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L’école peut-elle être, à la fois, libératrice et obligatoire ?
Roger Monjo
(Université Montpellier III, EA 3749, LIRDEF)
Considérations préliminaires
À la différence de la laïcité et de l’égalité des chances, l’obligation scolaire n’est pas
aujourd’hui l’objet d’un “conflit d’interprétations“ particulièrement intense. Si la première est l’objet
d’une querelle récurrente quant au sens à lui donner et si la seconde est revendiquée, à la fois, par un
discours néo-libéral qui en assume sans frémir le pré-requis d’une représentation de la vie sociale (et
scolaire) comme un espace essentiellement compétitif et par un discours républicain qui cherche, en
revanche, à contenir les effets dévastateurs de cette représentation concurrentielle, la dernière
(l’obligation scolaire), par contre, est encore relativement épargnée par ce mouvement d’interrogation
et de déstabilisation généré par ces conflits herméneutiques. Et ce, même si des options alternatives
(prolongation à 18 ans versus réduction à 15 voire 14 ans) sont aujourd’hui avancées, mais qui ne la
remettent pas fondamentalement en question.
Pourtant, le principe même de cette obligation devrait, à terme, rejoindre, dans leur commune
fragilisation, les deux autres ingrédients normatifs de la tradition républicaine. En effet, l’obligation
scolaire a reposé, lors de sa promulgation, sur une sorte de promesse, qui a alimenté sa capacité à
susciter une adhésion massive, en particulier de la part des classes populaires qui en étaient le
principal destinataire : la promesse d’une insertion politique et, plus généralement, sociale (sinon
professionnelle, du moins pendant longtemps) réussie en échange de cette soumission initiale à
l’ordre scolaire, c’est-à-dire à une institution qui se fixait comme objectif de former, dans le temps de
cette période obligatoire, le « citoyen » mais aussi, plus globalement, l’être social, l’individu dans sa
capacité à intégrer le « vivre-ensemble ». Longtemps (jusque dans les années soixante, voire même
un peu au-delà) cette promesse a été, bon an mal an, tenue, le respect de cette "obligation scolaire"
se traduisant par une intégration à la communauté sociale et politique perçue comme relativement
satisfaisante. De facto, le terme fixé à cette obligation (13 ans à l’origine, 14 ans dans les années 30,
16 ans dans les années 60) a coïncidé, tout au long de ces décennies, avec des sorties suffisamment
massives du système scolaire, pour qu’obligation "légale" et obligation "réelle" (ce qu’on appelle
aujourd’hui, dans les enquêtes internationales, "l’espérance de vie scolaire moyenne" et qui
correspond à une durée suffisante de scolarisation pour que la promesse d’une intégration
satisfaisante soit tenue) se recouvrent.
C’est précisément ce recouvrement qui s’est défait, ensuite, et l’écart n’a cessé de grandir
entre l’âge qui marque légalement le terme de l’obligation scolaire (16 ans encore aujourd’hui) et l’âge
auquel il faut, en moyenne et en réalité, quitter l’école pour espérer une intégration sociale et politique
convenable. D’autant que la « promesse » de cette intégration réussie s’est, entre-temps, enrichie.
Au-delà de l’intégration sociale et politique, c’est l’insertion professionnelle qui est aujourd’hui visée,
de plus en plus exclusivement au point d’en faire dépendre les autres modalités. Or, il apparaît
aujourd’hui qu’un élève qui se "contente" de satisfaire strictement à l’obligation légale, c’est-à-dire qui
quitte l’école à 16 ans, est le plus souvent un élève en échec qui connaîtra des difficultés d’insertion
professionnelle et sociale et qui risque donc de se sentir exclu de la communauté politique. La loi
d’orientation pour l’école de 2005 a, au demeurant, clairement intégré cette question lorsqu’elle a, non
seulement reconduit l’objectif antérieurement fixé de conduire 80% d’une classe d’âge en Terminale,
mais aussi arrêté comme nouvel objectif pour l’école l’obtention par 50% d’un diplôme de
l’enseignement supérieur. Même s’il est vrai qu’elle a, par ailleurs et au risque d’une certaine
contradiction, conforté le principe d’une obligation scolaire fixée à 16 ans en formulant le projet d’un
socle commun de connaissances et de compétences à faire acquérir par tous les élèves à la fin du
collège. Car, comment échapper alors, si on prend au sérieux le projet de conduire la quasi-totalité
des élèves « au niveau du baccalauréat », à une interprétation de ce socle commun en terme de « kit
de survie », de viatique minimal, destiné à la minorité des élèves les plus faibles, ceux dont on
anticipe, en quelque sorte, l’échec et l’exclusion sociale qui risque d’en résulter, alors qu’il a,
théoriquement, vocation à identifier cette culture commune fondatrice d’un lien social et politique