Republicanisme scolaire et emancipation

publicité
 Republicanisme scolaire et emancipation
Identité des auteurs
Nom : Foray
Prénom : Philippe
Appartenance institutionnelle : Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation,
cultures, politiques
Courriel : [email protected]
Nom : Mole
Prénom : Frédéric
Appartenance institutionnelle : Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation,
cultures, politiques
Courriel : [email protected]
Nom : Monjo
Prénom : Roger
Appartenance institutionnelle : Université Montpellier III, EA 3749, LIRDEF
Courriel : [email protected]
Nom : Müller
Prénom : Walter
Appartenance institutionnelle : Université de Würzburg
Courriel : [email protected]
Nom : Zoïa
Prénom : Geneviève
Appartenance institutionnelle : IUFM-Université Montpellier II, EA 3749, LIRDEF
Courriel : [email protected]
Identité du coordonnateur
Nom : Mole
Prénom : Frédéric
Appartenance institutionnelle : Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation,
cultures, politiques
Courriel : [email protected]
Identité du réactant
Nom : Vergnioux (sous réserve)
Prénom : Alain
Appartenance institutionnelle : Université de Caen, CERSE
Courriel : [email protected]
1
Republicanisme scolaire et emancipation
Résumé : Dans ce symposium, on se propose d’interroger certaines composantes normatives de la
tradition républicaine en matière scolaire (méritocratie, obligation, culture commune...) du point de vue
du projet d’émancipation, individuelle et collective, dont cette tradition elle-même se réclame.
Abstract: In this symposium we are addressing a number of normative aspects of the republican
tradition concerning school education (meritocracy, obligation, common culture, etc.) insofar as this
tradition claims to be directly involved in the project of collective and individual emancipation.
Resumen: En este simposio se propone interrogar ciertas componantes normativas de la tradicion
republicana en terminos scolares (meritocracia, obligacion, cultura comun..) del punto de vista del
proyecto de emancipacion, individual y colectiva, de la cual la tradicion se reclama.
Mots-clés : Démocratie, émancipation, individu, méritocratie, républicanisme
Problématique générale
L’école est, selon l’expression bienvenue de l’historien anglais Théodore Zeldin, « une passion
française ». Au cours de son histoire, elle a fait l’objet d’un investissement politique fort et controversé.
Au cœur de cet investissement, on trouvera aisément les notions de « républicanisme » et
d’« émancipation ». Une affirmation comme « l’école républicaine est émancipatrice » apparaît
fréquemment dans les controverses passées et actuelles sur l’éducation publique. Émancipation des
citoyens de la République à l’égard des tutelles confessionnelles ; émancipation du peuple à l’égard
de ceux qui le dominent ; émancipation intellectuelle à l’égard du règne de l’opinion dans les sociétés
démocratiques, émancipation des appartenances identitaires, régionales, familiales, etc. Le lien entre
« républicanisme » et « émancipation » se décline de façon multiple, d’hier à aujourd’hui. C’est lui qui
tend à sacraliser le programme républicain.
Or, cette liaison elle-même ne laisse pas d’être problématique. Les difficultés apparaissent dès que le
point de vue s’élargit pour examiner d’autres dimensions de l’école. C’est précisément à cette mise à
l’épreuve de l’idéologie émancipatrice que les différentes communications de ce symposium
s’essaieront, à travers les questions suivantes :
L’école peut-elle être à la fois libératrice et obligatoire ? La logique de la sélection des élites et celle
de la promotion de tous sont-elles convergentes et à quelles conditions ? Jusqu’à quel point la
méritocratie est-elle compatible avec le projet émancipateur de l’école républicaine ? Quels problèmes
socio-politiques sont posés par les conséquences pratiques de la méritocratie (notations, examens et
certifications) ? Comment le projet émancipateur est-il conciliable avec le « respect des cultures » ?
À l’arrivée, on peut faire l’hypothèse que c’est la pluralité des fonctions de l’éducation publique qui est
en jeu. La dimension proprement politique de l’école républicaine – qui se fait jour dans sa
revendication d’émancipation – doit être confrontée, d’une part, avec les fonctions de sélection, de
contrôle et d’orientation qui caractérisent historiquement l’éducation publique ; et, d’autre part, avec
les attentes de la société démocratique en termes de prise en compte des individus, de
reconnaissance et de progrès social.
2
Les communications :
- L’école peut-elle être à la fois libératrice et obligatoire ? (Roger Monjo)
Une tendance à la pénalisation de l’obligation scolaire est à l’œuvre aujourd’hui sous la forme de
sanctions financières ou morales. Initialement, pourtant, cette obligation avait vocation à incarner un
droit universel, le droit à une éducation de base pour tous, en l’inscrivant explicitement dans une
perspective émancipatrice. Certes, une certaine violence a marqué l’instauration de cette obligation.
Mais cette violence elle-même trouvait sa légitimité dans la promesse d’intégration qui accompagnait
l’exercice de cette soumission initiale. Nécessairement provisoire, elle était malgré tout appelée à
s’effacer en raison du mouvement historique qui pousse, aux yeux d’un moderne, au rapprochement
croissant des deux principes d’obligation et d’autonomie que la philosophie du contrat avait théorisé
en posant que seule une volonté libre pouvait être obligée, en s’obligeant elle-même et que c’était, en
retour, dans cette capacité à s’obliger que s’exprimait, le plus nettement, cette liberté. Or, à l’inverse,
la tendance actuelle inscrit l’obligation scolaire dans l’horizon d’une hétéronomie maximale et le projet
politique d’intégration a cédé la place à des mesures policières, punitives et stigmatisantes.
Qu’en est-il donc aujourd’hui, plus précisément, de la triple exigence à laquelle l’obligation scolaire
avait initialement satisfait : protéger l’enfance, contribuer à la formation du citoyen mais aussi du
travailleur et, plus particulièrement, du travailleur salarié ? Que penser, alors, du revival républicain
actuel lorsque celui-ci se présente comme une alternative à la révolution néo-libérale en cours en
proposant, en particulier pour l’école, une refondation du « pacte républicain » ? D’autres options ne
sont-elles pas disponibles qui permettraient de renouer véritablement avec les dimensions
d’inconditionnalité et d’émancipation du projet moderne d’instruire ?
- L’émancipation par l’école unique : logique collective ou logique individuelle ?
(1re moitié du XXe siècle) (Frédéric Mole, Université de St-Étienne, EAM 4571
Éducation, cultures, politiques)
L’enseignement en France revendique à la fois une visée émancipatrice et une logique méritocratique,
qui se conjuguent ou entrent en tension. La méritocratie, en même temps qu’elle sélectionne des
élites pour l’intérêt collectif, offre aux individus sélectionnés la possibilité de se tracer un nouveau
destin social qui les distingue de tous ceux qui sont relégués aux tâches d’exécution. Or les courants
socialistes ont longtemps redouté une unification scolaire qui, subordonnant l’école primaire – école
du peuple – à la culture élitiste du secondaire, priverait le prolétariat de ses meilleurs éléments. Si
l’ascension sociale a pu paraître une forme d’émancipation individuelle (échapper à sa classe), elle a
été aussi regardée comme une mise en péril de tout processus d’émancipation collective. À la suite
des critiques syndicalistes des années 20 et 30, le mot d’ordre de Paul Langevin – promotion de tous
et sélection des meilleurs – tente ensuite d’opérer une synthèse. Cette approche historique vise à
mettre en perspective les débats actuels sur la démocratie par l’école : la logique de la « sélection des
élites » et celle de la « promotion de tous » sont-elles compatibles et à quelles conditions ?
- Républicanisme scolaire : émancipation et méritocratie (Philippe Foray,
Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation, cultures, politiques)
En France, le lien entre éducation et émancipation est aisé à relier au « républicanisme scolaire ». On
peut soutenir que « l’école républicaine française se veut un lieu d’émancipation », quelle que soient
les difficultés qui existent pour déterminer de façon précise le concept d’émancipation et le lien entre
scolarisation et émancipation. Mais l’idéologie républicaine fait aussi référence à la notion de
méritocratie, comme en témoigne l’expression d’« élitisme républicain » et la représentation intuitive
d’une promotion sociale des individus par l’école, sur la base de leurs seuls talents (et non de leurs
relations sociales ou de leurs richesses). La communication s’interrogera sur les liens existant entre
émancipation et méritocratie, sur les contradictions existant entre les logiques éducatives et sociales
qui sont sous-jacentes à l’emploi de ces notions et sur la possibilité de formuler une articulation
acceptable entre elles : jusqu’à quel point la logique méritocratique fait-elle obstacle ou est-elle
3
compatible avec la visée émancipatrice de l’école républicaine ? À quelles conditions cette
compatibilité est-elle pensable ?
- Trois thèses pour une critique pédagogique de l’évaluation du mérite au moyen
des notes (Walter Müller, Université de Würzburg)
La critique pédagogique de l’évaluation du mérite, au moyen de notes, d’examens et de certifications
a une longue tradition. Il y a 170 ans déjà, Carl Gottfried Scheibert se plaignait que « les élèves
n’apprennent que pour l’examen et quand il est passé, leur savoir n’a plus de valeur à leurs yeux ».
Cette critique s’est radicalisée au moment de la réforme pédagogique, au tournant des 19e et 20e
siècles. « Finissons-en avec les notes, finissons-en avec les examens », telle était souvent la devise.
Qu’est-ce que les sciences de l’éducation doivent retenir de cette critique ? Est-ce que ces doutes
pédagogiques ne sont valables que pour l’école du passé ou ont-ils encore une valeur aujourd’hui, au
moins en partie ? Cette question sera traitée au moyen de trois thèses. Thèse 1 : Les raisons qui ont
conduit au système moderne de l’évaluation du rendement scolaire (des élèves) n’étaient pas
pédagogiques, mais socio-politiques. Cela pose problème jusqu’à aujourd’hui. Thèse 2 : Le principe
central de légitimation des notes, des examens et des certifications est l’affirmation suivante : « nous
vivons dans une société de performance ; pour cette raison, l’école doit être orientée par la notion de
performance ! ». Cette affirmation est douteuse. Thèse 3 : L’évaluation de la performance/mérite au
moyen de notes est très problématique, autant du point de vue théorique que pédagogique. Existe-t-il
des alternatives ?
- Laïcité, identités, culture (Geneviève Zoïa, IUFM-Université Montpellier II, EA
3749, LIRDEF)
La confrontation de différentes formes de socialisations et d’identités au sein de l’espace scolaire
pose le problème de la légitimité du modèle laïque, unique et supérieur et questionne la laïcité dans
ses possibilités de mise à jour, en référence au projet éducatif des Lumières. En effet, les expériences
scolaires, des publics et des professionnels, sont socialement clivées et les politiques publiques sont
loin d’être toujours le résultat de la mise en œuvre de valeurs universelles. De nombreux travaux ont
montré que discriminations, inégalités et injustices marquent les espaces éducatifs. Dans ce contexte,
la laïcité peut-elle encore être un projet ? Principe politique élaboré au 19e siècle, elle ne peut pas être
cette référence sacrée invoquée par certains responsables politiques, qu’il suffirait de consulter face
aux questions que soulèvent la coexistence et la confrontation socio-culturelles au sein d’une société
plurielle et démocratique. Les missions du projet humaniste – socialiser aux valeurs de la république,
construire des individus libres, distribuer une place sociale – peuvent-elles encore aujourd’hui
converger ? Cette communication questionnera les façons dont la laïcité à l’école peut être mobilisée
et interprétée soit comme un principe politique dynamique, soit comme une donnée identitaire
défensive.
4
L’école peut-elle être, à la fois, libératrice et obligatoire ?
Roger Monjo
(Université Montpellier III, EA 3749, LIRDEF)
Considérations préliminaires
À la différence de la laïcité et de l’égalité des chances, l’obligation scolaire n’est pas
aujourd’hui l’objet d’un “conflit d’interprétations“ particulièrement intense. Si la première est l’objet
d’une querelle récurrente quant au sens à lui donner et si la seconde est revendiquée, à la fois, par un
discours néo-libéral qui en assume sans frémir le pré-requis d’une représentation de la vie sociale (et
scolaire) comme un espace essentiellement compétitif et par un discours républicain qui cherche, en
revanche, à contenir les effets dévastateurs de cette représentation concurrentielle, la dernière
(l’obligation scolaire), par contre, est encore relativement épargnée par ce mouvement d’interrogation
et de déstabilisation généré par ces conflits herméneutiques. Et ce, même si des options alternatives
(prolongation à 18 ans versus réduction à 15 voire 14 ans) sont aujourd’hui avancées, mais qui ne la
remettent pas fondamentalement en question.
Pourtant, le principe même de cette obligation devrait, à terme, rejoindre, dans leur commune
fragilisation, les deux autres ingrédients normatifs de la tradition républicaine. En effet, l’obligation
scolaire a reposé, lors de sa promulgation, sur une sorte de promesse, qui a alimenté sa capacité à
susciter une adhésion massive, en particulier de la part des classes populaires qui en étaient le
principal destinataire : la promesse d’une insertion politique et, plus généralement, sociale (sinon
professionnelle, du moins pendant longtemps) réussie en échange de cette soumission initiale à
l’ordre scolaire, c’est-à-dire à une institution qui se fixait comme objectif de former, dans le temps de
cette période obligatoire, le « citoyen » mais aussi, plus globalement, l’être social, l’individu dans sa
capacité à intégrer le « vivre-ensemble ». Longtemps (jusque dans les années soixante, voire même
un peu au-delà) cette promesse a été, bon an mal an, tenue, le respect de cette "obligation scolaire"
se traduisant par une intégration à la communauté sociale et politique perçue comme relativement
satisfaisante. De facto, le terme fixé à cette obligation (13 ans à l’origine, 14 ans dans les années 30,
16 ans dans les années 60) a coïncidé, tout au long de ces décennies, avec des sorties suffisamment
massives du système scolaire, pour qu’obligation "légale" et obligation "réelle" (ce qu’on appelle
aujourd’hui, dans les enquêtes internationales, "l’espérance de vie scolaire moyenne" et qui
correspond à une durée suffisante de scolarisation pour que la promesse d’une intégration
satisfaisante soit tenue) se recouvrent.
C’est précisément ce recouvrement qui s’est défait, ensuite, et l’écart n’a cessé de grandir
entre l’âge qui marque légalement le terme de l’obligation scolaire (16 ans encore aujourd’hui) et l’âge
auquel il faut, en moyenne et en réalité, quitter l’école pour espérer une intégration sociale et politique
convenable. D’autant que la « promesse » de cette intégration réussie s’est, entre-temps, enrichie.
Au-delà de l’intégration sociale et politique, c’est l’insertion professionnelle qui est aujourd’hui visée,
de plus en plus exclusivement au point d’en faire dépendre les autres modalités. Or, il apparaît
aujourd’hui qu’un élève qui se "contente" de satisfaire strictement à l’obligation légale, c’est-à-dire qui
quitte l’école à 16 ans, est le plus souvent un élève en échec qui connaîtra des difficultés d’insertion
professionnelle et sociale et qui risque donc de se sentir exclu de la communauté politique. La loi
d’orientation pour l’école de 2005 a, au demeurant, clairement intégré cette question lorsqu’elle a, non
seulement reconduit l’objectif antérieurement fixé de conduire 80% d’une classe d’âge en Terminale,
mais aussi arrêté comme nouvel objectif pour l’école l’obtention par 50% d’un diplôme de
l’enseignement supérieur. Même s’il est vrai qu’elle a, par ailleurs et au risque d’une certaine
contradiction, conforté le principe d’une obligation scolaire fixée à 16 ans en formulant le projet d’un
socle commun de connaissances et de compétences à faire acquérir par tous les élèves à la fin du
collège. Car, comment échapper alors, si on prend au sérieux le projet de conduire la quasi-totalité
des élèves « au niveau du baccalauréat », à une interprétation de ce socle commun en terme de « kit
de survie », de viatique minimal, destiné à la minorité des élèves les plus faibles, ceux dont on
anticipe, en quelque sorte, l’échec et l’exclusion sociale qui risque d’en résulter, alors qu’il a,
théoriquement, vocation à identifier cette culture commune fondatrice d’un lien social et politique
5
puissant et pérenne et qui a toujours été la motivation principale de l’école de base et de son
caractère obligatoire. Comment, alors, ne pas l’interpréter comme l’aveu d’un pronostic qui s’avère
troublant : un élève qui s’en tiendrait au strict respect de l’obligation scolaire est, nécessairement
aujourd’hui, un élève en échec qui connaîtra des difficultés d’insertion. Dans la mesure où, par
ailleurs, on imagine mal une scolarité obligatoire prolongée jusqu’à 21-22 ans, on perçoit bien ce que
le principe de l’obligation scolaire a, d’ores et déjà, de problématique.
Si l’égalité des chances peut être interprétée comme la reformulation, pour l’école, de
l’exigence d’égalité contenue dans la reconnaissance d’un même droit à l’éducation de base pour
tous, et si le principe de laïcité traduit, quant à lui et de la même façon, l’exigence d’impartialité
constitutive de ce même droit comme droit universel, l’obligation scolaire peut, quant à elle, être
comprise comme la traduction parallèle de l’exigence d’universalité et d’inconditionnalité inhérente à
cette même reconnaissance. Qu’en est-il aujourd’hui de la légitimité de cette traduction ?
Aux yeux d’un moderne, en effet, l’obligation scolaire apparaît naturellement comme la
traduction institutionnelle d’un droit, le droit à l’éducation de base pour tous : une éducation initiale, «
primaire », qui s’est incarnée, pour nous, dans l’école républicaine, gratuite, laïque et obligatoire. «
Pour tous » signifie ici que ce droit est à la fois universel et inconditionnel. Mais comment un droit
inconditionnel peut-il donner lieu à l’instauration d’une obligation ? Interrogation qui apparaît d’autant
plus aiguë si l’on considère, par ailleurs, que la promulgation de ce droit obéissait à une visée
explicitement émancipatrice, la question devenant alors : comment l’école peut-elle être, à la fois,
libératrice et obligatoire ?
Une analyse en deux temps
Partons d’un constat : on est en présence, aujourd’hui, d’une tendance à la pénalisation de
l’obligation scolaire, non seulement sous la forme des sanctions encourues par certains élèves (et
leurs parents) pour cause de non-respect de cette obligation, mais aussi, plus généralement, sous la
forme de l’opprobre dont sont frappés des adultes qui ne disposeraient plus de l’autorité nécessaire
sur leur progéniture pour l’amener à respecter les différentes injonctions scolaires. Or, cette tendance
à la pénalisation semble être à contre-courant du mouvement historique que le contractualisme,
rousseauiste en particulier, avait initié en posant que seule une volonté (individuelle ou collective) libre
pouvait être obligée, en s’obligeant elle-même et que c’était, en retour, dans cette capacité à s’obliger
qu’on pouvait repérer le signe le plus convaincant de cette liberté. Un mouvement qui encourageait
donc au rapprochement des principes d’obligation et d’autonomie (privée et publique). Or, à l’inverse,
la tendance actuelle à la pénalisation inscrit l’obligation scolaire dans l’horizon de la soumission (ou de
la domination), c’est-à-dire de l’hétéronomie maximale. Alors que l’évolution historique aurait dû se
traduire par une levée progressive de cette obligation comme contrainte extérieure et le dépassement
de ce qu’elle avait, initialement, d’archaïque par la libre reconnaissance (individuelle et collective) de
cette nécessité proprement humaine d’une période prolongée d’éducation initiale (et publique) dans la
vie d’un individu, la tendance à la pénalisation traduirait un retour en arrière, une régression vers plus
d’hétéronomie.
