L’a ction La rationalité pratique traditionnelle et moderne : Aristote, Thomas d’Aquin, Kant Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Introduction Avant que la philosophie contemporaine ne réhabilite l’analyse de l’intentionnalité de l’acte moral, de l’agentivité1, il pouvait sembler que le problème du rapport entre la décision et la délibération ne méritait pas d’être tiré de l’oubli. Plusieurs facteurs pouvaient expliquer le désintérêt relatif au sujet de ce genre de questions. D’abord, en réaction à l’idéalisme et au subjectivisme kantien, la sociologie française avait insisté sur l’aspect collectif de la morale, ce qui rendait marginale une interrogation sur les motivations de l’acte moral individuel, sur le processus à l’œuvre dans la décision2. Ensuite la psychologisation de ce problème sous sa forme scolaire ne pouvait manquer de donner l’impression d’un débat un peu vain, ne méritant plus d’être évoqué si ce n’est en passant3. Au fond, tout se passe 1 Ruwen Ogien, Le rasoir de Kant et autres essais philosophiques, Paris, Editions de l’Eclat, 2003, Avant-Propos. 2 Pour citer l’ouvrage de Rauh, L’expérience morale (1926), même dans le chapitre III portant sur l’action morale, on ne trouve nulle trace de ce genre de problème, ce qui est impossible quand on pense l’action morale comme un rapport d’adaptation au milieu social, comme le fait Rauh. 3 Un témoignage de cette psychologisation se trouve dans les cours de ClermontFerrand de Bergson (1887-1888). Dans la 38e des Leçons de psychologie et de métaphysique (Paris, P.U.F., 1999), consacrée à la volonté, Bergson présente les quatre phases de l’action volontaire : la « conception des divers motifs », « la délibération », « le choix », « l’exécution », p. 248-249. –Bien entendu, cette présentation de l’acte volontaire n’a rien à voir avec ce que Bergson appelle l’acte Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 1 comme si la décision était un produit immédiat que la délibération, cette opération artificielle, viendrait justifier a posteriori. La délibération serait ainsi frappée d’une stérilité qui empêcherait de penser l’action morale comme affirmation de la liberté envers et contre tout4, si on prend au sérieux la décomposition de cette action dans ses différents moments. Cette idée d’une liberté-jaillissement ou d’une liberté en devenir constant s’oppose à l’idée d’une rationalité pratique qui essaie de comprendre la rationalité propre de l’action morale, sans réduire celle-ci à l’intériorisation de normes objectives extérieures, comme le fait la sociologie, ou sans en faire l’acte d’une liberté qui tend vers un avenir toujours nouveau, tel un voyageur qui finirait par trouver son chemin en marchant. –Ensuite, si la délibération est incapable de nous renseigner sur l’origine de la décision, celle-ci risque d’être un irrationnel qui ne se justifie pas ou qui ne se justifie plus selon les normes théoriques de la rationalité moderne. On rappellera la position exemplaire de Weber qui montrait bien le divorce entre la Zweckrationalität et la motivation de la décision dans le domaine des sciences sociales5, renvoyant par là les modernes à au caractère insondable de la décision, étant donné que la force du raisonnement ne permet plus de passer sans transition à l’effort du sujet pour réaliser son projet dans le monde des objets. On se propose de présenter ici l’idée de rationalité pratique telle qu’on la trouve à la fois chez Aristote et chez Kant : cette séquence historique n’a pas pour but d’établir un contraste entre deux auteurs, deux types de pensées, mais de montrer l’évolution d’un problème –la relation de la délibération et de la décision dans la logique de l’action morale. Pour rendre compréhensible le passage de la rationalité pratique traditionnelle (Aristote) à sa forme moderne (Kant), on présentera brièvement la signification de la conscience morale chez Thomas d’Aquin. En passant d’une forme à l’autre, il ne s’agit pas de célébrer le nouveau face à l’ancien, ou l’inverse, mais de voir ce qui change lorsque la voluntas devient une faculté privilégiée pour penser la rationalité pratique du sujet. libre dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, où prévaut la critique de la représentation spatiale inappropriée du courant de conscience (Paris, P.U.F., 1993, p. 131 sq.). 4 On aura reconnu ici le célèbre passage de Sartre dans l’Etre et le néant, Paris, Tel, 1990, p. 505-506 : « […] la délibération volontaire est truquée. Comment, en effet, apprécier des motifs et des mobiles auxquels précisément je confère leur valeur avant toute délibération et par le choix que je fais de moi-même ? […] En fait, motifs et mobiles, n’ont que le poids que mon projet, c'est-à-dire la libre production de la fin et l’acte connu, à réaliser, leur confère ». –Plus loin Sartre indique que la liberté est « une totalité inanalysable » où il est passablement artificiel de distinguer les motifs, les mobiles et les fins. –Enfin on citera la nouvelle de Sartre, L’enfance d’un chef, où Sartre montre avec beaucoup d’ironie en quoi la délibération est le parent proche de la rumination intérieure –en aucun cas ce qui éclaire la motivation même de la liberté par elle-même, si l’on peut dire. 5 Essais sur la théorie de la science, L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales (1904), Paris, Plon, 1965. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 2 La rationalité pratique aristotélicienne Quand on traite du problème de la logique de l’action, la référence aux textes canoniques d’Aristote est incontournable : dans l’Ethique à Eudème et dans l’Ethique à Nicomaque Aristote approfondit et modifie tout à la fois la définition platonicienne de l’éthique comme métrétique en remplaçant la mesure idéale par un « homme-mesure », le phronimos 6. Dans ses textes fondateurs Aristote ouvre une tradition appelée à féconder la pensée, celle d’une rationalité pratique qui fait une grande place au processus délibératif dans l’action particulière, ce qu’on appelle le syllogisme pratique, improprement, car, en fait, il n’y a que le syllogisme scientifique qui soit un véritable syllogisme à la différence des syllogismes dialectique, sophistique et rhétorique. Pour présenter cette logique chez Aristote, on partira des conditions de l’acte vertueux, de l’articulation entre la délibération et la décision en relation à la psychologie de l’homme désirant et pensant des Livres III et VI de l’Ethique à Nicomaque. Si la vertu présuppose des conditions naturelles, il ne suffit pas de faire ce qui est juste pour devenir juste, d’être tempérant pour devenir tempérant : « Au contraire il faut encore que l’agent les [les actions de justice ou de tempérance] les exécute dans un certain état : d’abord, il doit savoir ce qu’il exécute ; ensuite, le décider et, ce faisant, vouloir les actes qu’il accomplit pour eux-mêmes ; enfin, agir dans une disposition ferme et inébranlable » 7. La vertu suppose non seulement une disposition à la vertu mais aussi « un état décisionnel qui consiste en une moyenne, fixée relativement à nous », telle que la définirait le phronimos8. Il n’est pas facile d’être vertueux : si le mal est infini et facile à faire9, faire le bien est difficile car il s’agit de savoir le moment, le but et la manière dont il faut le faire, autrement dit il faut savoir délibérer 10. Aristote insiste sur ce point : la vertu met en jeu des affections et des actions qui donnent lieu à des louanges ou à des blâmes, lorsqu’elles sont consenties et donc délibérées. Il est essentiel de 6 Face aux divergences des traducteurs, on fera le choix de ne pas traduire les termes de phronimos et de phronésis : si J.Tricot, P.Aubenque rendent la phronésis par le terme de prudence, un interprète actuel, P.Bodéüs, emploie le terme de sagacité. Comme on n’a pas ici à justifier telle ou telle traduction, on s’en tiendra à la simple mention du terme grec. –Pour ce qui est de l’Ethique à Eudème, trad. V.Décarie, Paris, Vrin, 1991, les analyses d’Aristote sur ce thème se trouvent au Livre II, p. 102-118. 7 Ethique à Nicomaque, Paris, trad ; Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004, p. 109 (dorénavant E.N.) 8 id., p. 116 [page 302, note 2 pour la justification donnée par R. Bodéüs au sujet de la traduction de phronimos par sagace et non par prudent] 9 id., p. 115 10 id., p. 128 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 3 savoir ce qui peut être attribué à l’agent et ce qui ne le peut pas11, ce pourquoi Aristote précise les rapports entre la décision et la délibération. La décision et le consentement n’ont pas la même extension : si les enfants et les animaux consentent, ils ne décident pas. La décision ne doit être confondue ni avec l’appétit ni avec l’ardeur ni avec le souhait. Le souhait peut porter sur des irréalisables au sens absolu (des choses impossibles) ou au sens relatif (des choses que l’on ne peut réaliser faute de ressources), mais il porte seulement sur la fin alors que la décision porte sur les moyens12. Cette caractérisation négative permet déjà de délimiter le domaine de la décision : elle concerne les actions réalisables - que l’agent peut effectuer par lui-même sans présumer de ses forces, de ses capacités ou de ses ressources – et la relation des moyens à une fin donnée. La décision n’est pas non plus une opinion : l’opinion est de l’ordre du vrai et du faux alors que la décision renvoie à l’ordre du bon et du mauvais. Par la décision l’agent fait ce qu’il estime être bon et cela n’a rien à avoir avec le fait d’avoir des opinions13. La décision a un rapport intime avec la délibération (prohairesis) car l’agent ne se décide que pour ce qui est préalablement délibéré. On ne s’étonnera pas de voir dans la définition de la délibération des traits communs avec la décision : la délibération porte sur les choses préoccupant l’homme intelligent ; les choses éternelles et les choses en mouvement ne sont pas objet de délibération, pas plus que les choses se produisant irrégulièrement ou par chance ; on ne délibère pas enfin sur les choses humaines qui échappent à notre pouvoir (par exemple sur la vie politique d’autres peuples). On ne délibère que « sur les choses qui sont à notre portée et qui sont exécutables » et où les choses comportent de l’indéterminé, ce qui fait que leur issue ne peut être à chaque fois rigoureusement identique14. Celui qui délibère cherche le moyen pour arriver à une fin, et il régresse jusqu’au premier moyen dans la chaîne causale : « le terme ultime dans le processus d’analyse constitue le point de départ dans le processus de réalisation […)] » 15. La délibération ne peut porter sur les choses particulières : pour reprendre l’exemple d’Aristote, se demander si ceci est du pain est inutile, car « si l’on doit perpétuellement délibérer, on va s’en aller à l’infini »16. Une fois délibéré, l’objet de la décision est ce qui a été retenu comme désirable, la décision se définit alors comme « le désir délibératif de ce qui est à notre portée ». La fin, objet du souhait, est « dans l’absolu et en vérité […] le bien, mais chaque particulier trouve souhaitable ce qui lui paraît bon », à la différence que le vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon tandis que le vilain souhaite n’importe quoi17. Une fois posé le vertueux au centre du processus, il faut