Education et Sociétés Plurilingues n°13-décembre 2002 Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques Michelle AUZANNEAU L'articolo che segue tratta della canzone rap a Libreville, e presenta questa forma di espressione urbana come spazio di circolazione e produzione di modelli socio-culturali e sociolinguistici. La scelta dei codici linguistici da utilizzare in tale contesto, fatta in funzione dei contesti comunicativi presentati nelle canzoni, per certi versi rivela e influenza le pratiche linguistiche, la differenziazione e le motivazioni della differenziazione della gioventù di Libreville. Discussing rap songs in Libreville (Gabon, Africa), this article presents this sort of city music as a space where socio-cultural and socio-linguistic models circulate and are produced and circulate. It attempts to show that the choice of languages or of their varieties according to the type of communication represented in the songs reveals and to some extent influences the way the young, urban Librevillians speak, their various speaking styles and the motivations for such variety. L’objectif de cet article est de présenter quelques caractéristiques sociolinguistiques de la chanson rap librevilloise. Celles-ci sont tirées d’une recherche plus large portant sur le rap à Libreville, à Dakar (Sénégal), à SaintLouis (Sénégal) et en région parisienne (France), réalisée en partie collectivement à la croisée de différentes disciplines de la linguistique par le GRAFEC, groupe informel travaillant sur la chanson rap dans une perspective linguistique pluridisciplinaire (1). L'urbanisation africaine L’urbanisation croissante en Afrique depuis une quarantaine d’années (Agier, 1999) implique de nouvelles formes d’organisations sociales, distinctes de celles de la société traditionnelle, de nouveaux modes de vie, de pensée, de nouveaux comportements socio-culturels. Libreville, l’un des trois centres urbains principaux du Gabon, a connu dans les années soixante-dix des bouleversements considérables sur les plans physique, économique, démographique et sociaux, liés à son développement rapide aux lendemains de la décolonisation. Repoussant ses frontières géographiques, la ville connaissait notamment l’immigration en provenance des zones rurales du pays et d’autres pays (notamment d'Afrique Centrale et d'Afrique de l’Ouest), l’expansion de zones d’habitat informel et précaire, une nouvelle organisation des individus au sein de "familles symboliques" (Agier, 1999: 35; Auzanneau, 2001b), se définissant sur la base de solidarités sociales diverses (celles du quartiers, de groupes d’activités, etc.) et remplaçant la famille élargie basée M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques sur le lignage. La ville a connu ainsi une complexification des relations sociales au sein de réseaux de communication se diversifiant et s’élargissant sur le plan national et international. En 1993, au dernier recensement, Libreville concentrait 41% de la population gabonaise et elle comptait parmi ses habitants 22,3% de migrants, originaires notamment d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Comme toute ville, Libreville agit sur les comportements de ses habitants, à la fois dans le sens de l’uniformisation et de la différenciation. Pluriculturelle, pluriethnique et plurilingue, elle leur offre de multiples possibilités de manifester, dans l'interaction, leur appartenance à la ville (de se comporter comme des citadins), mais aussi de montrer leur intégration à certains des groupes sociaux dont elles est constituée (quartier, ethnie, génération, groupe d'activité, etc.), et ce, successivement ou simultanément. Le rap Les membres du mouvement "rap" constituent une famille symbolique privilégiée pour une bonne partie de la jeunesse librevilloise et plus largement africaine. Le rap est porteur de ses propres idéologies, de ses propres modèles comportementaux. Le rap africain, né à la fin des années quatre-vingt, revendique sa filiation américaine et s’inspire des modèles occidentaux mais il s’inscrit dans les réalités sociales et culturelles du pays et plus encore de la ville dans laquelle les groupes évoluent. Comme d’autres formes d’expression urbaine, il porte ainsi la triple empreinte des modèles culturels provenant de l’extérieur, de ceux provenant de la société africaine et en particulier de ceux provenant de la société urbaine, modèles toujours en gestation, en transition et en négociation, comme