À partir d’une rapide mise en perspective historique, on s’interrogera d’abord sur le sens dont
l’obligation scolaire peut encore être porteuse aujourd’hui. Plus précisément et en adoptant
l’hypothèse selon laquelle cette obligation a initialement satisfait à une triple exigence (éradiquer le
travail des enfants, renforcer la puissance normative de l’école comme institution vouée à la formation
du citoyen, mais aussi, et selon un projet moins avoué, celle du travailleur et, plus précisément, celle
du travailleur salarié), on se demandera ce qu’il en est, désormais, de ces trois dimensions de
l’obligation scolaire.
Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur la possibilité d’une refondation du droit
inconditionnel à l’éducation dont l’obligation scolaire aura été, dans un moment historique particulier,
d’une façon à la fois nécessaire et imparfaite, la traduction institutionnelle. Nécessaire, dans la mesure
où l’instauration de cette obligation a contribué à une expansion décisive du mouvement de la
scolarisation de nos sociétés, mouvement qui a lui-même participé du processus plus général de la
6
civilisation décrit par N. Elias. Mais, imparfaite en proportion de ce que l’imposition de cette obligation
peut conserver d’archaïque aux yeux d’un « moderne » pour qui l’idée d’obligation est inséparable de
l’idée de contrat (le contrat seul peut obliger). Même si l’idée de « pacte » (le pacte républicain) a été,
alors, mobilisée pour renforcer la nature consensuelle de la République en cours d’instauration. Mais
un pacte n’est pas exactement la même chose qu’un contrat. On montrera, en particulier, que l’idée de
« quasi-contrat » élaborée par les théoriciens solidaristes du modèle républicain (L. Bourgeois, …) et
la logique de la dette intergénérationnelle qu’elle mobilise ont permis de penser ensemble ce mélange
d’archaïsme et de modernisme. On pourra s’interroger, du même coup, sur les perspectives ouvertes
aujourd’hui par les tentatives de réactivation de ce paradigme solidariste (Jean-Fabien Spitz, Serge
Audier, Marie-Claude Blais, …) grâce auxquelles l’obligation scolaire pourrait retrouver une nouvelle et
véritable légitimité de telle sorte que sa fragilisation en cours, dont la tendance à sa pénalisation est
précisément le signe, soit suspendue. Mais au risque, alors, de reconduire les ambiguïtés initiales du
« pacte républicain ». On s’emploiera, alors, à esquisser l’hypothèse selon laquelle l’appel aux
théories du care et de la reconnaissance pourrait offrir une alternative à cette réactivation, du moins
en matière d’actualisation de l’inconditionnalité du droit à l’éducation. En rappelant ce que ces théories
présentent d’original et de novateur par rapport aux théories traditionnelles de la justice, nous
essayerons de montrer que ces deux approches, malgré leurs orientations apparemment
contradictoires (les théories du care, dès lors qu’elles reposent sur le constat de la vulnérabilité et de
la dépendance, semblent souscrire à l’idée d’une hétéronomie indépassable, alors que les théories de
la reconnaissance font écho à une exigence d’autonomie perçue comme constitutive d’une vie
décente) reposent sur un fondement anthropologique commun qui permet d’articuler, malgré tout, ces
deux dimensions du rapport à l’autre et du rapport à soi. À partir de ce rapprochement, un lieu
commun du discours politique actuel pourra être interrogé : celui qui oppose dépendance et
autonomie et qui est à l’œuvre, en particulier, dans les critiques récurrentes adressées à ce qu’il est
convenu d’appeler la « culture de l’assistance » et, plus généralement, dans la volonté affichée de
restaurer la dimension du devoir (l’obligation) au dépens de celle du droit, jugée trop envahissante
aujourd’hui. Pour finir, le modèle, déjà disponible, de l’Allocation Universelle (un droit inconditionnel à
un revenu de base pour tous), sera évoqué pour expliciter ce passage, ainsi rendu pensable sinon
possible, du principe de l’obligation scolaire au principe de l’éducation de base inconditionnelle.
L’obligation scolaire entre hier et aujourd’hui
On peut soutenir successivement et de façon très sommaire que :
(1) si, dans les premiers temps, lorsque l’intention était prioritairement de mettre l’enfance à
l’abri du monde du travail, la dimension « juridique » de l’obligation scolaire (13 ans dans les années
1880, puis 14 ans à partir des années 1930) était congruente avec sa dimension « sociologique » - de
fait, les élèves quittaient massivement l’école à l’issue de la scolarité obligatoire et seule une minorité
allait au-delà - il n’en est plus de même aujourd’hui. La période contemporaine se caractérise, au
contraire, par un écart croissant entre ces deux dimensions. Alors que, légalement, l’obligation
scolaire ne couvre aujourd’hui qu’une décennie (de 6 à 16 ans), l’espérance de vie scolaire moyenne,
c’est-à-dire l’obligation scolaire comme réalité sociologique est, en France, de plus de 16 ans. Elle
correspond, en moyenne, au parcours d’une vie entre 3 ans et 20 ans. La plupart des collégiens
poursuivent leurs études au lycée (et même au-delà), et un élève qui respecte strictement l’obligation
scolaire légale (c’est-à-dire qui quitte l’école à 16 ans) est, le plus souvent, un élève en échec.
L’équilibre entre la soumission initialement consentie et l’accès à l’autonomie, privée et publique,
promis en retour est rompu. Pour renouer avec la congruence initiale entre les dimensions juridique et
sociologique il faudrait donc porter cette dernière au moins à 20 ans ! Or – outre les problèmes de
compatibilité juridique avec le principe d’une majorité politique fixée aujourd’hui à 18 ans que ne
manquerait pas de poser alors la mise en œuvre d’une telle mesure – il semble que les projets actuels
les plus « audacieux » n’imaginent pas aller au-delà d’une prolongation de cette obligation jusqu’à 18
ans. Et ces projets eux-mêmes semblent manquer singulièrement de crédibilité au regard des
intentions, contraires et apparemment plus réalistes aux yeux de l’opinion publique, affichées par
certains de ramener, plus ou moins explicitement, cette obligation à 15 (voire 14) ans.
7
(2) la dimension pénale de l’obligation scolaire l’emporte aujourd’hui sur la dimension
normative. S’il est vrai que la mise en œuvre de cette obligation a toujours été socialement ciblée (elle
s’adresse principalement aux « pauvres »), elle pouvait malgré tout se prévaloir autrefois d’une
perspective politique : la formation du citoyen. Alors qu’aujourd’hui, la perspective privilégiée est
judiciaire et policière : prévenir les risques de déviance et de délinquance. De telle sorte qu’un projet
de stigmatisation et de punition a succédé à un projet d’identification et d’intégration. Il est vrai que
cette intégration pouvait être forcée (on parlait alors d’assimilation), mais la promotion de l’obligation
scolaire est, aujourd’hui, paradoxalement, productrice d’effets d’exclusion. Paradoxe qu’on retrouve,
au demeurant, dans la mise en œuvre actuelle d’un autre grand principe de l’école républicaine, le
principe de laïcité : un principe qui se traduisait autrefois par des pratiques d’intégration
éventuellement forcée mais qui donne lieu aujourd’hui à des mesures d’exclusion (souvent tout aussi
violentes). Les dispositions prises aujourd’hui en vue du respect de l’obligation scolaire semblent, elles
aussi, travaillées par une contradiction profonde : elles s’adressent, de fait, principalement à des
élèves issus de milieux sociaux dont on stigmatise par ailleurs le peu d’appétence pour la chose
scolaire au point d’envisager, avec fatalisme, de les soustraire au plus tôt à cette même obligation.
Plus encore, la pénalisation elle-même de l’obligation scolaire, sous la forme de sanctions financières
ou symboliques, ne peut manquer de provoquer chez leurs destinataires encore plus de difficultés à
satisfaire à cette exigence, voire de réticences à adhérer à cette obligation.
Les valeurs en jeu (laïcité, obligation scolaire) étaient autrefois, elles-mêmes, l’objet de
l’inculcation forcée et contraignante. Aujourd’hui, ces valeurs sont supposées acquises et c’est alors
l’irrévérence dont elles sont l’objet qui déclenche l’exercice de la contrainte en étant sanctionnée sur
un mode (exclusion, stigmatisation, culpabilisation) qui aura nécessairement pour effet d’éloigner un
peu plus les victimes de ces sanctions de l’univers scolaire. La violence (comme imposition d’une
obligation) a perdu toute vertu rédemptrice. Elle n’a plus pour fonction, comme punition d’un
manquement à l’obligation, que de pointer une déviance.
(3) l’obligation scolaire obéissait aussi, à ses débuts, à l’intention de mettre à la disposition
d’un marché du travail dont le salariat devenait la règle, une main-d’œuvre qualifiée (faiblement) mais
aussi dotée des « compétences » (pré)requises par ce régime salarial (prévisibilité des
comportements, régularité, assiduité, ponctualité, docilité, …). Outre le « lire, écrire, compter » qui
constituait le cœur de son programme, l’école était par excellence, comme « institution totale », milieu
éthique et politique, le lieu d’acquisition de ces habitus qui constituaient le fonds commun du travail
scolaire et du travail salarié. À l’école, les élèves apprenaient l’école elle-même, comme régime
disciplinaire, propédeutique à la discipline de la fabrique ou de l’atelier.
Les bouleversements que connaît aujourd’hui le monde du travail, la remise en cause, en
particulier, de son organisation, ne peuvent être qu’une source supplémentaire de fragilisation pour
une obligation scolaire dont la dimension impérative (contrainte, imposition, hétéronomie, …)
contraste toujours d’avantage avec la tendance à l’euphémisation de cette même dimension dans le
monde du travail (appel à l’autonomie, à la responsabilité, à l’esprit d’initiative, …). Même s’il est vrai,
par ailleurs, que cette euphémisation ne signifie pas pour autant la disparition pure et simple de la
dimension de l’injonction. Au contraire… Mais toute la difficulté est là, précisément, pour l’école : alors
que, dans le monde du travail, c’est cette atténuation elle-même de la contrainte qui engendre, en la
renforçant, son intériorisation, ces mêmes tendances à l’assouplissement, lorsqu’elles sont valorisées
dans l’espace scolaire, restent dans un rapport d’extériorité insurmontable avec la contrainte de
l’obligation scolaire.
En définitive, il ressort de cette brève mise en perspective chronologique que, d’une part,
l’ambiguïté est historiquement constitutive de l’obligation scolaire (présentée comme la traduction d’un
droit universel à l’éducation de base pour tous, elle était aussi source de soumission en raison de son
caractère socialement ciblé : préparer les enfants du peuple à leurs futures obligations) et que, d’autre
part, cette ambiguïté n’est plus occultée aujourd’hui par la puissance mobilisatrice dont cette
obligation disposait autrefois. Aussi semble-t-elle avoir épuisé sa mission historique, « civilisatrice »,
pour se réduire à une pure mesure de police.
8
Au-delà de l’obligation scolaire ?
La supériorité reconnue parfois au républicanisme dans ses rapports symétriques au
libéralisme et au communautarisme tient à sa capacité à penser ensemble, de façon équilibrée et
dialectique, les deux processus de l’individuation et de la socialisation. Si, dans la perspective libérale,
la promotion de l’individu, selon son intérêt ou ses droits, s’accompagne nécessairement d’un
relâchement du lien social et si, parallèlement, la philosophie communautarienne ne peut concevoir la
pérennisation de ce même lien social sans un rabaissement de l’individu dans ses prétentions à
l’émancipation, le républicanisme associe, au contraire, les progrès de l’une et de l’autre. Alors que les
deux premières idéologies se rejoignent, en réalité, dans une même représentation selon laquelle l’un
des deux processus ne peut progresser qu’au détriment de l’autre (elles ne s’opposent que sur la
valeur accordée à chacun), la perspective républicaine, au contraire, soutient que cette progression se
fait de concert. Plus la socialisation s’approfondit, plus l’individuation se renforce et réciproquement.
Cependant, cette perspective républicaine est aujourd’hui concurrencée dans sa prétention à
penser ensemble individuation et socialisation par une alliance, a priori improbable en raison de leurs
orientations opposées, des deux perspectives rivales, alliance qui se présente sous la forme de la
(double) révolution néo-libérale et néo-conservatrice. Dans sa première dimension, celle-ci ne retient
de la philosophie libérale initiale que l’identification du marché comme le seul espace propice à la
réalisation individuelle, en ignorant les barrières morales et politiques que les fondateurs (Locke,
Smith…) avaient malgré tout dressées pour limiter cette hégémonie. Dans sa dimension
(néo)conservatrice, elle n’emprunte au communautarisme que ses intuitions les plus « autoritaires »
en leur donnant une tournure punitive et en oubliant les effets de sens, d’identification et de
reconnaissance qui peuvent être engendrés en retour, sur les individus, par l’exercice de cette
autorité, et dont la production est, en dernière analyse, au fondement de la légitimité de cet exercice,
de telle sorte que la mise en œuvre de cette autorité ne prend plus appui, dans la perspective néoconservatrice, que sur la seule et prosaïque « peur du gendarme ».
Mais, alors que, dans l’approche républicaine, les deux dimensions de l’individuation et de la
socialisation sont véritablement articulées et s’entretiennent mutuellement, elles ne sont plus, dans le
cadre de cette nouvelle alliance libérale-conservatrice, qu’associées de façon externe et arbitraire.
Aucune nécessité conceptuelle ne lie la liberté maximale reconnue aux individus dès lors qu’ils sont
acteurs d’un espace marchand réduit à un ensemble de rapports concurrentiels et l’autoritarisme à
l’œuvre dans l’imposition des différentes obligations auxquels ces mêmes individus doivent se
soumettre dès lors que leur existence (comme travailleur, parent, citoyen…) est entre les mains du
collectif. C’est, au demeurant, ce manque de nécessité qui donne à cette alliance, improbable car tout
opposait à l’origine libéralisme et autoritarisme, cette apparence de fragilité que vient pourtant
contredire aussitôt le sentiment de sa redoutable efficacité. Alors que le républicanisme parvient à
penser ensemble et dans leur réciprocité, droits individuels et contraintes collectives, cette nouvelle
alliance les maintient dans un rapport d’extériorité insurmontable. La question se pose alors du sens à
donner à ces obligations, telle l’obligation scolaire, dont on peut, par certains côtés, souligner leur
source d’inspiration républicaine en montrant en quoi elles participent de ce double mouvement
convergent de socialisation et d’individuation, mais dont on doit bien reconnaître, par ailleurs, qu’elles
sont mises pour l’essentiel, aujourd’hui, au service d’une intention essentiellement répressive.
On peut, certes, chercher, alors, à renouer avec la pensée républicaine des origines, ou du
moins, en France, avec cette idéologie élaborée au tournant des 19e et 20e siècles : le solidarisme.
Dans ce cadre, les thèmes du quasi-contrat et de la dette sont plus particulièrement mobilisés. Le fait
d’être membre d’un groupe et d’en tirer certains bénéfices ou avantages individuels nous met
nécessairement dans une position de débiteurs, par rapport aux autres membres du groupes mais
aussi par rapport aux générations précédentes, qui nous oblige à une forme d’engagement ou de
promesse (rendre ce que l’on a reçu) qui fait passer la solidarité (la fraternité) du statut de fait au
statut de devoir. Or, le processus actuel de fragilisation sociale auquel le retour à cette forme de
républicanisme pourrait remédier est souvent mis sur le compte d’un déséquilibre entre droits et
devoirs (de plus en plus de droits, de moins en moins de devoirs). Et c’est là, précisément, l’un des
principaux arguments avancés par les (néo) libéraux-conservateurs pour justifier leur volonté de
9
renforcer les différents dispositifs du contrôle social, un renforcement qui doit permettre, à terme, de
restaurer le sens du devoir (de l’effort, du sacrifice…) dans une société démoralisée par la
multiplication « providentielle » des droits de tirages sociaux.
On pourrait donc, en s’inspirant de ce républicanisme des débuts de la Troisième République,
avancer l’hypothèse selon laquelle il est possible, aujourd’hui, de réactiver cette idée d’obligation tout
en prévenant ses éventuelles dérives pénales. L’obligation est alors interprétée dans le registre de la
dette sociale qui lie les générations entre elles : une génération s’acquitte auprès de la génération
suivante de la dette contractée à l’égard de la génération précédente. Et c’est cette mise en
perspective temporelle qui permettrait de donner aujourd’hui un sens autre que purement punitif aux
devoirs auxquels il faut incontestablement souscrire comme partie d’un tout dont dépend notre
existence même. L’obligation scolaire devient même, dans ce cas, la traduction paradigmatique de
cette dette continuellement renouvelée et, en un certain sens, infinie. Grâce à la mise en œuvre de
cette obligation, dont elle est, en réalité, la première destinataire comme obligation d’éduquer la
génération suivante, chaque génération transfère le poids de cette contrainte à la génération suivante,
sous la forme d’une obligation de scolarisation et s’assure ainsi de la perpétuation de la relation
intergénérationnelle comme une relation de créancier à débiteur. Un Pacte (un « quasi-contrat » selon
la terminologie adoptée par les solidaristes) se noue ainsi autour de la transmission perpétuellement
recommencée de la dette sociale.
Mais un pacte n’est précisément pas un contrat. Si le second implique la stricte égalité et
réciprocité des contractants de telle sorte que l’obligation qui en résulte, loin de contredire leur liberté,
en est la plus parfaite expression, le premier suppose au contraire une inégalité dans l’échange entre
celui qui donne et celui qui reçoit, qui ne permet au premier d’accéder à la liberté (en se libérant du
poids de la dette) que sous la condition de la soumission du second (qui devient débiteur à son tour).
Il y a bien transmission d’une génération à l’autre – c’est la part de vérité de cette perspective – mais
pourquoi cette transmission devrait-elle être pensée dans le registre de la dette ? En quoi la
transmission d’un héritage est-elle aussi la transmission d’une obligation ? Plus même, l’idée de dette
appliquée à la relation pédagogique comme relation intergénérationnelle n’en vient-elle pas à
hypothéquer le projet émancipateur inscrit dans toute entreprise éducative, du moins aux yeux d’un
moderne ?
L’obligation ne pèse-t-elle pas plutôt, en réalité et exclusivement, sur celui qui donne et non
sur celui qui reçoit ? Ce dernier, certes, en viendra à son tour à occuper la position du donneur mais
c’est bien en raison de cette position, qu’il assumera librement, qu’il connaîtra à son tour l’obligation
de donner et non sous la contrainte d’une dette qu’il aurait contractée antérieurement, à un âge où
l’idée même de « contrat » n’a guère de sens.
Dès lors que la dépendance apparaît comme réciproque et généralisée, chacun est
nécessairement appelé à occuper les positions de donneur (l’obligeant) et de receveur (l’obligé), à la
fois alternativement (contrairement à la représentation, strictement linéaire et successive, suggérée
par l’idée de dette intergénérationnelle, c’est une génération qui, à un moment donné, pourvoit à la
fois aux besoins de la génération suivante et à ceux de la génération précédente) et simultanément
(les redistributions intragénérationnelles). Chacun devenant obligeant à un (des) moment(s) donné(s)
de son existence, nul n’a plus à se sentir définitivement obligé ou, du moins, à tel point l’obligé du
précédent qu’il ne pourra se soulager de ce poids de l’obligation qu’en le faisant porter, à son tour, par
le suivant. L’obligation se fait plus légère lorsqu’elle n’est plus transmise mais partagée.
Ici, il est nécessaire d’introduire une distinction importante. Certes, droits et devoirs
s’impliquent mutuellement, mais il y a deux façons de concevoir cette réciprocité :
- soit un droit reconnu à X, par tous, implique d’abord un devoir pour X lui-même et il s’agit
alors d’un droit conditionnel. X doit satisfaire à certaines conditions qui valent pour lui comme une
obligation et c’est seulement sous cette réserve que ce droit génère un devoir, lui-même conditionnel
donc, pour autrui. On est alors dans l’ordre de l’impératif hypothétique. L’idée de « dette sociale » est
mobilisée pour justifier ce caractère conditionnel de certains droits (c’est l’exemple, aujourd’hui, du
RSA). La perspective est ainsi ouverte pour une distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres et
10
la critique de « l’assistance » s’en déduit naturellement. Dans le cas de l’éducation, la re-formulation
du droit en devoir permet de distinguer les « méritants » et les « indignes ».