bien connaître ce qui donne de l’impulsion à l’agent moral : le milieu étant ce que la raison 11 id., p. 132-133 id., p. 139-141 13 id., p. 142-143 14 id., p. 145-146 15 id., p. 146-148 16 id., p. 149 17 id., p. 150-152 12 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 4 droite proclame être tel 18, les vertus intellectuelles possédées par le phronimos viennent à l’appui des vertus morales, sans que l’intelligence puisse être considérée comme le moteur principal de l’agir. Il ne saurait y avoir d’action sans une impulsion et sans une direction donnée qui évite une action intempestive. Aristote résout ce problème en refusant de trancher comme le faisait Platon19, dans le sens de l’unité de l’agent vertueux pour rendre compte de la cohérence de l’action : « […] l’action a pour point de départ la décision, laquelle est à l’origine du mouvement, mais n’est pas son objectif, tandis que la décision a pour point de départ le désir et la raison qui a un objectif » 20. On ne peut concevoir la pensée sans intelligence ou sans état moral, car le succès de l’action dépend de la pensée et du caractère, mais la pensée ne met rien par elle-même en mouvement : c’est le succès visé dans l’action qui constitue la fin et comme c’est le désir qui vise cela, on définira la décision « soit une intelligence désidérative, soit un désir intellectif »21 c’est là « le principe constitutif de l’homme ». L’homme dont il s’agit ici avant tout est le vertueux et le vertueux accompli est le phronimos : à des conditions naturelles favorables il ajoute des capacités spécifiques qui renvoient à autant de vertus intellectuelles analysées par Aristote dans le Livre VI de l’Ethique à Nicomaque22. Il est en effet celui qui a « la capacité de parfaitement délibérer » en ce qui concerne le savoir de « ce qui permet de vivre bien ». Dans un sens plus limité il est celui qui fait le bon calcul sans qu’il existe pour cela de technique à appliquer uniformément. En effet la phronésis n’est ni une science (qui porte sur des objets éternels)23 ni une technique (en raison de la différence entre production et action) mais « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme » 24. A la différence de la science, la phronésis n’est pas seulement une connaissance des choses universelles, elle est aussi connaissance des choses particulières car elle est exécutive et réalise celles-ci. En un sens elle a plus à voir avec le particulier car « elle 18 id., L. VI, p. 289 Platon n’accepte pas une dualité entre l’intelligence et le désir : la vertu est intellectuelle, ce qui fait de l’intelligence la condition ultime de la moralité. Le problème platonicien n’est pas la tension entre le désir et l’intelligence mais celui de l’unité et de la pluralité des vertus. 20 id., p. 294 21 id., p. 295-296 22 id., p. 338. La phronésis comme vertu intellectuelle suppose d’autres vertus intellectuelles auxiliaires pour mener à bien sa tâche : par exemple la décision n’est en effet correcte que si l’agent est capable d’exécuter tout ce qui doit l’être en fonction de cette décision, ce qui suppose l’habileté. 23 id., p. 341. Comme l’indique Aristote, la vertu n’est pas une science contrairement à ce qu’affirmait Socrate, c’est un « état accompagné de la raison correcte », cette raison correcte renvoyant à la phronésis. 24 id., p. 303 19 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 5 cherche en effet le particulier ultime, […] puisque l’exécutable est de cet ordre » 25. La délibération porte sur le particulier comme réalité ultime et l’intelligence dans le syllogisme pratique26 saisit le terme dernier et le porte dans la seconde prémisse : « c’est là en effet le point de départ du but visé, puisque c’est à partir des particuliers qu’est atteint l’universel »27. Seulement comme le rappelle Mac Intyre28, la logique aristotélicienne de l’action relativise le rôle de l’agent, au sens où les modernes comprennent ce dernier, ce pourquoi il serait anachronique de parler ici d’une « volonté » hégémonique, capable de choisir en toute liberté, dans une suspension universelle de la pression du monde extérieur. Une fois les prémisses du syllogisme pratique posées, l’action devient automatique au sens d’irrépressible : la décision de l’agent n’est pas en amont mais en aval, elle équivaut au passage prochain à l’acte29. On ne peut rencontrer ici les problèmes casuistiques que pose la décision, lorsqu’on s’interroge sur son antériorité réelle ou fictive dans le processus de prise de décision. La décision intervient-elle à la fin d’un processus délibératif – ou bien se précède-t-elle elle-même sous une forme déguisée, la délibération n’étant qu’un moyen laborieux de mettre au clair une décision déjà prise ? La rationalité pratique aristotélicienne empêche de mettre en question la distinction et la liaison des moments distincts de la délibération et de la décision30. 25 id., p. 321 Dans le syllogisme pratique on a une prémisse initiale où l’agent pose que ceci ou cela doit être fait en tant que c’est un bien ; puis une prémisse secondaire où l’agent affirme que les circonstances sont telles qu’elles fournissent la possibilité de faire ce qui est fait ; dans la conclusion l’agent affirme par son action que cette action en tant que telle doit être faite – De anima, 434 a 16-21, Du mouvement des animaux 701 a 7-25, E.N., 1146 b 35-1147 a 7 et 1147 a 25-31. 27 id., p. 332. Aristote fait deux fois un rapprochement avec le syllogisme, p. 332 et p. 339. 28 Quelle justice ? Quelle rationalité, Paris, P.U.F., trad. Michèle Vignaux d’Hollande, 1993, p. 152. Le syllogisme pratique n’est pas compatible avec une compréhension de la décision au sens où les modernes l’entendent : alors que pour Aristote les prémisses du syllogisme pratique ont force de raison, les modernes considèrent qu’entre l’appréciation des raisons et l’action elle-même il faut intercaler le moment de la décision, car les raisons pratiques ne sont pas définitives en tant que telles. 29 Du mouvement des animaux, Paris, trad. P.Louis, 1973, p. 60-61. Aristote distingue ainsi le syllogisme scientifique et le syllogisme pratique : « mais dans ce dernier cas [le syllogisme scientifique] la fin est une connaissance théorique (car dès qu’on conçoit les deux propositions, on conçoit et on ajoute la conclusion), tandis que dans l’autre[le syllogisme pratique], la conclusion des deux propositions est l’action accomplie ; ainsi, lorsqu’on pense que tout homme doit marcher et que l’on est soi-même homme, on marche incontinent ; lorsqu’au contraire on considère que les circonstances exigent qu’aucun homme ne marche, et qu’on est soi-même homme, la conséquence immédiate est qu’on reste sans bouger ». 30 Selon P.Ladrière la conception aristotélicienne ferait apparaître « la vulnérabilité des théories décisionnistes et volontaristes » par son articulation entre délibération et décision : comme le jugement qui clôt la délibération est la décision, il n’y a pas 26 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 6 Si le syllogisme pratique est particularisé, dépendant de l’agent qui l’énonce et de l’occasion – à la différence du syllogisme scientifique qui est universel –, il se caractérise néanmoins par un enchaînement propositionnel qui rend l’action inévitable, dans la mesure où elle ne relève pas d’une pure impulsion sensible (épithumia) mais des désirs éclairés par la recherche du bien réel. Au lieu de la spontanéité d’un sujet pensant capable d’autodétermination, on a un agent qui est le sujet d’un processus pratique immanent où la cohérence des prémisses et de la conclusion remplace, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce centre décisionnel et absolu qu’est devenu le sujet dans la philosophie moderne. Il ne s’agit pourtant pas d’un processus impersonnel qui rendrait marginal le choix et toute tentative d’amélioration personnelle, au cas où l’agent moral ne serait pas particulièrement doué. L’homme a beau avoir en commun avec les animaux la partie désirante de l’âme, il peut résister à ses désirs impulsifs par la pratique répétée de la vertu, l’automaticité de l’action ne signifiant pas que celle-ci échappe à l’agent. Il n’y a pas de fatalité morale, même s’il y a des caractères plus ou moins bien doués pour la vertu31. L’automaticité signifie seulement le caractère irrésistible de l’acte, une fois celui-ci éclairé par la fin et rendu possible par un choix habile des moyens. On peut la prendre aussi en un sens supérieur : aux impulsions sensibles s’oppose le désir universel de toute chose qui tend vers le Bien et vers le Premier Moteur comme cause finale. Ce tropisme métaphysique se retrouve aussi au niveau de l’action particulière et il n’est pas surprenant qu’Aristote fasse une application de sa doctrine cinétique à la psychologie de l’action pour rendre compte du caractère objectif de la fin poursuivie. Si les êtres vivants en général subissent l’attraction du Premier Moteur, l’homme a la capacité de connaître et ce mouvement et le terme de ce mouvement qui est en même temps le point de convergence de l’être : c’est toujours le désirable qui attire et non pas le désir qui se projette sur les choses pour les rendre désirables. C’est ce qu’indique Aristote dans le Livre III du De anima en traitant du principe moteur de l’âme : si le désir et l’intellect pratique sont les deux seules facultés motrices 32, c’est uniquement « l’objet de l’appétit qui déclenche le mouvement », la réflexion ne pouvant être motrice qu’en partant de cet d’hiatus entre la pensée qui délibère et le désir qui décide (La sagesse pratique, in Pour une sociologie de l’éthique, Paris, P.U.F., 2001, p. 40). 31 Est-il besoin de rappeler ici que cette question du caractère, du prédonné de l’action éthique, fait un retour dans la philosophie moderne lorsqu’on s’interroge, comme Kant et Schopenhauer à sa suite, sur ce qui conditionne de manière intelligible le rapport intime du sujet au style de sa vie morale ? Chez Aristote le caractère est celui que l’on a et que l’on peut transformer par les bonnes habitudes, selon l’axiome aristotélicien qui veut que l’habitude soit une seconde nature –avec Kant le caractère est à la fois intelligible et sensible, déterminant la série des actions et déterminable empiriquement, sauf que la décision, comme révolution, peut à n’importe quel moment, modifier le principe de ces actes et modifier le rapport à la loi morale. 