Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales
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comme leur ombre par des reproches d’inconsistance, voire des soupçons
qu’est là mimée une scientificité inadaptée à son objet 2 . Pour autant, les
modèles mathématiques ne véhiculent pas nécessairement de conception
causale, axés qu’ils seraient sur la description plus que sur l’explication 3 ;
quoi qu’il en soit, l’examen épistémologique ne peut faire l’économie de
s’intéresser à l’articulation des modèles aux contextes théoriques de leur
discipline d’accueil. Si l’importation d’une théorie mathématique peut
occasionner au passage une renégociation de la Weltanschauung locale,
cela va certes souvent dans le sens d’une simplification abusive, mais
parfois aussi dans le sens d’ouvertures heuristiques. Ainsi, si en SHS le
déterminisme s’oppose généralement à la liberté humaine, en sciences de
la nature et en sciences de l’ingénieur il s’oppose à l’aléatoire ; or précisé-
ment, une digne prise en compte de l’aléatoire reste très balbutiante dans
des sciences sociales habituées à penser en termes de loi normale et de
moyenne statistique ; à l’horizon d’une acclimatation des méthodes proba-
bilistes figure donc la perspective de sciences sociales non quételesiennes,
comme l’on parle de géométries non euclidiennes (voir par exemple les
travaux d’Éric Brian, 2014).
La tension avec les sciences de la nature n’est pas seulement méthodo-
logique, elle est aussi d’ordre ontologique : au fil des progrès de la biolo-
gie, les avancées en neurosciences, endocrinologie, génétique ou autres
réactivent cycliquement les revendications d’explication de certains faits
sociaux par l’ancrage biologique de l’humain. Il s’agit d’une concurrence
directe, au niveau des objets d’étude même, bousculant le partage entre
nature et culture. La variété des comportements humains complexes
ou de haut niveau soumis à l’assaut d’études visant à en rechercher les
2. Ces débats semblent apparaître systématiquement à chaque tentative de mathéma-
tisation. C’est peut-être en économie qu’ils sont les plus anciens, les plus importants
dans la structuration identitaire de la discipline, et les plus âpres. Les partisans de la
mathématisation sont souvent sous le double feu de leurs collègues non mathématiciens,
et des mathématiciens professionnels.
3. Ainsi que le résumait le mathématicien John Von Neumann selon un point de vue très
pragmatiste, «[…] les sciences n’essayent pas d’expliquer, pas même d’interpréter, elles
se consacrent principalement à élaborer des modèles […], constructions mathématiques
qui, couplées à des interprétations verbales, décrivent des phénomènes observés»
(Von Neumann, 1955: 157).