- soit un droit reconnu à X, par tous, implique directement un devoir pour tous (et non pour X
lui-même) et il s’agit alors d’un droit inconditionnel, « naturel » ou anthropologique. De cette
inconditionnalité du droit se déduit l’inconditionnalité du devoir pour autrui, sur le modèle de l’impératif
catégorique de Kant. L’idée de « dette sociale » peut être alors mobilisée pour justifier des politiques
« d’assistance » précisément, par exemple sous la forme d’une redistribution des plus riches vers les
plus pauvres, les premiers, en s’obligeant, reconnaissant leur position d’obligés à l’égard des seconds
et prenant acte, ainsi, de la situation de dépendance et de vulnérabilité qu’ils partagent avec eux. Tout
se passant comme si, placés sous un « voile d’ignorance », tous avaient initialement et simultanément
souscrit au double principe d’un droit inconditionnel à l’enrichissement (certes, sous la condition d’une
moralité suffisante…) et d’un droit tout aussi inconditionnel à l’assistance (la moralité étant ici garantie,
par avance, par l’adhésion au premier principe). Il resterait alors à déterminer le moment de cette
redistribution : un moment initial, dans une perspective préventive (selon le modèle de l’allocation
universelle évoqué plus loin) ou un moment ultérieur sur un mode réparateur (l’État social sous sa
forme classique). Mais, pour ce qui est du droit à l’éducation de base, sa satisfaction ne pourrait, bien
sûr et en tout état de cause, qu’être au commencement.
L’appel, ici, aux théories du care et de la reconnaissance peut s’avérer utile pour fonder
philosophiquement une telle perspective. Sans prétendre à une présentation détaillée des
contributions respectives que ces théories pourraient apporter à une entreprise de dépassement
(aufhebung) de l’obligation scolaire, on peut malgré tout chercher à identifier leur fond commun dans
lequel une telle entreprise pourrait puiser sa légitimité historique. Ce fond commun est organisé autour
de quelques notions centrales : la finitude et la vulnérabilité, l’intersubjectivité constitutive des
identités, la réciprocité et la solidarité.
Les théories du care, en mettant l’accent sur la finitude et la vulnérabilité humaines,
revendiquent d’autres valeurs que la seule justice redistributive pour organiser les relations sociales :
l’attention aux autres, la sollicitude, le soin. Les théories de la reconnaissance, quant à elles,
suggèrent qu’à côté des revendications matérielles, le souci de la justice implique la satisfaction des
demandes individuelles ou collectives de reconnaissance ou de respect. Si, à première vue, ces deux
approches semblent aller dans des directions opposées (celle de l’hétéronomie pour la première, celle
de l’autonomie pour la seconde), elles se rejoignent en réalité en faisant de l’intersubjectivité le
principe décisif de l’humanisation, en inscrivant le rapport à l’autre au cœur du rapport à soi. Traduite
en termes moraux et politiques, cette réalité anthropologique inscrit la réciprocité et la solidarité au
centre des exigences à satisfaire pour pouvoir considérer une société comme juste, mais aussi
décente, respectueuse des droits, etc.
Il s’agit bien ici d’une réciprocité symétrique et d’une solidarité réversible. Quelle que soit la
position sociale occupée, la vulnérabilité et le désir d’autonomie sont également constitutifs. Et c’est la
conscience de cette stricte égalité de condition, qui définit l’humanité au plan anthropologique, qui
rend possible et crédible la recherche de l’autonomie malgré la dépendance fondamentale. Je sais
que l’autre, quel qu’il soit, dépend de moi autant que moi de lui. C’est ce savoir, partagé, qui rend
possibles et recevables les demandes de reconnaissance élevées par chacun. Ainsi, si les plus
démunis dépendent de l’assistance des mieux lotis telle qu’elle est mise en œuvre par les différents
dispositifs redistributifs, il convient de reconnaître que la fortune des plus riches dépend, en un certain
sens et en retour, du dénuement des plus pauvres. C’est bien, d’ailleurs, cette deuxième forme de
dépendance qui justifie, d’un point de vue moral, la première. C’est précisément ce point que ne prend
pas en compte la dénonciation actuelle de la « culture de l’assistance », qui ne considère que la
première mais méconnaît la seconde.
Même si ces deux approches (care et reconnaissance) ont pu être l’objet de dérives
(compassionnelles pour les unes, identitaires pour les autres), elles présentent l’intérêt de se rejoindre
dans une même représentation de la nature essentiellement morale de l’ordre social. De façon
convergente, elles s’orientent ainsi vers une re-fondation possible de la solidarité sociale sur des
bases plus fiables que le seul « intérêt bien compris » de l’acteur rationnel. On fera donc ici
11
l’hypothèse que la référence à ces deux approches, dès lors qu’elles sont maintenues dans le registre
du politique et inscrites dans un rapport à la question de la justice (pour prévenir les dérives
compassionnelles et identitaires), pourrait permettre l’élaboration d’une réponse plus consistante que
celle qu’entend fournir le revival républicain actuel au défi que représente la double révolution néolibérale et néo-conservatrice en cours.
L’obligation scolaire a d’abord été la traduction historique du droit à une éducation de base
pour tous. « Historique » au sens où son instauration a obéi à une nécessité contextuelle qui a fait que
la promotion de ce droit, par nature inconditionnel, a dû emprunter la voie de la contrainte, Mais ce
recours à la force ne pouvait être que transitoire dans la mesure où l’objectif véritable et ultime est
bien l’inconditionnalité du droit et non sa traduction impérative. Aussi, renouer véritablement avec
l’inspiration républicaine, non seulement celle des débuts de la Troisième République mais, au-delà,
celle de la philosophie des Lumières (Condorcet), signifierait renouer avec le principe
d’inconditionnalité, par-delà le principe d’obligation, qui n’aura eu de signification que conjoncturelle
(consolider un régime républicain naissant et fragile).
Une illustration de cette opposition (obligation ou inconditionnalité ?) est offerte aujourd’hui par
le projet de l’Allocation Universelle comme alternative à la société du « travail obligatoire ». Prenant
acte des limites atteintes par l’État providence aujourd’hui, certains partisans de cette « utopie
concrète » proposent de renverser le paradigme de la distribution (et de la redistribution) des
richesses en substituant à la priorité de la liberté (liberté d’entreprendre et de travailler) sur l’égalité
(entendue comme réduction, par des mesures redistributives, des inégalités engendrées par la liberté)
l’ordre lexical inverse : l’égalité d’abord, sous la forme d’un revenu de base inconditionnel et identique
pour tous, la liberté ensuite.
Il est vrai cependant qu’une telle utopie reste encore fragile, au regard des interprétations néolibérales dont ce projet d’un revenu minimum garanti est aussi l’objet. C’est pourquoi, plus qu’à un
simple renversement des deux premiers principes de la devise républicaine, il faudrait faire appel au
troisième (la fraternité ou la solidarité) pour véritablement donner toute sa portée émancipatrice à
cette utopie. Mais, une solidarité pensée davantage dans le registre de la stricte réciprocité que dans
celui de la dette intergénérationnelle. C’est ici que les théories du care et de la reconnaissance
pourraient être mobilisées. Fondée sur la reconnaissance, à la fois, de la commune vulnérabilité de
tous et du désir partagé par tous de mener une existence suffisamment digne pour permettre l’estime
de soi, cette obligation de solidarité se traduirait par l’instauration d’un « droit » à un tel revenu de
base, mais un droit sans contrainte. Car, qui pourrait obliger, éventuellement par la force, la puissance
publique à la mise en œuvre effective de ce droit sinon l’engagement moral pris par chacun de
garantir son exercice ?
La distinction introduite par Kant entre obligation parfaite (une obligation juridique assortie
d’un droit de contrainte) et obligation imparfaite (une obligation morale reposant uniquement sur
l’engagement de chacun de se l’imposer à lui-même) est ici utile pour penser le statut d’un tel
« droit », éthique et politique, plus que strictement juridique. Il s’agit de prendre acte des limites du
« paradigme juridique » pour penser certaines formes d’obligations sociales et accéder à la dimension
éthique de certains engagements collectifs. C’est en l’inscrivant dans un tel registre post-juridique que
cette obligation d’éduquer les nouvelles générations qui s’impose aux plus anciennes et qui permet de
formuler l’existence d’un « droit » inconditionnel à l’éducation de base pour les premières, n’a plus à
s’incarner dans une « obligation scolaire » qui transforme ce droit en devoir pour ses titulaires.
Conclusion
Loin de la crainte inspirée à certains par la perspective d’un droit à un revenu de base conçu
comme un « droit à la paresse », on peut raisonnablement penser que l’instauration d’un tel droit sera,
en réalité, un puissant facteur de libération du travail en aidant à la réconciliation de sa dimension
anthropologique (la satisfaction des besoins) et de sa vocation éthique (l’expression et la réalisation
de soi). De la même façon, la levée de l’hypothèque de l’obligation scolaire, pour ne laisser subsister
que le pur droit inconditionnel à l’éducation de base, loin des craintes de déscolarisation massive que
12
cette levée pourrait engendrer, pourrait avoir pour effet de libérer l’éducation en réactivant l’utopie
fondatrice de l’école émancipatrice.
13
l’emancipation par l’ecole unique : logique collective ou
logique individuelle ? (Ire moitié du xxe siècle)
Frédéric Mole
Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation, cultures, politiques
L’émancipation par l’école. Cette expression recouvre des sens très différents, selon
notamment qu’elle est envisagée d’un point de vue collectif ou d’un point de vue individuel. Collectif,
quand on estime que l’école doit contribuer à favoriser la capacité du peuple à conquérir son
autonomie politique. Individuel, quand elle renvoie à la possibilité pour l’individu de se soustraire à une
appartenance sociale. Cette dualité individuel/collectif se rapporte en outre à un autre principe du
républicanisme scolaire, celui de la méritocratie. Et la question se pose de savoir dans quel processus
d’émancipation la méritocratie peut s’inscrire. Deux conceptions circulent donc parmi les républicains :
- 1) L’école de la République doit avoir pour visée essentielle de réaliser les conditions de la
démocratie politique et sociale en armant intellectuellement le peuple – désigné comme l’entité
collective dominée qui doit affirmer sa souveraineté – face à toute autorité extérieure. On trouve des
versions de cette position chez Condorcet et chez Jaurès.
- 2) L’école doit aboutir à la détection et la sélection de ceux qui auront la responsabilité de
conduire les affaires humaines dans une société où les situations ne sont plus censées résulter de
l’héritage. Cette position est particulièrement présente chez les réformateurs du début du XXe siècle
qui, par l’unification scolaire, entendent œuvrer à l’élargissement de la base de recrutement des élites
et faire fructifier le « capital humain » (Buisson, Gérard-Varet & Bouveri, 1910, p. 8).
Ces deux objectifs assignés à l’école républicaine paraissent tous deux s’inscrire dans une
même finalité politique : mettre fin à la transmission par héritage des hégémonies intellectuelles et
sociales, et instituer le peuple comme l’acteur principal de sa propre histoire. Mais la visée
émancipatrice et la logique méritocratique peuvent se conjuguer ou entrer en tension. Car le rapport
entre l’individuel et le collectif se modifie, voire s’inverse d’une optique à l’autre. Dans le premier cas,
l’émancipation est vue de manière à la fois collective et individuelle : le peuple s’émancipe parce que
les individus accèdent par l’instruction à une autonomie réflexive et critique. L’émancipation
individuelle, intellectuelle en particulier, est donc un moment constitutif de la souveraineté populaire.
Dans le second cas, l’émancipation prend surtout une forme individuelle : on cherche à affranchir
l’individu des pesanteurs traditionnelles qui lui assignaient un destin scolaire et social conforme à son
origine. Les élus de la promotion scolaire et sociale sont ainsi conduits à considérer que leurs
aptitudes singulières justifient leur affranchissement social.
La méritocratie, en même temps qu’elle vise à sélectionner le plus efficacement possible les
élites destinées à servir le bien commun, offre aux individus sélectionnés la chance d’un nouveau
destin social. Elle les distingue de tous ceux qui demeurent voués aux tâches subalternes ou
d’exécution. Or cette perspective annoncée par le processus d’unification et de démocratisation
scolaires fut l’objet d’une grande inquiétude au sein des mouvements politiques qui demeuraient
fortement attachés à la poursuite de stratégies collectives d’émancipation. Il s’agit ici de mieux
comprendre comment cette possibilité d’ascension offerte aux enfants du peuple montrant les
meilleures aptitudes scolaires a été interprétée et analysée au regard du projet politique de
dépassement des inégalités sociales.
Comment a-t-on pensé la compatibilité de cette logique de promotion individuelle (scolaire,
professionnelle et sociale) avec la logique d’émancipation collective dont les courants de la gauche
socialiste se voulaient porteurs ? Il s’agit de chercher à comprendre la façon dont la réforme scolaire
visant à élargir la base de détection et de sélection des élites (l’unification, l’école unique) a été
considérée par ceux qui n’entendaient pas renoncer au projet d’une République sociale et pour qui la
fonction démocratique de l’enseignement ne pouvait se réduire à favoriser l’ascension sociale de
14
quelques-uns. Comme en témoigne la longue histoire des débats autour de l’école unique, c’est de
manière progressive que l’ascension sociale des meilleurs a été regardée comme une façon de
réaliser la démocratie par l’école. Sont abordés ici quelques moments charnières de cette controverse
sur les progrès de la justice sociale par l’école dans la première moitié du XXe siècle.
Cloisonnements scolaires : critiques et accommodements
Les lois Ferry ayant conservé le cadre cloisonné des ordres d’enseignement et le double
réseau de scolarisation élémentaire (écoles communales/classes élémentaires payantes des lycées),
les années 1900 voient se développer une divergence parmi les républicains sur la manière de
poursuivre l’œuvre scolaire la République et d’en accomplir la visée démocratique. Dans une
perspective socialiste, c’est la classe qui doit s’émanciper et non seulement l’individu. Les socialistes
défendent la perspective d’une « éducation intégrale » pour tout individu, qui mettrait fin à tous les
clivages opposant entre elles les formes de cultures scolaires, mais ils n’en conçoivent la réalisation
possible qu’à partir d’une révolution sociale. C’est pourquoi beaucoup de socialistes – en particulier
les socialistes révolutionnaires – s’accommodent des ordres d’enseignement séparés qui leur
semblent garantir l’autonomie de l’école primaire dans laquelle ils voient une école du peuple
préservée des abstractions de la culture secondaire classique, jugée « bourgeoise ». Au contraire,
l’unification scolaire, en subordonnant l’école primaire à la culture élitiste du secondaire, priverait le
prolétariat de ses meilleurs éléments.
C’est dans ce contexte que prend sens une attitude syndicaliste révolutionnaire désignée sous
l’expression refus de parvenir. Cette attitude s’appuie sur la revendication d’une appartenance à la
« classe ouvrière » – ou « classe des producteurs » – et se traduit par le rejet de toute ascension
sociale individuelle. Formulée notamment par Albert Thierry puis Marcel Martinet, elle subordonne
l’essor de l’individu à celui de la classe à laquelle il appartient, et au service de laquelle il doit faire
valoir ses aptitudes, selon une « logique du collectif appliquée à l’individu » (Chambarlhac, 1999). Car
l’ascension sociale des enfants des prolétaires constituerait un reniement de leur appartenance :
« Parvenus ‘messieurs’ […], ils ne connaîtront plus leurs pères. Telle est l’aristocratie républicaine, la
suprême fleur de la démagogie : un peuple d’apostats », écrit Albert Thierry (Thierry, 1986, p. 76, 1re
éd. 1909) qui déplore l’ambition des pères eux-mêmes, lorsqu’ils incitent leur fils à sortir de leur
classe : « Approuverai-je cette lâcheté éperdue, – cette servilité des producteurs qui se détruisent en
leurs enfants ? » Le refus de parvenir interdit la promotion sociale des élites populaires, dénie-t-il la
aux enfants des travailleurs manuels la possibilité de se consacrer à des études intellectuelles ? Albert
Thierry adopte une position assez radicale : « Moi aussi, fils de paysans et d’ouvriers, je me suis
laissé enfermer dans un ‘métier d’écriture’, et je ne saurais plus l’abandonner. Mais contribuerai-je, à
présent, de sang-froid, à ce reniement, qui des travailleurs fait les parasites, les administrateurs trop
nombreux ou, au mieux, les explicateurs du travail ? » (Thierry, 1986, p. 79, 1re éd. 1909). L’idée que
l’organisation de l’enseignement doit maintenir les conditions d’une appartenance de classe chez les
enfants des prolétaires est donc très présente dans le syndicalisme révolutionnaire, même si certains
libertaires, parmi lesquels Charles-Ange Laisant, n’y souscrivent pas (Mole, 2010, p. 246-247).
L’émancipation relève d’une logique collective et les élites issues du peuple doivent servir le peuple.
Comme on le voit, si l’ascension sociale peut paraître une forme d’émancipation individuelle
(échapper à sa classe), elle a longtemps été regardée comme une menace pour les stratégies
d’émancipation collective.
Ce sont donc les radicaux-socialistes qui, sous l’impulsion de Ferdinand Buisson, élaborent
des projets de réforme (Briand & Chapoulie, p. 386-402) devant permettre à tout individu, quelle que
soit son origine, de faire valoir ses aptitudes dans une logique méritocratique. L’unification scolaire, en
visant la détection de toutes les aptitudes au profit de l’intérêt collectif, annoncerait le droit formel, pour
tout individu, d’échapper à son destin social prévisible. Cet élitisme démocratique, individualiste, se
développe en contradiction avec la logique collective portée par les socialistes. Mais Buisson fait le
pari que l’émancipation individuelle pourra préparer l’émancipation collective, et il veut convaincre les
socialistes que l’unification scolaire est compatible avec leur objectif d’abolition des classes sociales :
« Un système démocratique d’éducation nationale […] fait disparaître celle des inégalités sociales qui,
15
au vrai, est la principale cause de toutes les autres » et « tendra rapidement […] à supprimer les
classes » (Buisson, Gérard-Varet & Bouveri, 1910, p. 8).
Mais pour les socialistes, et les instituteurs syndicalistes en particulier, les projets d’unification
scolaire radicaux-socialistes font craindre une dévitalisation du prolétariat et ne peuvent tenir lieu de
réforme démocratique : « Trouver dans le peuple les capacités nécessaires pour gouverner, […]
élever à la puissance politique ou administrative les enfants du prolétariat : cela peut être intéressant,
mais n’a rien à voir avec l’émancipation de la classe productrice », constate M.-T. Laurin (Laurin,
1906, p. 224). Par l’unification, l’école primaire « oublierait sa mission propre qui est plus de former
des ouvriers conscients que de rechercher pour le compte de la bourgeoisie les meilleurs fils du
peuple », explique Pierre Dufrenne (Dufrenne, 1905, p. 453-454).
L’école unique controversée
La question de l’école unique ressurgit, notamment sous l’impulsion des Compagnons, après
le Première Guerre mondiale (Garnier, 2008). La critique syndicaliste trouve de nouveaux
développements. En 1922, au Havre, le congrès du SN1 se prononce pour une réforme de
l’enseignement mais explique que le projet d’école unique n’est envisageable qu’à la condition de
s’accompagner de transformations sociales. Louis Roussel, secrétaire général, craint que l’école
unique ne fasse de l’enseignement primaire le « vestibule du lycée », et qu’il empêche la réalisation
d’« une école adaptée aux besoins pratiques des travailleurs, une école les préparant à leur rôle de
producteurs ». La motion votée précise : « Le congrès estime que l’école unique, la sélection de l’élite,
la gratuité totale de l’enseignement, l’instruction intégrale, ne sont possibles qu’avec une
transformation sociale profonde et la socialisation du service public de l’enseignement » (Anonyme,
1922). L’opposition à l’école unique n’est pas frontale, mais on rappelle qu’elle n’est acceptable que
dans un processus de réformes sociales. Laurin se montre encore très pessimiste : la réforme de
l’enseignement primaire ne visera qu’à « favoriser le passages des sujets bien doués de l’école
primaire au lycée » : « Des intérêts des enfants du peuple, des intérêts de la classe productrice, de la
masse ouvrière et paysanne, on n’a cure dans les hautes sphères gouvernementales », déplore-t-il
(Laurin, 1923). Ces analyses se fondent sur un double rejet. Celui d’une réforme qui, en accentuant la
continuité des programmes primaire/secondaire, aggraverait le phénomène de secondarisation (déjà
présent par les exigences du certificat d’études) de la culture scolaire primaire ; et celui d’une mise en
concurrence des enfants de la « classe productrice ».