32 De l’âme, Paris, trad. Richard Bodéüs, GF Flammarion, 1993, p. 244 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 7 orekton33. Le principe moteur n’est pas la faculté comme telle mais le contenu de cette faculté, « l’objet de l’appétit [qui] met en mouvement sans être mû, du fait d’être l’objet de l’intelligence ou donné dans une représentation » 34. Si du point de vue de l’agent, Aristote peut affirmer que le seul principe réellement moteur est le désir – car « l’intellect ne meut pas sans le désir » alors que le désir peut mouvoir sans intellect – du point de vue de la fin, le bien pratique constitue le moteur immobile, le désirable étant le moteur mû, le mû étant l’animal35. Ce serait une erreur de voir là une image censée illustrer un processus psychologique : la rationalité pratique aristotélicienne contraint les modernes à penser un rapport entre l’action et sa motivation, entre la décision et l’action qui se joue hors du théâtre intérieur du sujet. Il n’y a pas de raison que le mouvement qui porte l’agent à agir échappe à la compréhension naturelle du mouvement comme tel, que le physicien décompose en une relation complémentaire entre le moteur et le mû. Il n’est pas nécessaire de rappeler en quel sens le motif et le mobile de la psychologie ultérieure ne sont qu’une version appauvrie de cette référence à la cinétique aristotélicienne, où le désir intelligent de l’agent sous la raison du bien était destiné à remplacer la fiction platonicienne, et par trop « idéaliste », de l’âme auto-motrice. Au final, la logique de l’action nous amène au constat d’une double dualité : d’un côté, un agent à la fois raisonnant et désirant qui peut, dans les meilleurs moments de sa vie et lorsque les occasions se présentent, vivre sans que des désirs impulsifs ne viennent interrompre le cercle vertueux des bonnes habitudes – à condition de posséder la phronésis. De l’autre, un agent qui a la possibilité de choisir les moyens pour réaliser des fins données, qui peut aussi choisir une vie heureuse conforme à la vertu mais qui subit l’attraction inévitable du Bien ou du suprêmement désirable. L’agent désire, modère son désir par la phronésis mais il ne connaît pas les dilemmes moraux, la délibération qui porterait sur les fins principales et qui remettrait en cause le sens de sa vie. On peut bien rappeler comme Mac Intyre que cette position sur l’automaticité de la décision s’éclaire par la conception aristotélicienne de la rationalité pratique36, l’agent moral agissant toujours dans le cadre constitué de la polis où les biens et les fonctions de chacun sont d’avance préétablis, cependant elle renvoie aussi à l’ordre même du cosmos où l’appétit et l’objet de l’appétit trouvent leur raison d’être. Si on se rappelle en outre le rapport essentiel qui lie la politique et l’éthique chez Aristote, comme le rappelle très justement Richard Bodéüs37, on peut dire que les biens prédéfinis dans la polis jouent pour l’agent le rôle que joue le Bien pour l’ensemble des êtres : dans ce cas la délibération a pour fonction de permettre à l’agent d’adapter les moyens disponibles à la hiérarchie des fins qui conduisent jusqu’au Souverain Bien. Dans ce contexte il n’est pas 33 id., p. 245 id., p. 247 35 id., p. 247-248 36 Quelle rationalité ? Quelle justice ?, chap. VIII, p. 152-153 37 Le philosophe et la cité, Paris, Les Belles Lettres, 1982. 34 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 8 nécessaire de faire de l’agent un sujet isolable du monde naturel et politique pour rendre compréhensibles ses choix ou encore de recourir à une faculté spécifique (la volonté) pour expliquer la naissance occulte de la décision. Le syllogisme pratique présente au grand jour de la pensée la motivation de l’agent et la raison manifeste de l’acte ; il n’est pas utile d’aller au-delà pour comprendre l’action humaine, une fois qu’on a bien compris le rôle joué par l’intellect pratique et le désir. Syndérèse et voluntas chez Thomas d’Aquin Thomas d’Aquin modifie la rationalité pratique aristotélicienne en opérant une synthèse de l’aristotélisme et du christianisme : d’abord la syndérèse, la conscience morale font leur apparition dans la rationalité pratique aristotélicienne, ce qui modifie celle-ci en profondeur. Ensuite ce qu’Aristote pensait comme un intellect désirant est unifié par Thomas d’Aquin sous le terme de volonté. Thomas d’Aquin reste aristotélicien, cette volonté n’a rien à voir avec ce qu’elle deviendra dans la philosophie moderne : elle n’est pas infinie comme chez Descartes ou capacité infinie d’autodétermination comme dans l’idéalisme classique allemand, elle est subordonnée au Bien et à Dieu comme origine du Bien. Thomas d’Aquin conserve et renforce l’analogie entre syllogisme pratique et syllogisme théorique mais, en intégrant la syndérèse et la conscience au sommet de la rationalité pratique, il contribue à former le cadre dans lequel la conscience morale des modernes pourra jouer son rôle, une fois que l’évidence des premiers principes de la conduite sera devenue douteuse ou incertaine. Il serait absurde de voir dans la synthèse thomiste un ferment de relativisme ou de subjectivisme – ce qui importe c’est de comprendre la fonction de complément de la syndérèse et de la conscience morale, avant que cette dernière ne supplée le syllogisme pratique dans le verdict que le sujet moral rendra sur lui-même grâce à elle. Lorsque la conscience morale devient l’instance suprême décisionnelle morale, la syllogisation de l’action devient un modèle périmé qui n’est plus capable de rendre compte des ressorts ultimes de celle-ci. A l’exposé des raisons, où se nouent le bien et les moyens pour y parvenir, se substitue un savoir introspectif sondant les intentions de l’agent moral. Des médiations historiques, culturelles, ont conditionné la formation de cette subjectivité et, au lieu d’en repérer la naissance par contraste avec les technologies du soi de l’Antiquité38, on se contentera ici de voir comment Thomas d’Aquin justifie cette modification de la rationalité pratique et le recours à la voluntas pour penser la logique de l’action. 38 A ce sujet on se rapportera aux belles analyses du séminaire de Michel Foucault (1981-1982) consacré à ces différences dans L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, Seuil, 2001. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 9 Dans les Questions disputées sur la vérité39, Thomas d’Aquin traite dans les questions XVI et XVII de la syndérèse et de la conscience morale40. En raison de sa situation particulière sur l’échelle des êtres qui mène à Dieu, l’âme humaine se rapporte, comme à son terme immédiatement supérieur, à l’âme angélique qui connaît la vérité sans procédé discursif. Même si la connaissance humaine est habituellement discursive, elle peut avoir « connaissance de certaines choses subitement et sans enquête ». Comme l’âme humaine atteint dans une certaine mesure la connaissance angélique, elle peut posséder cette connaissance de la vérité sans enquête « et cette connaissance doit être le principe de toute la connaissance qui suit, pratique et spéculative, puisqu’il est nécessaire que les principes soient plus certains et plus stables ». De même qu’il y a dans l’âme un habitus naturel « par lequel elle connaît les principes des sciences spéculatives, et que nous appelons l’intelligence des principes, de même aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des premiers principes des choses à faire, qui sont les premiers principes du droit naturel, et cet habitus relève de la syndérèse » 41. La possession de cet habitus prémunit l’homme contre toute erreur : comme la fonction de la syndérèse est de réprouver le mal et d’incliner au bien, il ne saurait y avoir de péché en elle. Dans l’universel la syndérèse ne se trompe pas, c’est seulement dans l’application du principe universel à un cas particulier que ce peut être le cas, soit à cause d’une fausse déduction, soit en raison de l’assomption de quelque chose de faux42. Etant infaillible, elle est en même temps une puissance indestructible : l’homme ne peut être privé de la lumière de l’intellect agent dont dépend la connaissance des premiers principes tant dans le domaine spéculatif que dans celui de l’agir – l’erreur d’application de l’universel au cas particulier sous l’influence de la concupiscence ou de la passion ne signifiant nullement la disparition de la syndérèse43. L’habitus de la syndérèse va de pair avec une acte spécifique, la conscience. Le terme de conscience signifie l’acte qui consiste à appliquer une connaissance à quelque chose, comme si l’acte de conscience était l’acte de « savoir ensemble », c’est l’acte qui consiste à appliquer tout habitus ou connaissance quelconque à tel acte déterminé. Cette application d’une 39 Opera Omnia, t. XXII, Quaestiones Disputatate de veritate, vol II, Roma, 1972 (dorénavant Q.d.V) 40 La discussion de la syndérèse est beaucoup plus circonscrite dans la Somme théologique, t. 1, Paris, Cerf, 1984. Thomas d’Aquin la mentionne en Ia, Qu. 79, Les puissances intellectuelles, art. 12 où il la définit comme un habitus qui ne tend que vers le bien ; de même lorsqu’il traite de la prudence, Qu. 47, art. 6, Thomas d’Aquin affirme que si la prudence est plus noble que les vertus morales et les met en mouvement, c’est la syndérèse qui « meut la prudence comme l’intelligence des principes meut la science ». 41 Q.d.V, Qu. XVI, art. 1, p. 502 sq. 42 id., art. 2, p. 508 s. 43 id., art. 3, p. 510-511 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 10 connaissance à un acte peut se faire de deux façons : on examine si l’acte existe ou s’il est correct. Dans ce second cas, soit l’habitus de science nous dirige en vue de faire ou de ne pas faire quelque chose – soit il permet de vérifier après coup si l’acte est correct ou pas. Ce double processus a son équivalent dans le domaine spéculatif : la méthode qui consiste à examiner ce qu’il y a à faire correspond à l’invention qui permet de découvrir des conclusions à partir des principes – la méthode qui analyse et examine la correction de l’acte rappelle la voie du jugement, par résolution des conclusions aux principes. Il faut cependant noter une différence : si on applique la conscience à un acte, il s’agit simplement d’une connaissance sensible appliquée à un acte singulier (soit la mémoire qui rappelle ce qui s’est passé, soit le sens), mais quand on délibère sur ce qui est à faire ou que l’on critique ce qui est accompli, « ce sont des habitus opératifs de la raison que nous appliquons à l’acte, à savoir l’habitus de syndérèse et celui de sagesse, perfection de la raison supérieure, et l’habitus de science, perfection de la raison inférieure, soit que ces habitus s’appliquent tous ensemble, soit qu’ils s’appliquent séparément : c’est en effet par eux que nous examinons ce que nous avons fait et c’est par conformité avec eux que nous délibérons (consiliamur) sur ce qu’il faut faire (de faciendis); cependant l’examen ne porte pas seulement sur ce qui est fait (de factis) mais aussi sur ce qu’il faut faire, tandis que la délibération (consilium) concerne seulement ce qu’il faut faire »44. Dans les réponses Thomas d’Aquin distingue le jugement de conscience, le jugement du libre arbitre et le jugement de syndérèse : le jugement de conscience relève de la connaissance, le jugement de libre arbitre est le jugement d’élection qui consiste à appliquer une connaissance à un mouvement affectif, une passion par exemple. Le jugement de conscience n’est jamais perverti contrairement au jugement de libre-arbitre : « par exemple si quelqu’un examine une action qu’il est sur le point de réaliser et, juge de façon encore spéculative par les principes que ce qu’il va faire est mal, comme de forniquer avec telle femme ; mais dès qu’il commence à agir, viennent de toutes parts de nombreuses circonstances concernant l’acte, notamment la délectation prise à la fornication, dont découle une convoitise qui lie la raison, afin que son verdict ne débouche pas sur l’élection » 45. Dans ce cas, il y a erreur d’élection et non de conscience, on agit contre sa conscience ou on a mauvaise conscience. Comme la conscience est l’application d’une connaissance à un acte déterminé, l’erreur peut se produire comme dans le cas de la