Questions morales
1/
Ethique &
Management
Le détour étymologique des deux termes permet de comprendre où se pose l’in-
tersection entre éthique et management : sur la ligne même des modèles qu’ils
prétendent esquisser. Loin d’être antagonistes, ils sont victimes des mêmes essais
et tentations. Eviter que l’une ou l’autre se réduise à n’être que technique norma-
tive, suppose de réinventer l’espace, et d’abord de ne le point fermer. Peut-être le
management est-il chose trop sérieuse pour être confiée aux managers essayons
les poètes.
Ces oscillations continues autour des termes et des lignes a un objectif : éviter
les simplifications abusives et s’offrir au complexe. En comprenant que les fon-
dements du management sont identiques à ceux du pouvoir ; en multipliant les
perspectives qui, toutes, disent, du dirigé au dirigeant, combien nos principes
confinent au mythe et trahissent leur origine aqueuse ; en soulignant comment la
règle toujours prépare le forfait, non seulement ne l’empêche pas mais le suppose
; en rappelant surtout l’irréductibilité du réel à la pensée, on aura surtout voulu
insister d’une part sur l’impossible approche technicienne de la question ; d’autre
part sur l’impérieuse nécessité pour toute morale de l’action, au delà d’un fond
humaniste presque trop évident, en deçà de tout rêve vertueux, de se penser dans
sa relation au monde et non plus seulement à l’autre. De se penser avec et non plus
contre le monde.
Ce texte paru dans Humanisme et entreprise n 303 (2011) est accessible
sur CAIRN
GEA 2e année GMO
2
Révolution 2
Sommaire
En guise d’introduction 3
Promenade étymologique. 3
Le manège ? où faire tourner les chevaux pour les dresser. 3
Le royaume: management et gestion 4
Carrefours ou frontières ? 5
Ultime carrefour du côté de l’énergie, et du travail. 6
Manager c’est hésiter 6
De l’éthique et de la morale 7
Approche négative : la réalité du mal 8
Modéliser moralement le management ? Mais qui ? 8
Intérieur v/s extérieur : de la banalité du bien 8
De la jointure 9
Sur la ligne 10
Retour à la fuite. 10
Inventer un nouvel espace,un nouveau droit 11
Le pari de la fuite et du désordre 11
Pour une théorie du forfait 11
Ménager des espaces ouverts ! ouvrir aux quatre vents 12
Rester et jongler tel un funambule sur la ligne 13
Faire le pari de la ποιησισ     13
Réinventer l’espace 14
Conclusion 15
Références : 15
Module Culture Générale
3
Vers une théorie du forfait ?
Nul n’entre ici s’il n’est géomètre !
Nul ne sort d’ici s’il n’est poète.
En guise d’introduction
Penser l’intersection d’éthique et management suppose de s’interroger sur le sens de
ces termes. Management est trop générique qui recouvre gestion, direction pour ne
pas intriguer. Ethique, trop philosophique, pour ne pas soupçonner que sa captation par
le monde de l’entreprise ne cache un replâtrage politiquement correct, médiatiquement
présentable à l’heure les crises financières jettent le discrédit sur le monde réel de l’éco-
nomie.
Prendre le détour philosophique revient non pas à produire un discours d’expert mais
à se tenir sur la ligne de ce et : faire un détour étymologique d’abord pour comprendre qu’éthique
comme management nous invitent non pas à dessiner des espaces fermés mais au contraire à réinven-
ter notre complexité dans un espace ouvert.
Promenade étymologique.
La question se ramène à celle des rapports entre théorie et action. Comment dois-je agir ? Comment
puis-je agir ? en sorte que mon action ne dévie ni des objectifs fixés ni des principes donnés ?
Le manège ? où faire tourner les chevaux pour les dresser.