Les syndicalistes révolutionnaires et les communistes de L’École émancipée donnent
quelques années plus tard une version plus radicale de cette analyse. Leur critique consiste à
dénoncer dans la réforme une stratégie de domination. Ils cherchent à montrer l’existence d’un lien
entre le besoin d’élargir le recrutement des élites et celui de maintenir une domination sociale. Le
mouvement vers l’« école unique » ne constituerait qu’une parodie de démocratisation : « L’infime
minorité bourgeoise, par le fait même qu’elle a entre les mains l’immense majorité des richesses, aura
toujours et voudra toujours avoir ‘ses’ écoles, pour ‘ses’ enfants. Tout au plus, pour pallier sa
décrépitude intellectuelle et morale et tâcher, malgré celle-ci, à conserver le plus longtemps possible
la direction des affaires, tout au plus consentira-t-elle à une caricature d’école unique destinée
uniquement à ‘écrémer’ les meilleurs éléments du prolétariat, à en faire, par un traitement de faveur,
des renégats à leur classe d’origine et les pires adversaires de celle-ci. Les pseudo-réformes qu’on
nous a présentées jusqu’à ce jour comme un acheminement vers l’école unique n’ont pas d’autre but.
Loin d’être une marche à la ‘fusion’ morale de la bourgeoisie et du prolétariat, elles ne sont que des
mesures de défense de la bourgeoisie contre le prolétariat » (Boyer, 1929). Tout se passerait donc
comme si le projet de l’école unique ne servait qu’une double stratégie politique de la classe
dirigeante : se saisir à son profit des aptitudes partout disponibles, et fabriquer les « renégats »
assurant efficacement le maintien de l’ordre économique et social. La démocratisation scolaire
résulterait d’un complot visant à détourner, à des fins de domination, les revendications du droit à
l’instruction pour tous.
1
Syndicat national des instituteurs.
16
À la fin des années 20, L’École émancipée, en particulier sa tendance communiste, développe
une analyse référée au modèle de l’URSS. Si le concept d’école unique renvoie par principe à l’idéal
d’une égalité sociale, les modèles qu’en fournissent les sociétés occidentales fondées sur la division
des classes ne peuvent qu’être porteurs d’illusion, et seule l’URSS peut prendre en charge la
réalisation d’une véritable école unique, conciliant répartition des aptitudes et égalité sociale. Dès lors
que l’on pose que l’enseignement est un « appareil politique de classe », il en résulte que « l’école
véritablement une, sans différence de classe, ne peut être instaurée qu’au cours de la suppression du
régime des classes » (Durand, 1929, p. 453-454). Pour les militants de L’École émancipée, la rupture
avec les ordres d’enseignement doit être contemporaine de la rupture avec le système des classes
sociales2. Là réside l’opposition entre politiques réformistes et critiques révolutionnaires dans les
années 20 et 30 sur la question scolaire. Les premières reposent sur le pari qu’une réforme scolaire
démocratique peut démontrer, en rendant possible l’ascension professionnelle et sociale d’élèves
issus de la classe productrice, que le peuple disposent des aptitudes au commandement, et ainsi
préparer le développement d’une société plus juste. Les secondes voient dans l’école unique « un
moyen de tromperie par la classe dominante » (Durand, 1929, p. 453-454), qui produira les plus
grandes illusions et entravera à la fois le développement de la critique sociale et le développement
d’un rapport de force collectif jugé seul capable de conduire au dépassement des inégalités sociales.
Cette critique de la réforme démocratique de l’enseignement repose sur l’affirmation selon
laquelle la classe qui se trouve en position dominante ne peut pas vouloir véritablement d’une école
unique, et qu’elle ne peut tolérer que des réformes de compromis qui auront pour fonction réelle de
masquer les modes de reproduction sociale. Ayant posé que « la question de l’école unique n’est
qu’une partie de la question sociale et ne sera résolue qu’avec elle par le renversement du
capitalisme », les syndicalistes révolutionnaires conclut que tout gouvernement au service de forces
sociales qui ne veulent pas ce renversement ne peut pas vouloir vraiment réaliser pleinement l’école
unique qu’il prétend pourtant promouvoir : « La bourgeoisie ne veut pas mourir. L’école unique
suppose la suppression des classes, c’est-à-dire sa disparition : elle n’en veut pas ! » (Boyer, 1929,
p. 281-283). Dans ce cadre d’interprétation, où elle n’est vue que comme une ruse dans l’exercice de
la domination et une tactique de dévitalisation du prolétariat, la réforme dite de démocratisation
scolaire ne pourraient aboutir qu’à un renforcement de l’ordre social inégalitaire.
Pour justifier cette résistance à la mise en œuvre de l’école unique en régime dit
« bourgeois », les révolutionnaires doivent aussi expliquer leur refus de toute émancipation
individuelle. Ils le font en affirmant le caractère indépassable des déterminations économiques et
sociales : « L’enfant se trouve dans le milieu social comme un être qui doit s’adapter. Une vie est dans
son ensemble une adaptation, une réaction sur le milieu ambiant ». De cette affirmation est tirée une
conséquence qui paraît à la fois descriptive et prescriptive : « Vous ne pouvez pas soustraire l’enfant
à cette influence qui le domine » (Durand, 1929, p. 453-454). Formulation qui paraît devoir être
interprétée de la façon suivante : vous ne pouvez pas vouloir que l’enfant issu du prolétariat se trouve
en mesure de se soustraire individuellement à l’ordre social, puisqu’il est sous-entendu qu’il n’y a
d’émancipation que collective.
Telle est l’aporie devant laquelle se trouvent les instituteurs ralliés à la logique communiste
dite classe contre classe3. D’un côté, ils sont attachés à l’idéal laïque et à l’idée d’une culture scolaire
favorisant l’affranchissement de l’individu de toute autorité spirituelles et politiques ; d’un autre côté, ils
conçoivent l’école primaire comme une école du peuple, dont le public est voué à demeurer
homogène, une école qu’ils estiment inscrite dans un processus politique d’émancipation collective.
Face aux risques de la méritocratie : l’éducation de la masse
Même si le SNI et la CGT, syndicalistes réformistes, se rallient progressivement au tournant
des années 30 à l’idée d’école unique, ils rappellent régulièrement le péril qu’elle constituerait si son
2
En 1906, Jaurès formulait une analyse analogue : « Supprimer les classes sociales dans l’organisation scolaire
sans les supprimer dans la société elle-même, ce sera créer une désharmonie de plus » (Jaurès, 1906, p. 1.).
3
Sur cette tactique politique du PCF au regard des questions scolaires, voir Robert, 2012 (à paraître).
17
efficacité se réduisait à l’ascension sociale des meilleurs, et qu’elle demeurerait sans effet sur la
perspective d’un affranchissement collectif. Georges Lapierre, secrétaire du SNI, avertit en 1931 :
« Pour la classe ouvrière, c’est une duperie de vouloir ramener le problème de l’école unique
à la gratuité de l’enseignement secondaire. Si l’accession des plus intelligents de ses fils à la plus
haute culture se borne à un écrémage, si elle ne se double pas d’une éducation plus approfondie pour
la masse, c’est le caractère démocratique et égalitaire de la réforme qui est faussée. Et, loin de
contribuer à la libération de la classe ouvrière, une telle réforme ne fera qu’en renforcer
l’asservissement » (Lapierre, 1931, p. 175).
Plusieurs points sont remarquables dans cet argumentaire. D’abord, Lapierre rappelle une
conviction souvent implicite : dans une perspective syndicaliste ou socialiste, tout progrès
démocratique dans l’organisation scolaire s’inscrit alors dans un horizon plus large, celui de la
« libération de la classe ouvrière ». Le sens ultime de l’émancipation par l’école, c’est bien, aux yeux
de ces acteurs, une émancipation de nature collective et sociale (et non pas seulement individuelle et
intellectuelle). Ensuite, la distinction des « plus intelligents » doit être soumise à l’intérêt de la classe
dont ils sont issus : les élites n’ont de légitimité qu’à l’intérieur d’un intérêt général conçu comme celui
de la masse (exploitée ou opprimée). Enfin, Lapierre ne se contente pas de pointer la possible inanité
d’un projet présenté comme démocratique, mais met en garde contre son possible effet pervers. Sans
une priorité accordée à la logique collective, qui doit se traduire par une élévation générale de la
culture de la masse, la réforme méritocratique se retournerait inévitablement en son contraire : non
seulement la mise en œuvre d’un système méritocratique n’aurait pas d’effet démocratique, mais elle
aurait assurément un effet anti-démocratique.
Les syndicalistes réformistes perçoivent donc de façon très ambivalente les perspectives
sociales qu’ouvrirait l’école unique. D’une part, la CGT soutient que « l’accès des individus issus des
souches populaires aux fonctions d’exécution et de direction [aidera] dans une certaine mesure la
classe ouvrière à prendre plus nettement conscience des possibilités qui s’ouvrent à elle, si elle sait
s’organiser et vouloir ». L’accès d’individus à des postes de responsabilité pourrait donc tracer
l’esquisse d’une prise de responsabilité collective. Mais, d’autre part, le syndicat craint que ces
individus « instruits et formés aux frais de la collectivité » ne consacrent leur savoir au « moyen de se
mieux armer en vue de la lutte pour l’existence […], pour la défense de leurs ambitions égoïstes ».
L’analyse montre même un certain fatalisme, les positions qui seraient acquises par les individus
sélectionnés apparaissant plus déterminantes que leurs conceptions sociales, au point que
l’hypothèse de la trahison s’avère inutile : « Nous savons que même ceux qui resteront fidèles à un
idéal d’émancipation social seront pour la plupart contraints d’entrer au service des puissances dont la
tyrannie écrase les humbles » (Mérat, 1931, p. 145). Imaginer qu’une logique de promotion
individuelle puisse concourir à la réalisation d’une logique démocratique collective paraît illusoire.
Remarquons qu’en 1910, Buisson avait déjà tenté de repousser cet argument socialiste ; sa
proposition de loi était assortie d’un pari : la réforme « n’aura pas pour effet de faire émigrer quelques
individus de la classe ouvrière pour leur faire prendre la mentalité de la classe privilégiée où ils
entrent », mais elle consistera au contraire à « élever la classe ouvrière à la conscience d’un droit égal
à celui de la classe bourgeoise » (Buisson, Gérard-Varet & Bouveri, 1910, p. 16).
Malgré ses critiques, la stratégie de la CGT consiste alors à montrer que la méritocratie serait,
à certaines conditions, compatible avec une politique scolaire démocratique qui concernerait le plus
grand nombre. Il s’agit de dépasser la seule logique méritocratique qui, si elle était seule opérante,
aboutirait à une « stricte hiérarchie des aptitudes […] où les forts jouiraient, avec une totale sécurité,
de la supériorité de leurs dons naturels ». Face à ce danger, deux orientations sont proposées. D’une
part, assurer une « élévation de l’instruction de la masse », car seules les « masses éclairées »
peuvent « réaliser leur émancipation ». D’autre part, développer une « éducation sociale à l’école » :
« trop d’exemples d’esprits généreux et de têtes bien faites […] ont accepté d’être les bénéficiaires de
l’ordre établi, pour que nous ne demandions pas à l’école une orientation plus nette des aspirations et
de l’activité des individus vers des fins d’émancipation collective ». Autrement dit, les syndicalistes
veulent que la logique individualiste qui fonde la démocratisation méritocratique de l’enseignement
soit contenue et surmontée au sein d’une école devenant le « foyer des vertus civiques
indispensables à la transformation sociale » (Mérat, 1931, p. 145).
18
Après la Seconde Guerre mondiale, le Plan Langevin-Wallon reprend et prolonge certaines
analyses conduites par les syndicalistes sur l’école unique durant l’entre-deux-guerres :
l’enseignement devra « se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués
que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation ». Le mot d’ordre de Paul
Langevin – promotion de tous et sélection des meilleurs – fondé sur le principe d’un développement
de la culture générale, constitue un point d’aboutissement théorique dans la recherche d’une synthèse
entre logique collective et de logique individuelle dans la perspective d’une émancipation par l’école.
La seconde moitié du XXe siècle témoigne par la suite de la persistance de cette tension
individu/collectif dans le processus d’unification scolaire.
Bibliographie
Anonyme (1922). Le Congrès du Havre, Revue de l’enseignement primaire, 10 septembre, p. 281283.
Boyer, Joseph. (1929). L’école unique, la défense laïque et la bourgeoisie ‘de gauche’ française,
L’École émancipée, 27 janvier, p. 281-283.
Briand Jean-Pierre & Chapoulie Jean-Michel (1992). Les collèges du peuple : L’enseignement
primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République,
Paris, CNRS/ENS.
Buisson, Ferdinand, Gérard-Varet, Louis, & Bouveri, Jean. (1910). Proposition de loi tendant à établir
l’égalité des enfants pour le droit à l’instruction (France : Chambre des députés, 9e législature, session
de 1910, proposition n° 3265).
Chambarlhac, Vincent. (1999). Le refus de parvenir, une logique collective de la soustraction ?,
Cahiers d’Adiamos, n° 1.
Dufrenne Pierre (1905). Primaires et secondaires : les enseignements, les maîtres, Revue de
l’enseignement primaire, 23 juillet, p. 453-454.
Durand, Marcelle. (1929). L’école unique, L’École émancipée, 14 avril, p. 453-454.
Garnier, Bruno. (2008). Les Combattants de l’école unique. Introduction à l’édition critique de
L’Université nouvelle par les Compagnons : des origines à la dispersion du groupe (1917-1933), Lyon,
INRP.
Jaurès, Jean. (1906). Après le Congrès d’Angers. L’Humanité, 7 août, p. 1.
Lapierre, Georges. (1931). L’enseignement post-scolaire et l’éducation populaire (Rapport du SNI
présenté au Congrès confédéral de la CGT de 1931), Rapports moral et financier. Compte rendu
sténographié des débats du XXVIIe Congrès national corporatif (XXIe de la C.G.T.), Salle Japy, 15-18
septembre, p. 169-181.
Laurin, M.-T. (Marius Tortillet) (1906). L’enseignement primaire et le prolétariat, Le Mouvement
socialiste, juillet, p. 212-227.
Laurin, M.-T. (Marius Tortillet) (1923). La réforme de l’enseignement primaire, Revue de
l’enseignement primaire, 18 mars, p. 179-180.
Mérat, Lucien. (1931). La réforme de l’enseignement. Problème social. (Rapport au Congrès
confédéral de la CGT de 1931). Rapports moral et financier. Compte rendu sténographié des débats
du XXVIIe Congrès national corporatif (XXIe de la C.G.T.), Salle Japy, 15-18 septembre, p. 144-150.
Mole, Frédéric. (2010). L’école laïque pour une République sociale. Controverses pédagogiques et
politiques (1900-1914), Rennes, Presses Universitaires de Rennes / Lyon, INRP.
Plan Langevin-Wallon.
Robert, André D., (2012). L’école démocratique et la question des aptitudes, les positions originales
du PCF - des années 1930 aux années 1970. In Bruno Garnier (dir.), Problèmes de l’école
démocratique, à paraître.
Thierry, Albert. (1986). L’homme en proie aux enfants, Paris, Magnard, (1re éd. "Cahiers de la
quinzaine", 1909).
19
REPUBLICANISME SCOLAIRE :
EMANCIPATION ET MERITOCRATIE
Philippe Foray
Université de St-Étienne, EAM 4571 Éducation, cultures, politiques
L’objet de cette communication est de confronter deux thématiques présentes dans le
républicanisme scolaire : celles de l’émancipation et de la méritocratie. Cette confrontation est soustendue par le soupçon que ces deux aspects de l’école républicaine ne sont pas spontanément
compatibles, qu’une tension, voire une contradiction, les opposent. Il s’agit d’identifier cette opposition,
de la comprendre et d’esquisser des pistes qui peuvent permettre de la surmonter.
Ce travail s’appuie sur les travaux d’un séminaire de recherche situé à l’Université Jean
Monnet (Saint-Etienne) et inscrit au sein du Laboratoire « Education, cultures, politiques » (EAM,
4571). Le séminaire qui contribue à l’avancée du projet « Modèles politiques de l’éducation :
construction historique et mobilisations contemporaines » (Responsables : P. Foray (PU, Sciences de
l’éducation, UJM) et F. Mole (MC, Sciences de l’éducation, UJM), est consacré aux « versions du
républicanisme éducatif ». Dans ce titre, l’usage du pluriel (« versions ») n’est pas anodin. Différents
groupes, mouvements ou personnalités engagés dans les discussions publiques sur l’école se
revendiquent ou font référence à « l’école républicaine »4. Elle est donc un objet de luttes entre des
groupes concurrents. Cette pluralité est sans doute liée au fait que l’école républicaine est ce qu’on
peut appeler une « passion française » (Zeldin, 1977). Il est difficile de la caractériser. C’est une
notion chargée historiquement ; c’est aussi un objet rhétorique et un emblème qui a une fonction à la
fois critique (au nom de l’école républicaine, on juge la réalité existante) et normative (l’« école
républicaine » serait l’expression d’un idéal susceptible d’orienter les pratiques).
Le travail du séminaire est effectué sous forme de recherche documentaire et d’étude de
textes, philosophiques, politiques, scientifiques. Son objectif est de produire une « cartographie » du
républicanisme scolaire. Il ne s’agit pas d’adopter une représentation existante de l’école républicaine
(au détriment d’une autre), mais d’en proposer une représentation, consciente de la pluralité des
versions et s’efforçant d’intégrer cette pluralité. Cette représentation veut donc :
- proposer un canevas susceptible d’être commun à toutes les versions du républicanisme
scolaire.
- spécifier des variantes et marquer les oppositions et les polémiques.
- in fine, s’efforcer d’évaluer la pertinence des versions disponibles5.
Pendant l’année 2011-2012, le séminaire a bénéficié de l’apport scientifique de R. Monjo
(Univ. Montpellier III) et de W. Müller (Univ. Würzburg). Il s’est aussi attaché à l’étude des travaux de
F. Dubet (cf Bibliographie).
Pour finir, il faut noter que les évolutions actuelles conduisent à s’interroger sur la pertinence
de la notion même d’école républicaine. Ces évolutions qui ont à voir avec l’accroissement des
impératifs d’efficacité et de rentabilité des études, la pression croissante qui s’exerce sur les acteurs
du système éducatifs (enseignants, élèves, parents) et le développement d’une « logique de marché »
dans le domaine scolaire, ne sont pas étrangères à l’objet traité ici. Elles pourraient conduire à penser
4
Concrètement, le vocable « école républicaine » est réapparu comme un enjeu politique, dans les années
quatre-vingts, après l’alternance politique de F. Mitterand, qui aux yeux de certains, n’a pas apporté les
changements qu’ils espéraient en matière de politique scolaire. On désignera par la suite, cette orientation, du
nom de « néo-républicanisme ».
5
On notera qu’un grand nombre de questions, parmi lesquelles les questions pédagogiques, sont laissées de
côté (ce qui ne signifie pas qu’elles seraient considérées comme sans d’importance). Seules sont traitées les
questions de structures, reliées aux visées politiques de l’école.