spéculation : soit parce qu’on a recours à des propositions fausses, soit parce qu’on raisonne de travers. Le jugement 44 45 id., Qu. XVII , De conscientia, Art. 1, p. 516-517 id., p. 517-518 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 11 de syndérèse ne peut s’appliquer à l’acte que par une prémisse particulière, ce qui fait que la conscience s’exerce sur le mode d’un syllogisme particulier : « Par exemple, si, d’un jugement de syndérèse, il découle que rien de ce que la loi de Dieu interdit ne doit être fait, et que la raison supérieure fait savoir que l’union charnelle avec telle femme est contraire à la loi de Dieu, l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut s’abstenir de cette union » 46. Le jugement de la raison supérieure peut pêcher lorsqu’on croit à tort que quelque chose est conforme ou contraire à la loi de Dieu – ou encore le jugement de la raison inférieure peut se tromper lorsqu’on fait erreur sur les normes civiles du juste et de l’injuste, de l’honnête et du malhonnête47. Cette conscience lie par la force du précepte de Dieu et par la connaissance de ce précepte48. La conscience droite oblige absolument et essentiellement alors que la conscience erronée n’oblige que de manière relative et accidentelle. Mais au-delà de cette distinction, il faut remarquer que celui qui s’attache à conscience erronée à cause de la rectitude qu’il lui attribue est obligé en fait par la conscience droite et accidentellement par la conscience erronée49. A priori la syndérèse ne semble pas modifier l’architecture de la rationalité pratique : si le désirable (orekton) ne s’expliquait pas par la nature du désirant mais du désiré, évitant ainsi toute réduction du Bien à l’agent, la syndérèse met en l’homme une connaissance immédiate des premiers principes de l’action qui leste celle-ci de tout un contenu indiscutable, les premiers principes du droit naturel. Cette connaissance substantielle des normes du juste et de l’injuste prémunit contre tout risque d’arbitraire et contre tout individualisme moral. De même que chez Aristote la rationalité pratique n’était pas coupée de la nature et de la polis, de même chez Thomas d’Aquin la syndérèse et la conscience rappellent à l’homme que son existence est ordonnée à un bien extérieur qu’il n’a pas choisi et qu’il n’est pas libre de modifier. –A ceci près que Thomas d’Aquin, suivant en cela les tendances de son temps, commence à transformer la psychologie aristotélicienne de l’homme désirant et pensant en doctrine des facultés où la voluntas a un rôle central. Là où Aristote parlait d’actes volontaires et involontaires qui ne renvoyaient pas à l’existence d’une faculté spécifique, Thomas d’Aquin s’autorise le passage de l’attribut au substantif – des actes 46 id., Art. 2, p. 520 id., p. 519 sq. –Pour la distinction entre raison inférieure et raison supérieure, on renvoie aux explications d’Etienne Gilson dans Le thomisme, Paris, Vrin, 1989, p. 423. Cette distinction augustinienne, reprise par Thomas d’Aquin, signifie deux modalités d’exercice de la raison : la raison inférieure est celle qui s’élève du monde des corps à la science, la raison supérieure part au contraire de Dieu et de ce qui est incorporel. 48 id., Art. 3. , p. 521 sq. Dans l’article 5 Thomas d’Aquin précisera que ce précepte de Dieu est soit la loi écrite, soit la loi de nature. 49 id., Art. 4, p. 525 sq. 47 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 12 volontaires à la voluntas – comme le montrent le Commentaire thomiste de l’Ethique à Nicomaque et l’exposition de la rationalité pratique dans la Somme théologique. Dès la Lectio I du Commentaire du Livre III, Thomas d’Aquin distingue trois termes : le choix (electio), le volontaire (voluntarium), la volonté (voluntas), la différence étant que le choix vise la fin et la volonté regarde la fin50. De même dans la Lectio V, Thomas identifie la voluntas à ce qui chez Aristote relève du souhait, en affirmant que choix et volonté dépendent d’une puissance unique, l’appétit rationnel51. – La Somme théologique présente l’intégration de cette faculté à la rationalité pratique et les conséquences de son admission dans la pensée éthique aristotélicienne. La volonté désigne le principe intérieur des actes volontaires parfaits : en tant qu’appétit rationnel elle distingue l’homme des animaux qui se rapportent d’une façon subite à la fin sans délibérer52. La volonté de la créature raisonnable est ordonnée vers le Bien par Dieu 53, et comme dans les choses naturelles c’est en vertu d’une même puissance qu’un être passe par des intermédiaires pour arriver au terme d’un devenir fini, elle apparaît comme une faculté ayant pour objet la fin et les moyens, puisque les moyens sont des intermédiaires naturels pour parvenir à la fin. Cependant, pour accorder cette définition de la volonté avec le texte d’Aristote, Thomas d’Aquin distingue deux sens de volonté : si on appelle volonté la puissance par laquelle nous voulons, alors elle s’étend à la fin et aux moyens, mais si on appelle volonté l’acte, alors elle ne concerne que la fin. L’objet propre de la volonté est la fin et les moyens ne sont voulus que pour leur relation à la fin54. La volonté dispose d’un acte propre, l’intentio, par lequel elle tend aussi bien vers les moyens que vers la fin. A la rigueur, si on tient à distinguer les deux moments, le mouvement de la volonté, considéré comme portant sur les moyens en tant qu’ils sont ordonnés à la fin, est l’electio, alors que le mouvement portant sur la fin est l’intentio proprement dite55. Si cette distinction permet de conserver la concordance avec Aristote, comment rendre compte du principe moteur de l’agent si les tensions entre le désir et l’intelligence sont unifiées dans une seule puissance de l’âme ? Thomas d’Aquin conserve le sens des analyses psychologiques d’Aristote en affirmant que la volonté a besoin d’un moteur, pour l’exercice de l’acte et pour la détermination de celui-ci. Le premier de ces moteurs vient du sujet qui tantôt agit tantôt n’agit pas, le second vient du côté de l’objet et spécifie l’acte. Dans le cas de la volonté, le principe de la motion vient du sujet, car 50 Opera Omnia, T. XLVII, Sententia Libri Ethicorum, Rome, 1969, p. 117-118 id., p. 133 : « (…) la volonté nomme l’acte de cette puissance en relation au bien absolument, or le choix nomme l’acte de cette même puissance en relation au bien selon qu’il appartient à notre opération par laquelle nous sommes ordonnés à quelque bien ». 52 Somme théologique, t. 2, Paris, CERF, 1984, Ia-llae, Les actes humains, Qu. 6, Le volontaire et l’involontaire, art. 2, p. 67-68 53 id., Qu. 8, L’objet du vouloir, art. 1, p. 80 54 id., art. 2, p. 81 55 id., Qu. 12, art. 2 et 4, p. 100-102 51 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 13 la fin est l’objet de la volonté – mais c’est l’objet qui meut en déterminant l’acte et c’est l’intelligence qui meut la volonté en lui présentant son objet56. En un sens, chose impossible à penser chez Aristote qui n’a eu de cesse de rejeter la fiction platonicienne d’une âme automotrice, on peut dire que la volonté se meut elle-même : « du fait qu’elle veut la fin, elle se meut d’ellemême à vouloir les moyens ». Si l’intelligence meut la volonté c’est en raison de l’objet, mais pour ce qui est de l’exercice, en raison de la fin, c’est la volonté qui se meut elle-même 57. Cette volonté automotrice ne signifie pas encore une autodétermination de l’âme au sens des modernes : la volonté est toujours mue par un principe extérieur qui la pousse à vouloir les moyens qui mènent à une fin 58. On ne sera pas surpris de savoir que Dieu, en tant que moteur universel, meut la volonté de l’homme vers l’objet universel de la volonté qu’ est le bien : sans cette motion universelle l’homme ne peut vouloir mais c’est par sa raison que l’homme se détermine à vouloir ceci ou cela59. Comme on le voit, il serait prématuré de voir dans cette volonté une puissance d’autonomisation de l’homme : la volonté est libre quant à l’exercice de l’acte, mais du côté de la spécification de l’objet, elle n’est pas libre. Si on présente à la volonté un objet bon universellement sous tous les rapports, elle tendra vers lui nécessairement car elle ne pourrait vouloir le contraire. Seul le bien parfait (la béatitude) s’impose nécessairement à la volonté ; comme tous les autres biens particuliers sont imparfaits, ils peuvent être rejetés ou acceptés par elle60. La volonté ainsi définie intervient alors dans la formation du choix et permet de résoudre la tension entre le désir et l’intelligence au profit de cette dernière. En recourant à cette faculté, Thomas d’Aquin peut ainsi unifier de façon systématique les remarques, parfois décousues, du Stagyrite dans l’Ethique. La volonté intervient triplement dans la relation aux moyens : elle entre dans la formation du choix, dans le consentement et dans l’usage. Pour ce qui est du choix, si on reprend la définition aristotélicienne de l’intellect désirant ou du désir intelligent, il faut nécessairement que l’un joue le rôle de forme par rapport à l’autre. Dans ce rapport entre l’intelligence et la volonté (l’appétit), c’est la raison qui précède la volonté et présente son objet à la faculté appétitive. L’acte par lequel la volonté tend vers ce qui est bon dépend matériellement de la volonté et formellement de la raison. Le choix n’est pas en sa substance l’acte de la raison mais de la volonté61 et présuppose une délibération : les relations entre la raison et la volonté éclairent d’un jour nouveau la définition aristotélicienne du choix comme désir de ce dont on a délibéré. Raison et volonté ont des actes qui sont ordonnés l’un à l’autre : dans l’acte de volonté qu’est le choix, on trouve un élément rationnel, l’ordre ; dans l’acte de la raison qu’est la délibération, on trouve un élément volontaire qui joue le rôle de matière de la délibération. Cet élément joue un rôle moteur 56 id., Qu. 9, art. 1, p. 83-84 id., art. 3, p. 85 58 id., art. 5, p. 87 59 id., art. 6, p. 88-89 60 id., Qu. 10, art. 2, p. 91 61 id., Qu. 13, Le choix, acte de la volonté à l’égard des moyens, art. 1, p. 103-104 57 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 14 car c’est en raison du vouloir d’une fin qu’on délibère sur des moyens 62. – La volonté intervient aussi pour le consentement comme acte de la puissance appétitive de l’âme : c’est par cet acte de la volonté que l’action particulière peut être menée à terme, lorsque l’homme consent à un mouvement de l’appétit éclairé par la fin et par la délibération donnant les moyens de la réalisation. Comme tel, le consentement est l’application du mouvement de la volonté ou de l’appétit à ce qui a été déterminé par la délibération 63. – Enfin l’usage est un acte de la volonté en tant que celle-ci détermine toutes les puissances de l’âme à l’action en les appliquant à leurs opérations propres - même la raison spéculative est appliquée à son activité d’intellection ou de jugement par la volonté64. Il serait anachronique de voir ici une préfiguration du primat de la raison pratique sur la raison théorique, mais l’intellect théorique lui-même suppose l’usage pour entrer en activité. En introduisant ainsi la volonté dans la rationalité pratique aristotélicienne, Thomas d’Aquin semble consolider l’édifice en attribuant à chaque puissance de l’âme sa part respective dans la logique de l’action particulière. En ce sens le raffinement de l’analyse thomiste représente une formalisation de la réflexion éthique qui dépasse de loin l’original –mais ce faisant la volonté, encore rattachée au Bien par un lien indestructible, risque à tout moment de perturber l’équilibre des puissances si elle perd ce lien organique au premier moteur et si la syndérèse perd sa relation privilégiée avec les premiers principes. L’action morale ne saurait être la même si la volonté ne tend plus vers un bien prédonné mais vers un bien à réaliser : l’équilibre harmonieux entre volonté, délibération et décision est alors rompu au profit de la seule volonté comme puissance d’autodétermination. On n’insistera pas ici sur les étapes présumées qui feraient prédominer le paradigme de la volonté dans la philosophie occidentale, qu’on date son apparition d’Augustin65, qu’on y voie une clef d’interprétation de la métaphysique66, ou plus simplement, qu’on s’attache à une analyse historique de la formation du concept dans l’histoires des idées67. Sautant par dessus les époques, c’est à une confrontation entre la rationalité pratique aristotélicienne et la rationalité pratique relevant de la philosophie pratique kantienne que l’on se consacre dans les lignes qui suivent. 