L'ONTOLOGIE DE GILLES DELEUZE Collection La Philosophie en commun dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Daniel ABERDAM(textes recueillis par), Berlin entre les deux guerres: une symbiose judéo-allemande ?, 2000. Elfie POULAIN,Franz Kafka: l'enfer du sujet ou l'injustifiabilité de l'existence,2000. Stanislas BRETON,Philosopher sur la côte sauvage, 2000. Collection « La Philosophie en commun» dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain & Patrice Vermeren Véronique BERGEN L'ONTOLOGIE DE GILLES DELEUZE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y 1K9 L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Ouvrages publiés par l'auteur: Jean Genet. Entre mythe et réalité, préface de M. Surya, De Boeck Université, 1993 (essai). Brûler le père quand l'enfant dort, La Lettre volée, 1994 (poèmes). Encres (textes poétiques avec des peintures d'Helena Belzer), La Lettre volée, 1994. L'Obsidienne rêve l'obscur, préface de P.-Y. Soucy, L'Ambedui, 1998 (poèmes). (Ç)L'Harmattan, 2001 ISBN: 2-7475-0398-4 A Michèle INTRODUCTION Dans la déclinaison du "qu'appelle-t-on penser ?", "que signifie s'orienter dans la pensée ?", le retour réflexif sur l'opération de penser est à même de dresser - entre autrestantôt l'image d'un tribunal dont la méthode conditionnante confine l'exercice réglé de la pensée dans le cercle harmonieux du sujet et de l'objet (Kant), tantôt l'image de l'effectivité infinie d'une auto-genèse signant l'identité de la conscience et du monde (Hegel), tantôt le plan d'immanence d'une hétérogenèse "forcée", subie de la pensée, dont l'image du coup de dés conjugue impuissance et création dans l'inédit (Deleuze). La question, jamais éteinte en sa solution, de la surrection de la pensée hors du chaos invite à lier tout jeu conceptuel, tout système idéatif à la politique de penser qui le sous-tend et le mobilise. La pensée n'étant jamais neutre mais toujours suprêmement intéressée véhicule par-devers elle une politique de penser; c'est ce déploiement engagé de la pensée deleuzienne qui se verra examiné, son ontologie s'ouvrant explicitement sur une ressaisie perspectiviste des dispositifs théoriques qui ont scandé l'histoire de la philosophie sous le thème de l'immanence. Le choix d'une orientation de pensée décidant ce qu'il en est de l'être1 prend chez Deleuze, d'une part, la figure de l'immanence, de l'univocité ontologique, d'autre part, celle d'une concaténation de certains dispositifs philosophiques. Le choix politique de l'immanence véhicule des garanties (principalement l'égalité ontologique) et des contraintes (principalement la différence asymétrique), et oriente la saisie des problèmes de la différence pure, de l'événement transcendantal et de la co-genèse de l'être et de la pensée. Du sein d'une ontologie de l'événement acquise à l'univocité de l'être, deux problèmes axiaux se verront interrogés: d'une part la dramatisation d'une pensée de la différence pure, unilatérale, non dialectique, d'autre part le sens d'un sens transcendantal incorporel, l'enjeu vitaliste d'un événement virtuel lié à la cogenèse de l'être et de la pensée (sous quelles contraintes une 7 genèse de l'être et de la pensée est-elle possible ?). Retrouver les problèmes qui ont motivé une construction conceptuelle placée sous le signe de l'immanence reviendra à interroger la politique de penser mise en oeuvre par Deleuze, en sa concaténation de dispositifs philosophiques (essentiellement les Stoïciens, Hume, Leibniz, Spinoza, Kant, Nietzsche, Bergson) infléchissant l'histoire de la philosophie vers la question de l'événement. En d'autres termes, il s'agira de mettre à jour la politique à l'oeuvre ,en cette pragmatique singulière qui opère par répétitions différenciantes, captures hétérodoxes, connexions de dispositifs de pensée hétérogènes et engendre, en ce mouvement de "virtualisation", une nouvelle image de la pensée. Si une chose a "autant de sens qu'il y a de forces capables de s'en emparer"2, la Chose Histoire de la philosophie (exception faite des auteurs sus-mentionnés), que Deleuze estime inféodée au règne de la représentation, voit le sens impensé de sa pratique de la récognition mis en lueur par ces penseurs du devenir qui s'arrachent à cette Histoire. Dans la mise en place d'une remontée généalogique des sphères de l'expérience en direction du transcendantal, la pensée deleuzienne libère, par la levée des forces qui s'en saisissent, les sens cryptiques d'un empire de la représentation officiant le refoulement d'une différence idéelle et intensive - bref d'une pensée - qui pourtant y insiste. La montée à la question de la genèse de l'être et de la pensée impliquera la position d'une pensée de la différence qui se sépare de la différence critico-phénoménologique et de la différence dialectique. L'image de la pensée, telle que la définit Deleuze, est ce mouvement de préorientation qui pose la distinction quid juris/ quid facti par sa construction d'un plan d'immanence sélectionnant ce qui vaut la peine d'être pensé, à savoir le mouvement infini d'une pensée affine au chaos. Etant entendu que l'image deleuzienne de la pensée pose son tracé intuitif par différence avec celles de la paix phénoménologique et de la réflexion dialectique, il s'agira de probléma tiser la problématisation deleuzienne de la différence dialectique, de dramatiser à nouveaux frais la scène somme toute figée plantant Hegel comme le damné de Deleuze et d'interroger une 8 phénoménologie vue comme le surcodage doxique de la critique kantienne. Bref, de faire se jouxter au plus près un agencement discursif ambitionnant de se poser affirmativement sans s'opposer à son autre (Deleuze) et un régime dialectique figé dans la figure de la disjonction exclusive, non rejouable par la force de virtualisations décontextualisantes (Hegel). Par le tracé d'une ligne d'erre diagonalisant ces deux plans d'immanence, nous mettrons à l'épreuve l'expérimentation négative en laquelle Deleuze confine le système hégélien: si le problème principiel d'une équation entre Etre (décliné en pensée) et Evénement a conduit Deleuze à poser le concept d'une différence soustraite à toute rétorsion dialectique, à toute emprise identitaire, le coup de dés par lequel la différence pure s'avère ne pouvoir se poser qu'en s'opposant pourrait bien tenir enroulée en son "fiat" la traîne de son double repoussé. Un décalage entre visée et vérité engagée de l'expérience poindrait dès lors: cette dernière, déportée en son résultat, se heurterait à la prise à revers de son intention par un point de fuite, par une tache aveugle, toute détermination n'assurant sa consistance que de se faire négation. Encore que, plutôt qu'un retour du refoulé, qu'une capture par le boomerang dialectique, nous l'entendrons dans le sens d'une rémanence de la nuit dialectique venant hanter l'univers deleuzien. Si la différence en soi, affirmative, immédiate, unilatérale, sans rapport à soi ni aux autres posée par Deleuze, se définit comme ce qui se distingue de ce qui ne s'en distingue point - nuit du sans-fond, du non-pensé -, la pensée d'une différence asymétrique opérera un redoublement de ce qu'elle thématise et se différenciera de ce qui ne s'en sépare pas (la pensée dialectique), de ce qui l'obsède et la pousse à lutter contre cette" différence déterminée, essentielle". En ce sens, le funambulisme d'une pensée transie par la précarité, faisant de son régime de déréglage la modalité de son avancée, convoque l'image de la pensée comme chute toujours rattrapée et témoigne de ce que son auto-engendrement s'avère tributaire de son envers négatif expulsé, de ce que le plan deleuzien se révèle sous condition du reflet fantomal, dogmatique et totalisant qu'elle n'a de cesse de déjouer: la dialectique. Il n'y a pas dès lors jusqu'à la différence 9 unilatérale qui ne subisse le ressac de sa vague de fond, une emprise du fond à teneur dialectique. A ce titre, la Logique et la Phénoménologie hégéliennes "majorées" par Deleuze, restratifiées en de rigides architectures, condensent exemplairement - en un singulier paradoxe - le roc non virtualisable, la réserve inversée d'un non contreffectuable et ce davantage que les images dogmatiques du penser dressées par Aristote, Descartes, Kant ou la phénoménologie, en ce que le frôlement maximal qui avoisine la dialectique et le vitalisme deleuzien appelait d'autant plus impérativement leur démarcation respective. Il ne s'agira pas tant de dire que le dispositif deleuzien est pris à revers par la dialectique que de radicaliser la pensée comme détermination égale à la nuit de l'indifférencié, comme différence monstrueuse s'emportant en des points de crise, et de lire, par la suite, en cette radicalisation, la rémanence d'un sans-fond intensif, d'un chaos impensable qui, incidemment, a pour nom I"/effondrement fondateur"3 de la dialectique. Ce qui tient lieu de nuit deleuzienne, d'où surgit la pensée, s'avancerait sous les couleurs livides d'une dialectique pourfendue explicitement pour sa transcendance, sa charge doxique, et implicitement pour son assise dans l'abîme. La pensée dialectique n'est dès lors autre que ce