ne va pas rompre avec la tradition de l'action sociale comme charité;
au contraire, comme l'affirme Landim (2002), elle va contribuer à définir le rôle
des associations comme complémentaire, légitimant ainsi la conception d'une
société civile sous la tutelle de l'État.
Économie et Solidarités, oolume 39, numéro 1, 2008
Cela se confirme par la création du Conseil national d'assistance sociale
(CNAS), dont le but est de préciser les contours des «institutions à caractère
privé» qui vont offrir de tels services et d'étudier leur situation pour l'octroi
de subventions accordées par l'État. De cette façon, le gouvernement reconnaît
l'existence de 'tes institutions et se pose comme principal arbitre dans leur
régulation. Ce passage se renforce avec la loi 3071 de 1935 qui va reconnaître
l'utilité publique de ces organisations. Pour conserver le titre, il y a l'obligation
de présentation annuelle d'un rapport circonstancié des services rendus à la collectivité. C'est à ce moment qu'apparaît une ébauche d'instrument d'évaluation
de ces organisations, prélude à une « reddition de comptes» au gouvernement.
L'aspect non mercantile de ces initiatives sera essentiel pour les caractériser (puisqu'elles ne peuvent pas rémunérer les postes de direction et de conseil)
et obtenir de l'État l'exemption d'impôts. La loi 3577 de 1959 va exempter les
organismes de bienfaisance et d'assistance sociale de la contribution pour
la sécurité sociale, ce qui sera ratifié par la Constitution de 1988. Mais, pour
cela, elles doivent se conformer aux exigences de la loi, c'est-à-dire ne pas être
engagées dans une exploitation mercantile, ni dans une distribution des bénéfices ou de participation au résultat économique final. On constate donc que,
dans un premier temps, l'influence du régime d'assistance sur la composition
du champ de « l'économie sociale» brésilienne est très forte, ce qui peut en partie
expliquer pourquoi la sphère économique et la préoccupation pour la gestion
soient absentes de l'ordre du jour des acteurs. Il est intéressant de voir à quel
point cette conception subsiste encore de nos jours, comme on peut le noter
dans le code civil brésilien qui est entré en vigueur en 2003. Les associations
y sont définies comme des «personnes juridiques de droit privé, ayant une
finalité non économique, considérées comme des associations ou fondations
(suivant la forme de constitution) »,
Cependant, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, cette conception d'une «économie sociale d'assistance» suscite des tensions, à un moment
où d'autres régimes de gouvernance commencent à émerger dans le pays. À
cette époque, on perçoit deux mouvements qui se produisent concomitamment
et qui vont reconfigurer la dynamique des relations de l'État et de la société
civile en jetant les bases d'un régime participatif ou de la coproduction (Paes de
Paula, 2005). D'abord, on observe un mouvement dans la sphère de la mobilisation sociale caractérisé par l'émergence dans différentes régions du pays de
mouvements sociaux d'un type nouveau. Parmi les plus importants figurent
les communautés ecclésiales de base (CEB), les associations d'habitants et les
groupes faisant partie de ce qu'on appelle les «nouveaux mouvements»
en
milieux rural (d'agriculture familiale, des sans-terre, etc.) et urbain (écologistes,
mouvement noir, féministe, etc.). Ce phénomène sera reconnu par plusieurs
auteurs comme un jalon dans la transition démocratique et le renforcement de
la société civile brésilienne. Scherer-Warren et Krischke (1987) décrivent ces
organisations comme des initiatives collectives qui luttaient contre les façons
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 200S
traditionnelles de faire de la politique. Elles se distinguent des anciens mouvements sociaux par leur lutte pour la reconnaissance et l'insertion sociale du
«peuple brésilien», terme entendu ici comme ayant un sens plus large que la
notion de classe ouvrière. Ce « peuple» va rechercher son affirmation citoyenne
en tant que sujet détenteur de droits. Pour Dagnino (2002), l'apparition de ces
mouvements va redéfinir la notion de citoyenneté et permettre la construction
d'une dimension proprement publique dans la société brésilienne, montrant
que tous ont le droit d'avoir des droits.
C'est à cette époque que seront créées des ONG d'un nouveau type, différentes des organisations philanthropiques et d'assistance jusqu'alors prédominantes. Ces organisations, au début, ne se reconnaissaient pas comme des ONG, mais
seulement comme des centres de conseil aux mouvements naissants: « il n'y avait
pas chez leurs agents la représentation d'appartenance à un univers institutionnel
particulier» (Landim, 2002, p. 18). Il est important de souligner qu'au-delà du
soutien des nouveaux mouvements sociaux, elles subsistaient dans leur grande
majorité grâce aux financements issus de la coopération internationale. Les ONG
internationales avaient besoin de partenaires locaux capables d'élaborer des
projets et de suivre leur exécution, afin de promouvoir le développement dans
les pays du Sud. Des partenariats ont alors été établis, faisant des ONG locales
des « médiatrices» entre les mouvements, les organisations populaires et les
bailleurs de fonds externes et permettant le maintien d'une relative autonomie par
rapport au gouvernement. C'est grâce à cette relation que se renforce l'influence
des ONG internationales tant en termes idéologiques qu'en termes de transfert
de méthodologies et de pratiques de gestion vers les organisations locales. Cet
aspect est important pour comprendre l'origine de l'utilisation de modèles et de
méthodologies d'évaluation développés par les ONG internationales comme
la Fondation Kellogg, l'OXFAM, Avina, Misereor, entre autres, qui aujourd'hui
encore sont largement utilisés dans le pays.
Dans ce processus de mobilisation, on relève l'implication croissante du
secteur privé dans les questions sociales à partir des années 1990. De plus, on
note l'adoption de pratiques comme l'investissement social privé, le bénévolat
corporatif et la responsabilité sociale, jusqu'alors peu présents dans la sphère
privée du pays. Dans sa dimension institutionnelle, ce mouvement a favorisé
la création de diverses fondations et instituts de la part de grandes entreprises
privées, visant à développer des projets sociaux, souvent en partenariat avec
les ONG. En outre, il a engendré la constitution d'organismes de représentation
ayant un rayon d'action national et même international, comme dans le cas du
Groupe d'Instituts, Fondations et Entreprises (GIFP) et de l'institut Ethos de
responsabilité sociale".
L'autre mouvement important dans les années 1990 se réfère au changement dans la propre architecture institutionnelle (légale, organisationnelle
et
décisionnelle) de l'État qui découle de la Constitution de 1988. D'importants
mécanismes de garantie de participation populaire ont été insérés dans la
Économie et Solidarités,
uotunte 39, numéro 1, 2008
nouvelle Constitution, tels que des plébiscites et des référendums populaires,
des audiences publiques, une tribune populaire et des conseils publics. Ces
derniers vont permettre la participation de la société civile à la conception et à
la mise en œuvre des politiques publiques sectorielles et de défense de droits.
En outre, la Constitution va faire des municipalités des entités fédératives
autonomes et augmenter la part des tributs fédéraux transférée de l'Union vers
les États de la fédération et les municipalités. Dotées d'autonomie politique et
fiscale, les municipalités vont assumer des fonctions en termes de politiques
publiques, de leur propre initiative ou par l'adhésion à un programme proposé
par un autre niveau plus large. Tout cela va donc stimuler la décentralisation
entre les différents niveaux de gouvernement et élargir les responsabilités des
organisations et des pouvoirs locaux (Arretche, 1999).
Tous ces mécanismes vont augmenter les possibilités de contrôle social.
Dans ce sens, l'évaluation des organisations de la société civile qui travaillent
dans la sphère publique cesse d'être une attribution du seul gouvernement
pour devenir aussi celle de la société, dans une perspective de renforcement
de la démocratie. Néanmoins, malgré des avancées dans la constitution, on
connaît les limites de l'application de ces mécanismes" pour ce qui est d'un réel
changement dans les pratiques de l'évaluation. Dans la majorité des cas, les
conseils ont peu de représentativité et leurs membres, en plus de manquer de
formation, ne disposent pas d'instruments réels (ni financiers, ni institutionnels)
pour agir de manière proactive.
Cette tendance de consolidation d'un régime plus participatif dans la
relation entre État et société civile va s'observer, à la fin des années 1990, dans
un mouvement visant l'instauration d'un nouveau régime de gouvernance,
inspiré par des principes néolibéraux. Durant cette période - correspondant
aux deux mandats du président Fernando Henrique Cardoso -, on assiste à
une restructuration de l'État au Brésil qui s'institutionnalise
avec le Plan-cadre
de la réforme de l'appareil de l'État viabilisé par l'amendement constitutionnel
de 1996 (Bresser Pereira, 1998). Cette réforme incluait l'ajustement fiscal, ainsi
que la «modernisation»
de l'administration
publique, au moyen de la décentralisation. Dans l'ensemble de la réforme se détache l'impulsion donnée au
transfert d'activités auparavant réservées à l'État vers la sphère privée et non
gouvernementale,
avec les privatisations et la création de nouvelles instances,
comme les agences régulatrices et exécutives, les organisations sociales (OS)
et les organisations de la société civile à caractère public (OSCIP). Le cœur de
la réforme était que seules les activités stratégiques seraient conservées par
l'État, alors que les autres (notamment les services sociaux et scientifiques)
seraient transférées vers la sphère non gouvernementale.