62 id., Qu. 14, De la délibération qui précède le choix, art. 1, p. 109-110 id., Qu. 15, Le consentement, acte de la volonté à l’égard des moyens, art. 3, p. 115-116 64 id., Qu. 16, L’usage, acte de la volonté relativement aux moyens, art. 1, p. 117118 65 Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Paris, trad. Lucienne Lotringer, P.U.F., 2. Le vouloir, II, 10/ Saint Augustin, premier philosophe de la volonté. 66 On pense à l’interprétation de la métaphysique à partir du concept de volonté dans le Nietzsche de Heidegger, t. I, Paris, Gallimard, trad. P.Klossowski, 197, III, p. 367 sq. 67 Pour plus d’informations complémentaires, on renvoie à l’article Volonté du Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004, p. 1375-1379 63 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 15 Moralité et décisionnisme chez Kant A priori on ne peut s’attendre à trouver chez Kant une réflexion sur l’agir moral au sens où on la trouve chez Aristote et chez Thomas d’Aquin : ce qui intéresse Kant ce n’est pas d’ajouter un système de morale à ceux qui existent déjà, mais de trouver le fondement de tout ce qui peut légitimement réclamer le qualificatif de moral. Pourtant cette recherche fondamentale implique à l’arrière-plan une analyse des conditions propres de l’agir moral : on ne peut faire une action morale que si on sait au préalable ce qui est moral, et un tel savoir ne peut avoir la publicité requise que s’il est compris par tous et s’il n’y a pas des obstacles en trop grand nombre pouvant empêcher quiconque de devenir un agent moral 68. Cette universalité présomptive du savoir obtenu est déjà un indice indirect de l’universalité du principe de la moralité. La première section des Fondements de la Métaphysique des mœurs témoigne de l’effort kantien pour trouver au plus près de la conscience commune des signes de moralité qui, par recoupements successifs, permettent de reconstituer l’expérience morale la plus répandue69. C’est cette expérience que la philosophie critique doit d’abord purifier de tout contenu empirique 70 et ensuite fonder en raison en la rattachant à la raison pratique dont il faut faire une critique spécifique afin d’éviter un « usage conditionné empiriquement » 71. Tous ces éléments sont connus et il ne s’agit pas ici d’exposer l’ensemble de la philosophie pratique kantienne, mais de réfléchir à l’éclipse de la délibération dans la transformation de la rationalité pratique opérée par Kant. On a vu précédemment avec la contribution thomiste que les conditions d’une telle transformation étaient posées lorsque s’ajoutait à la seule analyse aristotélicienne de l’agir moral un habitus spécifique, la syndérèse, et que la voluntas devenait une puissance déterminée. Il suffit que la syndérèse ne soit plus la voie d’accès immédiate aux premiers principes pratiques et que la voluntas soit pensée inversement comme la révélation d’un pouvoir propre de l’homme pour que le sujet moderne fasse son apparition sur les ruines de la pensée scolastique72. C’est 68 Si tous les individus ne peuvent être citoyens actifs comme l’indique Kant dans la Doctrine du droit, il n’en est pas de même pour la morale, et plus on commence tôt, dès l’enfance, à agir sur l’individu plus il aura une chance de devenir un agent moral, sensible à la présence en lui de la loi morale. On se rapportera à la Méthodologie de la Critique de la raison pratique et à la Méthodologie éthique de la Doctrine de la Vertu. A la différence de la citoyenneté, la moralité ne connaît pas de délais et de différences entre les individus. 69 Œuvres philosophiques, t. II, Fondements de la Métaphysique des mœurs, 1e section, Passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique (O.P. par la suite). 70 D’où la séparation entre la philosophie morale pure et la philosophie morale appliquée, entre ce qui relève de la morale stricto sensu et des conditions concrètes de l’application de la morale. 71 O.P., t. II, Critique de la raison pratique, Introduction, p. 624 72 Descartes, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Garnier, 1999, Méditations métaphysiques, Méditation quatrième, p. 460-461 : « [à la différence des autres Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 16 cette évolution qui arrive à maturité dans la pensée morale kantienne pour produire cette figure spécifique du sujet qu’est le sujet de la loi morale ou le sujet du devoir. Cette figure ne devient possible qu’au prix d’une série de renversements par rapport à la tradition, si par là on entend la rationalité pratique telle qu’on l’a étudiée chez Aristote et Thomas d’Aquin. Le premier renversement consiste bien évidemment dans la révolution copernicienne qui contredit les apparences d’un mouvement du sujet autour de l’objet par une gravitation de celui-ci autour de celui-là, y compris dans le champ de la philosophie morale avec la substitution de la bonne volonté (guter Wille) au Bien par nature. Le second renversement consiste dans la primauté donnée à la décision sur la délibération, la décision n’étant pas à prendre ici pour la manifestation de l’arbitraire du sujet moral mais pour l’obéissance inconditionnelle au devoir ou l’engagement du sujet à suivre la loi, à faire primer la forme de la maxime sur toute autre considération. Dans la philosophie pratique la révolution copernicienne signifie qu’on ne peut penser l’homme dans son rapport à un Bien transcendant, extérieur, fût-il posé par Dieu, mais que le Bien ne se réalise que par la liberté de la volonté humaine, qu’il ne se comprend qu’à partir de la raison humaine73. La raison est à elle-même son propre telos, elle correspond au système des connaissances a priori coextensives à la philosophie comme science : cette autonomie de la raison a sa traduction immédiate dans le rationalisme de la philosophie critique qui pense le tout à partir de la raison au lieu de penser la raison comme un produit du tout. C’est là la cause d’une divergence fondamentale entre Kant et son ancien élève Herder dans le cadre de la philosophie de l’histoire74, mais c’est aussi ce qui éloigne définitivement Kant de la rationalité pratique traditionnelle : le monde moral est ordonné non pas selon un bien objectif mais selon la structure téléologique de l’action humaine et de la praxis. C’est en partant de la logique de l’action qu’on peut comprendre les conditions de l’agir et non pas à partir de la fin ultime qui sert de mesure indépassable pour comprendre la conduite de l’homme dans le monde sublunaire. Le terminus a quo de la philosophie pratique - la bonne volonté – et le terminus ad quem – la fondation du concept de Bien à partir de la loi morale – sont là pour confirmer le basculement par rapport à la rationalité pratique traditionnelle : au mieux la croyance en un bien naturel vers lequel tendrait l’être raisonnable relève d’une confusion sémantique75, au pire d’une dialectique facultés qui sont limitées] il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu ». 73 O.P., t. II, Critique de la raison pratique, L. II, chap. 2, p. 746 74 Opuscules sur l’histoire, Paris, GF, Compte rendu de l’ouvrage de Herder : « Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité », p. 91 sq. 75 O.P., t. II, Critique de la raison pratique, L. I, p. 680-681. En expliquant ce qu’il faut entendre par un objet de la raison pratique, Kant analyse la formule scolastique : nihil appetimus, nisi sub ratione boni ; nihil aversamur, nisi sub ratione mali. Et dans une note Kant dénonce l’ambiguïté de l’expression : le bien est-il ce que nous Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 17 naturelle de la raison pratique76. Le Bien devient alors un concept de la raison pratique que l’homme doit réaliser par ses efforts individuels et l’espèce par l’histoire : cette définition qui fait du Bien un relatif, pour reprendre une catégorie aristotélicienne, interdit d’hypostasier ce qui est soit un prédicat de la volonté, soit, dans l’ordre discursif, un concept dans le système de la raison pratique. Le transcendantalisme fait ainsi disparaître de la morale les universaux, en particulier celui du Bien qui n’est plus coextensif à l’être, pour laisser place à une universalité sans fondement ontologique ou théologique. Comme conséquence annexe de ce premier renversement, il faut mentionner l’intériorisation remarquable de la fin ultime qui cesse d’être l’objet suprême de l’aspiration humaine (Aristote) ou un état futur après la mort (la béatitude chez Thomas d’Aquin) mais désigne l’humanité du sujet comme fin en soi. Si l’objet gravite autour du sujet, c’est parce que seul celui-ci a une valeur absolue : la morale a alors affaire avec tout ce qui peut conserver la dignité de l’homme et non ce qui peut lui procurer le bonheur, dans ce monde ou dans un autre. On ne part pas d’une fin naturelle à laquelle tous les êtres raisonnables aspirent, de même que le premier moteur immobile était le point de convergence du monde sublunaire, ce vers quoi tout tend sans jamais l’atteindre, – c’est l’homme comme fin en soi dans sa relation à soi et aux autres qui constitue l’unique objet de la philosophie morale appliquée, d’une doctrine de la vertu77. Ce mouvement commence avec Kant et trouve son point culminant dans l’éthique de Fichte qui pense le monde sensible comme Versinnlichung du devoir. Si la raison n’a aucun contenu extérieur auquel se rapporter, c’est à un contenu lui-même autonome qu’elle doit se rapporter, la fin en soi, et à la forme de ce contenu, l’universalité et la légalité. Cette autoréférence de la raison modifie nécessairement la logique de l’action : on ne peut considérer que le passage à la philosophie moderne n’aurait fait que changer les prémisses du syllogisme pratique en remplaçant « le bien » par « l’homme comme fin en soi » ou « la dignité », car le syllogisme pratique n’a pas sa place chez Kant, en tant que formalisation de l’action morale. Si on s’en tient en effet à la nous représentons ou nous représentons-nous la chose parce que c’est le bien ? La langue allemande selon Kant met fin à cette ambiguïté en distinguant les termes moraux de Gut et Böse et les termes de Wohl et Uebel qui renvoient au rapport pathologique. Si quelque chose peut être dite bon ou mauvais, c’est seulement la maxime de la volonté, la personne qui agit comme un homme bon ou mauvais, non pas une chose extérieure au sujet. 