le sont les identités plurielles et variables offertes par la ville encore récente. Le rap intéresse le linguiste, l’anthropologue ou le sociologue, parce qu’il exploite et exprime des pratiques et des modèles socioculturels et sociolinguistiques, dont il est un lieu de circulation, d’appropriation mais aussi de gestation. En Afrique, comme en France, bien que dans des contextes socioéconomiques différents, le rap apparaît ainsi lié aux questions de la recherche et de la construction des cultures par de jeunes citadins, qui marquent de façon symbolique l’usage des langues sous leurs différentes formes, notamment sous leurs formes métissées. L'enquête de terrain et le profil des rappeurs 54 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques A Libreville, l'enquête de terrain a été principalement réalisée auprès de dix groupes de rap. De façon à limiter l'influence exercée sur les choix linguistiques par les stratégies commerciales des auteurs ou de leurs producteurs, elle a porté sur des groupes qui bénéficiaient tout au plus d’une audience nationale. De ce fait, la majorité des 81 chansons recueillies auprès des dix groupes n’avaient pas donné lieu à la production d’un album commercialisé, ni n'avaient été enregistrées par l’organisme de la protection des droits d’auteurs. Les rappeurs solo ou les membres des groupes ayant participé à cette recherche sont essentiellement des garçons (parmi les 42 rappeurs des ces groupes, trois sont des filles dont deux solos). Au moment du recueil des données, en 1999, ils étaient âgés de 17 à 28 ans et sont entrés dans le mouvement rap entre 12 et 21 ans. Ils avaient été ou étaient alors scolarisés dans le secondaire et, pour quelques uns d'entre-eux, dans le supérieur. Ils résident à Libreville et, pour la plupart, y sont nés. Les langues parlées par les rappeurs Dans leurs chansons, ils emploient, en dehors du français, quatre langues gabonaises - pour faciliter la présentation, je n'incluerai dans cette catégorie ni le français ni les langues de migration, bien qu'elles puissent être parfois considérées par leurs locuteurs comme telles - sur la quarantaine présentes à Libreville, à savoir le fang, le téké, le punu et le nzébi. Dans le cadre de leur communication quotidienne, ils parlent généralement une à deux langues, le français seul ou le français et une langue gabonaise, ou encore le français et une langue de migration. Les langues parlées par cette population connaissent des variations liées à l'appartenance sociale des locuteurs, à leur origine géographique, au registre de langue qu'ils emploient ou encore aux changements linguistiques qui se produisent avec le temps. Ces variations sont particulièrement notables concernant le français (cf. Ploog, 2001). Cette langue, qui se présente donc sous des formes plus ou moins standard, est soumise à deux types de d'influences: celle exercée par la norme du français de France ("norme exogène"), celle exercée par des normes produites localement ("normes endogènes"), du fait du contact de langues et de l'adaptation du français aux réalités socio-culturelles gabonaises. L'influence des normes endogènes donne lieu à des formes de français particulières, constituant le français dit "de Libreville" et relevant essentiellement du niveau lexical. Les unités lexicales de ce français correspondent à diverses transformations sémantiques et/ou formelles des unités du français, à des emprunts à différentes langues (anglais, langues africaines, parfois espagnol) emprunts pouvant eux-mêmes avoir subi des transformations - ou à des néologismes. Elles sont importées de France ou produites localement. Ce 55 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques "français de Libreville" se présente sous des formes variables, dans la mesure où la part des unités provenant de ces différents processus de re-lexification varie selon l'identité sociale des sujets et les circonstances des interactions (plus ou moins d'emprunts, de néologismes, de transformations, etc.). Le français, sous sa forme standard, est la seule langue officielle du Gabon et la seule langue servant à la communication interethnique urbaine. Les langues gabonaises, de même que les formes re-lexifiées du français, occupent une fonction vernaculaire. Aux fonctions et au statut social des langues mais aussi à leur histoire au regard de la situation sociolinguistique du pays, sont associées des valeurs sociales et symboliques. Ces