« En philosophie, chaque penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d'une autre; mais jamais
aucune n'est parvenue à devenir inébranlable en toutes ses parties. »
C'est bien l'idée commune que nous avons de l'histoire de la philosophie : Platon critiquant Parménide ;
Aristote critiquant Platon, etc. Kant appelle les philosophes des « penseurs » : le terme dit bien que chacun
d'eux a fait des tentatives pour accéder à des vérités universelles et que cet effort de «penser» est l'essentiel
de la philosophie. Kant présente moins ici la philosophie comme un système unique que comme une
histoire : chaque philosophe croit que l'édifice qu'il a «bâti» est unique, mais la philosophie est en fait
l'ensemble de ces édifices juxtaposés. Pour poursuivre la métaphore de Kant (reprise notamment de
Descartes, qui parlait d'une «fondation» de la vérité), chaque philosophe construit une maison, mais la
philosophie est la ville entière. On pressent que Kant voudrait y mettre de l'ordre.
«De là vient qu'on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore.»
Énoncé de la thèse paradoxale : on ne peut pas apprendre la philosophie, elle n'existe pas. On peut
souligner «LA»: il existe DES philosophies, des pensées; mais pas un système unique. On comprend
qu'à l'horizon de la pensée de Kant, il y aurait UNE philosophie, qu'il faudrait construire. (Si l'on en sait
assez sur Kant, on peut dire que sa philosophie a effectivement pour but, comme il l'énonce dans la
Critique de la raison pure, de « soumettre la philosophie au tribunal de la raison », et de clarifier les
débats en examinant à quel type de connaissances la raison peut légitimement prétendre). [La
connaissance de l'auteur n'est pas requise mais cela n'interdit pas de faire usage de ses
connaissances. À condition de ne pas tomber dans l'exposé-fleuve sans rapport avec le texte].
«Mais à supposer même qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient ne
pourraient se dire philosophe, caria connaissance qu'il en aurait demeurerait subjectivement
historique.»
Deuxième argument pour justifier que l'on ne puisse pas apprendre la philosophie. Même s'il existait
un ultime système, si l'on se contentait de l'apprendre par cœur, on ne philosopherait pas. On ne
pourrait philosopher qu'en le réinventant: «apprendre» «de la» philosophie n'est pas un acte
philosophique. L'expression «subjectivement historique» est ici assez difficile à comprendre. On peut
proposer deux hypothèses de lecture : cela peut signifier que tout système philosophique est situé
historiquement, donc que celui qui se prétendrait le système ultime ne serait pas moins relatif que
tous ceux qui l'ont précédé. Cela semble un peu en contradiction avec ce qui précède puisque Kant
vient d'admettre l'hypothèse d'un système ultime. Une autre hypothèse consiste à prendre le mot
«historique» au sens étymologique de « descriptif» : « subjectivement historique » voudrait donc dire
«reçu de l'extérieur»: la subjectivité ne produirait pas ce système mais c'est l'histoire qui le lui
fournirait. Ce qui est conforme au propos antérieur du texte.
« Il en va autrement en mathématiques. »
Ouverture d'un troisième temps de la réflexion : distinction de la philosophie et d'une autre discipline.
«Cette science peut, dans une certaine mesure être apprise»
Les mathématiques sont une science, ce que n'est pas la philosophie. Elles peuvent être apprises,
parce qu'elles restent identiques de génération en génération : elles ne changent (dit Kant) qu'en
extension, par production de nouveaux résultats, mais en gardant les mêmes bases, par opposition à
la philosophie où chaque penseur repart chaque fois sur de nouvelles bases. Kant précise: «dans une
certaine mesure». Pourquoi cette nuance? Parce que les mathématiques, dans la mesure où elles
sont rationnelles, ne peuvent jamais être seulement «apprises»: elles doivent être «comprises». Le
mathématicien ne réinvente pas tout: il apprend à l'école les résultats obtenus par ses prédécesseurs
(la démonstration du théorème de Pythagore, par exemple). Mais son «apprentissage» ne se limite
jamais à «apprendre par cœur» comme on apprend un catéchisme. Les propositions mathématiques,
en tant que vérités rationnelles, ne prennent sens que comprises «de l'intérieur», non pas comme des
choses mémorisées mais comme des vérités de raison. C’était le sens de l’expérience menée par
Socrate avec un jeune esclave, dans le Ménon de Platon: il est possible de faire résoudre un
problème de géométrie à un esclave ignorant tout des mathématiques. C'est bien que les
mathématiques n'ont que «dans une certaine mesure» besoin d'être apprises.
« Car ici les preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en
raison de son évidence, elle peut être retenue comme une doctrine certaine et stable.»
Kant justifie ici son propos au sujet des mathématiques. Si celles-ci peuvent être apprises, c'est parce
quelles sont «évidentes». L'évidence dont parle Kant, ce n'est pas l'évidence de ce qui apparaît dès le
premier coup d'œil : nous savons bien que les mathématiques ne sont pas toujours faciles à
comprendre, et sont loin d'être «évidentes». Mais les propositions mathématiques reposent, comme
l'expliquait déjà Descartes, sur des propositions simples, que les mathématiciens appellent des «