76 id., L. II, p. 739. Le Souverain Bien n’est plus chez Kant ce qui attire l’homme de manière naturelle – les opinions à son sujet suscitant une dialectique des opinions, ce qui amène Aristote à présenter et à discuter ces opinons au début de l’Ethique à Nicomaque. Il est chez Kant l’objet d’une illusion, d’une dialectique de la raison : croire que l’on peut réaliser ici bas la totalité inconditionnée de l’objet de la raison pratique sous le nom de souverain Bien. 77 O.P., t. III, Doctrine de la vertu, p. 664 : une doctrine de la vertu traite de fins qui sont en même temps des devoirs et deux cas seulement correspondent à cette identité –« ma perfection propre –le bonheur d’autrui ». Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 18 distinction entre les règles de l’habileté, les conseils de la prudence et les commandements de la moralité (lois), à la rigueur, la délibération ne saurait s’exercer que dans le cas de la prudence78. Dans le cas de l’habileté le rapport entre la fin et les moyens est purement analytique, dans le cas de la prudence au contraire le rapport est synthétique a posteriori – mais dans le cas de la moralité c’est parce qu’il est synthétique a priori que la délibération n’est plus à sa place79. Pour reprendre les termes des Fondements, la délibération, comme art de rapporter les moyens à une fin, se trouve confinée dans les impératifs hypothétiques, problématiquement pratiques (fins possibles) et assertoriquement pratiques (fins réelles), dans lesquels on représente la nécessité pratique d’une action comme moyen de parvenir à autre chose80. Ce qui empêche toute délibération dans les impératifs catégoriques, c’est que le sujet ne poursuit aucune fin, interne ou externe. La délibération est infra-morale, au seuil de la moralité dans le cas de l’impératif hypothétique, et elle serait immorale dans le cas de l’impératif catégorique. Les impératifs hypothétiques relèvent de l’habileté et comportent une indifférence à l’égard de la fin poursuivie : Kant voit dans l’habileté une capacité neutre moralement, cette neutralité pouvant tendre indifféremment vers le bien et vers le mal. Dans cette disqualification de l’habileté, on voit la survalorisation kantienne de la fin : c’est la valeur de la fin qui importe car celle-ci est source de toute valeur, et non pas l’agencement des moyens pour réaliser une fin quelconque. Bien plus, ce qui importe, c’est une fin désirée pour elle-même, une action désirée indépendamment de ses conséquences, une fin sans moyens, une action sans conséquences, quelles que soient les conséquences de l’action (fiat justitia, pereat mundus). Si l’explicitation des moyens se fait analytiquement à partir de la fin, la forme syllogistique n’est d’aucun secours pour comprendre le ressort de la décision et la motivation de l’action. Kant utilise cette forme uniquement pour rendre compte du mouvement d’ensemble de la Critique de la raison pratique, mais pas pour rendre compte de la logique de l’agir moral dans sa particularité. C’est donc un point de vue global sur le système qui se prête à une présentation schématique de type syllogistique, ce n’est pas l’expression du logos implicite de la moralité81. Kant loue même les 78 O.P., t. III, Critique de la raison pratique, L. I, Scolie II du Théorème IV, p. 653. Ce n’est que dans le cas de la recherche du bonheur que la question des moyens se pose car dans le cas de la loi catégorique de la moralité, « ce qu’un homme peut à cet égard, il le veut ». 79 O.P., t. II, Fondements, p. 280 80 id., p. 276 81 O.P., t. II, Critique de la raison pratique, Examen critique de l’Analytique de la raison pure pratique, p. 718 : « […] comme c’est la raison pure qui est considérée dans son usage pratique, en partant par conséquent des principes a priori et non de principes déterminants empiriques, la division de l’analytique de la raison pure pratique, devra ressembler à celle d’un syllogisme, c'est-à-dire aller du général dans la majeure (du principe moral), par une subsomption, d’actions possibles (comme bonnes ou mauvaises) sous ce principe, effectuée dans la mineure, à la conclusion, Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 19 mérites de l’inexpérience dans le domaine de la moralité, si par là on entend l’incapacité caractérisée à transiger avec la loi morale : si nul ne peut être insensible à « la voix de la raison » qui fait comprendre à chacun la contradiction dans l’élévation à l’universel d’une maxime immorale, il n’y a pas matière à délibérer car la question des moyens est devenue définitivement indifférente82. Le syllogisme pratique ne peut plus rendre compte de l’articulation entre l’universel et le particulier dans la morale kantienne. Ce rapport se trouve uniquement dans la co-détermination du sujet par la loi morale et par les devoirs éthiques proprement dits (si on laisse de côté les devoirs juridiques). Obéir inconditionnellement au devoir représente la méta-norme de la philosophie morale kantienne, elle n’intervient jamais dans la conduite courante. Ce qui est présent dans celleci, ce sont toujours des devoirs déterminés, particuliers, dans une situation donnée. Comme il est impossible de ne pas obéir au devoir, sous peine de contredire l’essence du sujet pratique, et qu’on doit penser la nature de la rationalité pratique comme la légalité d’une nature (la conformité à la loi), la loi apparaît phénoménalement dans la conscience comme injonction d’obéir à l’universel déterminé, le devoir. La seule possibilité pour la morale kantienne de réintroduire la délibération serait à la limite le cas de la collision de devoirs, situation que Kant prétend justement rendre impossible par sa morale83. Puisque celle-ci interdit de délibérer sur les moyens d’obéir au devoir (ce qui n’a pas de sens et traduirait même une disposition immorale, un ergotage moral), la délibération n’intervient donc jamais comme telle dans le domaine moral. Comme le faisait remarquer très justement Victor Brochard, la morale antique est une morale de l’optatif, contrairement à la morale impérative des modernes84, dont Kant est à ses yeux l’éminent représentant. Cette éclipse de la délibération est concomitante avec la substitution du paradigme nomologique au paradigme syllogistique comme type de la rationalité pratique. Si l’agir moral se pense en termes de lois que l’on applique dans une situation déterminée, c’est bien parce que le rapport entre l’universel et le particulier ne relève pas de la même approche. Le syllogisme pratique est dans le domaine de l’agir une quasi-réplique du syllogisme théorique et celui-ci repose in fine sur l’indémontrabilité des premiers principes de la pensée et de l’être, ce qui est principe de démonstration ne pouvant à son tour être démontré. Si la conduite de c'est-à-dire à la détermination subjective de la volonté (à un intérêt pour le bien pratiquement possible, et à la maxime qui se fonde sur lui ». 82 id., p. 650-652. L’entendement le plus ordinaire sait ce qu’il faut faire d’après le principe de l’autonomie de l’arbitre alors que, pour connaître ce qu’est un avantage vrai et durable, il faut beaucoup de prudence et d’adroites exceptions pour adapter la règle pratique aux fins de la vie. Au contraire, on peut obéir à la loi morale sans aucune expérience du monde. 83 O.P., t. III, Métaphysique des mœurs, Introduction à la Métaphysique des Mœurs, IV, p. 471 84 Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, La morale ancienne et la morale moderne, Paris, Vrin, 1926, p. 492 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 20 l’homme raisonnable peut être décomposée idéalement sous la forme d’un syllogisme, c’est bien parce que celui-ci est la garantie de la rationalité de la conduite elle-même et pas seulement de la forme du raisonnement. De même que le syllogisme démonstratif ou scientifique dans son application au monde permet de comprendre la réalité à partir de ses causes essentielles, de même, pour Aristote et Thomas d’Aquin, le syllogisme pratique permet une compréhension de la conduite humaine et du rapport entre les moyens et les fins. Chez Kant ce n’est pas la perméabilité du réel au raisonnement qui explique pourquoi l’homme obéit à des lois, mais c’est la détermination de l’universalité (et donc de la légalité) par la structure du sujet transcendantal qui fait de la loi un terme qui vaut aussi bien pour la nature au sens formel que pour le monde moral, selon un mécanisme de redoublement finement analysé par Michel Muglioni dans le cadre de la philosophie de l’histoire kantienne85. C’est ce que démontre la typique du jugement pur pratique de la Critique de la raison pratique : en faisant de la conformité à la loi la condition sine qua non de l’objectivité des concepts pratiques, Kant légitime l’usage du concept de loi dans la philosophie pratique en se fondant sur le type de la loi naturelle – laquelle se fonde en dernière instance sur la structure gnoésologique du sujet transcendantal analysée dans la Critique de la raison pure. Certes cette schématisation des concepts pratiques n’est que l’analogon de la schématisation de la raison théorique qui fait intervenir le temps comme sensibilisation de l’a priori 86, mais cette quasi-schématisation conforte Kant dans l’utilisation du terme de loi pour penser l’expérience morale du sujet. Kant n’est pas le premier à parler de la loi morale mais c’est le premier à justifier cet usage par la structure du sujet transcendantal. Dans l’histoire millénaire qui voit triompher progressivement la loi dans le droit et dans la morale87, Kant se signale par sa conception d’une loi de l’agir, séparée de tout contenu externe et de tout état particulier du sujet moral. Le rapport du sujet à la loi ne se fait sentir au sujet que par le sentiment spécifique du respect : il serait chimérique de moraliser le sujet en incorporant la loi morale à la sphère de l’habitude, comme le fait Aristote. On ne comprend rien à l’expérience morale sui generis si on présuppose un état du monde ou un état du sujet qui vaudrait comme condition externe de la réalisation de la loi morale : la validité de la maxime morale l’emporte sur toute autre considération, la Gesetzmässigkeit de cette maxime étant le produit d’un effort sur soi. C’est pourquoi Kant extirpe toute trace d’habitude au niveau du fondement de la vertu, tout en soulignant la 85 La philosophie de l’histoire de Kant, Paris, P.U.F., 1993, en particulier le chap. 2, p. 56 sq. intitulé L’analogie téléologique où l’auteur montre que la téléologie morale kantienne repose sur une double analogie : si la téléologie morale considère l’homme dans la nature, cela ne signifie pas pour autant qu’elle est naturelle. C’est l’idée de finalité morale de l’homme qui est le principe de la finalité naturelle en lui et dans le monde, et, comme la finalité naturelle est conçue par analogie avec la technique humaine, on a bien une double analogie. 86 On renvoie aux analyses d’Alain Renaut dans Kant aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1997, chap. VI, p. 301-310 87 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, P.U.F., 2003. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 21 nécessité des exercices pour acquérir la moralité88. La découverte de la loi morale comme ratio essendi de la liberté au cœur du sujet modifie le caractère propre de la vie morale du sujet. Si le syllogisme pratique est orienté vers l’avenir, notamment grâce à la délibération qui, à l’aide des vertus morales et intellectuelles, peut aider à bien choisir, – chez Kant on assiste à une régression de l’action vers le principe de l’action, car l’examen de conscience remplace la délibération : « ai-je été moral ?», « ai-je bien fait ? » remplace « ai-je fait ce qui était bon ? ». Kant soulignera d’ailleurs au début de la seconde section des Fondements que l’examen ne pourra jamais révéler si une action a été faite par devoir ou conformément au devoir, car il peut toujours exister des mobiles cachés de notre conduite et inaccessibles à toute auto-analyse89. On voit ici poindre une difficulté : si le sujet du devoir est dans l’ignorance des déterminations qui le font agir, comment éviter le scepticisme moral ? Est-ce une meilleure connaissance psychologique de soi-même qui peut jamais pallier cette incertitude ? L’écho de la loi morale dans le sujet, la conscience morale, ce dédoublement du sujet qui le met en présence du tiers divin, a pour finalité de rappeler le sujet à sa vérité essentielle, dépassant ainsi une introspection trop incertaine. Au fond la décision n’incombe pas tant à un sujet tout puissant, à mi-chemin du ciel et de la terre, qu’au verdict de la conscience morale, seule apte à dire le vrai sur le sens de l’agir moral. Casuistique et conscience morale Comme il n’y a plus d’espace pour la délibération, on pourrait croire qu’une sorte d’automatisme moral a remplacé la liberté du tournebroche dénoncée par Kant : si être moral c’est obéir inconditionnellement à la loi et aux devoirs qui sont des fins (l’éthique), tertium quid non datur entre une conduite morale et immorale. L’accusation de rigorisme contre la morale kantienne ignore cependant la distinction entre des devoirs larges et des devoirs stricts : l’homme doit toujours accomplir son devoir mais cette proposition générale n’a pas le même sens dans le domaine du droit et celui de l’éthique90. Agir éthiquement c’est adopter la maxime d’une action pouvant prendre place dans la législation universelle du monde des esprits et effectuer sur soi-même une auto-contrainte de ses penchants, ce n’est pas, comme dans le cas des devoirs de droit, subir le contrecoup d’une législation externe dans le cas d’une transgression des règles juridico-politiques. La loi 88 Par exemple dans l’Introduction de la Doctrine de la vertu, p. 662, Kant déclare qu’il ne faut pas penser la vertu « comme une simple habileté et (…) comme une longue habitude, acquise par l’exercice, des actions moralement bonnes ». Comme le dira Kant plus tard, dans le § X traitant du principe synthétique de la doctrine de la vertu, l’exercice ne conditionne pas la présence de la morale en nous, elle la fortifie. 89 O.P., t. II, p. 267 90 O.P., t. III, Introduction à la doctrine de la vertu, VII, p. 670-671. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 22 morale n’ordonne que la maxime des actions et non pas les actions ellesmêmes, ce qui laisse une marge pour accomplir l’action éthique, comme c’est le cas pour les devoirs larges. La doctrine du droit est déterminante par rapport à la doctrine de la vertu : contrairement à cette dernière, elle n’a pas besoin de tenir compte de l’application de la maxime à des cas particuliers91. Mais ici aussi l’applicabilité de la maxime ne conduit pas à une détermination immédiate de l’action mais à « une [autre] maxime (subordonnée) (à propos de laquelle on peut toujours chercher un principe d’application au cas donné) », ce qui donne lieu à une casuistique absente de la doctrine du droit92. Le moment particulier, casuistique, de l’éthique kantienne n’est donc pas un assouplissement de la forme de la loi face à la diversité des cas particuliers, mais le seul moyen envisageable de préserver l’universalisme dans une situation qui pourrait remettre en cause ce dernier. L’exercice de la casuistique ne signifie pas une modération de l’action en vertu d’une prise en compte du réel ou des conditions particulières de l’action, mais plutôt l’habitude à l’universel, le rejet des exceptions, la soumission à l’uniformité comprise comme libération à l’égard de sa propre particularité autrement aliénante. Pour reprendre le vocabulaire scolastique, si l’habitus est une puissance déterminée alors que la puissance est indéterminée, l’habitus moral du sujet du devoir est un habitus indéterminé pour que l’universel règne dans les conditions qui lui sont (en apparence) le plus contraires. La casuistique n’est en aucun cas le substitut d’une délibération manquante, elle exclut même formellement celle-ci, car elle ne remet pas en cause le rapport du sujet à la loi. Si on reprend la fameuse controverse entre Kant et Constant au sujet du prétendu droit de mentir, Kant, malgré les apparences qui sont contre lui, résout le dilemme – dire la vérité et nuire à autrui ou mentir et être injuste – en rappelant le caractère inconditionnel du devoir de véracité93. Le sujet n’a pas à délibérer pour savoir si oui ou non il doit dire la vérité et être en paix avec soi, ou mentir pour sauver la vie d’autrui, il doit avant toute chose obéir au devoir et ne pas se laisser aveugler par les apparences contraires qui font que toute personne, dans la situation décrite par Kant, choisirait spontanément le mensonge. Comme l’agir éthique demeure toujours soumis aux conditions formelles des maximes morales en général, Kant ne doute pas de la capacité du sujet de la loi à trouver la solution dans chaque cas particulier. Chacun peut toujours effectuer pour soi le test de l’universabilisation de la maxime et dans chaque cas particulier, il retrouvera bien ce qui résiste ou pas à l’élévation à l’universel. Pour conforter les résultats de ce test, il reste le verdict de la conscience morale, évoquée précédemment : « la conscience morale est la raison pratique remontrant à l’homme son devoir dans chaque cas d’application d’une loi, pour l’acquitter ou le condamner »94. Cette conscience est infaillible et par là même indubitable, contrairement à toute 91 id., XVIII, Remarque, p. 696 id., p. 696-697 93 Sur un prétendu droit de mentir, Paris, Vrin, 2000, trad. J. Guillermit. 94 O.P., t. III, Introduction à la Doctrine de la vertu, XII, b, p. 683 92 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 23 auto-analyse psychologique prétendant épuiser les déterminations multiples du sujet et déceler toutes les motivations plus ou moins claires accompagnant l’action éthique. Cette voix de la conscience, proférée par « un juge intérieur », a un pouvoir véridictionnel considérable sur le sujet moral : elle dit la vérité éthique sur le sujet, en position virtuelle d’accusé au tribunal de la raison. Depuis la Critique de la raison pure, Kant affectionne l’image du tribunal dans la présentation de l’analyse de la raison, pour signifier la réflexivité de la faculté de connaître. La conscience morale est plus qu’un sens occulte présent en chaque homme et lui permettant de deviner, par impossible, ce qui est moral, elle équivaut à la réflexivité propre de la faculté judiciaire morale comme pouvoir d’attestation de la moralité, distinct du pouvoir de subsomption du cas sous la loi, propre à l’entendement 95. On ne sera pas étonné de voir réapparaître cette symbolisation judiciaire dans le cas de la conscience morale où le sujet moral se juge sans complaisance, car c’est son moi nouménal qui juge son moi phénoménal sous l’égide du Législateur suprême, Dieu. Le rationalisme kantien dépouille de toute eschatologie l’idée de jugement dernier en faisant de la conscience morale un tribunal ultime où l’homme peut se justifier (sans être intégralement juste, c'est-à-dire saint) ou s’accuser le cas échéant96. Le normativisme kantien dans le domaine de la morale peut donc fonder l’expérience morale du sujet sur le test de l’universabilisation de la maxime, faisant ainsi l’économie de l’eudémonisme traditionnel et de la délibération pour comprendre la logique de l’agir moral (pur) et éthique (appliqué). Le rasoir kantien s’applique non seulement à l’eudémonisme mais aussi à tout ce contexte extérieur sans lequel, pour Aristote, il n’y a pas de vie morale possible : non seulement un contexte institutionnel adéquat (des institutions politiques justes) mais aussi un état du monde et du sujet. Ce n’est que par intermittence et de manière très vague que Kant fait référence à ces conditions. La vie morale n’est pas une vie heureuse, même si Kant reconnaît que certaines conditions peuvent être indispensables pour ne pas transgresser son devoir : « car d’une part, le bonheur (auquel appartiennent l’habileté, la santé, la richesse) donne des moyens de remplir son devoir, et, d’autre part, la privation du bonheur (par exemple la pauvreté) est source de tentations d’y manquer »97. Certaines conditions externes peuvent favoriser le respect de la loi ou l’accomplissement du 95 O.P., t. III, La religion dans les limites de la simple raison, p. 223-224. « On pourrait aussi définir de la sorte la conscience [morale] : c’est la faculté judiciaire morale qui se juge elle-même. […] La conscience ne juge pas les actions comme des cas qui tombent sous la loi : car c’est ce que fait la raison dans la mesure où elle est subjectivement pratique (de là les casus conscientae et la casuistique comme une forme de dialectique de la conscience) ; mais ici la raison se juge elle-même pour savoir si elle s’est chargée de ce jugement relatif aux actions avec toutes les précautions voulues (savoir si ces actions ont été justes ou non) et elle cite, que cela soit ou non arrivé, l’homme comme témoin, contre et pour lui-même ». 