Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales

Socio
6 (2016)
Déterminismes
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Ronan Le Roux et Arnaud Saint-Martin
Situations du déterminisme en
sciences humaines et sociales
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Référence électronique
Ronan Le Roux et Arnaud Saint-Martin, «Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales», Socio [En
ligne], 6|2016, mis en ligne le 11 mai 2016, consulté le 11 mai 2016. URL: http://socio.revues.org/2130
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DOSSIER
Socio06mai 2016p. 9-24 9
Situations
du déterminisme
en sciences
humaines et sociales
Ronan
Le Roux
et Arnaud
Saint-MaRtin
Le déterminisme en sciences humaines et sociales (SHS) : un thème relég
aux dissertations scolaires, loin du quotidien de la recherche ? En réalité,
si les publications qui le traitent explicitement pour lui-même restent
limitées en nombre et en extension 1, il exerce une pression considérable
sur des humanités assiégées par divers paradigmes : cognitivisme, géno-
mique, neurosciences, mais aussi, sur un plan plus méthodologique, les
approches « big data ». Cette pression, souvent amplifiée par les médias,
traverse et travaille les SHS peut-être plus qu’il n’y paraît à la vue des
seules publications. Ce ne sont pas les occasions d’aborder le thème du
1. Par exemple, à côté de dossiers spécifiques (comme le no25 de la Revue d’histoire
des sciences humaines, 2011), des revues à voilure plus encyclopédique n’abordent pas
pour autant le thème du déterminisme dans sa géralité maximale (Labyrinthe, 2012 ;
Revue de synthèse, 2014).
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DOSSIER DÉTERMINISMES
déterminisme qui manquent, la difficulté résidant alors dans le travail de
synthèse plus que dans la justification de ce choix.
Évoquer les « situations » du terminisme en SHS, c’est d’abord soule-
ver deux questions liées : celle de l’état et celle de la localisation des formes
de la causalité dans les sciences sociales. en est le terminisme, et
où est-il passé ? La première question projette la problématique du déter-
minisme dans la temporalité de ses évolutions historiques, la seconde
dans la cartographie se distribuent les sciences, leurs objets et leurs
méthodes ; en résumé, le thème du déterminisme implique des problèmes
de voisinage disciplinaire et de division du travail savant, problèmes qui
ont une historicité. Dans l’espace des savoirs, des modèles concurrents
peuvent occuper la même place (par exemple, difrentes explications d’un
même fait), tandis qu’un même type de modèle peut occuper plusieurs
places (on peut penser, par exemple, à la théorie des jeux, qui s’est diffusée
de manière transversale dans plusieurs disciplines). Les concurrences
explicatives interrogent vite les frontières et les particularités des SHS.
Y localiser et caractériser des formes de déterminisme implique en effet
bien souvent de les mettre en perspective avec les champs dont elles ont
toujours eu à se distinguer, les sciences de la nature tout particulière-
ment, mais pas seulement. Les conceptions terministes (biologisme,
sociologisme, psychologisme) se construisent historiquement les unes en
fonction des autres : l’article de Marc Joly, dans le présent dossier, donne
un aperçu de cette dynamique.
Tensions aux frontières (1):
les sciences de la nature
Les sciences de la nature sont productrices de modèles rationnels qui
intéressent souvent les sciences sociales : mécanique, thermodynamique,
électronique, biologie évolutionnaire, pour n’en citer que quatre dont
les transpositions par analogies plus ou moins directes, de l’économie à
l’anthropologie en passant par la psychologie et la sociologie, contribuent
à l’histoire de ces disciplines. Qu’est-ce qui spécifie alors des phénomènes
sociaux du point de vue causal ? Généralement, les transferts d’outillages
mentaux des sciences de la nature vers les sciences sociales sont suivis
Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales
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comme leur ombre par des reproches d’inconsistance, voire des soupçons
qu’est mimée une scientificité inadaptée à son objet 2 . Pour autant, les
modèles mathématiques ne hiculent pas nécessairement de conception
causale, axés qu’ils seraient sur la description plus que sur l’explication 3 ;
quoi qu’il en soit, l’examen épistémologique ne peut faire l’économie de
s’intéresser à l’articulation des modèles aux contextes théoriques de leur
discipline d’accueil. Si l’importation d’une théorie mathématique peut
occasionner au passage une renégociation de la Weltanschauung locale,
cela va certes souvent dans le sens d’une simplification abusive, mais
parfois aussi dans le sens d’ouvertures heuristiques. Ainsi, si en SHS le
déterminisme s’oppose généralement à la liberté humaine, en sciences de
la nature et en sciences de l’ingénieur il s’oppose à l’aléatoire ; or précisé-
ment, une digne prise en compte de l’aléatoire reste très balbutiante dans
des sciences sociales habituées à penser en termes de loi normale et de
moyenne statistique ; à l’horizon d’une acclimatation des méthodes proba-
bilistes figure donc la perspective de sciences sociales non quételesiennes,
comme l’on parle de géométries non euclidiennes (voir par exemple les
travaux d’Éric Brian, 2014).