20
que la référence à l’idée d’école républicaine est dépassée. Peut-être l’est-elle en effet ! C’est aussi
un des enjeux de notre recherche que de traiter cette question.
Emancipation politique et/ou émancipation sociale
Dans l’état d’avancement actuel – il importe de souligner qu’il s’agit d’un travail en cours – la
recherche mise en œuvre conduit à distinguer deux versions du républicanisme scolaire. La première
que je désignerai par l’expression de « républicanisme classique », place le projet d’une éducation
des citoyens au premier rang des priorités de l’école républicaine (a). Une seconde représentation,
celle du « républicanisme libéral » insiste au contraire sur le thème de la méritocratie et de l’égalité
des chances (R.Monjo) (b).
Un républicanisme classique : citoyenneté et émancipation
Le fait de donner la priorité au projet d’une éducation des citoyens, dans la première
représentation de l’école républicaine peut être justifié à partir de de raisons conceptuelles et
historiques.
- Approche conceptuelle. Il existe, il est vrai, plusieurs traditions du républicanisme qui n’ont
pas toutes les mêmes priorités et les mêmes conceptions de la république et du bien commun (Audier,
2004). Mais cette diversité n’empêche pas le thème de la citoyenneté de constituer un dénominateur
commun, présent dans ces différentes traditions, qui ressort par suite avec d’autant plus de force. Il
est vrai aussi que la citoyenneté n’est pas interprétée partout de la même façon. Dans le courant de
pensée qui conduit d’Aristote à Rousseau, elle se caractérise principalement par le fait de considérer
la participation à la vie politique comme la version la plus désirable de la « vie bonne ». Si l’on adopte
plutôt le républicanisme de Nicolas Machiavel, on donnera la priorité à la vertu de « vigilance »
civique, par laquelle les citoyens contrôlent les procédures politiques dans le but d’éviter
l’appropriation des pouvoirs par les élites sociales et de garantir ainsi les conditions de leur
indépendance et de leur tranquillité privée (Audier, op. cit.). Il est frappant que cette opposition se
retrouve dans le néo-républicanisme américain contemporain. « L’humanisme civique » selon Pocok
présente la citoyenneté comme un bien en soi. Pour des auteurs comme Q.Skinner ou P.Pettit au
contraire, héritiers de Machiavel, elle est une condition de la « non-domination » et du maintien des
libertés individuelles (Audier, op. cit.). Dans tous les cas cependant, les républicains sont d’accord
pour dire qu’il ne suffit pas de maximiser les libertés individuelles comme le souhaitent les libéraux,
mais qu’il existe un bien commun (la chose publique) dont la réalisation requiert une sphère politique
spécifique, réservée à l’exercice de la citoyenneté politique et condition de la liberté. La citoyenneté
républicaine est toujours plus exigeante que la citoyenneté libérale. Elle suppose un engagement
dans l’espace public, une vigilance à l’égard des pouvoirs, un minimum de participation civique et de
conscience politique, ne serait-ce que pour préserver les libertés6.
- En second lieu, on peut aussi soutenir que cette priorité politique ne peut pas être
considérée comme un contresens du point de vue historique, en particulier dans le cas de l’école
républicaine. La troisième République instaure le suffrage universel masculin ; elle a donc besoin de
former les futurs électeurs. A cette fin, elle instaure l’instruction gratuite, laïque et obligatoire et elle
met sur pied une éducation morale et civique qui est affichée comme étant au centre de l’œuvre
scolaire.
- Ce projet conduit au thème de l’émancipation. Cette émancipation a un sens politique : dans
le prolongement de la révolution de 1789, la citoyenneté républicaine veut émanciper l’individu
6
Cette distinction peut s’appuyer sur Rawls qui caractérise le « républicanisme classique » comme la
« position qui exige des citoyens d’une société démocratique […] qu’ils possèdent à un degré suffisant, les
« vertus politiques » et soient prêts à prendre part à la vie publique » (Libéralisme politique (1995) p. 250. Cf
aussi La justice comme équité (2003), p. 196-198). Rawls juge cette position compatible avec sa conception
libérale de la justice, mais il la distingue, puisque le républicanisme ainsi entendu est une conception de la vie
bonne, qui ne respecte donc pas le principe libéral de la neutralité des conceptions du bien.
21
moderne de sa dépendance à l’égard des structures et relations de pouvoir de l’ancien régime, celles
de la monarchie, du cléricalisme et plus généralement de la tutelle de l’Eglise (Dubet et Duru-Bellat,
2000, p. 64). On pourrait illustrer cette situation à l’aide du roman d’Emile Zola, La conquête de
Plassans, publié significativement en 1874, dans lequel l’auteur montre comment le régime du
Concordat permet au pouvoir politique de s’appuyer par le jeu des nominations, sur le pouvoir clérical
pour former des majorités politiques. C’est à ce genre de situation qu’il s’agit de mettre fin. A cet
égard, la laïcisation de l’école (1882) puis celle de l’Etat (1905), occupe une place centrale et elle
constitue un argument important en faveur de la priorité que l’école républicaine donne à son projet
politique. Sous la troisième République, « Ecole républicaine » et « Ecole laïque » sont des
expressions quasiment synonymes (F. Mole, communication orale). Surtout, l’idée de laïcité doit
s’entendre en un double sens. Non seulement, l’école laïque de la troisième République est l’école
sans Dieu, mais elle adhère aussi à un programme rationaliste qui veut permettre aux futurs citoyens
de former des opinions et des jugements indépendamment des prêches des autorités spirituelles.
Dans l’ouvrage qu’il a consacré au Déclin des institutions, François Dubet souligne que le
« programme institutionnel » caractéristique de cette école est lié à une idéologie universaliste,
l’ « universalisme du Progrès, de la Démocratie, de la Nation et de la Raison » (2002, p. 89). Selon
cette idéologie, (a) l’institution (scolaire) médiatise l’universel auprès des individus, (b) Le métier
d’éducateur est une vocation (une universalisation de soi) et (c) la scolarisation elle-même peut être
représentée comme un travail d’universalisation d’autrui par le biais de l’instruction et de l’éducation
morale et civique. Durkheim voyait dans cette école, « une des institutions essentielles de la France
moderne », une institution « sacrée » (in Dubet et Duru-Bellat, 2000, p. 62). Cette formule – qui se
prolongera dans certaines versions du républicanisme jusqu’à aujourd’hui – a un double sens : l’école
est instituée par la république, mais elle est aussi instituante. Si pour faire la république, il faut faire
des républicains, l’école institue la république en faisant des républicains.
Un républicanisme libéral : l’émancipation par l’égalité des chances et la mobilité
sociale.
Une seconde version du républicanisme scolaire (exposée au sein du séminaire par R. Monjo)
ne reprend pas la priorité ci-dessus. Selon cette version, l’école républicaine :
- est centrée sur le principe méritocratique de l’égalité des chances. La méritocratie n’est pas
le seul principe de justice qui doit être pris en compte dans les sociétés démocratiques, mais elle en
fait incontestablement partie. La version du républicanisme exposée ici insiste sur ces effets
émancipateurs. La méritocratie, c’est la récompense des talents individuels. Ce principe de justice
(revendiqué par la bourgeoisie) s’oppose historiquement aux privilèges héréditaires détenus par
l’aristocratie. Son but est donc l’élargissement du recrutement des élites, par opposition au système
précédent et ancien d’élites héréditaires (cf par ex. les « citoyens capacitaires » de F.Guizot).
- Si le républicanisme est une idée ancienne (Aristote, Cicéron, Machiavel), cette référence à
la méritocratie fait de cette seconde version du républicanisme – comme d’ailleurs la précédente, mais
sans doute plus encore qu’elle – une version spécifiquement moderne. Comme l’a fait remarquer
R. Monjo, elle est solidaire d’une anthropologie ou d’une « philosophie libérale » (Rosanvallon) qui
promeut la représentation d’un individu libéré de ses appartenances et la mobilité sociale par
opposition aux sociétés à « états » et aux principes de justice « transcendants » d’ancien régime
(cf. aussi Gauchet, 1998). Elle est vraisemblablement aussi solidaire d’une évolution historique qui voit
la mise en place progressive des sociétés démocratiques (théorisée par Tocqueville dès 1830).
- L’égalité des chances ne se confond pas avec l’égalité des résultats, au contraire. C’est un
principe visant à identifier les « inégalités justes » (Rawls). Son moyen est l’instauration d’une
compétition généralisée, dans laquelle tous les concurrents partent sur un pied d’égalité (cf la notion
de « marché »). Un des critères permettant d’évaluer la réalisation de l’égalité des chances, est celui
de la répartition sociale de la réussite et de l’échec. Plus cette répartition est socialement aléatoire,
plus l’égalité des chances est réalisée.
- À l’opposé du libéralisme, le républicanisme dont il est question ici compte sur l’intervention
de l’Etat (en amont du marché) (Habermas, 1988, p. 234). Comme le note J.F. Spitz, « à la fin du 19e
22
siècle, le projet républicain a consisté à conférer une légitimité solide à un régime de libertés
individuelles en montrant aux classes populaires que celui-ci pouvait prendre en compte leurs intérêts
et que le libéralisme ne se réduisait pas à un marché qui les condamnait à la paupérisation ». Le
républicanisme se formule donc comme « un programme d’intervention sociale par la justice, fondé
sur l’idée que la création de richesses rendue possible par l’indépendance des acteurs économiques
est une œuvre collective et qu’on ne peut raisonner en tentant de « récompenser » chacun pour sa
contribution. Une société des individus, en ce sens, n’est viable que si l’on assume les risques en
commun et si la puissance publique veille à une relative continuité des conditions » (Spitz, dans
Libération, 27/01/2012).
- L’intervention de l’Etat concerne aussi l’école. En un sens, l’histoire de l’égalité des chances
est parallèle à l’histoire de la scolarisation : la scolarisation secondaire sous la 3e République réalise
une première forme (restreinte) de l’égalité des chances par l’école ; plus tard, l’école unique (19591975) puis les politiques de compensation (Education prioritaire) visent l’égalité des chances non plus
par, mais à l’école ; aujourd’hui, certains auteurs (Dubet, etc.) considèrent le « socle commun » des
compétences et des connaissances comme un bien de base, au-delà de l’égalité des chances. Cet
aspect explique le « surinvestissement scolaire de l’école », qui précède le marché en apparaissant
comme l’espace premier de la compétition équitable, parce qu’elle est le lieu par excellence de
l’égalité.
- L’émancipation dont il a été question au paragraphe précédent est un processus politique.
C’est le fait d’échapper à l’emprise des pouvoirs spirituels, par le développement de la citoyenneté
politique. Dans la seconde version du républicanisme, l’émancipation sera plutôt comprise comme un
processus social : c’est le fait de quitter son milieu d’origine, grâce à son mérite individuel, mais aussi
à une organisation collective (et scolaire) qui valorise le mérite. Différents auteurs ont mentionné et
analysé – souvent de façon autobiographique – ces trajectoires (P. Bourdieu, J. Bouveresse,
D. Eribon, A. Ernaux…). Quitter son milieu d’origine est objectivement émancipateur, car cela produit
une distanciation par rapport à ce milieu. L’émancipation consiste ici dans le processus d’éloignement
du milieu d’origine et dans les possibilités de transformation de soi qui résultent de ce changement.
Cette émancipation peut aussi et a eu souvent au XXe siècle, une dimension financière et symbolique.
La mobilité sociale permet de mieux gagner sa vie et d’occuper des places plus valorisées
socialement, par exemple en accédant à des postes de responsabilité et d’initiative plus élevée. Mais
souvent, ces gains ne vont pas sans souffrance. Comme le montre exemplairement l’œuvre d’Annie
Ernaux (La place, Les armoires vides), le risque de l’émancipation comprise comme processus social
réside dans l’impossibilité de maintenir les anciennes attaches et simultanément de donner de la force
aux nouvelles. Une souffrance subjective réelle résulte de cette épreuve de non-appartenance.
- On notera pour finir, que sous la troisième République, cette seconde forme d’émancipation
n’a été accessible qu’à ceux qui pouvaient sortir de l’enseignement primaire et continuer des études
secondaires autrement dit au petit nombre des boursiers (cf ci-dessous l’élitisme républicain). Mais au
cours du 20° siècle, cette thématique de l’émancipation par la mobilité sociale et l’ascension sociale, a
été au cœur de la « conscience de gauche » et de ses combats pour l’école unique. Elle s’exprime en
particulier dans le Plan Langevin-Wallon avec le double projet d’une « sélection des élites » réalisée
sur la base de la « promotion de tous »7.
- Discussion. D’un point de vue critique, on peut se demander si cette version libérale du
républicanisme ne fait pas un usage trop anachronique du thème de l’ « égalité des chances »,
comme si ce thème était présent et opératoire dès la fin du 19e siècle. En d’autres termes, elle serait
dépendante d’une sorte de philosophie de l’histoire, histoire de l’égalité des chances, présente
seulement en germe au départ, puis se développant progressivement jusqu’à son aboutissement
actuel. A mon avis, c’est discutable : on peut soutenir que la thématique de l’égalité des chances
7
Il faut cependant néanmoins souligner que le Plan Langevin-Wallon ne thématise pas la notion d’école
républicaine. Une recherche lexicale rudimentaire (menée en ligne) montre en effet que cette expression n’est
jamais employée dans ce texte. Celle de République y apparaît seulement trois fois : 1) pour désigner la 3°
République et pour affirmer qu’une « république démocratique » doit 2) défendre le droit de tous à l’éducation
(notamment des « faibles ») et 3) mettre en œuvre une action éducation en dehors du temps scolaire.
23
apparaît plus tardivement dans le débat public sur l’école. Elle n’est pas présente pendant le
« moment Ferry » ne serait-ce qu’en raison du double réseau de scolarisation. La thématique de la
citoyenneté et de la laïcité présentée en premier lieu, est au contraire très présente et elle s’accorde
mieux avec la réalité du double réseau. Elle présente par contre l’inconvénient de ne pas vraiment
« éviter la réduction de l’idée républicaine à la laïcité » (Spitz, op. cit.) et d’insister sur la dimension
économique et surtout sociale du républicanisme, dimension que la première version passe sous
silence.
Émancipation et méritocratie
Nous avons donc (provisoirement) deux versions du républicanisme scolaire. Une version
civique classique (a) et une version libérale (b). On a vu que la méritocratie est en première ligne de la
version (b). Elle y joue le rôle d’un principe de justice producteur d’émancipation sociale. La version
(a), centrées sur la citoyenneté ne fait pas de la méritocratie, sa priorité. Cette dernière y est
néanmoins présente, puisque l’école républicaine est aussi pour cette version un instrument de
sélection sociale et de formation des élites.
Méritocratie et républicanisme classique.
- Pour F. Dubet, l’école de la troisième république a réalisé une figure déterminée de la
méritocratie : celle de l’élitisme républicain. Cette figure est limitée car elle consiste seulement à offrir
une scolarité secondaire aux meilleurs élèves du primaire, autrement dit à élargir la formation des
élites en sélectionnant les meilleurs des milieux populaires. Dubet distingue cette promotion restreinte
de la figure de la méritocratie qui naît avec l’école unique, laquelle permet un régime d’égalité des
chances (formelle), en instaurant avec le collège unique, une concurrence de tous contre tous.
L’élitisme républicain, c’est extraire les meilleurs de l’école du peuple pour les envoyer au lycée.
L’égalité (méritocratique) des chances, c’est mettre tout le monde dans la même compétition scolaire.
L’élitisme républicain ne constitue donc (pour Dubet) que les prémisses mais non pas la réalisation de
l’égalité méritocratique des chances.
- Dans l’interprétation qu’en donne F. Dubet, émancipation politique (version (a) du
républicanisme) et élitisme républicain sont compatibles parce qu’ils s’articulent dans une hiérarchie
qui donne la priorité à l’émancipation et considère que les problèmes de justice (l’élitisme républicain)
sont subordonnés. Cette hiérarchie pourrait expliquer qu’au tournant des 19e-20e siècles, nombre de
républicains – mais pas tous (cf Ferdinand Buisson) – acceptent le double réseau et son injustice.
Dubet ajoute que cette hiérarchie est aussi acceptée socialement. Les milieux populaires ne se
révoltent pas contre leur « assignation » à la seule école primaire. C’est plus tard (après 1945 ?) qu’ils
« investiront » dans la scolarité pour en tirer un profit en termes de mobilité sociale. Émancipation et
méritocratie limitée se conjugueraient donc dans la formule suivante : « une place pour chacun »
(= émancipation) et « chacun à sa place » (méritocratie limitée). Ou encore : l’égalité
républicaine implique qu’il y ait « une place pour chacun » à l’école ; mais le régime de l’inégalité
sociale maintient « chacun à sa place » (Dubet & Duru-Bellat, 2000, p. 65). Ce républicanisme est à la
fois idéologiquement progressiste et socialement conservateur (Dubet, 2002, p. 89).
- On fera facilement l’hypothèse que cette situation est instable. Le progressisme idéologique
ne peut se contenter indéfiniment du conservatisme social. Il se traduit presque inévitablement par la
critique du double réseau de scolarisation et la promotion de l’école unique. Pour F. Dubet, l’école
unique met fin à l’élitisme républicain, remplacé par l’égalité méritocratique des chances (Dubet, 2002,
p. 89, et 2004, p. 15-16). Cela signifie-t-il que le républicanisme scolaire classique (version a) doit être
au minimum complété, sinon remplacé par le républicanisme scolaire libéral (version b) ? Et
concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? La réponse qui vient à l’esprit concernant cette question,
conduit du côté du « collège unique ». Il semble en effet qu’une des positions les plus constantes des
néo-républicains à la fin du 20e siècle (cf. note 1, ci-dessus) consiste à considérer que l’excellence
(émancipatrice) de l’école républicaine ne doit pas être détruite au nom de l’égalité des chances
(collège unique) (ce point qui n’a pas encore été traité, occupera une place centrale dans le séminaire
2012-2013).
24
Contradiction entre émancipation et méritocratie.
Le point, central pour notre recherche, souligné à la fois par R. Monjo et F. Dubet, est que
le développement de la logique de l’égalité des chances entre en contradiction avec la dimension
éducative de l’école (sa « fonction propédeutique » pour utiliser le vocabulaire de C. Lelièvre). Plus
précisément, les mesures qui permettent l’amélioration de l’égalité des chances à l’école (école
unique, concurrence de tous contre tous), produisent des effets, dont certains vont à l’encontre de la
visée d’émancipation : difficultés et échecs scolaires, recherche de la performance, stratégies
utilitaristes et consuméristes, etc.
Cela vaut :
- pour l’émancipation au sens politique (version a). Michaël Walzer écrit que le fait de donner
à l’école un objectif de formation des citoyens implique une orientation égalitaire (voire égalitariste)
des pratiques scolaires. En effet, « il n’y a pas d’accès privilégié à la citoyenneté, pas de manière d’en
obtenir plus ou de l’obtenir plus vite, en faisant mieux que les autres à l’école » (Walzer, 1983, p. 287).
En principe, il n’y a pas de gagnants et de perdants en matière de citoyenneté. Mais si la compétition
scolaire fait que certains élèves sont en échec, s’excluent de l’école ou en sont exclus, si leur échec
produit des attitudes de résignation et d’auto-dépréciation ou au contraire de révolte et de refus de
cette école que la doctrine républicaine considère comme le vecteur principal de l’émancipation, on
peut soutenir que ces élèves pâtissent d’un déficit de formation en matière de citoyenneté.
