Les politiques familiales des pays nordiques et leurs

Les politiques familiales des pays nordiques
et leurs ajustements aux changements
socio-économiques des années
quatre-vingt-dix
Marie-Thérèse Letablier*
Les politiques familiales des pays nordiques relèvent d’une même approche
qui est d’être des politiques sociales d’aide aux familles et non des politi-
ques de la famille. Cela signifie, en premier lieu, que les politiques familia-
les se veulent neutres quant aux formes de vie privée. Elles ne se donnent
pas pour objectif de protéger une conception de la famille mais plutôt
d’aider les familles dans le respect de leur pluralité et de leurs modes de vie.
Les politiques familiales du Danemark, de la Finlande et de la Suède sont
réputées pour leur générosité et la qualité de leurs prestations. Le soutien
que les pouvoirs publics apportent aux familles est à la fois financier et sous
forme de services. Non seulement les prestations familiales visent à alléger
le coût des enfants pour les parents, mais elles visent aussi à faciliter la vie
quotidienne des parents en prenant en charge une part de la responsabilité
vis-à-vis de la garde des enfants. Les pays nordiques ont pu être qualifiés de
« caring states » (Leira, 1992 et 1996) au sens où l’État prend en charge une
part de responsabilité vis-à-vis des enfants et des personnes dépendantes,
adultes ou âgées. Le « care » y est conçu comme un droit à recevoir aide et
soins en tant que droit de citoyenneté sociale. La garantie de ce droit
recouvre non seulement une dimension financière mais aussi la garantie
d’une grande qualité de services. Cette garantie est coûteuse pour les États
qui, de la sorte, ont déchargé en grande partie la famille de ces tâches, per-
mettant aux femmes de s’investir dans la vie professionnelle. Le fait que
l’accès aux droits sociaux soit individualisé ne leur laisse pas de choix :
seule une activité professionnelle procure des droits sociaux. L’interven-
tion de l’État dans ce domaine jouit d’une forte légitimité qui dure depuis
longtemps et qui ne semble pas remise en question en dépit des difficultés
économiques rencontrées au cours de la dernière décennie dans la plupart
des pays scandinaves. Elle s’inscrit dans une philosophie du bien-être qui
accorde une grande place à la qualité de la vie quotidienne et à l’exercice de
la citoyenneté. Elle cherche à promouvoir les principes de solidarité par des
transferts sociaux, et d’égalité, notamment d’égalité entre hommes et fem-
mes par un soutien accru à la conciliation de la vie professionnelle et de la
vie familiale. Pour caractériser les traits communs au modèle nordique de
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*Sociologue, chercheur CNRS/Centre d’études de l’emploi.
politique familiale, nous ferons une incursion dans l’histoire pour en évo-
quer les inspirateurs, les époux Myrdal 1, et la trajectoire de leurs idées Puis
nous examinerons successivement les trois grands piliers des politiques
d’aide aux enfants et aux familles que sont les prestations familiales, les
congés parentaux et les services d’accueil des enfants, le financement de la
politique d’aide aux familles, ainsi que les évolutions récentes de ces politi-
ques familiales.
nLes fondements du modèle nordique
Le concept de politique familiale doit beaucoup aux écrits d’Alva et Gun-
nar Myrdal au début des années trente (A. et G. Myrdal, 1935) et aux écrits
ultérieurs d’Alva Myrdal (notamment 1941 et 1955). Dans l’ouvrage publié
en 1935, les Myrdal cherchaient des solutions à la crise démographique que
connaissait la Suède à cette époque. L’idée d’une politique de la famille
reste donc associée à la question de la natalité. L’ouvrage publié en 1941
par Alva Myrdal exposait les principes d’une politique de la population et
de la famille. Ces ouvrages traitaient de la Suède qui était alors un pays
d’avant-garde en matière de politique sociale. C’est en Suède que les prin-
cipes de l’action politique en faveur des familles et des enfants ont été posés
et c’est vers la Suède que les regards se sont tournés lorsque les États provi-
dence se sont mis en place dans les pays proches. Les politiques familiales
se sont développées en Suède dans les années soixante au moment où les
femmes se sont portées massivement sur le marché du travail dans un
contexte de pénurie générale de main-d’œuvre. L’engagement des femmes
et notamment des femmes mariées et des mères dans l’activité profession-
nelle a entraîné des bouleversements profonds de la société. Il a remis en
question la division traditionnelle des rôles au sein de la famille et de la
société et a donné lieu à de nombreux et vifs débats publics. Les ménages
actifs sont devenus de plus en plus fréquents dans un contexte économique
marqué par une croissance soutenue et une insuffisance de l’offre de travail.
La politique familiale a été très tôt associée à la politique d’emploi.