Le transfert d'attributions auparavant exclusives de l'État vers la société civile est vu comme une
stratégie pour diminuer les coûts et accroître l'efficience des services publics.
L'accent est mis ici sur l'efficacité opérationnelle des organisations de ce que
l' on appelle le «tiers secteur».
Économie
ft
Sotiâarité«, volume 39,
1111711l'ro
l,20GB
C'est dans cet esprit que la loi des OSCIP (loi 9.790 de 1999) a été adoptée;
elle est considérée comme un premier pas vers un «nouveau cadre légal» du
champ des ONG au Brésil, car elle apporte une série de changements dans la
définition même de ces organisations et dans les formes de leur relation avec
l'État. Selon la nouvelle réglementation peuvent être reconnues comme OSCIP
les organisations qui travaillent dans les secteurs traditionnels de la philanthropie (assistance sociale, éducation et santé), mais aussi dans d'autres secteurs
comme les activités culturelles, la conservation du patrimoine historique et
artistique, la préservation et la conservation de l'environnement ou la promotion
du bénévolat. D'un autre côté, la qualification comme OSCIP distingue les organisations qui ont effectivement une finalité publique de celles qui ont pour but
de ne bénéficier qu'à leurs membres. De cette manière, le titre d'OSCIP élargit
l'éventail des organisations qui peuvent être reconnues légalement comme
celles qui sont orientées vers la promotion de l'intérêt public.
Une autre nouveauté apportée par la loi est la possibilité de rémunérer
les dirigeants. Cette possibilité traduit la reconnaissance de la trajectoire de
professionnalisation du domaine et vient d'une certaine manière rompre avec
la vision auparavant dominante d'un secteur se consacrant seulement à l'aide
spontanée. Dans ce sens, l'État reconnaît pour la première fois que le tiers
secteur est aussi un espace économique dans la mesure où les gestionnaires
peuvent être rémunérés pour leur travail. Cependant, il convient de souligner
que la qualification comme OSCIP ne contient aucune indication sur l'immunité ou l'exemption fiscale et qu'elle ne remplace pas la Déclaration d'utilité
publique fédérale, délivrée par le ministère de la Justice, ni le Certificat de fins
philanthropiques, émis par le Conseil national d'assistance sociale (CNAS).
Par conséquent, afin de pouvoir jouir de bénéfices fiscaux, les organisations
ne doivent pas rémunérer les dirigeants, conseillers, associés, fondateurs,
bienfaiteurs ou équivalents.
Finalement, un autre aspect essentiel de la loi est l'introduction d'un
nouvel instrument juridique qui règle la relation entre l'État et les organisations
reconnues comme OSCIP: le Contrat de partenariat". Cet instrument introduit
de nouvelles formes de gestion des relations de partenariat entre l'État et les
organisations, en élargissant les mécanismes de fiscalisation et en modifiant
les formes traditionnelles d'évaluation. Pour établir le Contrat de partenariat,
l'organisation doit élaborer un plan de travail contenant: 1) les objectifs et les
résultats prévus, avec des délais d'exécution et un chronogramme de déboursement; 2) les critères objectifs d'évaluation de performance; 3) la prévision de
recettes et de dépenses. D'autre part, la reddition de comptes doit être effectuée
directement auprès de l'organe partenaire, au moyen d'un rapport de l'exécution de l'objet du Contrat de partenariat contenant: 1) la comparaison entre
les objectifs et les résultats respectifs; 2) un bilan détaillé des recettes et des
dépenses; 3) la publication d'un bilan de l'exécution physique et financière.
Économie cf Solidarités,
volume 39, numéro
l, 2008
En outre, les conseils de politiques publiques doivent être consultés avant la
conclusion des contrats de partenariat et participer à la Commission d'évaluation des résultats (Castro, 2008).
Cette réflexion sur le changement de cadre légal n'a pas beaucoup avancé
après le changement de gouvernement et, au cours des mandats du président
Lula (de 2003 jusqu'à aujourd'hui), il n'y a pas eu de continuation de cette politique. Cela se reflète aussi dans la faible adhésion des organisations de la société
civile à la loi, celles qui ont opté pour la reconnaissance comme OSCIP étant
relativement peu nombreuses". Cependant, on constate que la discussion sur
la nécessité de se doter d'instruments de régulation afin d'augmenter la transparence du secteur est encore au centre des débats. On relèvera, par exemple,
la mise sur pied, au début de 2008, par le parlement fédéral d'une commission
parlementaire d'enquête (CPI, Comissâo Parlameniar de Inquérito) sur les ONG
pour investiguer des opérations de financement ayant eu lieu entre le gouvernement fédéral et certaines ONG au cours de la période allant de 2003 à 2006.
Ce survol historique permet de conclure que la composition du champ
des ONG dans le pays a pris de nouveaux aspects au fil du temps, dans la rencontre de ces organisations avec les différentes sphères sociales (État, société
civile et marché), dont elles se différencient et, en même temps, se nourrissent.
Ces transformations
se reflètent dans les différentes identités que ces organisations vont revêtir au cours du temps, dans les rôles qu'elles vont choisir
de jouer et dans les relations qu'elles vont entretenir avec les autres sphères
sociales. Dans le cas du Brésil, ces transformations sont guidées par différents
régimes de gouvernance qui se succèdent historiquement (de l'assistance, de
la coproduction et néolibéral). De tels régimes ne se substituent pas l'un à
l'autre, ils cohabitent aujourd'hui et se heurtent sur différents points, donnant
lieu à un référentiel régulateur confus, en plus de modes de fonctionnement
institutionnels assez distincts entre les ONG, comme l'illustre l'évaluation de
l'Association brésilienne des ONG (ABONG8):
Le cadre légal qui règle le fonctionnement
des organisations de
la société civile est complexe et fragmenté. Il ne répond pas aux
demandes des diverses organisations, ni même aux demandes du
gouvernement. Il ne renforce pas l'action de la société civile organisée et n'établit pas de relation de transparence avec l'État qui
permette un contrôle de la société civile sur les politiques publiques
et un accès réellement démocratique aux ressources publiques (Da
Paz, 2005, p. 23).
Tout ce processus va influencer la façon dont l'évaluation est comprise et
appliquée dans le pays. Comme nous l'avons vu précédemment, la valorisation
de l'évaluation dans le tiers secteur va se réaliser, principalement, à partir d'une
conception de contrôle hiérarchique de la part de l'État et des bailleurs de fonds.
Malgré la présence de mécanismes de contrôle social de la part de la société
civile, ceux-ci sont encore, dans la pratique, peu effectifs et peu utilisés. Bien
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
qu'avec le temps on accorde de plus en plus d'importance à l'évaluation, cette
importance est liée principalement à la notion de contrôle des résultats. Cette
tendance est plus évidente dans les dernières décennies avec la professionnalisation et l'institutionnalisation
du domaine et une plus grande exigence de
transparence de la part des ONe. Mais est-ce qu'elle se manifeste aussi dans
la pratique des ONG? Nous pensons que oui et pour vérifier cette hypothèse,
la recherche a été réalisée en considérant aussi bien les modèles d'évaluation
que la pratique des ONG. Les résultats sont présentés ci-après.
ANALYSE DE L'ÉVALUATION DANS LES ONG ÉTUDIÉES
Après avoir examiné les quatre modèles adoptés par les bailleurs de fonds,
force est de constater qu'il n'y a d'homogénéité ni dans les méthodologies,
ni dans les grilles d'indicateurs proposés pour l'évaluation des ONG, malgré
certaines ressemblances. La «culture de l'évaluation» paraît récente dans ce
domaine et elle est très influencée par les demandes des bailleurs de fonds qui
sont, dans la majorité des cas, à la fois bailleurs de fonds et responsables de ces
évaluations. Ainsi, nous jugeons important de mettre en évidence deux aspects
concernant l'élaboration des modèles examinés: le point de vue à partir duquel
les modèles sont conçus et leur origine institutionnelle.
Même si tous les modèles analysés déclarent comme demandeurs de l'évaluation les acteurs internes et externes à l'organisation, il est clair que chaque
modèle est, en général, conçu du point de vue externe. La logique qui préside
à l'établissement des échelles d'évaluation est celle des bailleurs de fonds (que
ce soit l'État ou les entreprises) plutôt que celle des autres acteurs concernés, y
compris les membres de l'organisation. Le programme est l'échelle privilégiée
du processus d'évaluation, les approches centrées sur l'administration? et sur
les buts" étant les plus communes (Worthen, Sanders et Fitzpatrick, 2004).
L'organisation et son renforcement n'apparaissent
comme objets d'évaluation
que dans un seul modèle et, même dans celui-ci, le programme est indiqué
comme le niveau principal d'évaluation. Le bailleur de fonds accorde les ressources à l'organisation pour qu'elle mette en œuvre certains programmes et il
cherche alors à con trôler l'efficience, l' efficaci té et l' effecti vi té dans l' utilisa tion
des ressources qui leur sont allouées. Dans cette logique, le fonctionnement de
l'organisation et même les effets de son action sur les communautés peuvent être
ignorés dans le processus d'évaluation. Les principaux objets de l'évaluation
sont les activités, les effets et le rendement définis dans le programme initial
(celui-ci étant souvent utilisé comme instrument d'évaluation et de suivi).