valeurs ambivalentes sont latentes et s'actualisent lors des interactions. Ainsi, le français peut-être considéré comme une langue de culture, de pouvoir, l'une des langues de la modernité, du développement socio-économique, la langue de la scolarisation, mais aussi comme la langue de l'acculturation, de la colonisation et de l'exploitation économique. Les langues gabonaises, considérées comme le véhicule des valeurs traditionnelles, symbolisent l'identité gabonaise et plus largement africaine, et l'authenticité, mais aussi l'archaïsme et l'arriération. Le français relexifié, qui assure des fonctions grégaire, ludique et parfois cryptique, supporte des valeurs identitaires et est considéré par les jeunes comme le véhicule des valeurs auxquelles ils adhèrent et de la mixité de leur identité. Les langues dans la chanson rap La chanson rap illustre cette variation des formes des langues et des choix qui sont faits par les locuteurs. Les choix linguistiques des auteurs sont interprétables par rapport à ces valeurs et fonctions des langues et par rapport uax situations présentées dans la chanson. Les facteurs déterminants de ces choix sont semblables à ceux qui interviennent dans la communication quotidienne (sujet de conversation, lieu, relation des interlocuteurs, but, etc.). Cependant, les choix linguistiques dans la chanson se distinguent de ceux que font les locuteurs au cours de leur communication quotidienne en ce que, relevant d'une création artistique, ils sont effectués, lors du travail de composition, de façon plus consciente, relativement aux situations et aux sociotypes mis en scènes de façon discursive et des buts recherchés (cf. Auzanneau, 1999; Auzanneau et al., à paraître). Les "sociotypes" sont des personnages sociaux récurrents, dotés de caractéristiques positives ou négatives, qui traversent les répertoires des groupes locaux et sont construits en partie par les chansons en référence aux réalités sociales vécues et aux idéologies du groupe. 56 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques Le sociotype principal est "le rappeur". Il s'agit d'un membre du groupe ou de celui d’un autre groupe. Le rappeur membre du groupe est toujours présenté positivement, ce qui n'est pas le cas pour les membres des autres groupes. Il est montré comme doté d’un vécu, d’un savoir et d’un art, le rap lui permettant de contester la gestion socio-politique du pays, de condamner certains comportements sociaux et de dénoncer avec lucidité la misère sociale. Il combat par les mots, et s’impose comme porte-parole des groupes sociaux qu’il représente. Son art lui permet aussi de divertir en traitant des activités propres au monde des jeunes, des relations que ceux-ci entretiennent et notamment des relations amoureuses. Le ton est alors plus ou moins celui de la satire sociale. Et même lorsque ses performances verbales et musicales ne sont pas le centre de son propos, il fait toujours référence à ses propres qualités. Selon les groupes se réclamant du mouvement hardcore, le divertissement dans la chanson rap doit cependant être exploité avec mesure, lorsqu’il n’est pas purement et simplement rejeté, sous peine de ne plus remplir la mission principale du rap définie sur le plan social. Obéir à cette mission ou se préoccuper davantage de faire danser les foules, sont des objectifs qui, selon ces groupes, distinguent le "vrai rappeur" du "faux rappeur". Les faux rappeurs sont toujours des membres extérieurs au groupe, et même si des solidarités entre groupes «de la place» sont manifestées, les auteurs d’une chanson se positionnent souvent, même indirectement, dans une position de supériorité par rapport aux membres de tout autre groupe. Ainsi, la chanson doit-elle non seulement combattre le sociotype du faux rappeur, pour son intrusion sur la scène rap, mais aussi, notamment, le sociotype de l’homme politique de tout bord, et généralement tout représentant de l’Etat, pour sa mauvaise gestion du pays et sa corruption. Elle doit combattre aussi le sociotype du blanc, considéré comme le colonisateur, l’exploiteur économique du pays, le responsable des phénomènes d’acculturation, ainsi que le sociotype du membre de groupes sociaux divers (la société gabonaise ou librevilloise, le quartier, une tranche générationnelle, les filles, les garçons, etc.), pour sa naïveté, son manque de discernement face aux causes des conditions de vie difficiles et pour sa complaisance vis-à-vis des