La volonté politique de faire de la famille à deux revenus la norme a été
clairement exprimée en 1969 par le Comité sur les questions d’égalité,
composé de la Confédération suédoise des syndicats et du Parti
social-démocrate. Ce comité défendait l’idée que la famille à deux revenus
est un rempart efficace contre la pauvreté des familles et des enfants, et le
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1Gunnar Myrdal a reçu le prix Nobel d’économie, en 1974, après une longue carrière univer-
sitaire et politique en Suède et aux Nations unies. Alva Myrdal a reçu le prix Nobel de la paix
en 1982. Elle a occupé plusieurs portefeuilles ministériels en Suède et des fonctions importan-
tes aux Nations unies. Après 1945, elle s’est consacrée aux questions de désarment ainsi
qu’aux problèmes du tiers-monde, sans pour autant abandonner ses engagements politiques en
Suède.
meilleur moyen de progresser vers une individualisation totale des droits
sociaux à même de garantir l’égalité entre hommes et femmes. Une coali-
tion formée du Parti social-démocrate, de la puissante centrale syndicale
LO et du Mouvement des femmes à la fin des années soixante a porté le pro-
jet de moderniser la famille selon les recommandations du rapport d’Alva
Myrdal pour le Parti social-démocrate (Myrdal, 1971). Ce rapport stipulait
que l’indépendance économique des personnes mariées doit être un objectif
majeur pour les politiques familiales et que cette indépendance est une
condition première pour que l’égalité entre hommes et femmes se réalise.
Ce fil conducteur devait servir de base à une révision du droit et de la légis-
lation et, notamment, à une révision des règles concernant les obligations
familiales et le devoir d’entretien entre conjoints, aussi bien pendant le
mariage qu’après sa dissolution. Le rapport précise aussi que la sécurité des
individus ne peut être assurée que par le revenu de leur propre travail, d’une
part, et par un système de protection sociale moderne, d’autre part (Myrdal,
1971, op. cit.). En 1972, lors du congrès du Parti social-démocrate, le Pre-
mier ministre Olof Palme reprenait ces idées et affirmait que l’égalité entre
les sexes passe par le marché du travail et que le droit à l’emploi des fem-
mes doit être soutenu.
Les politiques familiales dans les pays nordiques se sont construites plus ou
moins sur ce projet politique inspiré des thèses des époux Myrdal qui ont eu
une influence très grande sur le développement des politiques familiales
dans les pays scandinaves et hors des pays scandinaves, en France notam-
ment (Boudet, 1954). Elles ont orienté l’action publique vis-à-vis des
enfants et des familles dans trois grandes directions : la modernisation des
rapports au sein de la famille, la mise au travail des femmes comme garantie
de leur émancipation et la socialisation précoce des enfants. Solidarité, éga-
lité et citoyenneté sont les grands principes qui fondent la société de
bien-être que les États providence doivent contribuer à ériger.
L’éducation et la socialisation des enfants
ou la formation des futurs citoyens
À l’origine dans les années trente, il s’agissait de mettre en place des réfor-
mes visant à limiter la crise démographique par une refondation de l’institu-
tion familiale. L’extension de la sécurité sociale était le moyen préconisé
par les socio-démocrates pour donner de nouvelles bases à cette institution.
Sécuriser la famille et éliminer les obstacles à la procréation désirée en
étaient les deux grands axes. L’octroi d’allocations pour les enfants était
conçu comme le moyen d’égaliser les coûts des enfants pour les familles.
Ces allocations sont complétées par des prestations en nature telles que nur-
series, services de garde, livres gratuits, cantines, loisirs, etc.
Depuis près de trente ans, l’accueil des enfants est un secteur prioritaire
dans les pays nordiques et notamment en Suède où les réformes dans ce
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aux changements socio-économiques des années quatre-vingt-dix
domaine ont trouvé un large appui au Parlement. Ce consensus politique a
permis de mettre en œuvre la politique dont les grandes orientations avaient
été définies dans les premières années soixante-dix. L’objectif était d’assu-
rer aux enfants un accueil de bonne qualité couvrant pleinement les besoins,
placé pour l’essentiel sous l’égide des communes et financé par l’impôt.
Les principes moteurs étaient autant le souci du bien-être de la jeune géné-
ration que l’aspiration à l’égalité entre femmes et hommes. La question de
la garde des enfants a été débattue autour de deux idées force : d’une part,
les charges parentales ne doivent pas handicaper l’engagement profession-
nel des parents, mères et pères, d’autre part, les modes d’accueil doivent
préserver le bien-être des enfants et l’égalité face à l’éducation (Daune-
Richard, 1999). Les services d’accueil des enfants reposent sur une
approche globale du développement et de l’apprentissage dans laquelle les
soins, la garde, l’éducation et l’acquisition des savoirs forment un tout. La
qualité des soins est vue comme une condition nécessaire à l’épanouisse-
ment des enfants. Le souci de leur bien-être a une dimension pédagogique
(Borschort, 1993). Il s’appuie sur l’idée que la socialisation précoce des
enfants passe par des processus collectifs. Par conséquent, le groupe joue
un rôle pédagogique dans l’accueil de l’enfance et l’action pédagogique
prend en compte l’enfant individuel aussi bien que le groupe. Il s’appuie
aussi sur une large coopération avec les parents qui ont la possibilité de par-
ticiper et d’exercer leur influence par le biais d’entretiens ou de réunions.