En ce qui concerne l'origine institutionnelle des modèles, nous constatons
que trois d'entre eux ont été élaborés par des ONG (deux nationales et une
internationale) qui ont un profil de bailleurs de fonds ou un rôle de formation
dans le secteur. Bien que l'État établisse de plus en plus de partenariats avec les
Économie et Solidarités, ooiume 39, numéro 1, 2008
associations et les fondations - en créant des mécanismes pour encadrer cette
relation -, les institutions publiques ne semblent pas encore exercer le rôle de
protagonistes dans la production de modèles d'évaluation des ONG et dans
leur diffusion. Cela peut s'expliquer par la forte influence qu'ont encore les
organismes internationaux de financement sur la production de connaissances
et la diffusion de méthodologies à suivre dans le domaine.
Malgré les bonnes intentions déclarées dans les modèles étudiés, la prédominance d'une vision unilatérale des bailleurs de fonds peut restreindre le
potentiel de leur application. L'évaluation peut alors être vue comme étrangère
aux besoins propres de l'organisation et de son public cible, comme s'ils ne se
l'étaient pas appropriée. Sur la base de ces constatations, on arrive à certaines
hypothèses de recherche que nous prenons comme références pour l'analyse
des données recueillies dans les organisations étudiées, présentée dans les
prochains paragraphes:
GI
GI
s
Étant donné que les modèles formels
point de vue externe à l'organisation,
application peut ne pas engendrer une
car elle est réalisée beaucoup plus pour
qu'aux besoins de l'organisation.
d'évaluation sont conçus d'un
l'évaluation qui découle de leur
révision des pratiques des ONG,
répondre aux exigences externes
Au-delà des modèles formels d'évaluation proposés par les bailleurs
de fonds, il doit exister d'autres espaces sociaux, d'autres pratiques et
d'autres instruments qui sont utilisés par les ONG afin de promouvoir
la réflexivité sur leur pratique, y compris l'évaluation.
L'application des modèles formels d'évaluation paraît ne pas exiger la
participation réelle d'acteurs des communautés visées (public) par l'action
de l'organisation. Ainsi, l'application de ces modèles ne contribue pas
nécessairement à augmenter l'imputabilité des ONG.
Comme nous l'avons déjà relevé, nous avons analysé les données concernant les processus d'évaluation de huit associations et trois fondations. L'annexe
présente une brève caractérisation de chacune des organisations étudiées, en
décrivant leur genèse et la période qu'elles traversent actuellement, de façon
à ce que les lecteurs aient une meilleure compréhension de leur dynamique
institutionnelle. Nous présenterons les résultats de l'analyse à partir des trois
propositions de recherche mentionnées ci-dessus, en essayant de donner une
vision générale des processus d'évaluation examinés.
Dans 10 des organisations analysées, la demande principale d'évaluation
formelle est externe à l'organisation et les bailleurs de fonds sont les plus intéressés par les résultats de l'évaluation. Seule une ONG (l'organisation 8 dans
l'annexe) ne correspond pas à cette situation, parce qu'elle ne reçoit aucun
financement de la part d'organismes externes. Dans cette dernière, J'évaluation
est demandée par la direction. Pour toutes les autres organisations, le processus
d'évaluation systématique est établi par les bailleurs de fonds qui imposent
Économie
el Solidllrités,
VOlll711i' 39, 11111111'ro1, 2008
leur modèle spécifique. Ces modèles visent principalement à évaluer le programme financé par chaque agent fournisseur de ressources qui s'intéresse
prioritairement à l'analyse des activités (approche centrée sur l'administration)
et aux résultats atteints par le programme (approche centrée sur les objectifs).
L'exécution de l'évaluation dépend des procédures établies par chaque bailleur
de fonds: il y a des cas où l'évaluation est faite seulement par des représentants
du bailleur de fonds, dans d'autres cas, elle est réalisée par les membres de
l'organisation et parfois elle est mixte, impliquant des représentants externes
et des membres internes.
Dans la moitié des cas, la participation de la communauté touchée par
l'action de l'organisation
est prévue dans l'étape de collecte des données.
Dans ces cas, les communautés participent aux étapes initiales des processus
évaluateurs sur les projets/activités,
mais presque jamais à l'étape finale, soit
lors de l'analyse des données recueillies et de leur restitution. Les données
sont collectées par le bailleur de fonds ou par l'organisation ou encore par les
deux ensemble, ensuite elles sont remises au bailleur de fonds et retournent
rarement aux bénéficiaires. La transmission des résultats de l'évaluation aux
membres de l'organisation est faite de manière non systématique et, dans de
nombreux cas, il n'y a pas de transmission des informations à la communauté,
ce qui réduit le degré d'utilisation générale des résultats dans un processus de
réévaluation plus ample de l'organisation.
Les processus d'évaluation analysés ont souvent un caractère sommatif
(Scriven, 1967) et sont centrés sur l'évaluation du mérite des projets/activités
eu égard à des critères jugés importants (principalement par les bailleurs de
fonds), à travers un examen de leurs résultats par rapport à ce qui avait été
prévu. Par conséquent, l'accent est moins mis sur une évaluation formative, ou
de processus, qui produirait des informations utiles pour l'amélioration de la
gestion du programme. Il est important de souligner que, dans tous les cas, il
existe des mécanismes internes d'évaluation de la gestion tels que le système
de reddition de comptes, le rapport annuel et des indicateurs de résultat plus
consolidés. Cependant, l'utilisation de ces informations est encore restreinte,
étant donné qu'elles sont principalement
destinées aux bailleurs de fonds
externes.
D'un autre côté, on perçoit que cette tendance s'accompagne d'évaluations
plus utilitaires (Hou se, 1983) dans lesquelles la valeur est attribuée à l'impact
global du programme sur la clientèle ciblée. Dans ce sens, «le plus grand
bien est celui qui va bénéficier au plus grand nombre d'individus»
(Worthen,
Sanders et Fitzpatrick, 2004, p. 109). Il s'agit d'attribuer un plus grand poids
à des indicateurs objectifs qui décrivent plus les «quantités» atteintes que la
«qualité» des programmes. De cette façon, même si les indicateurs sont mixtes,
la priorité est accordée aux indicateurs de type quantitatif qui décrivent de la
manière la plus objective possible les résultats atteints. Les instruments d'évaluation les plus employés sont l'analyse documentaire
et le questionnaire.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro L, 2008
Dans le cas d'un engagement plus évident de la communauté dans la collecte
de données, les entretiens et les groupes de discussion sont aussi employés.
La périodicité observée est en général la même que celle du programme. Pour
certains programmes plus longs, l'évaluation exigée par le bailleur de fonds
prévoit des étapes trimestrielles ou semestrielles pour la collecte de données,
mais en général la périodicité des moments d'évaluation est annuelle.
L'analyse des données recueillies dans les organisations vient donc confirmer la première proposition de la recherche: l'évaluation qui découle de l'application de modèles formels établis par les bailleurs de fonds paraît ne pas
engendrer de révision systématique des pratiques de ces organisations. Dans
certaines organisations (deux associations anciennes, une plus récente et une
fondation), les membres ont déjà conscience du fossé existant entre les exigences
des bailleurs de fonds et ceux de l'organisation. Selon eux, il est nécessaire
de concevoir et d'appliquer d'autres formes d'évaluation de l'action de leur
organisation. Toutefois, cela ne veut pas dire que ces organisations ont déjà mis
en œuvre des processus d'évaluation plus consistants. Cette constatation nous
renvoie à la seconde proposition de la recherche.
Toutes les ONC étudiées font, d'une certaine manière, une évaluation
interne de l'impact de leur action; cependant, ces évaluations ne sont pas systématiques et peuvent être caractérisées comme «spontanées». De plus, sauf
pour l'ONC dans laquelle iln'y a pas de demandeurs externes d'évaluation, le
processus d'évaluation est encore centré sur les principales activités de l'ONC,
ce qui ne permet pas d'avoir une vision plus systémique de l'organisation et
de sa planification.
Dans une ONC ancienne liée aux mouvements sociaux urbains (l'organisation 3 dans l'annexe) et qui se trouve insérée dans une dynamique de
professionnalisation et de changement de rôle, nous avons relevé l'existene
d'un processus de construction d'un modèle d'évaluation qui correspond à son
secteur spécifique d'action. Cette construction a débouché sur des indicateurs
qualitatifs concernant les différentes lignes de son action. En considérant les
indicateurs comme des références, l'organisation prétend évaluer les résultats et
les impacts de son action. Il s'agit de l'effort le plus avancé d'élaboration d'une
méthode d'évaluation d'impact à travers l'initiative de la propre organisation
que nous ayons observé dans cette recherche.