- Pour l’émancipation au sens social (version b). Quand l’école instaure une compétition
généralisée, elle produit de la mobilité sociale. Mais cette mobilité sociale est-elle toujours synonyme
d’ascension sociale (collective) et de « promotion de tous », c’est une autre question ? La compétition
généralisée qui a lieu dans le cadre de l’école unique peut en effet être décrite comme une
compétition entre des groupes sociaux dont les ressources culturelles et symboliques sont inégales et
qui a lieu de telle sorte que ceux qui auparavant bénéficiaient des avantages de la scolarisation
secondaire, liés au double réseau, cherchent par tous les moyens à leur disposition, à défendre ces
positions. Si l’école unique rend possible d’incontestables cas d’ascension sociale, ces résultats ne
sont pas aussi probants et aussi continus du point de vue statistique. Certains groupes sociaux ne
bénéficient pas ou beaucoup moins des possibilités de mobilité sociale. Certains voient même leur
chance se réduire. Le fait est que la réalisation de l’école unique ne semble pas avoir permis celle du
vœu formulé dans le Plan Langevin-Wallon d’une sélection des élites sur la base de la promotion de
tous.
Quelle(s) piste(s) pour sortir de la contradiction ?
Cette dernière partie est essentiellement programmatique. Les pistes évoquées ici doivent
être creusées dans l’avenir. D’autres devront être envisagées (au sujet de l’éducation prioritaire et du
collège unique).
La discussion sur le socle commun des compétences et connaissances.
- Dans la perspective du républicanisme libéral (version b), le socle commun de
connaissances et compétences peut être lu comme une mesure « républicaine ». Comme le note
F. Dubet, le socle commun est ce qui est dû à tous, dans une « école des chances », c’est-à-dire une
école organisée comme une compétition généralisée, dans laquelle il y a des gagnants et des
perdants. Cette position semble cependant ambigüe : d’un côté, Dubet défend avec le socle commun,
une orientation qui devrait conduire à suspendre la logique de l’égalité des chances ; d’un autre côté,
sa position sur le socle commun n’a de sens que parce que cette logique de l’égalité des chances (et
de la justice) semble prioritaire. C’est parce que la question de la justice est première et que l’école
juste distribue les élèves entre gagnants et perdants qu’il ne faut pas oublier ce que la société doit à
25
tous, du point de vue éducatif (= le socle commun) (Dubet, 2006). L’éducation de base serait donc
juste un moyen de limiter la « cruauté » de la compétition8.
- Pour R. Monjo, cette ambiguïté fait courir le risque d’une lecture minimaliste du socle
commun et de la production d’une culture au rabais que l’on donne aux perdants comme une sorte de
dédommagement. C’est le risque que la fonction « propédeutique » de l’école dégénère en simple
« viatique » (Lelièvre). On reviendrait ici à une sorte de « double réseau », une école à deux vitesses.
Ce serait la victoire de la logique néo-libérale à laquelle pour R. Monjo, on est contraint de se rallier,
dès que l’on donne la priorité à « l’école des chances » (Dubet, 2004).
- Dans cette discussion, il est important de noter que la difficulté ne vient pas de l’école
unique ; elle tient (a) au fait que l’école sert de moyen de sélection sociale et (b) au fait que la logique
de la répartition sociale l’emporte sur la logique de l’éducation (et de l’émancipation). Cette remarque
désigne une piste possible pour défendre une autre version du républicanisme ; celle qui demanderait
que l’école cesse de jouer ce rôle de sélection et de répartition sociale. Pour R. Monjo, « il faut
renoncer à faire de l’égalité des chances le principe cardinal de la justice scolaire. L’État doit viser,
non à réaliser les conditions d’une compétition équitable, mais à assurer au maximum la même
distribution à tous d’une éducation de base, orientée par un projet coopératif, associatif, etc. et non
par la recherche de l’équité dans la compétition » (communication par mail, janvier 2012). Cela veut-il
dire qu’il faut renoncer au « républicanisme libéral » (version b) ? Si oui, en vue de quoi ? Dans son
exposé, R. Monjo a suggéré que le socle commun pourrait être utilisé – de façon utopique – comme
un « droit opposable », comme si l’obligation (de réussite) basculait du côté de l’école et non plus du
côté de l’élève. Cette nouvelle version du républicanisme scolaire consisterait donc à avoir conscience
de l’importance de la fonction de répartition sociale jouée par l’école et surtout, de ses effets pervers,
afin d’agir pour la limiter au maximum. La limitation maximale consisterait à faire en sorte que la
sélection ait lieu après l’école obligatoire, et non pas par elle.
Bibliographie.
- AUDIER Serge (2004). Les théories de la république, La découverte, coll. Repères.
- DUBET François & M.DURU-BELLAT Marie (2000). L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin
démocratique, Edition du seuil, coll. L’épreuve des faits.
- DUBET François (2002). Le déclin de l’institution, Seuil.
- DUBET François (2004). L’école des chances, Seuil.
- DUBET François (2006). « Redoutable égalité des chances » (Libération, jeudi 12 janvier 2006).
- GAUCHET Marcel (1998). La religion dans la démocratie. Gallimard, Le débat.
- HABERMAS Jurgen (1988). L’espace public, traduction Payot.
- MONJO Roger (2007). « L’égalité des chances : relativisme ou conflit d’interprétation », in
A.M.Drouin (dir.) Education et relativisme, L’harmattan.
- MÜLLER Walter (2012). « Trois thèses pour une critique pédagogique de l’évaluation du mérite au
moyen des notes », Communication orale, Séminaire de recherche, Université Jean Monnet, octobre
2012.
- SPITZ Jean-Fabien (2012). « Entretien », Libération, 27/01/2012.
- WALZER Michaël (1983). Sphères de justice, traduction Seuil, 1997.
- ZELDIN Théodore (1977). Histoire des passions françaises. Tome II : Orgueil et intelligence.
Traduction Payot & Rivages, édition de poche, 2003.
8
Il est possible que cette tension vienne de ce que Dubet doive se défendre sur deux fronts : 1) la mise en avant
du socle commun permet de défendre l’égalité des chances contre les critiques de gauche qui dénoncent cette
dernière comme le règne de la compétition. Et 2) La défense de l’égalité des chances permet de défendre le
socle commun contre les critiques de droite qui dénoncent le socle commun comme le règne de la médiocrité.
26
Trois thèses pour une critique pédagogique de l’évaluation
du mérite au moyen des notes
Walter Müller
Université de Würzburg
La critique pédagogique de l’évaluation du mérite, au moyen de notes, d’examens et de
certifications a une longue tradition.
Il y a 170 ans déjà, Carl Gottfried Scheibert se plaignait dans son livre sur « le lycée et
l’enseignement supérieur » que « les élèves n’apprennent que pour l’examen et quand il est passé,
leur savoir n’a plus de valeur à leurs yeux. Ils se farcissent l’examen à en vomir et ne sont vraiment
heureux que lorsqu’ils sont débarrassés de cette contrainte ». Aujourd’hui, nous appelons cela,
« l’apprentissage boulimique ». Cette critique s’est radicalisée en particulier au moment de la réforme
pédagogique, au tournant des 19e et 20e siècles. « Finissons-en avec les notes, finissons-en avec les
certifications scolaires », telle était souvent la devise. Et dans les écoles alternatives de cette période
(comme, par exemple, les collèges de campagne, les écoles Waldorf ou Montessori), on a essayé
jusqu’à aujourd’hui de renoncer en partie aux notes, aux examens et aux diplômes.
En 1929 par exemple, Fritz Gülland a dénoncé « la fausseté du raisonnement qui se base sur
le diplôme scolaire pour en conclure à l’utilité professionnelle de la personne ». Il ajoute que l’action
éducative réelle est empoisonnée et détruite par la pression constante à la certification. Les notes
sont « le fléau de l’école; à cause d’elles, on ment, on trompe, on met la pression, on cache et on
applaudit. Elles sont la racine de tout ce qu’il y a d’immoral à l’école. Elles transforment les groupes
d’apprentissages en groupes de concurrence. Le travail éducatif devient un commerce ».
Dans les innombrables romans et discours de cette époque, les conséquences pédagogiques
mortelles de cette pression au rendement scolaire et des craintes qu’elle déclenche sont aussi
décrites. L’exemple le plus célèbre est le chapitre sur l’école dans les Buddenbrooks (1901) de
l’écrivain et prix Nobel Thomas Mann.
Qu’est-ce que les sciences de l’éducation actuelles doivent retenir de cette critique ? Est-ce
que ces doutes pédagogiques ne sont valables que pour l’école du passé ou ont-ils encore une valeur
aujourd’hui, au moins en partie ?
Je voudrais traiter cette question au moyen de trois thèses, qui ne se réfèrent naturellement
qu’à l’enseignement allemand. Je suppose cependant que sur le fond, elles sont aussi valables pour
la France :
Thèse 1 : Les raisons qui ont conduit au système moderne de l’évaluation du rendement
scolaire (des élèves) n’étaient pas pédagogiques, mais socio-politiques. Cela pose problème jusqu’à
aujourd’hui.
Jusqu’à la fin du 18e siècle, la distribution des possibilités de métiers et de vie pour les jeunes
dépendait essentiellement de la naissance, de l’état social et du sexe. Ce n’est qu’avec la dissolution
de l’ordre social féodal, d’« états » figés et avec la montée de la citoyenneté à la suite de la révolution
française et de l’industrialisation que la performance individuelle est devenue de plus en plus le critère
d’accès aux carrières professionnelles, aux postes de fonctionnaires, aux carrières militaires, etc. La
scolarité a aussi été de plus en plus une voie autorisant la poursuite d’études professionnelles et
l’accès aux professions les plus valorisées. Dans ce cadre, c’est la performance individuelle, qui
fonctionne (ou du moins qui est exigée) comme critère de sélection.
Ce fut sans doute un progrès socio-politique énorme et une grande lutte émancipatrice, en
particulier pour la bourgeoisie en plein développement. Un exemple classique a été, en 1788,
l’instauration du baccalauréat comme condition d’accès aux études universitaires. Cette fonction
émancipatrice du principe de rendement orienté vers la concurrence n’est toutefois entrée en
27
application que de façon très limitée, car la bourgeoisie, s’est séparée au 19e siècle des classes
populaires, les 70 à 80 % d’agriculteurs et d’ouvriers. La bourgeoisie a défendu ses privilèges, en
définissant conjointement avec la classe supérieure, les critères du rendement scolaire La
surestimation des performances linguistiques dans les productions des élèves, et la sous-estimation
des éléments pratiques dans les lycées, en sont les preuves les plus éclatantes. Le principe
méritocratique du rendement a donc servi simultanément à la délimitation et à la stabilisation des
frontières entre les classes sociales.
Wolfgang Klafki synthétise ce processus historique de la façon suivante : « le principe
méritocratique qui accompagne, depuis le 19e siècle, le développement de la légitimité de l’école,
n’avait aucune signification pédagogique propre, mais était d’une part, l’expression d’intérêts sociaux
et politiques, et d’autre part, l’expression des intérêts croissants de l’État autoritaire moderne,
centralisé et organisé bureaucratiquement ».
Cet héritage historique avec son ambivalence pédagogique joue encore aussi un rôle central
dans la pratique actuelle du jugement de performance. Et cela d’un triple point de vue :
- D’abord, le jugement de performance est étroitement lié à la fonction de sélection de l’école
dont la nécessité n’est pas pédagogique, mais sociale et a comme on le sait, de multiples
conséquences négatives sur le cursus d’études.
- Deuxièmement, aucune égalité des chances ne règne dans le système scolaire actuel,
puisque les classes populaires sont, comme on peut le démontrer, toujours désavantagées par le
jugement de performance scolaire, malgré des performances identiques, ce qui est très suspect du
point de vue pédagogique (renvoi sur PISA).
- Troisièmement, les formes habituelles du jugement de performance ont, à côté d’autres
fonctions comme la motivation pour apprendre, l’évaluation diagnostique ou formative, une autre
fonction politique et sociale centrale : elles servent aussi à adapter les futurs adultes aux relations de
pouvoir existantes, à produire et à assurer une loyauté socio-politique.
Cela me conduit à la seconde thèse :
Thèse 2 : Le principe central de légitimation des notes, des examens et des certifications est
l’affirmation suivante : « nous vivons dans une société de performance; pour cette raison, l’école doit
être orientée par la notion de performance ! ». Cette affirmation est douteuse en un double sens.
- D’abord parce qu’elle sous-entend que la première fonction de l’éducation est de préparer
les futurs adultes à la société telle qu’elle est, ce qui veut dire qu’elle ignore la dimension personnelle
et substantielle de l’éducation. Elle réduit donc le concept d’éducation à celui de socialisation. C’est un
rétrécissement de la façon dont on considère l’éducation, dans l’histoire pédagogique occidentale,
depuis la critique platonicienne des idées pragmatiques et utilitaristes des sophistes. Que l’on pense
à l’avertissement de Rousseau, de ne pas sacrifier la formation de l’homme à celle du bourgeois, ou à
la polémique de Nietzsche en 1872, dans De l’avenir de nos établissements d’enseignement, ou enfin
à la critique des conceptions de l’éducation en termes de « capital humain ».
- Deuxièmement, cette affirmation est douteuse, parce qu’elle sous-entend que notre société
ne serait qu’une société de performance, autrement dit:
a) Que le revenu, le statut professionnel et social d’un homme dépendent essentiellement de
ses performances individuelles,
b) qu’il existe des critères généraux partagés et clairs, pour mesurer les performances des
individus,
c) que dans notre société, chacun a les mêmes chances d’occuper les positions, pour
lesquelles il est déclaré apte au vu de ses performances.
28
Comme on peut le prouver facilement, aucune de ces trois présuppositions d’une société de
performance n’est aujourd’hui remplie ou seulement de façon partielle. Car notre organisation du
travail est tellement complexe, ramifiée et automatisée que les performances individuelles ne peuvent
que partiellement et très difficilement être identifiées. Elles peuvent encore moins être évaluées
clairement, parce que dans notre société, aucun consensus solide n’existe sur la valeur d’une
performance, puisqu’aucune échelle de performance uniforme n’existe plus. Faut-il considérer par
exemple que la compétence d’un footballeur professionnel ou d’un chanteur à la mode est beaucoup
plus estimable que celle de notre chancelière Angela Merkel à partir du moment où elle gagne
beaucoup moins qu’eux ? Ou encore, la compétence d’un banquier est-elle quarante fois plus élevée
que celle d’un professeur d’université, comme l’indique la différence de revenu ? À cela s’ajoute
heureusement le fait que notre ordre économique est régi non seulement par le principe de la
concurrence et du marché, mais aussi par un principe social et par des mesures de subvention et de
protection sociale, par exemple, sous forme de prestations sociales, de mesures fiscales, de crédits
publics etc. Que l’on pense simplement à la Politique agricole commune.
En outre, le fait d’en appeler à la prétendue société de performance pour justifier la
méritocratie scolaire est aussi rendu douteux par le fait que les positions convoitées dans notre
société ne sont jamais distribuées seulement d’après le principe méritocratique. D’autres principes
distributifs jouent un rôle important, en particulier:
- avantages et inconvénients de classe spécifiques/
- l’âge et le sexe,
- la loyauté,
- l’appartenance à des partis politiques, des Églises, les relations
- la popularité et le succès (ce qu’on appelle en Allemand, la vitamine B).
Ce n’est donc que la moitié de la vérité quand on affirme que dans les pays industrialisés, la
distribution des chances dans la vie, les possibilités de réussite professionnelle, d’accès à des
positions sociales, de réputation, etc., dépendent en premier lieu du mérite. En réalité, il existe un
ensemble de processus distributifs efficients. C’est pourquoi l’affirmation que « l’école doit être
méritocratique parce que nous vivons dans une société méritocratique », apparaît comme très fragile
aussi du point de vue empirique. Mon professeur d’université, Wolfgang Fischer, parlait déjà en 1972,
du « fantôme de la méritocratie, comme principe de justification de l’école méritocratique ».
Thèse 3 : En particulier, l’évaluation de la performance/mérite au moyen de notes est très
problématique, autant du point de vue théorique que pédagogique. Existe-t-il des alternatives ?
En principe, les performances des élèves peuvent être évaluées comme on le sait,
conformément à trois normes de référence différentes :
D’abord d’après une norme individuelle. Chaque performance d’élève est mesurée en
comparaison avec ce que le même élève a fait précédemment. Par exemple, Hans a amélioré sa
performance en saut en hauteur, de 1,10 m à 1,20 m, soit 10 centimètres. Il s’agit clairement d’une
amélioration de la performance individuelle !
Deuxièmement, la même performance peut être évaluée en relation avec le niveau d’un
groupe, celui d’un groupe d’étude ou d’une classe. Par exemple : à un mètre vingt de hauteur, Hans
se situe dix centimètres en dessous de la moyenne de la classe qui est de un mètre trente. C’est donc
une performance inférieure à la moyenne. On appelle cela une norme sociale de référence.
Troisièmement, les échelles de mesure peuvent être données de l’extérieur en tant que
normes généralisées, qu’on appelle alors, norme de référence ou norme de contenu. Par exemple :
Les élèves masculin de quinze ans, parmi lesquels se trouve Hans, doivent pouvoir sauter un mètre
quarante, pour recevoir tel certificat d’athlétisme. Hans ne le reçoit pas !
29
Les pratiques d’évaluation habituelles en Allemagne ont lieu sous forme de notes avec les
chiffres 1 à 6, et à la différence de la France, c’est un qui est la meilleure note (très bien) et six, la
plus mauvaise (insuffisant).
Les notes se basent généralement sur un mélange entre les normes de références et les
normes sociales. D’une part, on part des exigences inhérentes au contenu des programmes d’études
et des standards de référence (normes de référence) ; d’autre part des performances moyennes de la
classe (norme sociale).
La norme individuelle ne peut jouer aucun rôle dans la notation, car sinon l’exigence d’égalité
de traitement des élèves serait mise à mal, et les décisions prises – par exemple pour passer ou non
dans la classe suivante ou pour la réussite ou l’échec à un examen ayant des conséquences externes
(par exemple, des droits d’accès à d’autres formations ou à l’Université) –, ces décisions seraient
injustes et par suite, la fonction de sélection remplie par l’école, ne serait plus assurée correctement.
Comme on peut le prouver par de nombreuses études empiriques, ces pratiques d’évaluation
ne répondent pas ou de façon peu satisfaisante aux trois principaux critères théoriques permettant de
tester une évaluation, l’objectivité, la fiabilité et la validité. Car même dans des matières comme les
mathématiques, les mêmes performances d’élève sont évaluées avec des notes très différentes
(manque d’objectivité). La précision des mesures (fiabilité) est également entravée par de nombreux
facteurs spécifiques à chaque situation. Et la validité laisse souvent à désirer. Un exemple classique
est celui des consignes en mathématiques, consignes qui font que les capacités mathématiques ne
peuvent pas être mesurées, parce que les compétences linguistiques manquent pour la
compréhension de la tâche.
À cela s’ajoute un problème statistique : les pratiques de notation comparative (norme sociale)
se conforment la plupart du temps à la courbe de Gauss. La probabilité pour une classe d’arriver à
une répartition normale est donc très faible. Mon ancien collègue de mathématiques de Nuremberg,
W. L. Fischer, affirme par conséquent : « Imaginer une classe avec une distribution normale des notes
(performances) dans une classe, ou la forcer formellement dans les évaluations, est une absurdité
statistique ».
En outre, la distribution normale est une distribution due au hasard qui ne se produit que
rarement dans les classes. Par exemple, des classes avec un pourcentage élevé d’élèves migrants
ont régulièrement des capacités linguistiques moindres et plus de besoins dans ce secteur.
Beaucoup plus graves encore que les problèmes théoriques de mesure : ce sont les
conséquences pédagogiques et les effets secondaires issus de ces pratiques d’évaluation régies par
des normes collectives.
Pourquoi, à l’issue d’un enseignement qui a été une réussite pour tous les enfants (il doit bien
y en avoir), faut-il presque inévitablement des échecs et des perdants ? Cela ne revient-il pas à
admettre qu’une partie des élèves doit nécessairement échouer dans ses efforts scolaires ? Pourquoi
est-il exclu a priori que tous les élèves puissent réussir ?