Le terme proviendrait de maneggiare (contrôler, manier, avoir en main) non sans rapport avec le
français manège. Si le management a à voir avec organisation et ordre, il en a d’abord avec maitrise
et domestication. l’on retrouve l’éthique qui trouve sens certes dans les mœurs, mais d’abord
dans le séjour habituel des animaux (écurie, étable, pâturage) puis seulement dans la conformité aux
règles oratoires. Celui qui manage en réalité exerce d’abord son pouvoir en ramenant le réel à des
règles édictées, en contraignant le réel du désordre naturel à l’ordre, en ramenant à la maison ce qui
s’égare à l’extérieur. Et ce pouvoir, il l’exerce par la parole ! D’où, dans la même aire : maison, ménage.
Ménager, tempérer cf. Aristote revient à gérer ressources et hommes en bon père de famille. On
y retrouve οικοι deοικονομια-d’où nous avons tiré économie qui est donc norme, loi du foyer.
Ce carrefour concerne notre rapport à l’ordre et au désordre ! Celui qui pense fait aussi le tour de
la question. Qui fait œuvre d’eπιστημη, de science, se tient dessus- eπi. Il cerne le problème ou le
GEA 2e année GMO
4
domine, comme on cerne le troupeau ; assiège la cité ou bien arrai-
sonne1 ! Il ramène le divers du réel à l’homogène de règles et de lois
qui se répètent. Comme si l’entendement n’appréhendait, ou ne savait
saisir que le même et se défiait du différent, du dissemblable.
Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité, elle ne peut
donc tirer d’elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat
de Spinoza, l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de
la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans
l’espace, c’est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence
même de la nature est la preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement
intelligible. 2
Irréductibilité de la pensée et du réel, certes ; impossibilité de rendre
compte de l’action par la seule rationalité, évidemment. Mais surtout
ce qui est, sans cesse fuit et vous échappe sitôt qu’on le croit avoir saisi ! La langue avait
repéré ce que management dit : oui c’est de main dont il s’agit, celle dont Aristote dit que
c’est parce qu’intelligent que l’homme en a une ; mais elle tait l’être du réel qui s’échappe .
Le royaume: management et gestion
Gestion renvoie à geste : agere, αγγο. Or, agere c’est, certes, mettre en mouvement, mais
aussi rassembler le troupeau qui s’égaye. Le grec est peuple de bergers obsédé par l’idée
de ne rien perdre de son troupeau ; ηγeμwν, pâtre d’abord : celui qui veut moins dominer que réunir.
Avant d’être politique, une affaire d’élevage.
De connaissance aussi. Le λογοσ lui rassemble. Ramener dans le rang tout ce qui tire à hue et à dia,
mettre du lien où n’étaient qu’éparses et désordonnées scories : c’est tout un, agir et penser. D’où cogito
: co agitare. Penser c’est donc aussi inciter à agir ensemble, ramener dans la même direction ! Le mana-
ger se tient se jouxtent pensée et action. Cette intersection a un nom - éthique - qui règle le - faux
- problème de la compatibilité entre management et éthique : ils ont partie liée ! D’emblée !
L’exil : la fuite
Troisième carrefour, le plus important. Il est un extérieur à cette maison, à la cité que l’on gère et régit.
Car le berger doit bien, c’est son job, faire paître le troupeau. Alors commencent les ennuis : le troupeau
se disperse. Ces ennuis ont un nom, celui savoureux que la langue ne désigne que négativement: le dé-
sordre. Aussi le pâtre est-il à la fois fauteur de troubles et celui qui ramène à l’ordre ; celui qui ex-agère
puis aussitôt rassemble et lutte contre l’entropie !
Lui se tient à l’intersection, sans doute à tous ces carrefours qui n’en font finalement qu’un seul. Un
personnage biface tel Janus qui à la fois regarde vers l’intérieur et pousse vers l’extérieur et tente de ré-
parer les troubles qu’il a contribué à provoquer.