Outre l'évaluation centrée sur des programmes, les processus «spontanés» suscitent la tenue de réunions périodiques (en général hebdomadaires
ou mensuelles) des membres de l'organisation. Cela constitue une pratique
généralisée dans les ONC. Lors de ces réunions, les acteurs discutent des activités en cours, des difficultés et problèmes affrontés, etc. Cependant, l'absence
de systématisation et de diffusion des informations ainsi que la fragmentation
des sujets traités (en général plus opérationnels) rendent difficile une plus
grande réflexivité sur l'action de l'organisation. Un membre de l'une des ONC
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
plus récentes qui travaille pour le développement de l'agriculture familiale
a déclaré que «l'évaluation qui est faite dans ces réunions produit des effets
non significatifs pour le groupe, en raison du manque de systématisation, et
elle ne contribue pas à la transparence de notre action, car le résultat de nos
discussions et les analyses des données que nous envoyons aux demandeurs
externes ne sont pas transmis comme il le faudrait à la communauté». D'un
côté, le manque de systématisation fait que les membres peuvent difficilement
appréhender toute la richesse des informations qui sont traitées; d'un autre
côté, les discussions et les évaluations réalisées n'ont pas souvent de répercussions chez les usagers. On doit aussi relever la résistance de certaines ONG à
l'implantation d'une systématisation de leur évaluation interne, ainsi qu'à la
divulgation de certains résultats de leurs évaluations.
Dans deux des fondations (les organisations 9 et 10 dans l'annexe), des
efforts significatifs sont faits pour réaliser des évaluations internes formatives,
avec une forte interaction entre les membres de l'organisation et de la communauté. Dans ces deux cas, les membres répondent aux exigences des bailleurs
de fonds (principalement des entreprises) en envoyant toutes les informations
demandées, tout en construisant un espace spécifique, basé sur leurs propres
valeurs, dans lequel l'évaluation formative est réalisée.
Ainsi, en se référant au second présupposé de la recherche, on peut constater que - au-delà des modèles formels d'évaluation proposés par les bailleurs
de fonds -, il Y a d'autres pratiques qui sont utilisées par les organisations
pour réfléchir sur leur action, mais ces mécanismes paraissent encore limités
sur le plan de la consolidation, de la systématisation, de la publicisation et de
l'utilisation des informations.
En ce qui concerne le troisième présupposé de la recherche - celui visant
la relation entre la participation des acteurs des communautés, l'évaluation
et l'imputabilité des organisations -, l'analyse des données a montré que
l'application des modèles formels d'évaluation exigée par les demandeurs
externes ne contribue pas à une augmentation significative de l'imputabilité
des organisations étudiées. Dans l'application des modèles, les acteurs de
la communauté participent à la collecte de données principalement comme
fournisseurs d'informations. Plus souvent qu'autrement, l'analyse de ces informations et, par conséquent, leur interprétation ne sont pas communiquées.
Parmi les 11 organisations analysées, seulement quatre (les organisations 3,
4,9 et 10 dans l'annexe) réalisent l'évaluation avec une réelle participation de
la communauté. Ces organisations profitent de l'évaluation pour promouvoir
une forte interaction entre leurs membres et les acteurs de la communauté,
en encourageant la discussion des activités prévues dans les programmes. Il
s'agit d'initiatives propres des organisations, indépendamment des modèles
établis par les bailleurs de fonds. Toutefois, ces initiatives demeurent centrées
sur l'évaluation de programmes, n'engendrant pas d'évaluation globale de
l'organisation directement avec la communauté.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro I, 2008
Malgré cette absence d'évaluation globale de l'organisation, nous aimerions
souligner certains aspects que nous jugeons importants dans ces quatre organisations qui interagissent avec la communauté dans leurs processus évaluateurs.
Dans les organisations 3 et 4 (voir annexe) ont lieu des processus de professionnalisation de leurs membres et de changement de rôle. Les deux sont des
ONG anciennes liées aux mouvements sociaux et qui travaillent pour le développement communautaire. Le changement de rôle a été causé par l'élargissement
des partenariats avec l'État, ce qui les a amenées à œuvrer directement dans le
cadre de politiques publiques axées sur le développement socioéconomique. Ces
ONG se sont ainsi mises à internaliser de plus en plus les contradictions présentes
dans l'action publique basée sur la logique des organisations gouvernementales.
Pour faire face à ces contradictions, les membres de ces ONG ont adopté certains
critères comme guides pour le développement communautaire: l'autonomie (tant
des membres de l'organisation que des acteurs de la communauté), la négociation, la recherche de consensus et le jugement éthique de l'avancée politique
(citoyenneté et pratique de la démocratie) de la communauté. Ces critères ont une
influence sur l'évaluation - quoique celle-ci se concentre encore sur les projets et
ne promeuve pas de retour systématique des informations à la communauté -,
dans la mesure où les membres des ONG essayent de réaliser des processus
additionnels d'évaluation allant au-delà de ceux exigés par les bailleurs de fonds,
en mettant l'accent sur une plus grande interaction avec les bénéficiaires. Dans
les deux ONG, l'évaluation est effectuée par ses propres membres.
L'organisation 9 est une fondation créée par des citoyens (voir l'annexe)
qui, bien qu'elle ne soit pas liée aux mouvements sociaux, a toujours été marquée
par une action politique intense en faveur de certaines valeurs émancipatoires
(transformation
sociale, amélioration de la qualité de vie des bénéficiaires,
autonomie des individus). Malgré le processus d'institutionnalisation
que l'on
observe dans cette fondation, la force des valeurs émancipatoires traduites dans
la pratique politique de leurs membres favorise la recherche constante d'une
communication accrue avec la communauté. Dans ce sens, la recherche du
consensus avec les bénéficiaires de l'action de la fondation finit par influencer
le processus d'évaluation, qui est exécuté par les membres de l'organisation.
L'organisation 10 (voir l'annexe) est une fondation créée par une grande
entreprise de l'industrie minière. Dans cette organisation, la recherche de l'autonomie de ses membres est marquante. Bien qu'elle fasse partie d'une grande
entreprise et que cela l'oblige à réaliser une évaluation de type sommative et
quantitative, les membres de la fondation arrivent aussi à exécuter, de leur propre
initiative, une évaluation qualitative caractérisée par l'interaction avec la communauté dans l'étape de collecte des données, quoique sans la régularité voulue et
sans systématisation claire. La pratique de la discussion et de la négociation avec
les bénéficiaires des projets est un processus récurrent dans cette organisation. Il
existe ainsi une ferme intention d'évaluer le développement de la communauté
visée par les projets, dans une perspective de jugement éthique des actions.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Nous pouvons affirmer que la recherche de l'autonomie de ses membres est, de
fait, l'une des raisons les plus importantes pour pratiquer une évaluation avec
la participation de la communauté. Comme dans les trois cas précédents, ce sont
les membres internes de l'organisation qui assument le processus évaluateur.
À la lumière de ces constatations, nous pouvons conclure que dans la
majorité des cas étudiés, l'évaluation est encore vue et pratiquée beaucoup plus
comme un instrument de contrôle externe à l'organisation que comme un moyen
de promotion de l'apprentissage. Il y a peu d'organisations qui s'approprient
l'évaluation et qui traduisent les modèles proposés par les bailleurs de fonds,
en l'utilisant comme moyen de renforcement institutionnel. Force est donc de
constater que le sens de l'évaluation, les types et les instruments utilisés avec les
ONG reflètent les tendances relevées dans les modes de gouvernance analysés
précédemment. Nous nous attarderons à cet aspect dans les considérations
finales présentées ci-après.
CONSIDÉRATIONS
FINALES
Nous jugeons que les aspects relevés ci-dessus sont cruciaux pour mieux
comprendre les défis qui se posent actuellement aux processus d'évaluation
des ONG au Brésil. Ce thème revêt une importance capitale dans un contexte
national où les ONG acquièrent de plus en plus d'influence en tant qu'agents
actifs dans la gestion des politiques publiques et la prestation de services
publics. Dans ce contexte, il y a une augmentation de la pression et du contrôle
social pour que les ONG soient plus transparentes et rendent des comptes. La
question que généralement la société se pose est celle-ci: Les mécanismes de
régulation qui existent aujourd'hui dans et hors du secteur sont-ils suffisants
pour garantir cette transparence?
Dans l'opinion publique, on relève la présence de deux visions opposées
en réponse à cette question". La première affirme a priori le caractère positif de
ces organisations en se basant sur leurs valeurs et leurs buts, comme si le simple
fait d'appartenir à la société civile organisée était une garantie d'effectivité. La
seconde se méfie des ONG en général- particulièrement de celles qui reçoivent
un financement de l'État - et les voit comme de simples appareils créés afin de
profiter de manière malhonnête des fonds publics. Les deux visions souffrent
d'une absence de rigueur et reflètent surtout un manque de discussion plus
ample sur la relation entre l'État et la société civile dans un projet démocratique.
Nous tenterons de remédier à cette lacune en commençant par émettre
deux principaux constats: d'une part, la prédominance
dans ce secteur de
normes d'évaluation imposés par les demandeurs externes; d'autre part, et ce
constat est lié au précédent, le manque d'initiatives consistantes de la part des
ONG elles-mêmes pour implanter des modalités d'évaluation, formelles ou
informelles, qui permettraient d'augmenter leur imputabilité.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
S'agissant du premier constat, nous avons vu que les modèles d'évaluation ont été construits historiquement «de l'extérieur vers l'intérieur» du
secteur, sans qu'il y ait une concertation entre les différents acteurs concernés.
En d'autres mots, les formes sous lesquelles l'évaluation a été perçue et réalisée
révèle le rapport de forces qui intervient dans la propre configuration du
domaine des ONG (plus affecté par le gouvernement et les bailleurs de fonds
et moins par les bénéficiaires et la communauté).