96 O.P., t. III, Doctrine de la vertu, II, p. 726 sq. 97 O.P., t. II, Critique de la raison pratique, Examen critique de l’Analytique de la raison pure pratique, p. 721 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 24 devoir, mais il faut les ignorer et remplacer l’enquête sur ces conditions externes par une action d’ensemble sur les enfants, comme si la précocité de l’intervention pédagogique morale pouvait jamais suppléer à l’absence de facteurs pouvant favoriser la conduite de l’agent98. Le problème n’est pas là. Si l’agir moral repose sur l’autodétermination du sujet de la loi, et comme les mauvaises habitudes ne peuvent servir d’excuse valable, puisque l’habitude n’a aucun caractère moral, il faut bien trouver la cause explicative de ces différents rapports à la loi, dans le cas de la bonne et de la mauvaise volonté. Le rationalisme veut éliminer la part de hasard qui subsiste encore ici, mais comme la liberté ne peut s’expliquer par le mécanisme de la nature, Kant pense résoudre la question de trois manières : par la théorie du double caractère, intelligible et empirique, dans le domaine de la morale, par la reformulation critique de l’idée de mal radical, enfin par la possibilité d’une révolution morale du sujet. C’est à celui-ci que revient au final le choix de son existence en décidant de vivre moralement ou immoralement, et ce choix fondamental relève d’une décision qui ne saurait être conditionnée par la loi morale, car c’est elle qui précède idéalement la soumission de la conduite à la loi. Citons le texte de Kant, extrait de la Religion dans les Limites de la simple raison : « cependant si dans le fondement de ses maximes, l’homme est corrompu, comment est-il possible, que, par ses propres forces, il effectue cette révolution et de lui-même devienne un homme de bien ? Et pourtant le devoir ordonne de l’être sans rien ordonner qui ne soit en notre pouvoir. On ne peut parvenir à une conciliation que si la révolution est nécessaire pour la manière de penser et la réforme progressive pour la manière de sentir (qui lui oppose des obstacles), et la chose doit être possible pour l’homme. En d’autres termes : quand, par une unique et immuable décision [Entschliessung], l’homme renverse le fondement suprême de ses maximes, qui faisait de lui un homme mauvais (et revêtant ainsi un homme nouveau), il est dans cette mesure, suivant le principe et la manière de penser, un sujet réceptif au bien [..] » 99. Ce extrait illustre la prédominance du moment décisionniste dans le domaine de la philosophie pratique et le renversement du rapport entre décision et délibération qui s’ensuit. La décision est primordiale, car elle conditionne non seulement de bonnes ou de mauvaises actions mais aussi et surtout le choix d’une vie soumise à la loi ou d’une vie qui lui sera rétive – et comme cette décision n’est pas irrévocable, rien n’interdit de penser que 98 D’où l’importance de l’ascétique chez Kant et Fichte : comme ils n’ont plus recours à l’habitude, à l’hexis éthique comme fondement de la moralité, il ont recours à l’ascétique comme moyen d’action de la liberté sur la liberté (de l’enseignant sur le disciple, de soi-même sur soi-même). L’ascétique permet de se moraliser sans que jamais la morale ne devienne une question d’habitude, car il faut toujours lutter contre soi. 99 O.P., t. III, La religion dans les limites de la simple raison, I° partie, Remarque générale, p. 64 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 25 la vie morale de chacun ne soit soumise à des rechutes dans le mal compensées par une amélioration plus ou moins durable, suite à la décision du sujet de modifier sa conduite. On pourra toujours justifier cette réforme du caractère du point de vue doctrinal en affirmant que la loi morale est en nous, qu’il existe des germes de bien et que donc la décision s’explique par l’essence du sujet pratique qui cherche à coïncider avec lui-même. Quand bien même cela serait, on voit le rôle donné par Kant à la décision, qu’on peut dire ici immotivée, une fois que le rationalisme rejette l’hypothèse auxiliaire d’une grâce et d’un secours divin venant seconder l’homme. Or en reconnaissant un tel rôle à la décision, on produit inévitablement un déséquilibre dans les termes en présence au sein de la logique de l’action, en mettant au premier plan le sujet du devoir et sa volonté comme faculté absolue d’autodétermination. La volonté elle-même renvoie à la question de l’origine du caractère intelligible dans sa qualification éthique ou non-éthique, ce qui met au premier plan la décision comme acte d’auto-position du Moi nouménal ou comme acte d’autoaffirmation. L’expérience morale apparaît alors comme un fondé à la recherche de son fondement et les efforts philosophiques dans le domaine de la morale après Kant ont consisté soit à faire coïncider la question de l’origine et du fondement (Fichte)100 soit à voir l’éclosion de l’origine dans le fondement (Schelling)101. Dans tous les cas de figure, le rapport entre la décision et la délibération n’entre plus en ligne de compte pour penser la logique de l’action morale, où prédomine de façon irréversible le décisionnisme, sous la double forme de l’instance de la conscience morale et de l’autodétermination de la volonté102. Ainsi dans le Système de l’Ethique de Fichte on assiste à une absolutisation de la conscience morale qui devient critère de vérité sous forme d’un sentiment spécifique. La tendance nomologique (primauté de la loi) et la tendance monologique (autodétermination absolue de la raison pratique) l’emportent définitivement dans une philosophie de la volonté purement autotélique. Si la loi formelle des mœurs est d’agir absolument selon sa conviction et de faire son devoir 100 Comme l’indique Fichte dans le Système de l’éthique, le mal s’explique selon l’inertie naturelle de l’homme, la paresse. Dans ce cas, le fondement et l’origine ne sont plus vraiment distincts : à tout moment l’homme peut lutter contre sa paresse car il doit le faire, étant donné qu’il est destiné à la liberté. Ce que Kant indiquait dans le cas exceptionnel de la réforme de la conduite (intérieurement une révolution) devient un effort permanent chez Fichte sous la forme d’une rationalisation de sa nature et de la nature. 101 Schelling, Œuvres métaphysiques, Recherches sur la liberté humaine (1809), Paris, Gallimard, trad. J.L.Courtine, E. Martineau, 1980. La liberté de faire le bien et le mal renvoie à la dialectique de l’être divin où la nature est refoulée comme fondement de l’amour divin : ici le fondement de la morale renvoie à l’origine du refoulement de la nature en Dieu. 102 Que cette autodétermination soit rationnelle comme chez Fichte et Hegel ou irrationnelle comme chez Schopenhauer, Hartmann. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 26 avec conviction, encore faut-il que celle-ci ne soit pas trompeuse103. Quel peut-être le critère d’une conviction morale ? Par une série de déductions Fichte parvient au résultat suivant : l’agent a la conviction qu’il a agit moralement lorsque se produit en lui un accord de la tendance morale et de sa faculté théorique, accord correspondant à un sentiment de vérité. L’absolutisation de la conscience morale parvient ainsi à son paroxysme dans l’éthique fichtéenne de 1798 qui transforme la conscience morale en un sentiment sui generis exprimant l’accord du Moi avec soi-même. Il est impossible que la conscience morale se trompe, car elle décide sans appel : vouloir la dépasser, ce serait vouloir sortir de soi-même, ce qui est impossible. Le sentiment de certitude est engendré par l’accord d’un acte de jugement avec la tendance morale : un tel sentiment suppose que ce soit le sujet qui juge effectivement et non pas un jugement étranger. Celui qui agit en suivant une autorité agit donc sans conscience104. On peut donner aux hommes les prémisses de l’activité de juger en les éduquant, mais c’est la conscience morale de chacun qui doit juger par elle-même à partir de ces prémisses. Aucun commandement, aucune sentence, même s’ils sont présentés comme d’origine divine, ne sont inconditionnellement obligatoires s’ils ne sont confirmés par notre conscience, et tout ce qui ne vient pas d’une conviction de notre conscience morale est péché. Hegel verra dans cette absolutisation de la conscience un danger de subjectivisme moral, mais luimême, malgré le retour à Aristote, ne reviendra pas sur la primauté de la volonté et sur l’éclipse de la délibération dans l’agir moral 105. Comme chez Kant, Fichte et les post-kantiens, la question du système aura rendu marginale une interrogation sur la motivation de la décision, quand bien même le Bien cesserait d’être un concept pratique de la raison pratique pour devenir l’auto-réalisation de l’Idée dans le monde106. En cherchant à incorporer la substance étatique aux sujets, Hegel voudra rendre moins abstrait le rapport du sujet à la loi, mais l’Aufhebung de Moralität dans la Sittlichkeit laissait peu de place à une revalorisation de la délibération dans l’expérience morale, la renaturalisation éthique de la vertu des modernes laissant dans l’oubli la dimension délibérative de l’agir moral107. 103 Système de l’éthique, Paris, P.U.F., 1986, trad. P.Naulin, chap. III, 1e section, §15, p. 157-160 104 id, p. 169 105 Principes de la philosophie du droit, Paris, P.U.F., trad. J.F. Kervégan, 1998, §§ 137-140, p. 212-228 106 Encyclopédie des sciences philosophiques, t. I, Paris, Vrin, trad. B.Bourgeois, 1986, § 233-235, p. 458-459 107 Principes de la philosophie du droit, 3e partie, L’éthicité, §§ 148-152, p. 234-237 Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 27 Conclusion La confrontation de la rationalité pratique des Anciens et des Modernes permet de voir les conséquences de la disparition du paradigme syllogistique au profit du paradigme nomologique. Le sujet du devoir n’est pas le phronimos : la situation ne joue plus aucun rôle dans l’agir moral et comme les déterminations particulières, empiriques, sont exclues du raisonnement moral, la délibération n’intervient que de manière épisodique, pour convaincre le sujet du caractère immoral de toute déviation par rapport à la règle universelle. Le sujet moral ne délibère que pour traquer en lui toute trace résiduelle d’égoïsme (d’où le rôle de l’ascétique et de l’exemplarisme moral) – la conscience morale apparaît alors comme le représentant de la loi morale en chacun de nous, et elle juge chacun au tribunal de la raison. – Fichte accentue cette perspective dans le cadre de sa philosophie pratique en montrant comment la conscience morale est l’instance absolue de l’homme, comment tout gravite autour d’elle. La délibération est repoussée alors au profit de la décision, cet acte de la volonté par lequel l’individu s’affirme au monde et persévère dans sa moralisation. L’universalisme kantien a alors pour complément le décisionnisme en morale : le rapport à la loi morale est conditionné par une relation exclusive du sujet à soi, conséquence inévitable du caractère autotélique de la volonté. Ce décisionnisme, latent dans la philosophie des facultés, se manifeste au grand jour chez les représentants de la philosophie moderne. Par là même la relation harmonieuse entre la ratio et la voluntas disparaît pour laisser place à une philosophie de la raison pratique où la volonté, d’abord identifiée avec la raison (Kant) finit par s’émanciper définitivement (Schopenhauer) et aboutit à un abandon de la justification rationnelle (Nietzsche). Or, si la délibération renvoie à la fois à la réflexion morale et à la réflexion politique108, si elle n’est cantonnée ni au for intérieur du sujet ni à la seule sphère publique, peut-être serait-il possible de voir en elle un moyen terme entre le sujet et le monde, entre l’homme et autrui, si on ne veut pas laisser le processus décisionnel à l’arbitraire d’un individu ou d’une collectivité. Sans revenir aux solutions anciennes, peutêtre y-aurait-il un avantage certain à se souvenir du caractère processuel et dialogique de l’agir moral, si on veut éclairer les motivations de l’agent moral par la délibération, à l’heure où les principes de la morale du droit naturel sont devenus bien incertains et où l’appel au subjectivisme moral apparaîtrait comme une solution douteuse. Laurent Giassi 108 P.Aubenque rappelle à juste titre dans La prudence chez Aristote, Paris, P.U.F., 1963, II° partie, chap. 3, Anthropologie de la prudence, que la délibération n’est pas une notion strictement éthique mais trouve aussi son emploi dans le domaine technique et politique : c’est la démocratie délibérative qui fournit à Aristote le modèle de la prudence. Philopsis L'action Laurent Giassi.doc © Laurent Giassi, Philopsis 2006 28