Le pâtre se dit ποιμην et ηγeμwν : par celui-ci il est aggelos, messager et participe de la fonction de
conducteur des âmes dévolue à Hermès ! par celui-là, il renvoie à la terre d’où le latin tira pasco et le
1 C’est exactement par ce terme qu’est traduit Gestell qui définit notre rapport au monde comme réquisi-
tion du réel comme stock dans la question de la technique de M Heidegger
2 Meyerson E (1951) p 449
Module Culture Générale
5
français pâture et pascal, en même temps qu’il renvoie à nomos qui désigne le pac-
quage, la coutume et le partage, et donc la subdivision administrative.
Le berger traverse les espaces et tente d’exporter à l’extérieur de la cité l’ordre qui y règne. En ceci il est
recteur, directeur, et participe de cette ligne droite où nous voyons la forme géométrique de la raison. Il
est celui qui sait tellement comment faire et où conduire qu’il en devient maître. Il vient avec son équerre
et remet tout à la norme : la file qui s’élance vers le but assigné. Il est l’homme de l’ordre et donc de la loi
: rex d’où nous avons aussi tiré rectitude.
Mais, involontairement peut-être, il est aussi homme de courbure. Par la sortie hors des murs, il pro-
voque le désordre des bêtes s’égarant ça et : il est celui qui tente, qui essaie, puis qui va les chercher.
Or derrière chercher dérive sonne circa qui désigne la courbure que nous supposions ; que l’on retrouve
dans le trope il nous invite, qui est conversion et torsion. Celui qui trouve (qui vient de trope) est
dans la même courbure que celui qui cherche ; il y a autant d’effort, de souffrance et d’hésitation dans la
recherche que dans la trouvaille.
Je dis toujours la vérité: pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La
dire toute, c’est impossible, matériellement: les mots y manquent. C’est même par
cet impossible que la vérité tient au réel 3
Car le réel fuit, s’enfuit ! Quatrième carrefour comme une porosité, une anfractuosité.
Les abeilles de von Frisch ont beau voler pour signaler un gisement de pollen, il en sera
toujours qui s’égareront et butineront n’importe ! L’éparpillement est la norme - la fata-
lité ? - du réel. On peut y voir une catastrophe, de celle que l’on doit réparer vite. On peut
y déceler aussi une opportunité, un destin : ces mêmes brebis et abeilles égarées dénicheront un nouveau
pacquage moins dévasté, un nouveau gisement de pollen.
Belle intersection, au lieu même qui concentre tous les dilemmes : opportunité ou drame ; ou, pour
parler comme Comte, ordre ou progrès ? Qui engage pensée et action ! S’y joue le statut de la théorie et
de nos techniques : nos modèles valent s’ils rendent compte du réel ; doivent être amendés ou abandonnés
s’ils représentent un obstacle. Nos protocoles techniques ne sont que des théories incarnées.
Certes cette porosité du réel s’explique par l’homme qui, de raison et passion mêlé, reste celui qui, par
défaillance autant que par volonté, empêche la théorie de jamais rejoindre exactement le réel ; mais sur-
tout, par l’être même de la raison, sa procession d’avec le langage qui nous empêche irrémédiablement de
saisir la diversité du réel.
Ce qui fuit, s’échappe, c’est l’altérité ; la différence des êtres, mais aussi des choses.
Le penseur a un problème avec l’être, avec ce réel qui immanquablement lui échappe, tout comme le
berger. Désespérément hanté par l’obsession de le faire rentrer dans ses modèles à l’instar du pâtre qui
ne doit laisser s’égayer son troupeau, lui qui est payé pour qu’il file droit. Le pâtre n’a pas le choix ; vous
n’avez pas le choix : ou laisser le désordre l’emporter, ou bien enclore l’espace, tracer de nouveaux rem-
parts élargir l’espace de la cité. Rousseau semblait naïf en voyant dans l’origine de la société civile l’audace
d’un seul : il avait raison ! Pensée comme action sont bien affaire de clôtures, de cases, de classement.
Carrefours ou frontières ?
L’homme de l’ordre - de pouvoir comme de savoir - trace des frontières : tel Romulus, le sillon, le po-
3 Lacan J (2001) p 509
1 / 16 100%