responsables. Mais à ce dernier sociotype, contrairement aux autres, le rappeur propose l’alliance. Cette proposition peut s’exprimer directement ou non et plus ou moins violemment (prise à partie verbale, usage de l’insulte, de l’agressivité visant à provoquer l’attention du public). Les chansons recueillies 57 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques Parmi les 81 chansons recueillies, 47 sont monolingues, la majorité d’entre elles sont en français (41), les autres sont composées dans une langue ethnique parlée par un ou plusieurs membres du groupe. Il s’agit, dans ce cas, essentiellement du fang; 34 autres chansons sont bilingues ou plus rarement trilingues: 17 emploient le français et une ou deux langue(s) ethnique(s) gabonaise(s), 10 le français et l’anglais, une le français et une langue de migration (l’arabe libanais), 6 emploient deux langues ethniques gabonaises (essentiellement le fang et le téké). Cette répartition n’est pas représentative de l’ensemble des groupes de rap gabonais, étant donné la diversité des répertoires verbaux des rappeurs ou des groupes, leurs idéologies et stratégies communicationnelles ou commerciales et le poids inégal des répertoires de chansons recueillis auprès de chaque groupe. Les langues sont employées seules, en alternance ou mélangées avec une autre langue. EXEMPLES D’ALTERNANCES (Voir aussi Auzanneau, 2001b) Alternance fang/français (Groupe Siya Po'ossi X, dans "En voici l'occas") Baigué ane mene Akeng ("Ecoute comme je suis bon") Ta fang ke wa Dzeng ("Ne cherche pas") Ecoute ce style mec Tu le checkes bien mec Alternance français/fang (Lliazz, chanteuse solo, dans "Je m'assume") J'aurai souhaité atterir armée jusqu'aux dents, comme une star commando du cinéma, Effacer au passage tout esprit vilain, malin, ayant manifesté négativement à mon existence, mon enfance d'ange sage (bis) tsam mbolo ngongol ane edi ebo wa afan etam mentsang mebot si, si je l'avais su (...) (Proverbe fang signifiant, selon Lliazz: "Il n'y a rien de plus triste qui peut t'arriver que dans une forêt peuplée". Lliazz explique: "vous vous sentez seuls mais quelque part vous avez des gens qui peuvent vous aider, mais vous ne les voyez pas, mais tu les sens. Vous les sentez mais ne savez pas comment leur faire signe et eux ne s'en rendent pas compte"). Alternance français/anglais (Professeur T., auteur-interprète solo, dans "Zion") Il n'y avait pas beaucoup de sorciers, 58 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques sans ça j'aurai pas pris ma douche le soir, il y avait juste un peu de pressés, trop de babyloniens dans la place, for a long time, my baby, I need you too for a long time Exemple de métissage (pour plus de détails voir Auzanneau., 2001a & b; concernant le lexique, Auzanneau et al., 2002) L'extrait de chanson suivant illustre le fait que les métissages de langues intègrent des alternances codiques ainsi que des emprunts, des transformations formelles et sémantiques d'unités diverses, parfois des néologismes. Dans l'extrait présenté ci-dessous, les auteurs emploient le fang et le français. Le français se présente sous une forme relexifiée, privilégiée par les jeunes rappeurs dans le cadre de certaines mises en scènes, notamment celles dans lesquelles apparaissent des rapports conflictuels entre sociotypes. Cette forme relexifiée de français intègre, par ailleurs, souvent, des unités lexicales appartenant aux registres familier et grossier, issues, elles aussi, de transformations formelles et sémantiques. Siya Po'ossi X dans "To kill La Wana" Les bizz en patrouille, une patrouille de grosses couilles molles Les putes s'affolent, La wana (2) trouve ça drôle Un brazza bleu lui tombe dessus Dans son regard j'ai lu ma femme m'a déçue Djogué me za bîme wa (laisse moi sinon je te frappe) j'ai semé le mwan bizzma (enfant de flic) je cours je n'ai plus de pia, j'emprunte un tacla: on roule, roule, roule Arrivés dans mon quartier la Depa (3), je ne paie pas, je trace dans le mapana Cet extrait de la chanson, à l'image de toute la chanson, présente: -une alternance codique français/fang (Djogué...wa) -des unités de français non standard, de registres familier ou grossier provenant de France: pute (apocope de "putain"), tacla (apocope de "taxi" + resuffixation en a), semé (avoir semé, métaphore), trace (tracer, métaphore) -des unités relevant du français populaire de Libreville, dont certaines proviennent d'emprunts aux langues locales: bizz, bizzma ("policier" > fang), mwan ("enfant de" > fang), une autre d'origine inconnue: pia ("argent") ou incertaine: mapana, "bidonville"( > "broussaille", punu?), d'autres encore de procédés métaphoriques de transformation d'unités d'origine française: brazza bleu ("policier", métaphore: uniforme des policiers de couleur identique au paquet de cigarettes de marque "Brazza bleu"). 