Ainsi, les modes de régulation dans le domaine ont été conçus historiquement dans une perspective de «contrôle hiérarchique» de l'État sur les
ONe. D'un autre côté, la plupart des modèles d'évaluation utilisés sont développés et proposés par les bailleurs de fonds, en vue de vérifier l'obtention des
résultats attendus par le programme et de s'assurer de l'utilisation optimale
des ressources allouées. Dans les deux cas, les ONG sont vues beaucoup plus
comme «exécutrices» de programmes que comme participantes actives de la
planification et de la formulation de ces programmes. L'évaluation peut donc
être interprétée ici comme un moyen de révéler l'importance, le mérite et la
valeur de l'objet évalué (Worthen, Sanders et Fitzpatrick, 2004), en étant un
traducteur de la vision que la société a du domaine des ONe. Celui-ci semble
encore vu plus comme un espace de réponse aux défaillances de l'État (et du
marché) que comme un secteur qui se justifie en soi, car il produit des richesses
(monétaires et non monétaires) et des innovations sociales.
Nous pensons que, dans la mesure où cette vision se transforme, et cela
dépend beaucoup de la configuration que le secteur des ONG va prendre dans
les prochaines années, la notion elle-même d'évaluation et sa pratique peuvent
se redéfinir. Si la préoccupation cesse d'être axée seulement sur la «fonctionnalité» d'un tiers secteur à la remorque de l'État et du marché, l'évaluation peut
être vue non seulement comme un instrument de contrôle, mais aussi comme
un moyen de construction et de diffusion d'apprentissage sur le secteur. De cette
manière, les acteurs auront aussi le souci d'utiliser l'évaluation pour décrire
l'impact que ces organisations ont effectivement sur la société, parce qu'ils considèrent que leur action est indispensable au développement de cette dernière.
Nous nous acheminons alors vers le deuxième constat, soit celui qui
concerne l'inexistence de motivations chez les ONG à augmenter leur imputabilité. Nous pensons que ce processus exigerait - plus que les initiatives
individuelles aujourd'hui existantes - des efforts collectifs, de façon à créer des
schémas de régulation partagés et légitimés par les différents acteurs sociaux
et susceptibles d'être rattachés à des mécanismes d'incitation, au-delà d'une
structure institutionnelle de soutien" (Lloyd et Las Casas, 2005). Bien qu'il ait
certaines limites, comme cela a été démontré précédemment, le titre d'OSCIP a
été développé dans cet esprit et a créé de nouveaux mécanismes visant à rendre
les pratiques d'évaluation et de reddition de comptes des ONG plus effectives».
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Cependant, comme cela a été relevé par Lloyd et Las Casas (2005) - qui
ont mené une recherche sur diverses expériences d'autorégulation d'ONG dans
le monde -, les variables externes seules ne sont pas suffisantes pour accroître
l'imputabilité de ces organisations. Il est important que les expériences d'évaluation prennent en compte les besoins et les attentes des différentes parties
prenantes: les bailleurs de fonds, les gouvernements, les gestionnaires, les
techniciens, les bénévoles, les bénéficiaires et la communauté. L'évaluation
doit avoir un sens pour les divers acteurs concernés par l'organisation, en
particulier pour les membres des ONe et pour leurs utilisateurs, qui, dans la
majorité des cas, sont ceux qui ont le moins bénéficié de leurs effets. Cela exige
de promouvoir un véritable dialogue entre les intéressés, aussi bien au sein des
ONG que dans l'ensemble de ce secteur.
Dans cette perspective, l'évaluation commence à être perçue non seulement comme un instrument de réponse aux demandes externes, mais aussi
comme un moyen de favoriser le renforcement institutionnel aussi bien des
organisations que du domaine. L'évaluation est conçue comme un vecteur
important pour déterminer la valeur de l'action des ONe en cherchant à comprendre, au-delà des « résultats atteints», leur réel impact sur le changement
social, économique, politique et environnemental des régions. Nous pensons
que ce sera dorénavant un aspect crucial pour le développement du secteur,
étant donné l'importance que la question de la « transparence» des ONe a prise
dans l'opinion publique brésilienne.
Annexe
Caractérisation des ONG étudiées
Type d'organisation
Caractérisation
Organisation 1
Fondée en 1989, dans l'État de Santa Catarina, dans la région sud.
Elle a comme but principal la promotion de l'agriculture familiale.
~ONG a été créée par des agriculteurs liés au nouveau syndicalisme rural et au mouvement de la Pastorale de la Terre (Église
catholique progressiste). ~organisation est passée par une étape de
professionnalisation de ses membres et de ses processus, reflétant
le changement de son rôle: de la priorité à la coopération agricole,
qui a marqué le début de ses activités, à la participation à des programmes de développement local, certains en partenariat avec l'État.
ONG ancienne liée
au mouvement de
l'agriculture familiale
en milieu rural.
Organisation 2
ONG ancienne liée
au mouvement de
l'agriculture familiale
en milieu rural.
Fondée en 1982, dans l'État de Santa Catarina, à l'initiative d'un
groupe d'intellectuels de gauche, avec l'appui de membres de l'Église
catholique progressiste. Au début de ses activités, l'ONG s'est consacrée au travail politique et éducationnel de formation de leaders parmi
les agriculteurs et au renforcement des mouvements populaires
dans leur région. Dans les années postérieures, le processus de
professionnalisation s'est renforcé, l'ONG assumant de nouvelles
activités liées aux politiques publiques de développement municipal,
ce qui s'est traduit par un changement de rôle toujours en cours.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Organisation 3
ONG ancienne liée
aux mouvements
sociaux urbains.
Organisation 4
ONG ancienne liée
aux mouvements
sociaux urbains.
Organisation 5
ONG récente non
liée aux mouvements
sociaux et œuvrant
en milieu urbain.
Organisation 6
ONG récente non
liée aux mouvements
sociaux et œuvrant
en milieu rural.
Fondée en 1961, dans l'État de Rio de Janeiro, dans le but de travailler
pour le développement communautaire dans la région sud-est du
Brésil. l'axe central d'action de l'ONG était l'éducation politique pour
le développement auprès de groupes sociaux économiquement défavorisés. Avec la «redémocratlsation- du pays, l'ONG a investi dans
la professionnalisation et opéré un changement de son rôle social,
en se mettant à soutenir les processus de participation aux politiques
publiques de réduction de l'inégalité sociale et de développement
(habitation, assainissement, création d'emplois et de revenus).
Fondée en 1979, dans l'État de Rio de Janeiro. Elle travaille en
faveur du développement communautaire à travers la mise en œuvre
de projets d'organisation syndicale, d'organisation politique des
travailleurs, surtout des femmes, et d'éducation populaire. À partir
des années 1990, l'organisation a débuté, comme pour les organisations vues ci-dessus, un processus de changement de son rôle,
en travaillant de plus en plus comme entité partenaire d'organes
gouvernementaux pour l'exécution de politiques publiques dans le
domaine de l'éducation.
Créée en 1995, dans l'État du Parana, région sud du Brésil, dans
le but de promouvoir l'agriculture familiale basée sur l'agroécologie.
Ses fondateurs sont des techniciens et des agriculteurs participant
au mouvement de l'agroécologie. Pendant les premières années de
son existence, l'organisation s'est concentrée sur l'activité de commercialisation de la production agricole de ses associés. Cependant,
à partir de 2001, l'institutionnalisation croissante de son profil organisationnel a conduit à l'abandon de la commercialisation au profit de
l'action de représentation politique des intérêts des producteurs liés
à l'agroécologie, en franchissant les frontières de l'État du Paranà
et en œuvrant à une échelle nationale. L:ONG est devenue l'un des
principaux interlocuteurs des partisans de l'agroécologie auprès de
l'État, notamment dans la sphère du gouvernement fédéral lors des
négociations pour l'établissement de la législation qui réglemente
l'agriculture agroécologique dans le pays.
Fondée en 1996, dans l'État de Santa Catarina, par un petit groupe
d'agriculteurs ayant comme but primordial de créer des alternatives économiques sur leur territoire, marqué par des difficultés de
transport et de communication avec les autres régions de l'État et
par son relatif retard économique face à celles-ci. Dans la première
phase de l'histoire de l'organisation, il s'agissait surtout de viabiliser
la production et la commercialisation de la production du groupe
d'agriculteurs fondateurs. Dans un deuxième temps, outre de soutenir
la production et la commercialisation, l'ONG a avancé dans l'activité
de bonification d'une partie de ces produits, en créant des marques et
en prenant en charge des actions mercantiles plus complexes dans
une perspective intermunicipale. Actuellement, l'ONG s'investit dans
le processus d'institutionnalisation, en travaillant au développement
territorial par la participation directe aux politiques publiques et par
le renforcement politique d'institutions locales.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Organisation 7
ONG de type
philanthropique liée
à l'Église catholique
et œuvrant en milieu
rural et urbain.
Organisation 8
ONG de type
philanthropique
d'assistance sociale
œuvrant en
milieu rural.
Organisation 9
Fondation créée
par des citoyens
et non liée à
des mouvements
sociaux.