Ce n’est pas prévu dans le système sélectif de l’école !
Mme Czerny, enseignante à l’école primaire à Munich, a éprouvé douloureusement ce
mécanisme pédagogique dans son propre corps et elle l’a montré de façon documentée dans son
livre paru récemment : « Ce que nous faisons à nos enfants dans l’école… et comment nous pouvons
changer cela ». Elle ne voulait pas partager cette attitude pessimiste et elle a aidé tous ses élèves à
obtenir de bons résultats au moyen d’encouragements intenses. En 2008, elle a été transférée pour
avoir perturbé par ce biais la « paix scolaire ». « Avec vous aussi, il faut des élèves qui ont des notes
de quatre, cinq et six », lui a expliqué la direction de l’école.
30
Dans l’école, il ne peut pas y avoir que des gagnants. Si tous les coureurs arrivent en même
temps à l’objectif, si tous les candidats obtiennent la même note, la notion même de réussite disparaît.
Telle est la logique absurde de l’école.
Dans cette logique concurrentielle du mérite, les élèves deviennent concurrents les uns des
autres ; ils rivalisent pour les meilleures notes. Il n’est pas rare de voir surgir l’envie, la jalousie,
l’égoïsme, le harcèlement etc., autant d’attitudes qui s’opposent diamétralement aux objectifs
explicites de l’éducation sociale dans nos écoles que sont l’esprit d’équipe, la solidarité, l’amour du
prochain.
Comme on l’a prouvé souvent, ce système de concurrence par les notes entre les jeunes et
les adolescents, produit aussi de plus en plus la crainte de l’échec, le stress, l’auto-agressivité, des
rapports de force et des manques de concentration qui peuvent conduire à des dérangements et des
maladies psychosomatiques massives.
Ce n’est pas tout !
Le lien entre l’évaluation du mérite et le principe de sélection a encore d’autres conséquences
pédagogiques très douteuses : pour pouvoir prendre des décisions de sélection justes dans une
certaine mesure, il est nécessaire de privilégier les éléments d’évaluation qui peuvent être mesurés
empiriquement d’une façon à peu près objective.
Cela produit d’abord une tendance à surestimer l’évaluation du résultat au détriment de celle
du processus, et donc au fait de favoriser un concept de formation orienté unilatéralement par la
notion de performance. Au cœur des travaux scolaires, on trouve des tests, des performances de haut
niveau, mais non pas le processus qui y a conduit. L’écriture d’une dictée ne dit rien par exemple sur
les efforts qu’un élève a dû fournir pour obtenir ce résultat. Une erreur est une erreur ; on ne s’occupe
pas de savoir si elle a été le fait de l’inattention ou de l’ignorance, ni si l’enfant avait eu la possibilité
effective d’apprendre à écrire le mot correctement.
Deuxièmement, le postulat de justice et d’objectivité qui prévaut dans l’évaluation du mérite
scolaire a pour conséquence une tendance à ignorer les habiletés non-cognitives des élèves car ces
aptitudes sont toujours très difficiles à mesurer. Je pense en particulier aux compétences en termes
de conduite sociale, ou au degré d’indépendance, de capacité à problématiser, de créativité ;
- ou encore à la capacité à travailler en groupe, à l’usage correct du matériel de travail et des
techniques d’apprentissage,
- à la capacité d’organiser son travail dans le temps
- à la capacité de justifier ses méthodes de travail et ses résultats et éventuellement même de
les relativiser, etc.
Entre autres, le lien des aspects de performance et de sélection conduit à ce phénomène
scolaire bien connu que les contenus d’instruction ne sont pas enseignés et appris pour leur intérêt
intrinsèque, mais d’abord comme moyens en vue de l’acquisition d’une note. Dans l’enseignement, ce
qui compte n’est plus au premier chef l’acquisition de savoirs et de connaissances sur des contenus
déterminés – par exemple, sur des problèmes et des liaisons mathématiques, des explications
historiques ou des jugements esthétiques – mais le fait que ces contenus ne sont manipulés que dans
la perspective de l’amélioration de la moyenne. Ce n’est plus leur valeur propre qui est au centre des
études, mais leur valeur d’échange, leur capacité à se traduire dans la monnaie des « notes ». En
bref : le contenu de l’enseignement est instrumentalisé comme moyen au service d’un but qui est
l’amélioration des chances de mobilité sociale. Je cite : « les notes ont une odeur de sang ; les
contenus sont écrasés. L’intérêt à l’égard des notes leur a pour ainsi dire, sucé le sang », écrit Horst
Rumpf. Chaque praticien de l’enseignement peut chanter ce genre de chanson.
Pour finir brièvement, demandons-nous si ces conséquences pédagogiques si problématiques
résultent inévitablement du principe méritocratique ou au contraire si des formes d’évaluation du
31
mérite ne seraient pas ne seraient pas pensables, réalisable et justifiables du point de vue
pédagogique. Ma réponse est : Oui !
Car il ne s’agit pas de déprécier le principe méritocratique et de vouloir le bannir
complètement de l’école. Il est pour moi hors de question que les processus éducatifs ne peuvent pas
aboutir sans une « performance » au sens d’un effort et d’un travail souvent dur. Une compréhension
légitime de la performance du point de vue pédagogique devrait toutefois s’orienter à mon avis
beaucoup plus fortement vers les quatre principes suivants :
- D’abord, ce ne sont pas les résultats obtenus qui sont prioritaires, mais les processus
permettant de les obtenir et de se développer.
- Deuxièmement, on devrait prendre congé de la concurrence et des conceptions
concurrentielles et au lieu de ça, on devrait donner la priorité à la promotion et aux encouragements
individuels.
- Troisièmement, le principe méritocratique ne devrait plus être assujetti à celui de la sélection,
mais il devrait dépendre de la valeur formative des objets d’enseignement;
- Quatrièmement, des compétences communautaires devraient être aussi considérées plus
fortement.
C’est principalement dans les écoles alternatives de la réforme pédagogique que ces
principes sont mis en œuvre depuis des décennies. De nouvelles formes d’évaluation des
performances en sont issues. Certaines, en particulier, ont fait leur preuve :
- Les portfolios,
- Les rapports détaillés sur l’évolution d’apprentissage,
- L’auto-évaluation des élèves,
- La présentation des résultats obtenus, soit individuellement, soit par groupe,
- Les entretiens d’évaluation, de promotion, etc.
Que ces pratiques puissent produire une nouvelle « culture de l’évaluation » dans nos écoles,
cela semble douteux tant que le discours politique sur l’école et sur l’éducation reste dominé par les
standards des tests internationaux, comme c’est actuellement le cas avec Pisa, et tant que la
domination actuelle des intérêts économiques s’exprimant en termes de lutte concurrentielle globale, a
pour conséquence de transformer de plus en plus les études scolaires en une simple préparation à la
réalisation des standards de performance nationaux et de comprendre l’éducation d’abord en termes
de capital humain.
32
Laïcité, identités, culture
Geneviève Zoïa
IUFM-Université Montpellier II, EA 3749, LIRDEF
Introduction
Le texte de cette communication a initialement été inspiré par plusieurs échanges et débats
avec des collègues universitaires engagés depuis près de deux ans maintenant dans une unité
d’enseignement préparant à la nouvelle épreuve des concours d’enseignement pour l’IUFM de
Montpellier : « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable ». Nos débats ont été
provoqués par l’intérêt, les difficultés, les contradictions à assurer cet enseignement auprès de
nombreux étudiants de toutes les disciplines. Ces échanges se sont traduits par un certain nombre de
contributions sur la laïcité à l’école pour la revue TREMA, à paraître dans quelques mois, et dont je
reprends ici une partie de la mienne. Plus précisément, ce texte est né comme un essai de réponse à
l’affirmation du caractère dévoyé des usages politiques actuels du principe de laïcité. Il s’inscrit dans
une approche clairement anthropologique et s’appuie sur des terrains et des travaux, récents et plus
anciens, menés dans les espaces scolaires des quartiers défavorisés.
La laïcité dévoyée ?
La laïcité est aujourd’hui de tous les débats en France, et s’offre comme un porte étendard
des partis politiques. Lors de la campagne pour les élections présidentielles de mai 2012, elle est
revendiquée aussi bien par le Front National comme le cœur de son projet que par F. Hollande,
candidat du Parti Socialiste qui souhaite « l’inscrire dans la Constitution ». Quand E. Badinter déclare
en septembre 2011 dans les colonnes du journal Le Monde des Religions qu’à l’exception du leader
du parti du Front National, plus personne ne défend la laïcité, elle déclenche colère et malaise chez
certains intellectuels.
Un processus de mise en œuvre de la laïcité est en cours depuis les années 1980 en France,
processus dont la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans l’espace
scolaire a constitué une étape importante. Depuis, des enseignements portant sur la laïcité voient le
jour, comme en 2010 dans le cadre des masters préparant aux métiers de l’éducation et à la nouvelle
épreuve des concours d’enseignement « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et
responsable ». De même, différents instituts proposent des formations à la laïcité à des professionnels
de la santé, de l’éducation, du social. En septembre 2010, une loi interdisant aux femmes vêtues d’un
niqab toute présence dans « l’espace public » est votée. En avril 2011, le débat lancé par le
gouvernement français sur la laïcité donne lieu à 26 propositions dont plusieurs visent à assurer une
pédagogie de la laïcité pour l’ensemble des agents des services publics ; l’une d’entre elles veut
étendre par la voie législative les exigences de la neutralité laïque aux collaborateurs occasionnels du
service public. En 2011, un guide pratique de la laïcité pour les élus de la république est publié sous la
direction de J. Glavany, visant notamment à régir les questions culturelles relatives à la restauration
scolaire, ou des situations de « revendications de diversité » pour lesquelles n’existe aucun texte de
loi ni aucune jurisprudence. Enfin, en janvier 2012, une proposition de loi visant à régir la laïcité dans
les structures d’accueil de la petite enfance ainsi que pour les assistantes maternelles à domicile est
adoptée par un Sénat à majorité de gauche. Au final, depuis plusieurs années, ces lois ou ces
tentatives d’application génèrent un véritable malaise sur le rôle et la fonction de la laïcité dans
l’espace public français.
Des voix interprètent ce malaise sous l’angle d’une appropriation dévoyée du principe de
laïcité. Redonnons lui son sens, disent-ils en substance ; « la gauche doit dé-lepéniser la laïcité »,
pour reprendre le titre d’un article publié dans le Monde du 12 février 2012. Selon ces appels, l’esprit
de la laïcité française et des idéaux et principes républicains qu’elle porte, est trahi.
33
Il y aurait bien des raisons à adopter ce point de vue et à dénoncer une radicalisation de la
laïcité vers un républicanisme doctrinaire que certains s’approprieraient. En particulier, dans une
société marquée par ce que l’on nomme aujourd’hui « la diversité », le débat se construit
malheureusement autour de la question de la compatibilité entre une identité culturelle musulmane,
dont il faut souligner qu’elle est largement fantasmée, et une laïcité, principielle et proclamée. Au sein
de l’espace scolaire par exemple, les lois ou les projets de réglementation des comportements au nom
de la laïcité sont d’autant plus problématiques qu’ils entrent en contradiction avec les orientations de
l’Éducation Nationale sur les liens à renforcer avec les familles, notamment émigrées, et dont les
formes de socialisations sont éloignées de la culture scolaire. Ainsi, les professionnels du monde
éducatif et scolaire sont invités d’un côté à déployer des efforts pour aller vers des parents que tout
éloigne de l’école (scolarité, capital culturel, quartier) et de l’autre à être les gardiens d’une neutralité
que menacerait le communautarisme musulman. De plus, on sait que les institutions n’appliquent pas
équitablement les idéaux proclamés de laïcité, neutralité et égalité : le calendrier scolaire des jours
chômés et fériés, officiellement laïque, facilite de fait la pratique de la religion chrétienne. De même,
les travaux des sociologues depuis de nombreuses années analysent les effets de la spécialisation
sociale et culturelle du territoire et montrent que discriminations, inégalités et injustices marquent
fortement des expériences scolaires d’enfants d’immigrés.
La thèse selon laquelle le principe de laïcité serait dévoyé est donc forte, et argumentée.
Pourtant, nous n’y souscrivons pas complètement. Nous proposons d’aller plus avant en montrant que
le principe de laïcité n’est pas exempt de contenus substantiels et contient par essence, et depuis les
origines, des formes ordinaires d’attachement communautaire. Notre hypothèse est que ce principe, si
volontiers opposé en France, à droite comme à gauche, à l’ethnicité ou au communautarisme, loin
d’être seulement procédural et relevant du droit, refoule en réalité un caractère d’identité dont le déni
systématique favorise des appropriations sauvages. Au-delà d’une logique anti-islamique qui anime
de récentes mises en œuvre de la laïcité, nous souhaitons rappeler combien le combat contre les
attachements « mécaniques » et inférieurs à la Raison (DURKHEIM, 1893, 2007), contre la famille ou
les communautés culturelles (et pas seulement religieuses), inspire les valeurs républicaines et la
laïcité des débuts.
Ce que nous montrent aujourd’hui les usages politiques, médiatiques, sociaux de la laïcité,
c’est aussi de quoi il était question au moment de la construction de l’école républicaine : d’un combat
contre des formes d’attachements sociaux et culturels irrationnels – dont les liens religieux – plus que
d’un combat contre la dépendance vis-à-vis de la tutelle de l’Église et du pouvoir monarchique. Ainsi,
au XIXe, la mise en place d’une communauté politique des citoyens veut s’opposer aux pouvoirs qui
incarnent toutes formes d’aliénations – dont celle liée au pouvoir spirituel – et qui empêcheraient la
construction d’une société-nation fondée sur un lien social, abstrait et politique, pensé comme le seul
capable de dépasser la contradiction entre fidélité à la communauté et formation de l’individu, entre
éducation et émancipation, entre universel et particulier, entre contrainte et liberté. Cet immense projet
est celui-là même qui devrait permettre aujourd’hui de concilier, en libérant le mérite pur, égalité et
chance, à savoir égalité et sélection.
À l’appui de notre hypothèse, nous analysons d’abord comment la pensée sur les différences
s’est construite en France au sein d’un paradigme fonctionnaliste, déterminant pour comprendre la
force et les formes du débat sur la laïcité tel qu’il se déploie aujourd’hui. Dans ce modèle de la
première modernité, dominant jusque dans les années 1960, les groupes sociaux sont représentés
sur une échelle de développement qui conduit du sauvage au civilisé, des communautés à
l’intégration, du simple au complexe. Cette conception, qui a pris tout son sens avec les Lumières, est
porteuse d’un grand projet éducatif : les « autres » différents – et immatures – sont priés d’embarquer
dans le mouvement de la civilisation et d’abandonner leurs particularismes culturels, et pas seulement
religieux, qui sont le contraire de la Raison Universelle, du Droit et du Progrès. D’ailleurs, politique
scolaire et politique coloniale convergent longtemps et l’on sait que J. Ferry a été ministre de
l’Instruction publique avant d’être celui des Colonies : il n’y pas opposition mais bien continuité entre
ces deux domaines d’action.
34
Nous montrons ensuite que si l’identité est une donnée ordinaire, elle apparaît comme une
sorte de passager clandestin de la laïcité. C’est un secret de famille : nous ne sommes pas vraiment
laïques (Dupeyrix, 2012).
La fabrique des sujets et la fabrique de la société
F. Dubet et D. Martuccelli ont défini comme paideia fonctionnaliste (1996) la période
« magique » de la création de l’école, au sein de la première modernité, dans laquelle socialiser les
élèves, les discipliner, équivaut en même temps à les construire en sujets libres et autonomes. Le
« programme institutionnel » (Dubet, 2002) de la nation, porté par l’école, peut alors être défini comme
un processus qui non seulement transforme des valeurs en subjectivités par l’intermédiaire du travail
des maîtres, mais assure plus largement la production simultanée de l’intégration et de l’autonomie
des individus. Autrement dit, l’institution scolaire du XIXe fait intérioriser aux élèves les normes d’une
société républicaine qui s’affirme fondée sur des valeurs universelles et neutres, processus servi au
plan politique par le principe de laïcité. Ce processus assure à la fois l’appartenance à un monde
commun et la formation à l’autonomie (Foray, 2008), les deux aspects coïncidant parfaitement
puisque socialiser les individus avec des valeurs universelles équivaut à les rendre libres. Ce grand
récit a façonné quelquefois dans la douleur nombre de socialisations françaises : face à cette raison
toute-puissante et sacrée, les différences – et à cette époque la différence religieuse au premier
chef – sont écrasées
En effet, pour É. Durkheim, chaque société doit élaborer sa propre perspective à travers cette
grande affaire qu’est l’éducation de ses jeunes membres. La « socialisation méthodique » (Durkheim,
1922, 1992, p. 51) qu’il appelle de ses vœux, par l’éducation, assure pour toute société les bases de
sa continuité. Ainsi l’école française républicaine socialise de façon à produire des individus intégrés à
un ensemble national, mais simultanément des citoyens éclairés : ils forment la « communauté de
citoyens », selon cette expression (Schnapper, 1994) qui traduit parfaitement la contradiction entre
d’une part la rationalité abstraite et politique de la laïcité, et d’autre part le lien social profondément
communautaire et affectif de la communauté. É. Durkheim va jusqu’à énoncer explicitement dans son
cours de 1913 que s’en prendre à la Raison, c’est s’en prendre à la culture nationale française
(Durkheim, 1955, p. 11)
La laïcité constitue un des vecteurs essentiels de ce projet républicain, son outil politique, pour
la formation d’un esprit critique et d’une liberté de conscience dégagés de toute valeur particulariste.
Ainsi, décrivant la société, D. Schnapper (2007) pose la nécessité d’un système global et dominant
(intégration systémique) et y subordonne l’existence des collectivités ethniques dotées d’un degré de
permanence moindre, ou même vouées à se fondre dans le système. Son usage du terme
d’intégration « tropique » (de tropos : le tour, la périphérie) est significatif en ce qu’il désigne le
mouvement de se tourner vers un élément extérieur plus fort, qui attire. Ainsi, d’É. Durkheim à
D. Schnapper, les membres d’une société sont d’autant plus facilement intégrés dans une collectivité
que celle-ci est elle-même intégrée, à savoir cimentée autour de valeurs fortes : l’intégration de
l’ensemble assure de fait une fonction intégrative pour les parties périphériques.
La laïcité, imposée d’en haut, constitue dans ce schéma un outil central, à la fois principe
politique et donnée de culture. Elle permet de penser la production simultanée de l’intégration, de
l’autonomie et la subjectivation, ou encore celle de la communauté, de la société et du sujet. H. PénaRuiz illustre encore cette pensée :
L’idéal laïque unit tous les hommes par ce qui les élève au-dessus de tout enfermement. Il
n’exige aucun sacrifice des particularismes, mais seulement le minimum de recul qui permet de les
vivre comme tels, sans leur être aliéné. Le reproche qui lui est adressé d’en faire abstraction est un
éloge indirect : il peut signifier que l’émancipation laïque ne réduit aucune personne à la quintessence
des influences qui se sont exercées sur elle, c’est-à-dire crédite chacun de liberté. » (Péna-Ruiz,
2006, p. 8).
Il préconise pour cela – vaste projet – de :
35
« distinguer rigoureusement les exigences qui ont valeur universelle dans la fondation sociale,
et les traits particuliers d’une façon d’être collective, d’un héritage culturel, de coutumes spécifiques »
(Pena-Ruiz, Ibid., p. 10).
Ainsi, à la base de la « fondation sociale », nous aurions la raison, l’abstraction, la volonté.
Dans ces développements, la valeur supérieure de la culture laïque est affirmée de la même façon
qu’a pu l’être la hiérarchie des civilisations dans de récents discours politiques. L’ethnicité est pensée
comme le contraire de la citoyenneté, le lien national constituant une forme supérieure de lien social.