59 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques Les emprunts, les transformations formelles et sémantiques, peuvent aussi apparaître dans le cadre de discours monolingues. Ainsi, dans ce couplet en français de la chanson de Encha'a qui, par ailleurs, alterne le français et l'arabe libanais, ou dans ce passage de la chanson de Nanette, chanson totalement en français: Encha'a, compositeur-interprète solo, dans "A ma mère" Sûrement le destin parce que inné si j'ai opté pour le pe-ra comme tiermé, bien qu'il ne thune pas encore Dans ce merdier, fuck-shit de pays yo ya'a ooh shit patiente mère, ma, je combats, un jour ou l'autre t'en seras fière, tout s'arrangera Cet extrait présente des unités du français non standard verlanisée: pe-ra (> [Âapπ], "rap"), tiermé ([metjEÂ])"métier"), ou d'origine obscure: thune ("argent"), des emprunts au registre grossier de l'anglais: fuck-shit ("enculé de merde"), shit ("merde") et un emprunt au fang: ma ("mère"). Nanette, compositeure-interprète, dans "Et puis quoi encore" Y a d'la frime dans la place Des blazes chez eux qui passent moi je roule imperméable parce que tous sur ces sketches je damac Cet extrait présente des unités du français non standard provenant de l'usage français de France: frime (origine discutée, pourrait provenir du français frume, "mine"), des unités du français de Libreville: blazes ("frimeurs"> to blaze : "flamber", angl), damac ("marche" > damer "marcher"), un néologisme d'auteur (rouler imperméable, métaphore, "sans être atteinte", "être indifférente"). Bien que tous les répertoires de chansons étudiés révèlent une certaine diversité des choix linguistiques, l’importance de celle-ci varie en fonction des groupes de rap ou des auteurs solo. En effet, non seulement certains d’entre eux privilégient nettement une ou plusieurs langues mais aussi certaines formes lexicales de ces langues plus que d’autres. Ces particularités, qui participent à la définition du «style» du groupe, dépendent encore de facteurs externes et notamment des idéologies et positionnements socio-culturels des groupes ou de la façon dont ils envisagent leur avenir. Ainsi, par exemple, certains groupes privilégient le français, tandis que d’autres accordent une place notable aux langues ethniques gabonaises. Dans le premier cas, quand il ne s’agit pas d’un cas d’incompétence, le groupe emploie une langue, qui en plus de ses valeurs positives peut assurer la communication sur un plan international et permettre ainsi l’ouverture du 60 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques groupe vers l’extérieur du pays. Cette stratégie est aussi celle qui justifie l’usage de l’anglais. Utiliser les langues ethniques, voire, plus rarement, les privilégier, correspond à la volonté de mettre en valeur la/les culture(s) et identités gabonaise(s) et ainsi de s’émanciper vis-à-vis des modèles culturels occidentaux. Ce cas de figure, minoritaire dans le cadre des chansons recueillies et dans le paysage rap gabonais, tend cependant à s’affirmer depuis quelques années. Pour l’heure, le choix d’une langue gabonaise est cependant généralement associé à une autre langue et beaucoup plus souvent au français qu’à une autre langue vernaculaire gabonaise, jamais à l’anglais. Le cas le plus fréquent consiste à introduire des segments en langue vernaculaire dans des textes majoritairement français. Les choix linguistiques, c'est-à-dire les choix de langues, les choix de formes particulières mais aussi les choix relevant de l'énonciation et de la trame sémantique de la chanson, sont variables d'un groupe à un autre mais aussi dans le répertoire d'un même groupe. Les choix sont dépendants de données telle que les identités sociales des personnages de la chanson, des relations de rôle développées par les sociotypes à l'intérieur des interactions mises en scène, à l'image de celles qu'ils sont censés entretenir à l'extérieur de la chanson, ou encore de la relation définie par l'interprète et son public. Il s'agit, pour les auteursn d'user des langues de façon à définir des types