Fondée en Î 967, dans l'État de Santa Catarina, elle fait partie de l'archidiocèse de Florian6polis et c'est une entité membre de la Caritas
brésilienne. Elle travaille, prioritairement, dans les 30 municipalités
qui composent l'archidiocèse de Florian6polis pour promouvoir le
contrôle social des politiques publiques, la mobilisation citoyenne,
l'articulation de groupes du troisième âge et la Pastorale de la santé.
En outre, elle organise et réalise des actions conjointes avec des
mouvements et des groupes qui visent l'assistance sociale et la
promotion et la défense des droits de la personne.
Créée en Î 980, dans une ville de l'intérieur de l'État de Santa
Catarina, par un groupe de femmes bénévoles qui avaient comme
but la fondation d'une crèche, afin d'aider les communautés défavorisées de leur région. Au cours de sa trajectoire, l'organisation
s'est éloignée graduellement de sa configuration originelle, en
s'agrandissant physiquement, en assumant de nouveaux défis et
activités, par exemple le travail avec des adolescents. Aujourd'hui,
l'ONG compte trois bases physiques, s'occupe de 257 enfants de
o à 6 ans et de Î 30 enfants et adolescents de 7 à Î 6 ans, outre
20 enfants dans le Programme d'éradication du travail infantile.
Parmi les processus qui sont en train de transformer l'organisation,
l'institutionnalisation est sans aucun doute l'un des plus évidents.
D'une petite crèche, fondée à l'initiative d'un groupe de femmes,
émerge une ONG qui a voix au chapitre sur la scène institutionnelle
locale, ce dont témoigne le partenariat avec l'État dans divers
projets éducationnels.
Résultat de l'initiative d'un groupe de citoyens, résidant tous dans
une municipalité de la région sud-est du Brésil. Ces citoyens ont
créé la fondation en Î 995 dans le but de faire avancer un projet de
développement communautaire et d'éducation au sein de leur municipalité. Après avoir affronté dans les premières années beaucoup
de difficultés pour sa survie, l'organisation a pris à partir de Î 997
une nouvelle direction, en termes de gestion et de durabilité. Un
ample processus de formalisation de ses activités, de recherche de
partenariats avec d'autres organisations visant à réunir des fonds,
principalement à l'étranger, et de divulgation systématique de ses
opérations a été déclenché. Cette recherche consciente de l'institutionnalisation de l'entité caractérise jusqu'à présent la gestion de
cette organisation. Cette dynamique socioéconomique a produit
des résultats impressionnants: des conventions ont été signées
avec plusieurs organes publics dans le domaine de l'éducation (ces
conventions comptent pour 60 % de ses ressources), divers prix ont
été reçus en reconnaissance de l'excellence de ses projets d'éducation pour les jeunes, dont l'un octroyé par la Banque mondiale.
Actuellement, l'organisation opère dans plus de 60 municipalités
avec Î 9 projets sociaux différents.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Organisation 10
Fondation créée
par une entreprise.
Organisation 11
Fondation créée
par une entreprise.
Créée en 1994, à l'initiative d'une grande entreprise de la branche de
l'industrie minière située dans l'État de Minas Gerais, région sud-est
du Brésil. L:entreprisefondatrice exploite et industrialise des minéraux
dans cette région depuis plus de 60 ans et, en 1980, elle comptait
déjà 30000 employés. La création de la fondation fait partie des
actions de responsabilité sociale; notons que la motivation initiale
pour la création de l'entité était de gérer des programmes créés en
fonction des demandes sociales des communautés affectées par les
opérations de l'entreprise. La fondation travaille dans 15 municipalités
de la région, en offrant des programmes d'éducation environnementale dans les écoles, d'alphabétisation de jeunes et d'adultes,
d'informatisation des écoles, de développement de communautés
de base, entre d'autres.
Créée en 1985 par un conglomérat financier qui a plus de cent ans
d'existence et qui emploie actuellement plus de 75000 personnes au
Brésil. Initialement, la fondation a eu une conception institutionnelle
et opérationnelle pour travailler comme agence de financement de
projets en science et technologie. Après 2003, la fondation a élaboré
une planification stratégique, au moment où son action a été redirigée vers l'exécution de programmes tournés vers la création de
revenus, le renforcement des filières dans des secteurs couverts par
l'économie sociale et solidaire, l'éducation d'adultes et la création et
réapplication de technologies sociales.
Notes
Texte original en portuguais.
flIO
2
Le premier modèle (ROCHE, 2000) a été publié par l'OXFAM et recommandé par l'ABONG - Association brésilienne d'organisations non gouvernementales. Depuis 1958, l'OXFAM soutient et finance
la mise en œuvre de projets sociaux dans toutes les régions du Brésil, en établissant des partenariats
avec des organisations de la société civile. Le deuxième a été publié en trois volumes (NEMES, 2001 ;
SESSIONS, 2001 ; SPINK, 2001) par l'ABIA - Association brésilienne interdisciplinaire de l'AlOS
(sida). Cette association forme un réseau d'organisations ayant la finalité d'exercer le contrôle social
des politiques publiques relatives à la prévention du sida à l'échelle nationale et elle a une influence
significative sur les ONG qui travaillent dans le domaine de la santé au Brésil. Le troisième modèle
(MARINO, 1998) a été publié par l'Institut Ayrton-Senna. Cet institut a été fondé en 1994 par la sœur
du pilote Ayrton-Senna (décédé en 1994) et son but est de soutenir et de financer des projets de
promotion sociale, principalement pour l'éducation des jeunes. l'lnstltut Ayrton-Senna soutient des
ONG dans tout le pays et est devenue une référence dans le domaine de l'éducation des jeunes. Le
quatrième modèle (CHIANCA, MARINO et SCHIESARI, 2001) a été publié par l'Institut Fonte qui
offre des services visant le renforcement institutionnel des associations et des fondations au moyen
de programmes de formation de gestionnaires d'ONG sur tout le territoire national.
3
Le GIFE est une entité à but non lucratif et à caractère associatif créée en 1995 par 25 organisations
appartenant à de grands groupes économiques privés qui réalisent un investissement social au Brésil.
Le GIFE compte actuellement sur un réseau de 81 entités associées, toutes liées à de grands groupes
économiques nationaux et multinationaux.
4
L:lnstitut Ethos a été fondé en 1(:;98 par un groupe de chefs d'entreprise et de cadres du secteur
privé dans le but d'approfondir les engagements de leurs entreprises envers la responsabilité sociale
corporative. Il compte 1 049 entreprises associées, qui engendrent un volume d'affaires correspondant
à environ 30 % du PIB brésilien et emploient environ un million de personnes.
5
Pour un approfondissement
de cette discussion, voir ARRETCHE (1999) et FAURÉ (2005).
Économie et Solidarités, volume 39. numéro 1. 2008
6
Avant la loi 9790 de 1999, la convention était le principal mécanisme d'opérationnalisation
du
transfert des ressources publiques vers les organisations de la société civile, l'enregistrement au
Conseil d'assistance sociale étant obligatoire. Une autre alternative était le contrat, qui devait obéir
aux dispositions de la loi 8.666, du 21 juin 1993 (Loi des appels d'offres).
7
D'après le cadastre officiel du ministère de la Justice,
à but non lucratif avaient effectivement été reconnues
Selon la recherche réalisée par l'IBGE, qui a relevé
celles qui se sont qualifiées comme OSCIP jusqu'à
univers.
8
Il s'agit d'une société civile à but non lucratif qui vise à « représenter et promouvoir l'échange entre les
ONG engagées dans le renforcement de la citoyenneté, la conquête et la représentation des droits
sociaux et de la démocratie" (Associçâo Brasileira de Organizaç6es Nâo Governamentais, ABONG,
2005 en ligne: «www.abonq.orq.br--j consulté le 20 octobre 2005). Fondée le 10 août 1991, l'ABONG
regroupait, en 2004, 277 associées.
9
L:intérêt central est l'identification
prennent les décisions.
jusqu'au 20 octobre 2005, 3334 organisations
comme OSCIP (Ministère de la Justice, 2005).
en 2002 l'existence de 276000 organisations,
présent représentent seulement 1,2% de cet
et la réponse aux besoins d'information
des administrateurs
qui
10
Elles se concentrent sur la spécification d'objectifs et de finalités et sur la détermination
qui permettent de vérifier s'ils ont été atteints.
de mesures
11
La presse provoque un débat sur ce thème. Pour plus d'informations, voir: "ONG nâo é qoverno »
(Une ONG n'est pas le gouvernement). In 0 Tempo, Belo Horizonte: 16/08/2007; «Associaçâo
de ONGs defende "regras claras" para convênios com qoverno» (Association d'ONG défend des
"règles claires" pour les conventions avec le gouvernement). In A Tarde, Salvador: 22/10/2007;
"Fortes rebate critica de Dulci e defende CPI das ONGs" (Fortes repousse la critique de Dulci
et défend la CPI des ONG). In A Tarde, Salvador: 16/11/2007; «Ministre defende ONGs e critica
CPI" (Ministre défend les ONG et critique la CPI). In Diério do Nordeste, Fortaleza: 16/11/2007;
«Oposiçâo quer CPI investigando fraudes" (Lopposltlon veut une CPI enquêtant sur les fraudes).
ln Diério do Nordeste, Fortaleza: 17/07/2007; "CPI das ONGs investiga mais de 100 autoridades »
(La CPI des ONG enquête sur plus de 100 responsables politiques). In Ullima Hora, Campo Grande:
13/04/2008; "CPI pede que Banco Central investigue ONGs suspsltas » (La CPI demande que la
Banque centrale enquête sur des ONG suspectes). In tltüme Hora, Campo Grande: 16/04/2008;" PF
vai intimar dirigentes de 60 entidades filantropicas » (La police fédérale va intimer des dirigeants de
60 entités philanthropiques). In Üttims Hora, Campo Grande: 14/03/2008.
