devenue la grille de classification standard pour la philosophie universitaire contemporaine de façon
générale. Bien entendu, on a souvent remarqué les limites du modèle. Pour ne prendre qu’un
exemple saillant, on a fait valoir qu’elle met en contraste de façon incongrue un principe de
classification méthodologique avec une différence géographique, comme si l’on divisait les automobiles en
véhicules à quatre roues et voitures fabriquées au Japon, pour reprendre la métaphore de B. Williams.
Si l’on creuse cette classification borgésienne pour en dégager un contenu conceptuel stable, on se
heurte à des résultats hautement contestables : un consensus sur les traits caractéristiques respectifs
des deux traditions semble impossible. Certes, on peut maintenir que l’unité interne de la philosophie
analytique n’est pas particulièrement problématique, et qu’elle est moins précaire que celle de son vis-
à-vis ; la viabilité de la grille n’en est pas pour autant établie, en l’absence de principes organisateurs.
Sur ce plan, ce qui unifie l’ensemble des approches désignées « continentales », et qui les distingue de
leur contrepartie analytique, nous échappe. En relèvent autant le sauvetage du sujet que sa
destruction, autant la revendication de l’absolu que le constat de la finitude, autant le primat du social
que celui de l’individu, etc. La diversité des thèmes et des problèmes est encore plus considérable…
Force est donc de considérer la grille analytique/continentale comme étant d’un intérêt largement
historique : c’est un outil qui a essentiellement épuisé sa pertinence en dépit d’une survie vestigiale
dans le monde philosophique actuel. Cette importance historique est tout de même indéniable, et
l’histoire de la philosophie des deux derniers siècles ne peut pas se permettre de ne pas en tenir
compte. On peut bien convenir qu’il faudrait une grille d’analyse plus cohérente et efficace pour la
catégorisation de la philosophie contemporaine ; mais en faire une question historique ne peut que
contribuer au dépassement de la dichotomie. Dans cette optique, nous reprenons la distinction de
Michel Foucault entre deux attitudes philosophique, une analytique de la vérité et une ontologie historique
de nous-mêmes. Sans lui être identique, cette grille recoupe largement la grille analytique/continentale,
mais elle a l’avantage de remplacer une localisation géographique par un principe de catégorisation
consistant, d’ordre méthodologique. Qu’on y pense. Foucault propose que les deux types
d’approches philosophiques dominantes des XIXe et XXe siècles ne sont pas seulement
postkantiennes, mais qu’elles sont toutes deux issues de Kant : la philosophie de cette période se
rapprocherait de l’une ou de l’autre forme de critique. Par « analytique de la vérité », Foucault entend
une forme épistémologique critique qui s’interroge sur les conditions de possibilité de la
connaissance et de la vérité. Par « ontologie historique de nous-mêmes », il entend une forme de
critique qui s’interroge sur le champ actuel des expériences possibles et impossibles, sur les
conditions historiques de l’existence dans le contemporain et, leur contestant, celles de leur
transformation possible. Face au déploiement acharné d’arguments formels typique de l'analytique de
la vérité, tient lieu ici l'idéal - nourrit d’une curiosité alerte et probante - de mettre les limites de notre
expérience actuelle à l'épreuve, les contestant par l’exercice même de les élaborer imaginativement.
Ses objectifs ne sont pas dans le registre de la consolidation de connaissances et de vérités, mais des
possibilités de transformation de nos modes d'existence par la voie de l'interrogation de leurs
déterminants historiques. En ces termes, alors que l’attitude « analytique de la vérité » alimenterait la
tradition de philosophie analytique, l’« ontologie historique de nous-mêmes » animerait la part du lion
de ce que l’on appelle la philosophie continentale. C’est à l’étude de figures les plus marquantes de la
tradition de cette attitude philosophique que le cours sera consacré. Dans l’optique d’une étude
philosophique historiquement orientée, le cours se préoccupera davantage de la structure interne des
discours et des raisonnements, et des problèmes philosophiques qui en émergent, que de
considération de contextes sociaux-économiques ou de liens d’influence. L’objectif directeur sera de
saisir ce en quoi chacune des figures en question apporte une contribution historique d’ordre
conceptuel au discours philosophique, par la voie de la lecture, l’analyse, et l’interprétation
approfondies de leurs textes.