La tension avec les sciences de la nature n’est pas seulement méthodo-
logique, elle est aussi d’ordre ontologique : au fil des progrès de la biolo-
gie, les avancées en neurosciences, endocrinologie, génétique ou autres
réactivent cycliquement les revendications d’explication de certains faits
sociaux par l’ancrage biologique de l’humain. Il s’agit d’une concurrence
directe, au niveau des objets d’étudeme, bousculant le partage entre
nature et culture. La variété des comportements humains complexes
ou de haut niveau soumis à l’assaut d’études visant à en rechercher les
2. Ces débats semblent apparaître systématiquement à chaque tentative de mathéma-
tisation. C’est peut-être en économie qu’ils sont les plus anciens, les plus importants
dans la structuration identitaire de la discipline, et les plus âpres. Les partisans de la
mathématisation sont souvent sous le double feu de leurs collègues non mathématiciens,
et des mathématiciens professionnels.
3. Ainsi que le résumait le mathématicien John Von Neumann selon un point de vue très
pragmatiste, «[…] les sciences nessayent pas d’expliquer, pas même d’interpréter, elles
se consacrent principalement à élaborer des moles […], constructions mathématiques
qui, couplées à des interprétations verbales, décrivent des phénomènes observés»
(Von Neumann, 1955: 157).
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DOSSIER DÉTERMINISMES
déterminants biologiques semble devoir s’étendre indéfiniment, comme
des dominos sentraînant dans leur chute : après tout, si une équipe a
l’audace de chercher la signature génétique de tel ou tel aspect de notre
existence, pourquoi d’autres ne leur emboîteraient-elles pas le pas en
faisant monter les enchères ? Dans cette palette, on trouvera ainsi pêle-
mêle la violence, la propension à rire ou à sourire, la ussite scolaire,
l’orientation sexuelle, la toxicomanie, la « sensibilité aux événements
de la vie » (sic), parmi bien d’autres registres de comportements… Si la
finalité du ductionnisme n’est pas nouvelle, les moyens en revanche
le sont, provoquant des effets bien connus mêlant modes médicales et
tichisme pour linstrumentation high-tech : maintenant qu’on a les nou-
veaux séquenceurs ADN à très haut débit, les nouvelles IRM, vous allez
voir ! Chaque décennie rejoue ce scénario de promesses, tout de liaisons
dangereuses et ambigs entre chercheurs, fabricants d’instrumenta-
tions, politiques, médias et grand public : qui dupe qui, quel commerce se
répète là de mythes qu’il s’agit de fabriquer, diffuser, renouveler, vendre,
sur l’origine et la prédestination de nos comportements ? Encore faut-il
comprendre les ressorts de cette industrie naturaliste : c’est qu’une grande
majorité de cette vague de recherches émergeant depuis les années 2000
repose en fait sur la recherche d’une relation non de causalité entre
génomes et comportements, mais de corlation ; et des corlations
ainsi obtenues, souvent sujettes à caution, s’opèrent des glissements rhé-
toriques qui accentuent la significativité des coefficients statistiques et
maquillent les hypothèses en faits établis. Par cette pratique du raccourci
(qui ne reflète pas nécessairement les coutumes et convictions du monde
biodical dans son ensemble), on passe plus ou moins subtilement du
« terrain » (ou de la « pdisposition », ou « susceptibilité ») gétique à
un déterminisme sans complexe.
La causalité « multifactorielle » est le nom actuel du champ de bataille
entre naturalisme et culturalisme. Cet adjectif faussement œcuménique
relève peut-être d’une fragile diplomatie verbale plus que d’une épis-
mologie capable de faire sens de ce qui termine nos comportements
supérieurs. Pourtant, alors même qu’une nouvelle génération de biolo-
gistes s’affranchit du dogme de la biologie moléculaire et révèle l’impor-
tance de l’influence de l’environnement sur les nes (autrement dit :
des associations spécifiques entre gènes et comportements n’impliquent
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