12
Quelques exemples d'incitation/renforcement
sont l'utilisation de certifications comme critère pour
distribuer des fonds ou offrir des déductions fiscales, ou encore la fiscalisation par les organes
compétents comme le ministère public, par exemple (LLOYD et LAS CASAS, 2005).
13
Signalons qu'aucune des organisations traitées dans cette recherche ne détient le titre d'OSCIP.
Il serait, par conséquent, intéressant de faire un parallèle entre les cas étudiés ici et ceux d'ONG
reconnues OSCIP pour vérifier s'il existe des différences importantes dans la pratique de l'évaluation.
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Coleçào
vol. 3,
concepçôes e
~
Evaluer l'économie sociale:
l'enjeu de la lisibilité
d'une rationalité complexe
INTRODUCTION
Le développement de l'économie sociale passe par
son évaluation. Au-delà de l'évidence d'une telle
affirmation, il n'est pas inutile d'en comprendre les
fondements et les implications. Tout d'abord, l'évaluation s'impose de plus en plus comme un outil de
compte rendu, de pilotage et de légitimation de l'action collective, nécessaire au bon fonctionnement des
sociétés démocratiques. Cette fonction légitimatrice
est particulièrement utile dans le cas de l'économie
sociale, compte tenu de sa faible visibilité et de son
statut social mal assuré. Mais ce n'est pas tout. Sur
un plan plus fondamental, l'évaluation et l'économie
sociale procèdent d'un même état d'esprit, d'une
même dissidence par rapport à la logique marchande
et à la normalisation bureaucratique. L'évaluation
peut en effet se définir comme un processus social
de construction d'un jugement sur la valeur d'une
action ou d'une activité. Elle est donc en rupture
avec le présupposé économique d'une «naturalisation» de la valeur par son équivalent monétaire. De
même, l'économie sociale se définit par le fait qu'elle
intègre dans ses finalités ses effets non monétaires
sur la société. Pour elle également, la valeur sociale
d'une activité ne se réduit pas à sa valeur marchande.
Les développements
ci-dessous concernent
principalement l'évaluation des actions publiques
(politiques, programmes ... ). Or, l'économie sociale
n'est pas une politique mais un ensemble de struc-
Pour en
savoir plus
BERNARD PERRET
Ingénieur, socioéconomiste
et essayiste
Conseil général de
l'environnement et du
développement durable, France
bernard.perret@
developpement-durable.gouv.
fr
tures. On peut cependant considérer que le modèle de l'évaluation des actions
est largement transposable à l'évaluation des structures (entreprises, organismes, etc.) en tant qu'elles sont des dispositifs d'action collective visant un
ensemble de buts reliés au bien commun. En lien étroit avec la question de
l'évaluation, on traite également de la problématique des indicateurs sociaux,
considérés ici comme des dispositifs de mise en forme et de «mise en scène»
de l'information.
L'ÉVALUATION DES ACTIONS PUBLIQUES
Préalables épistémologiques: information et jugement
Avant de donner quelques pistes pour l'évaluation de l'économie sociale, il
s'agit de poser quelques préalables épistémologiques. L'évaluation vise à fonder
un jugement de valeur en vue de l'action, en se fondant sur des informations.
Comment préciser ce lien entre information, jugement et action?
Il convient tout d'abord de reconnaître que nos jugements sont largement
déterminés par la nature des informations sur lesquels ils s'appuient. Amartya
Sen utilise à ce propos la notion de «base d'information» (2000,p. 56; traduction
libre): «Tout jugement sur une situation est déterminé par la "base d'informations" sur laquelle il s'appuie. Toute approche évaluative se caractérise par une
base d'informations: l'information nécessaire pour porter des jugements dans
le cadre de cette approche et - non moins important -l'information exclue du
processus de jugement. Les exclusions informationnelles sont un constituant
important d'une approche évaluative.»
On serait tenté d'en déduire qu'un jugement sera d'autant plus complet et
équilibré qu'il s'appuie sur une base d'information importante. Or, l'expérience
montre que c'est loin d'être toujours le cas. Dans les faits, l'excès d'information est presque aussi nuisible que son absence. Nous sommes en permanence
encombrés d'informations non pertinentes (le phénomène des «spams» en
fournit une bonne illustration) qu'il nous faut écarter au prix de dépenses non
négligeables de temps et d'énergie. Force est de reconnaître que toute information n'est pas bonne à prendre. L'un de ceux qui a le plus lucidement attiré
l'attention sur ce phénomène est le Prix Nobel d'économie Herbert Simon:
«Dans un monde où l'attention est une ressource majeure des plus rares, l'information peut être un luxe coûteux car elle peut détourner notre attention de
ce qui est important vers ce qui ne l'est pas. Nous ne pouvons nous permettre
de traiter une information simplement parce qu'elle est là» (Leca, 1993, p. 187).
De là découle une
construite et formatée en
pective, on peut considérer
de sélection, d'agrégation
conséquence importante: l'information doit être
vue de besoins spécifiques. Placés dans cette persl'évaluation et les indicateurs corrune des procédures
et d'interprétation de l'information. Leur objectif
Économie et Solidarités, volume 39. numéro 1. 2008
est d'attirer l'attention sur les informations importantes et de les «mettre en
scène» de manière adéquate. Cette conception «constructiviste» de l'évaluation
peut être mise en lien avec la conception de l'intelligence humaine qui émerge
des avancées de la biologie et des sciences cognitives. Selon cette vision, le
cerveau humain ne fonctionne pas comme un ordinateur mais comme un
système autonome. Son fonctionnement
et ses «routines» sont déterminés
par l'histoire de ses relations avec son environnement. Nous n'absorbons pas
toute l'information qui nous parvient, mais nous sélectionnons celle qui nous
intéresse, en fonction de nos préoccupations pratiques, de nos croyances et de
nos intérêts idéologiques.
Qu'est-ce que l'évaluation
%
Les textes officiels définissent l'évaluation comme une activité de mesure
des effets d'une action. Cette vision «positiviste» ne reflète pas la réalité des
pratiques. Je préfère pour ma part la définition suivante, plus complexe mais
plus exacte: «activité d'étude et d'analyse portant sur la mise en œuvre et
les résultats d'une action publique, menée dans un cadre méthodologique
et
institutionnel (plus ou moins) formalisé dans le but de rendre des comptes ou
d'améliorer cette action».
Pour être plus précis, l'évaluation
répond à quatre finalités principales:
• rendre des comptes sur le «bon usage des fonds publics» (accountability);
• décider sur une base plus rationnelle (dans une perspective stratégique
ou dans le but plus immédiat d'optimiser l'affectation de ressources
publiques) ;
• se mobiliser, donner du sens à l'action;
• partager des informations,
faire converger des représentations.
Les deux premières finalités sont celles auxquelles on pense le plus
naturellement, et qui sont mises en avant dans les textes officiels. D'après mon
expérience, les deux dernières (apprentissage, construction de représentations
communes) sont les plus importantes en pratique.
L'approche cognitive des politiques publiques (Muller et Surel, 2000)
fournit un cadre pertinent pour appréhender le rôle de l'évaluation. Selon ce
courant de pensée, les politiques publiques ne sont pas l'objet d'une décision
rationnelle et centralisée d'un acteur politique souverain, mais le résultat
d'interactions sociales au sein d'un système d'acteurs. Ces interactions donnent
lieu à la production d'idées, de représentations
et de valeurs communes qui
permettent l'émergence d'actions collectives qui prennent parfois la forme
de politiques publiques. Placée dans cette perspective, l'évaluation peut être
vue comme un dispositif visant à optimiser les processus d'interaction et de
connaissance qui «produisent» les politiques publiques.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
L'évaluation comme processus institutionnalisé
Pour assurer efficacement cette fonction de production d'un jugement collectif,
l'évaluation doit être institutionnalisée. Par-delà la diversité des contextes
politiques et des jeux d'acteurs, l'institutionnalisation de l'évaluation signifie
essentiellement que:
• l'évaluation est référée à des finalités explicites (un acteur légitime du
système d'action doit indiquer pourquoi il souhaite une évaluation);
• sa conduite relève d'une démarche de projet;
• une médiation est instituée entre le niveau «scientifique» de l'évaluation
et la sphère décisionnelle. C'est le rôle dévolu aux «instances d'évaluation», qui sont notamment responsables de l'élaboration collective d'un
questionnement et de la mise en débat des conclusions;
• le rapport d'évaluation
«traçabilité »,
répond à une exigence de transparence
et de
L'élaboration d'un questionnement est une étape cruciale. Évaluer une
politique, c'est d'abord la questionner. La formulation des questions évaluatives
scelle le contrat passé entre les protagonistes de l'évaluation. Elle vise à établir
un compromis, à fixer un langage commun entre les attentes opérationnelles
des décideurs, gestionnaires ou acteurs, et les exigences d'une connaissance
objectivée et distanciée. La sélection des questions est précédée d'une vaste
réflexion collective sur les enjeux de l'évaluation, au regard des préoccupations
opérationnelles et des jugements a priori sur le système ou l'action à évaluer.