L’éducation et la diffusion de principes éducatifs dès le plus jeune âge
apparaissent comme un pilier essentiel de la politique familiale (Jönsson et
Letablier, 2003).
L’émancipation des femmes et l’égalité entre les sexes
L’égalité entre les hommes et les femmes constitue l’autre grand principe
d’action publique dans les pays scandinaves. L’égalité passe, en premier
lieu, par l’engagement professionnel des femmes, et notamment des fem-
mes mariées, gage de leur indépendance économique et de leur citoyenneté
sociale par l’accès à des droits propres. Dès la fin des années soixante, le
gouvernement suédois a pris des mesures pour promouvoir la famille à
deux revenus. Des aides, en nature et en espèces, ont été apportées aux
parents pour faire garder leurs enfants afin que les mères continuent à tra-
vailler de façon continue pendant leur vie adulte sans renoncer à leur
emploi après la naissance des enfants. Non seulement la Suède, mais tous
les autres pays nordiques ont fondé leur système de protection sociale sur
l’individu et non sur la famille (Hantrais et Letablier, 1996). L’une des
mesures les plus marquantes de ce point de vue a sans doute été l’imposi-
tion séparée des couples, facultative dès 1968 puis obligatoire en 1971 en
Suède. En raison du taux d’imposition fortement progressif, il devenait plus
intéressant pour un couple que la femme travaille plutôt que l’homme aug-
mente son nombre d’heures de travail. Le système est tel que l’avantage
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optimum est obtenu lorsque les deux membres du couple apportent la
même somme au revenu familial. Par ailleurs, lors de leur mise en place
dans tous les pays scandinaves, les politiques familiales se voulaient les
plus neutres possible quant aux formes de vie privée.
La question de l’égalité entre les hommes et femmes a été largement
débattue dans les pays nordiques. En Suède notamment, les mouvements
féministes présents dans les partis politiques traditionnels ont œuvré pour
mettre cette question au centre des débats au moment où les politiques
familiales se sont construites. Si les socio-démocrates ont porté la revendi-
cation de l’égalité entre les sexes, cette question a fait l’objet d’un large
consensus dans tous les partis politiques. Non seulement les femmes ont
participé aux débats publics sur cette question mais elles ont aussi intégré
les lieux de décision politique à tous les niveaux ainsi que les instances de
décision des syndicats et des organisations professionnelles. Cette partici-
pation à la vie publique et politique leur a permis de peser sur l’orientation
des politiques (Berqvist et Jungar, 2000).
Déjà dans les années trente alors que le modèle de la mère au foyer était
dominant, les Myrdal défendaient l’idée que pour accroître la natalité, il
convenait d’améliorer le niveau de vie des familles en même temps que la
condition des femmes. Constatant que les femmes qui travaillaient se
mariaient moins souvent et avaient moins d’enfants que les autres, ils con-
cluaient à la nécessité de réformes permettant aux femmes de concilier tra-
vail et famille. Les difficultés démographiques rencontrées par la Suède
dans les années trente ont été un levier pour la reconnaissance politique des
femmes et pour leur légitimité en tant que citoyennes, travailleuses et
mères. Cette situation a sans aucun doute contribué à donner à la famille
une place centrale dans les sociétés scandinaves, comme levier démogra-
phique et économique et comme valeur centrale de la société. C’est dans ce
contexte que les femmes se sont trouvées investies d’une forte responsabi-
lité en tant que mères, consommatrices de services comme l’exige une
société moderne, et en tant que productrices de biens et de services (Lalle-
ment, 2002). L’ouvrage publié en anglais avec la sociologue britannique
Viola Klein (Myrdal et Klein, 1956) marque un changement radical de
perspective par rapport à l’idéologie de la femme au foyer qui régnait à
l’époque. Les auteurs défendent l’idée que le rôle des femmes dans la
société passe à la fois par la maternité et par l’engagement professionnel, et
que la collectivité doit les aider pour qu’elles n’aient pas à faire un choix.
Ce livre a inspiré non seulement le Mouvement de femmes mais aussi les
partis socio-démocrates qui en ont fait leur référence. L’ouvrage a eu un
écho bien au-delà de la Suède (Clarke, 2002 ; Hirdman, 1994). Il reformu-
lait le dilemme des femmes entre travail et famille et l’inscrivait dans une
conception moderne de la famille et de la société où hommes et femmes
contribuent aux ressources du ménage, ont peu d’enfants mais des enfants
désirés, et où les responsabilités domestiques et parentales sont partagées.
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