de situations sociales divers et de réaliser pour eux ou pour leur personnage des négociations identitaires. Ceci est permis par le fait que ces choix (dans le cadre de la prise de parole, donc en relation avec un contexte situationnel précis en représentation dans la chanson), mobilisent les valeurs sociales et symboliques ainsi que les fonctions des langues qui contribuent aux significations des messages. Ainsi, par exemple, le choix des langues gabonaises peut être les cas lorsque l'interprète ou le sociotype de la chanson se positionne comme un membre de la société gabonaise. Il peut, par exemple, de cette façon, raconter son histoire de vie, proposer une alliance avec le public visé ou exprimer son adhésion aux valeurs de la société traditionnelle. Le français et l'anglais sont employés à l'adresse de la communauté internationale, lorsque l'interprète se présente comme un sujet social éduqué suceptible de traiter de sujets graves ou formels ou encore comme un membre du groupe de pairs que constituent les jeunes citadins librevillois auquel il appartient, sans distinction ethnique. Dans ce dernier cas, il aborde souvent des réalités du monde des jeunes (relations amoureuses, rap, sorties nocturnes, etc.) et son discours se présente fréquemment sous une forme métissée. Cette forme métissée du discours apparaît encore souvent lorsque l'interprète ou le sociotype en scène définit avec son interlocuteur une relation conflictuelle et 61 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques lorsqu'il passe à l'attaque verbale. Il traite alors souvent de sujets relatifs aux thèmes de la misère sociale, de la critique socio-politique, du rap, des relations amoureuses, des fléaux humanitaires ou encore de la réflexion intérieure personnelle. Il est intéressant de constater que contrairement aux langues ethniques gabonaises, voire à un français plus standard, cette forme de français est peu employée pour traiter du mysticisme et jamais pour traiter de la tradition. Ces quelques exemples ne sont que des illustrations partielles des facteurs déterminants des choix linguistiques à l'oeuvre dans la chanson, facteurs qui participent donc à la construction des chansons d'un point de vue formel et sémantique. Ils font partie d'un ensemble plus complexe relevant de la dimension sociolinguistique, énonciative, pragmatique et phonétique, stylistique et musicale qui ne peuvent émerger que d'analyses fines de chansons traitées une à une et d'analyses plus générales des répertoires de chansons des groupes rapportées à des données d'ordre sociolinguistique générale. Les données présentées ici illustrent néanmoins le caractère révélateur de certains aspects de dynamiques sociolinguistiques que possède le rap et qu'il influe en partie, tels que les représentations que les jeunes se font des langues, les valeurs et fonctions qu'ils leur accordent, les stratégies qu'ils emploient pour atteindre leurs buts communicationnels, etc. Plus largement, il parle de la société et à la société, manifestant des idéologies, des positionnements sociaux variables et des comportements des jeunes urbains et présentant des modèles culturels locaux ou provenant d'autres espaces géographiques ou sociaux, modèles plus ou moins aboutis ou en gestation, toujours en circulation. Le rap, à Libreville ou ailleurs, constitue donc l'une des entrées à l'étude de la ville, qui à la fois conditionne les pratiques sociolinguistiques et se façonne, en partie, en fonction de leur réalité. Notes (1) Le GRAFEC, Groupe de Recherche Appliqué aux Formes d'Expression Contemporaine est constitué de chercheurs et étudiants de difféntes spécialités de la linguistique. Il est codirigé par M. Auzanneau et M. Bento. (2) La Wana est le pseudonyme de l'un des membres du groupe des Siya Po'ossi x, personnage principal de cette chanson. 62 M. Auzanneau, Le rap à Libreville: aspects sociolinguistiques (3) Nom donné à un quartier de Libreville. Bibliographie indicative AGIER, M. 1999. L'invention de la ville, banlieues, Townships, invasions et favelas, Paris: Archives contemporaines. AUZANNEAU, M. 2001a. Le rap, expression de dynamiques urbaines plurilingues, Actes du colloque international Les villes plurilingues, organisé par l'Institut de la francophonie d'Aix-en-Provence et L'Ecole Normale de Libreville (Libreville, 25-29 septembre 2000). Plurilinguimes, n° 19: 11-48. AUZANNEAU, M. 2001b. 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