Il s'agit, en d'autres termes, de formuler un diagnostic et des hypothèses qui
devront être mis à l'épreuve des faits. En tout état de cause, on ne devrait pas
aborder la phase opératoire de l'évaluation (rassembler des informations,
lancer de nouvelles enquêtes ou recherches, recruter des opérateurs ... ) avant
d'avoir pris le temps de formuler de bonnes questions et, le cas échéant, identifié des éléments de réponse dans les stocks d'information et travaux d'étude
immédiatement disponibles.
Le terme «instance d'évaluation» désigne un lieu et une fonction plus
qu'un dispositif type. Quels que soient l'ampleur de l'évaluation et son degré
d'objectivité souhaité, la dimension collective du jugement doit être clairement
marquée. C'est principalement par là que l'évaluation se distingue d'une inspection ou d'une expertise. Toute pratique sociale complexe doit être examinée
à partir de différents points de vue. Sans prétendre à une représentation exhaustive de l'ensemble des points de vue possibles, l'instance d'évaluation doit en
refléter la diversité. Il est important de préciser qu'elle n'est pas un lieu de
négociation entre des groupes d'intérêt constitués, mais un lieu de croisement
des regards, d'enrichissement des grilles d'interprétation, à partir d'un travail
scientifique qui doit garder sa spécificité et son autonomie.
F.rnl1n111ip pf r:;nlidnrifpç
7Jnl,I11,P iq l111111pm 1 ?nnR
Outre son rôle dans l'élaboration du questionnement et la mise en débat
des travaux d'étude, l'instance peut procéder à des auditions, à des visites de
terrain, etc. En outre, une fois l'évaluation réalisée, elle a un rôle important à
jouer dans la diffusion et l'explication de ses conclusions.
Quelques problèmes de méthode
Habituellement, on affecte à l'évaluation la tâche principale de mesurer les effets
économiques et sociaux d'une action ou d'une activité. En pratique, les questions abordées par l'évaluation sont plus larges. Elles portent notamment sur:
• la mise en œuvre (conformité aux textes, moyens et acteurs mobilisés ... );
• l'atteinte des objectifs (comment
l'action évaluée);
évolue le problème
qui avait justifié
• les effets propres (l'efficacité au regard des objectifs fixés);
• les effets de système;
• les mécanismes
d'action (pourquoi
et comment la politique agit);
• l'influence du contexte (qu'est-ce qui, dans le contexte, conditionne
mise en œuvre satisfaisante et l'atteinte des objectifs?)
une
Les indicateurs jouent un rôle important mais non exclusif dans l'évaluation. Rappelons qu'un indicateur est un chiffre qui renseigne sur un phénomène
ou son évolution; on peut aussi y voir un « dispositif d'agrégation optimale de
l'information». Sa fonction est d'attirer l'attention sur un fait ou une tendance
importante. En général, il ne permet pas à lui seul de porter un jugement sur
la réussite d'une action.
Toute évaluation repose sur des chiffres, mais les indicateurs occupent
un place très variable comme point d'appui des conclusions: ils répondent
parfois par eux-mêmes aux questions de l'évaluation, mais, en règle générale,
ils demandent à être interprétés et complétés par des informations qualitatives.
En tout état de cause, ce qu'il est pertinent de mesurer ne va jamais de soi.
LA QUESTION
DU RÉFÉRENTIEL:
COMMENT OBJECTIVER LE BIEN COMMUN
t
L'économie sociale n'est pas une politique. Son développement n'obéit donc pas
à des objectifs sociaux formalisés et validés par une procédure démocratique. À
l'aune de quel référentiel évaluer les entreprises d'économie sociale? Il semble que
l'on ne puisse éviter le détour par la construction d'une conception partagée du
bien commun. C'est ce que visent, entre autres,les réflexions autour de la notion
d' «utilité sociale» en France. Il convient toutefois de garder à l'esprit l'irréductible
pluralité des conceptions légitimes du bien-être social, dont témoigne notamment
le foisonnement d'initiatives autour des indicateurs sociaux.
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2008
Les indicateurs sociaux
La problématique des indicateurs sociaux entretient un rapport étroit et évident
avec celle de l'évaluation. Selon une définition de l'ONU, les indicateurs sociaux
sont des «statistiques qui reflètent de manière utile des aspects importants
des conditions sociales et qui facilitent l'évaluation de ces conditions et de
leur évolution». Toutefois, comme l'observe Heinz Herbert Noll (2002, p. 172,
traduction libre), «La principale fonction des indicateurs n'est pas le suivi
direct et le contrôle de l'efficacité des programmes et des politiques, mais un
éclairage plus large de la société et la fourniture d'une information de base qui
nourrit le processus d'élaboration des politiques de manière plus indirecte».
De fait, le développement des indicateurs sociaux est souvent motivé par la
volonté de compléter et de corriger la mesure de la richesse sociale fournie
par la comptabilité nationale. Les limites de celle-ci sont bien connues: ignorance du non-monétaire et des aspects non utilitaristes du bien-être, mesure
arbitraire de la production immatérielle, ignorance des externalités négatives
de la croissance, etc.
Depuis quelques années, on assiste à diverses tentatives pour mettre en
place d'autres mesures du bien-être social. Ces tentatives relèvent de deux
types: les indicateurs composites (obtenus par pondération arbitraire d'indicateurs hétérogènes), dont l'exemple le plus connu est l'indicateur de développement humain du PNUD, et les indicateurs économiques étendus (obtenus
en complétant l'indicateur de richesse monétaire par une «rnonétarisation» de
certains aspects non monétaires du bien-être).
La diversité des indicateurs synthétiques proposés et l'hétérogénéité des
concepts qui les sous-tendent (bien-être économique, qualité de la vie, développement humain, santé sociale, développement durable, capital social...)
montrent bien la difficulté de la tâche. Face à l'univocité et à la cohérence des
indicateurs économiques, les indicateurs sociaux ne peuvent s'appuyer sur
aucun fondement théorique assuré. Aucun argument rationnel ne permet de
sélectionner et de pondérer les indicateurs élémentaires relatifs aux différents
aspects de la vie sociale (démographie, état de santé, emploi, pauvreté, inégalités, cohésion sociale, formation, innovation et recherche, environnement et
ressources naturelles, qualité de la vie, qualité des services collectifs, participation sociale, développement institutionnel).
AMÉLIORER LA LISIBILITÉ DU SOCIAL POUR FACILITER
LA RECONNAISSANCE DES RATIONALITÉS NON STANDARDS
Force est de constater qu'il n'existe pas d'argument théorique permettant de
privilégier telle approche des indicateurs sociaux au détriment des autres. La
pertinence des systèmes d'indicateurs ne peut se mesurer qu'à leur capacité à
rendre compte des évolutions sociales les plus significatives du point de vue
Économie et Solidarités, volume 39, numéro 1, 2nnR
des attentes et des besoins de la société. En fin de compte, comme dans le cas
de l'évaluation des politiques publiques, seule une mise en débat des cadres
d'analyse et des critères de jugement dans un cadre institutionnel adéquat peut
fonder leur légitimité. Il est donc nécessaire de relier la question des indicateurs
à celle du débat public et, plus généralement, de l'approfondissement
de la
démocratie. Dans cette perspective, la réflexion sur les méthodes et démarches
d'évaluation présente le grand intérêt d'articuler explicitement l'épistémologique et le politique. Elle suggère la possibilité et l'intérêt d'appliquer les
exigences de rigueur et d'objectivité qui ont fait le succès de la science à une
classe plus étendue de processus sociocognitifs. On entrevoit ainsi la possibilité de développer une méthode et des pratiques visant à rendre plus réfléchi,
organisé et systématique le travail sur soi de sociétés humaines.
Or, le développement
d'outils et de pratiques susceptibles de rendre
la société plus lisible à elle-même constitue également l'une des conditions
d'une meilleure reconnaissance de l'économie sociale. Que produit l'économie
sociale? Comment objectiver et mesurer cette production?
Les entreprises
d'économie sociale, certes, participent à l'économie monétaire. Dans ce cadre,
elles sont tenues d'équilibrer leurs comptes et ne peuvent donc éviter l'épreuve
d'une évaluation financière de leur activité. Il n'en demeure pas moins qu'elles
mobilisent des ressources non monétaires et qu'elles se réclament de valeurs
non économiques. Elles doivent donc pouvoir faire état d'une plus-value
sociale, que celle-ci soit formulée en termes d'utilité sociale, de capital social
ou de toute autre notion. L'identification et la reconnaissance sociale de cette
plus-value constitue un enjeu majeur. C'est un enjeu à la fois démocratique
et cognitif, qui appelle l'instauration de lieux et de procédures permettant la
confrontation des logiques hétérogènes qui sous-tendent les pratiques sociales
non standards et l'élaboration d'outils facilitant l'objectivation et la mesure des
valeurs mises en jeu.
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