La culture et les cultures : une hiérarchie ?
Les travaux d’anthropologie invalident d’une part une différence de valeur entre la culture
(humaniste, universelle) et les cultures (relatives, particularistes) et insistent d’autre part sur
l’existence ordinaire des appartenances de tout individu à une communauté de référence : ils
analysent les « attachements primordiaux », comme donnée de base de la formation des sociétés.
Ainsi, pour C. Geertz (1963), l’identité culturelle constitue une donnée universelle et irréductible du
comportement humain et l’ethnie est une nation dans ses formes primordiales. Les attachements qui
s’y rapportent relèvent d’une forme de socialisation, à la Nation par exemple, qui génèrent émotions et
sentiments et qui sont à l’origine de la « personnalité de base » des individus. Pour M. Weber les
groupes ethniques entretiennent
« une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus
extérieur ou des mœurs, ou les deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration »
(Weber, 1995, p. 1306).
Prenons un exemple chez M. Mauss :
« Toute abstraction qui diviserait l’être social et l’être humain est dangereuse. L’homme n’est
pas concevable sans sa culture, ou ce n’est pas un homme. […] Il n’y a pas lieu de distinguer et de
séparer les divers éléments de la physiologie sociale les uns des autres, le droit par exemple de la
religion » (Mauss, 1936, p. 11).
Pour Mauss, les sentiments d’identité ethnique ne sont donc pas une caractéristique propre à
certains groupes et il n’y a aucune raison de réserver ce type d’adhésion aux sociétés exotiques. Il
s’agit d’une « nationalisation de la culture » :
« une nation moderne croit à sa race […] à sa langue, à sa civilisation, ses mœurs, ses arts
industriels et ses beaux-arts ». Il ajoute : « elle a le fétichisme de sa littérature, de sa technique, de sa
science, de sa plastique, de sa morale, de sa tradition, de son caractère en un mot. Elle a presque
toujours l’illusion d’être première au monde. […] Chaque nation est comme ces villages de notre
Antiquité et de notre folklore, qui sont convaincus de leur supériorité sur le village voisin et dont les
gens se battent avec ‘les fous’ d’en face. » (Mauss, Ibid, 28).
Ces analyses soulignent la force des appartenances identitaires pour tout groupe, quel qu’il
soit. Ainsi, la compréhension qu’ont les individus du monde est médiatisée par leurs expériences de
socialisation, et leurs valeurs sont déduites de ces expériences. C’est pourquoi la culture nationale
s’inscrit dans la ville, les institutions, les corps ou le langage, à travers une symbolique et un
emblématique républicaine « absorbée par l’écolier avec la langue, le drapeau, le système métrique,
les héros de l’histoire » (Fabre, 1996, p. 113) par une conversion permanente du particulier vers
l’universel. C’est bien en ce sens que le programme institutionnel de la troisième République ne releva
pas d’une nécessité universelle, mais d’une construction culturelle.
36
Laïcité et domination
La légitimité du modèle de pensée décrit ci-dessus repose sur une différence de valeur entre
la culture et les cultures. Bien après É. Durkheim, P. Bourdieu va marquer de façon irréversible et
paradoxale cette version des choses. Comment ? Alors que pour É. Durkheim, l’individu passe, grâce
à l’école, d’une morale soumise (à la famille, au clan, aux attachements identitaires…) à une morale
comme liberté critique, au contraire pour P. Bourdieu l’école légitime les inégalités sociales, par des
mécanismes de connivence entre curricula, techniques scolaires et valeurs culturelles des classes
cultivées.
Ses travaux pionniers et ceux de la sociologie n’en finissent pas de le montrer : l’école
favorise les élèves plus proches du modèle culturel dominant et discrimine ceux qui relèvent des
modèles les plus éloignés.
On comprend à quel point les deux registres de pensée se rejoignent dans un rejet des
identités culturelles comme force sombre. Qu’elle soit nécessaire selon É. Durkheim ou violence chez
P. Bourdieu, la force de la socialisation ne fait aucun doute. Ainsi, c’est à propos de la notion
objectiviste de capital culturel que C. Grignon et J.-C. Passeron (1985) ont montré que cet instrument
de mesure des pratiques culturelles légitimes dominantes tend à porter des jugements de valeurs
dévalorisants vis-à-vis des pratiques populaires. H Pena-Ruiz illustre parfaitement la convergence
fonctionnaliste entre P. Bourdieu et E. Durkheim en opposant « culture au singulier » et « cultures au
pluriel », et en distinguant un « concept humaniste et dynamique de culture avec sa notion
ethnographique et statique » (ibid, 2006, p 6). Le premier, actif, dynamique et émancipateur, favorise
une :
« maîtrise du savoir et de la pensée, qui fonde l’autonomie de jugement et l’exercice de la
réflexion critique. L’appartenance à un groupe humain, à une société particulière, ne peut dès lors se
réduire à une soumission passive aux traditions héritées : elle se conjugue avec la capacité de
distance critique à leur égard (ibid., p. 6).
Il distingue cette définition de celle de cultures au pluriel, terme :
« … Il recouvre justement la façon d’être collective d’un peuple, telle qu’elle se configure à
partir des traditions et des usages qui l’orientent et la régulent à un moment de son histoire et […] le
souci éthico-politique de substituer le respect des cultures à l’ethnocentrisme colonialiste tend à
oublier que les cultures ainsi comprises peuvent véhiculer des traditions oppressives ». (ibid., p 6).
Ainsi, les cultures des colonies sont exotisées, à l’inverse de la raison qui marque la laïcité.
Les individus issus de ces cultures sont pensés comme immatures, en retard, ce qui est parfaitement
traduit par ce que A. Sayad (1984, p. 219) nomme la « problématique imposée » concernant les
études sur les émigrés :
« [On] n’interroge jamais les immigrés sur leur moral, leur bien-être subjectif, leur degré de
satisfaction sur les affaires publiques, les voisins qu’ils jugent indésirables, et naturellement sur leur
opinion à l’égard des immigrés. Et les recherches incluent en revanche des questions sur
l’endogamie, les mariages arrangés par les familles, la magie et la sorcellerie, etc., qu’il serait
incongru de poser à d’autres composantes de la société française. Ce que l’on cherche à mesurer,
c’est en réalité leur position sur une échelle de modernisation construite de façon abstraite à partir des
grands traits qui caractérisent la modernité : l’individualisme (la valeur de l’autonomie), la
sécularisation, l’attitude critique, l’émancipation des femmes » (Streiff-Fénard, p. 860).
Ainsi, entre le modèle durkheimien de la correspondance entre émancipation et éducation et
celui, bourdieusien, de la dénonciation de la culture scolaire comme culture bourgeoise, les cultures,
« carcan de tradition et de reproduction sociale » (Péna-Ruiz, ibid) ne seraient donc pas compatibles
avec la laïcité. Cette pensée, qui associe l’échec scolaire à une « culture de la pauvreté » hypothèque
37
lourdement la notion de culture, qui joue alors le rôle d’un vecteur d’un déficit culturel et moral, et
justifie l’éducation morale, des pauvres et des immigrés, notamment au nom de la laïcité.
Une catégorie interactive et sensible : l’ethnicité
Comment admettre l’idée qu’il existerait, dans la société républicaine et laïque, des individus
neutres et éclairés, dont les valeurs seraient dissociables de leur compréhension du monde en tant
que membres d’un groupe social et culturel ? C’est pourtant au fond ce que défend le principe de
laïcité. Lorsque la République laïque affirme que le droit des individus prime sur celui de leur
communauté, elle occulte le fait que leur compréhension du monde, leurs croyances, leur conceptions
sont médiatisées par les socialisations, les appartenances, les attachements. Si la circulaire la plus
commentée de l’histoire de l’éducation, adressée en 1883 par J Ferry aux instituteurs de France,
superpose, sans que cela apparaisse comme insurmontable à cette époque-là, moralité publique et
conceptions particulières en invoquant :
« cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous
honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases
philosophiques » (circulaire de J. Ferry, 1883),
le pluralisme culturel et moral de nos sociétés met aujourd’hui la laïcité à l’épreuve. À côté des
règles minimales d’un vivre ensemble, un État peut-il imposer à tous, en légiférant au nom de la
laïcité, ce qui passe pour être une bonne conception d’une vie et de ses idéaux moraux ? Lorsque
des « vérités morales premières » sont remises au goût du jour dans le cadre du retour de la morale à
l’école en 2005, on constate à quel point le tour de passe-passe est absurde et impossible : faire
coïncider croyances morales particulières d’une société et règles universelles comme au temps de
J. Ferry est difficilement conciliable avec les idéaux et les difficultés d’une démocratie plurielle et
démocratique.
La philosophie morale contemporaine attire l’attention sur le caractère ethnique de l’acteur
majoritaire, porté par l’État : car ce ne sont évidemment pas seulement les étrangers qui sont du côté
des attachements profonds. La culture majoritaire est une culture particulière : la vie quotidienne
institutionnelle, politique, scolaire comprend toujours de multiples et infimes dimensions « culturelles »
(la langue d’usage, les matières et les manières, les jours de fête, les menus de la cantine…) qui n’ont
rien d’universel (Kymlicka, 2001). Ces auteurs invitent à considérer ni plus ni moins l’État national
comme « un acteur ethnique qui joue un rôle de gestionnaire des identités » (Lamine, 2005). On
sortira difficilement de ce questionnement complexe en invoquant des pratiques culturelles repoussoir
– du reste extrêmement minoritaires, telle le port du niqab – en même temps que faire-valoir de la
rationalité occidentale libre et moderne : en ce sens, envisager une « séparation méthodique du
patrimoine culturel et des rapports de pouvoir ou des normes qui leur sont liés » (Pena-Ruiz, p. 12)
est, nous espérons l’avoir montré, une entreprise vaine.
Conclusion
Dans la mesure où elle construit l’affirmation des identités comme illégitime, la laïcité en
France ne peut être pensée seulement comme dévoyée, ou mal interprétée.
C’est bien autour de la reconnaissance de formes et d’expressions identitaires que se posent
les enjeux d’aujourd’hui : en quoi la laïcité aide-t-elle à penser la cohabitation des cultures dans notre
monde contemporain ? De surplomb, elle relève pourtant d’une « doctrine morale compréhensive »
(Rawls, 1995, p. 3) ou d’une tradition (MacIntyre, 1988, p. 345). La laïcité est le produit d’une histoire
culturelle de la Raison et d’une tradition pratique et particulière de la rationalité, comme toutes les
sociétés en connaissent. S’y référer sans cesse, à droite comme à gauche, au nom de la neutralité et
de l’universel pour statuer sur les problèmes de la pluralité, ne peut que générer des sentiments
d’injustice, car c’est conférer une dimension hégémonique à une conception toute particulière et
majoritaire du bien.
38
Dès lors, la question se pose d’un avenir d’une laïcité à la française. Peut-elle inventer des
temps, des espaces, accompagner des dynamiques de discussions pour penser des
« accommodements raisonnables » selon l’expression empruntée aux Québécois ? On peut en
douter : même si la « diversité culturelle » a fait son apparition dans les textes officiels de l’école et
s’affirme comme une valeur ou un outil de lutte contre l’échec scolaire, notamment autour des
nombreux projets se développant dans les établissements sensibles, l’école reste largement hostile
non seulement aux religions mais plus largement aux cultures.
Nous avons montré que la laïcité française porte une dimension culturelle. Elle est prise entre
une droite « décomplexée » développant les idées de hiérarchisation des cultures, et une gauche qui
est piégée par la référence à cet universel émancipateur, nécessairement fondé sur une supériorité de
valeurs. Car la laïcité se situe dans l’espace d’un universel substantiel de surplomb (une manière de
s’habiller, ou de manger, plutôt qu’une autre) et non pas seulement procédural (une manière de régler
les différends et de trouver des solutions avec la discussion.)
Rappelons que le terme laïcité vient de laos, qui signifie peuple. C. Lévi-Strauss nous a appris
que de nombreuses sociétés exotiques se dénomment tout simplement comme « les hommes »,
« les bons », « les excellents » ou encore « les complets » (Lévi-Strauss, 1983). Nous n’échappons
pas à ce principe anthropologique : dire laïque est ainsi une autre manière de dire français.
Deux pistes s’offrent alors à l’action publique, que nous ne faisons qu’esquisser en
conclusion. La première est la suivante : face à la question difficile de la coexistence entre la pluralité
des conceptions particulières du bien, il s’agirait d’engager un universel procédural autour de l’idée
d’une détermination possible du juste, et indépendante des questions d’identité et de communauté
(Rawls, 1993, p. 219). En effet, dans le cadre d’une théorie de la justice, l’universel est compris de
façon libérale comme procédure et substitue le paradigme juridique au paradigme axiologique de
l’espace politique.
La deuxième piste, à laquelle nous souscrivons, est orientée par la critique de la première, et
notamment en raison de la juridicisation et l’instrumentalisation à l’infini des rapports sociaux qui
peuvent découler des procédures et qui occasionnent une perte de sens (Taylor, 1997b, p. 93). Cette
conception est adossée à l’accord et la production d’un bien commun qui :
« n’est envisageable qu’à condition que chaque citoyen comprenne les institutions politiques
comme une expression de lui-même. En d’autres termes, l’intérêt que chaque citoyen partage avec
les autres citoyens n’est pas seulement instrumental, mais ontologique : sa réalisation en tant
qu’individu humain passe par la réalisation de la chose publique, sans pour autant s’y réduire ; la
participation citoyenne et le patriotisme républicain ne sont pas seulement la condition première de la
préservation de la liberté publique, mais aussi de toute forme de vie bonne. Dans une république
effective, le bonheur d’un sujet pratique suppose en effet la reconnaissance sociale de sa dignité de
citoyen, c’est-à-dire de sa capacité de déployer publiquement sa liberté » (Gomez-Muller, 2001,
p. 678)
C. Taylor explique que les sociétés assignent des significations différentes à l’idée du juste.
De ce point de vue, les critères d’évaluation du juste ne peuvent être qu’internes à chaque société. La
force de la position communautarienne est de reconnaître que, de toute façon, les conceptions
culturelles des individus sont médiatisées par leur inscription dans un horizon préexistant de
significations partagées. Cela leur confère une existence publique : dès lors, elles peuvent faire l’objet
d’interrogations et de débats publics.
Bibliographie
Alain (Émile Chartier), Propos sur l’éducation suivis de Pédagogie enfantine, Quadrige, PUF, 1995
Douglass (W.A) et Lyman (S. M), « L’ethnie : structure, processus et saillance », Cahiers
internationaux de sociologie, vol LXI, pp 197-219, 1976
39
Dubet (François) et Martucelli (Danilo), (1996). À L’école, Sociologie de l’expérience scolaire, Paris,
Seuil, 1996
Dubet (François), Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002
Dubet (François), L’école des chances : qu’est-ce qu’une école juste ? Paris, Seuil, 2004
Dupeyrix
(Alexandre),
« Citoyen,
tu
http://www.liberation.fr/societe/01012384248C
n’invoqueras
pas
la
laicité
en
vain »
Durkheim (Émile), Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 1955. Cours inédit prononcé à la Sorbonne
en 1913-14 et restitué d’après des notes d’étudiants et avec Préface par Cuvillier, Tr. 1960c in part; tr.
1983a
Durkheim (Emile), De la division du travail social, Paris, PUF, 1893, 2007
Durkheim (Emile), Éducation et sociologie, ouvrage présenté par Fauconnet (Paul), 1922, Réédition
intégrale, Paris, P.U.F, 1992
Fabre (Daniel), «L’ethnologue et les nations», in L’Europe entre cultures et nations, dir de Fabre
(Daniel), Cahier 10, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1996
Ferry (Jules) Circulaire adressée le 17 novembre 1883 par Jules Ferry, Président du Conseil, Ministre
de l’Instruction publique et des Beaux-Arts aux instituteurs, concernant l’enseignement moral et
civique, dans L’instruction morale à l’école. Ressources et références, La circulaire de 1883 et le
programme d’enseignement moral et civique, Eduscol, Ministère de l’Éducation, septembre 2011
Foray (Philippe), La Laïcité scolaire, Berne, Peter Lang, 2008
Geertz (Clifford), Old societies and new states - The quest for modernity in Asia and Africa, New York,
The Freef Press of Glencoe, 1963
Giddens (Anthony), Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994
Gomez-Muller (Alfredo), „Les communautariens et le critique de l’individualisme libéral », in Caillé
Alain, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Paris, La Découverte, 2001
Grignon (Claude) et Passeron (Jean-Claude), le Savant et le populaire, Paris, EHESS, 1985
Kymlicka (William), La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Paris, La
Découverte, 2001
Laborde (Cécile), « Virginité et burqa : des accommodements déraisonnables ?. Autour des rapports
Stasi et Bouchard-Taylor », La Vie des idées, 16 septembre 2008. ISSN : 2105-3030.
URL : http://www.laviedesidees.fr/Virginite-et-burqa-des.htm
Lamine (Anne-Sophie), « L’ethnicité comme question sociologique », Varia Archives de sciences
sociales des religions, 131-132, 2005
Lamine (Anne-Sophie), « Mise en scène de la « bonne entente » interreligieuse et reconnaissance »,
Archives de sciences sociales des religions, 129, 2005
Lévi-Strauss (Claude), L’identité. Séminaire interdisciplinaire, 1974-1975, Paris, PUF, 1983
Kardiner (Abraham), L’individu dans la société, Paris, Gallimard, 1969
Lorcerie (Francoise), La politisation du voile: l’affaire en France, en Europe et dans le monde arabe,
Paris, L’Harmattan, 2005
Macyntire (Alystair), Quelle justice ? Quelle rationalité ? Paris, PUF, 1993
Mauss (Marcel), « La nation » texte inachevé in Oeuvres, tome III, Paris, Minuit, 1968
Mauss (Marcel), « Les techniques du corps » Journal de Psychologie, XXX22, n° 3-4, 1936
Ozouf (Mona), Composition française : retour sur une enfance bretonne, Paris, Gallimard, 2009
Péna-Ruiz (Henri), « Culture, cultures, laïcité », Hommes et Migrations, 2006
40
Poutignat (Philippe) et Streiff-Fénard (Jocelyne), Théories de l’ethnicité, suivi de Les groupes
ethniques et leurs frontières de Barth (Frédérik), Paris, PUF,1995
Sayad (Abdelmayek), „Tendances et courants dans les publications en Sciences Sociales sur
l’immigration en France depuis 1960“, Current Sociology, ISA, Vol. 32, n°3, tome 2, 1984
Schnapper (Dominique), La communauté des citoyens.
Gallimard, 1994
Sur l’idée moderne de nation. Paris,
Schnapper (Dominique), Qu’est-ce que l’intégration ? Paris, Gallimard, 2007
Schnapper Dominique‚ „Les enjeux démocratiques de la statistique ethnique“, Revue française de
sociologie 2008/1, Volume 49, 2008
Streiff-Fénard (Jocelyne), «À propos des valeurs en situation d’immigration : questions de recherche
et bilan des travaux», Revue française de sociologie 2006/4, Volume 47, p. 851-875, 2006
Thomas (Carole), « Interdiction du port du voile à l’école : pratiques journalistiques et légitimation
d’une solution législative à la française », Politique et Sociétés, Volume 27, numéro 2, p. 41-71, La
construction de la légitimité dans l’espace public, 2008
Weber (Max), « Les relations communautaires ethniques », Économie et Société, tome 2, Paris,
Agora Pocket, 1995
Zoïa (Geneviève) et Schiff (Claire), L’accueil des élèves primo-arrivants en France, Paris, La
Documentation francaise, 2004
Visier (Laurent) et Zoïa (Geneviève), La carte scolaire et le territoire urbain, Paris, PUF, 2009
Zoïa (Geneviève), « Faut-il avoir peur de l’ethnicité ? Le cas français », Anthropologie et Sociétés, vol.
34, no 2, 2010
41
Téléchargement