Quelle est votre situation d’écrivain dans un pays, le Yémen, où la guerre civile fait rage et
où écrire est devenu une gageure ?
Ali Al Muqri Mes premiers problèmes avec les autorités yéménites remontent bien avant cette
guerre. En 1997 exactement. Une campagne avait été lancée contre moi par des clercs pour
quatre articles publiés dans le supplément culturel du journal Al Joumhourya de Taiz. Ces
papiers avaient été jugés offensants à l’égard du prophète Mohamed et ses compagnons. Le
ministre des Cultes de l’époque, le cheikh Nasser Al Sheibani, avait prononcé un discours à
charge dans une mosquée locale. Le texte fut diffusé par la radio Taiz et repris dans les journaux.
Puis la campagne s’est élargie à toutes les mosquées du pays. Par la suite, j’ai été menacé de
mort par Ali Ahmed Jarallah et ses troupes djihadistes, ceux-là mêmes qui ont assassiné en 2002
Jarallah Omar, le secrétaire général adjoint du Parti socialiste yéménite. Ces menaces ont duré
pendant de longues années. À la sortie de mon roman le Beau Juif, dans les années 2000, on
m’a aussi accusé d’avoir violé l’Islam en écrivant l’histoire d’amour puis le mariage d’une femme
musulmane et d’un juif. Femme interdite a aussi déclenché beaucoup de réactions négatives à
mon égard. En 2014, à Sanaa, le professeur Ahmed Al Arami a voulu en proposer l’analyse au
sein de l’université Albaida. Mais une partie des étudiants s’y est opposée, prétextant qu’il
s’agissait d’un roman pornographique offensant l’islam. Ma tête a été mise à prix par al-Qaida.
Quant au professeur, il a été licencié par l’université et a dû fuir en Égypte.
Quelle raison vous a poussé à écrire sur le désir féminin, sujet tabou s’il en est au Moyen-
Orient, comme il l’est aussi encore dans les pays occidentaux ?
Ali Al Muqri Dans tous mes livres, j’essaie d’écrire sur des problèmes de société et des
questions qui concernent l’humanité dans sa totalité. Dans ce roman, deux niveaux
s’entremêlent : un niveau sexuel qui raconte l’opposition entre le désir et les interdits, et le niveau
politique avec l’embrigadement de cette jeune femme qui part faire le djihad aux côtés d’al-Qaida.
Montrer qu’une femme puisse s’engager avec al-Qaida signifie qu’il y a un problème de sexualité
dans la société musulmane. Une frustration que l’on dépasse par le martyre. Bien sûr, je prends
l’islam comme exemple, mais il y a aussi dans le roman un personnage de femme bouddhiste qui
subit les mêmes affres. Toutes les religions coupent le désir. Dans toutes les religions, la femme
est l’objet de cet emprisonnement. Les femmes disent : je suis humaine, je suis présente, je suis
là. Comment faire pour exister contre le pouvoir, c’est ce qui m’obsède le plus. Dans le Beau Juif,
je pose la question : les juifs ont-ils leur place dans le Yémen du XVIIe siècle ? Dans un autre
roman, Goût noir, odeur noire, j’interroge le statut d’esclave pour les nombreux Noirs qui ont vécu
et vivent encore au Yémen…
Au-delà des interdits sexuels et des atteintes à la liberté des femmes, on est très frappé
par les stratégies de contournement mises en œuvre par les personnages. Sont-elles
réelles ?