fond obscur" qui continue d'épouser ce qui divorce avec lui"4, qui remonte à la surface lorsque la forme émergente devient la ligne abstraite d'une différence pure. En tout actuel sommeille le virtuel, en toute extension une force intensive, comme en toute différence unilatérale s'enroule une différence réciproque qui ne se césure pas de ce qui s'en émancipe. Pensée de la différence pure et pensée de la contradiction dialectique se noueraient en un principe de continuité et s'effeuilleraient comme les variations intensives et discursives d'un même rapport dont les termes s'écartèlent jusqu'à consister dans le passage à la limite de l'un et de l'autre. Le fond indéterminé que constitue l'économie hégélienne de la médiation par rapport à la détermination idéelle qui en fulgure peut alors devenir, sous la variation angulaire d'un même rapport permutant ses termes, ligne abstraite idéelle adéquate à l'impuissance d'un sans-fond 10 désormais deleuzien5: la dialectique peut autant composer la nuit, l'impensé de la pensée vitaliste de Deleuze que celle-ci la nuit de celle-là. Dans la délimitation des écueils qui guettent la pensée, Deleuze a mis en évidence et critiqué de façon constante la tentation du chaos, l'exercice précautionneux de l'opinion et la montée en transcendance. La dialectique aurait confiné l'exercice de la pensée dans le champ de la doxa et de la montée en transcendance: ses opinions assoupies et sa représentation infinie défigureraient l'immanence en la plaçant sous la férule d'une immanence au Soi. Par-delà l'analyse des insuffisances dont Deleuze fait grief à la dialectique (régime de l'opinion et de la transcendance), nous accentuerons l'autre visage tû, celui d'un Hegel côtoyant le sans-fond chaotique, dont le versant abyssal motive une tombée en disgrâce plus souterraine sous le reproche voilé, inavoué d'une affinité au chaos. Sous un reproche explicite gronderait un refus étrangement masqué, curieusement travesti sous le geste éthique du "pour en finir avec le jugement". C'est moins le système du jugement qui se trouve honni par Deleuze que les dangereuses fiançailles de la dialectique avec la nuit du chaos, c'est moins la machinerie identitaire, totalitaire qui se voit dénoncée que ses noces avec le sans-fond. Sous le quadrillage doxique en lequel Hegel se voit enfermé soufflerait le vent d'une folie non feinte, de sirènes irraisonnées: c'est ce corps à corps dialectique d'une pensée index sui et d'un chaos indompté que Deleuze soupçonnerait de tourner en ligne de mort, par immersion du concept en cette nuit où toutes les fleurs sont noires... La trop grande étreinte de la pensée dialectique et de son" avant" chaotique hypothéquerait l'émergence de la pensée, la rendant incapable de déterminer son sans-fond. Sous les griefs étalés s'étagent les sédimentations d'autres reproches, à l'instar des différences intensives que Deleuze dit recouvertes par leurs "soeurs jumelles" extensives... Sous le refus affiché, se dissimule une contestation d'un tout autre ordre. Creusant le soupçon dont Deleuze fait montre tout particulièrement à l'égard de Hegel, nous opérerons une radiographie du soupçon du soupçon. Il Le chapitre I traitera de l'ontologie événementielle. Nous y verrons que le choix d'une univocité ontologique implique la mise en place des modèles de l'expression et de la différentiation/intégration et une réélaboration de la question du transcendantal de l'être et de la pensée qui passera par la constitution d'un "empirisme supérieur". Le problème de la genèse idéelle et ontologique sera abordé au niveau des synthèses passives, du devenir et de ses opérateurs logiques. L'affirmation d'une événementialité double - côté virtuel et côté actuel- donnera lieu à l'examen de l'éthique stoïcienne qui lui correspond, par différenciation avec celle de la belle âme. Enfin, l'extraction de la pensée hors du chaos appellera un dégagement des composantes du vide et de l'infini qui caractérisent tant la première que le second et soulèvera les problèmes connexes du continu, de la "limite" et du "seuil", de l'aporie du fondement et de la mise à bas de l'alternative entre fond indifférencié et formes. Le chapitre II interrogera la question du temps. En cette deuxième partie, nous nous proposons, dans un premier temps, d'analyser, à partir de Différence et répétition, Logique du sens, L'Image-mouvement et L'Image-temps, les traits de la pensée représentative du temps, de réinterroger ensuite les scansions que dresse Deleuze dans l'histoire de la métaphysique eu égard à leur traitement de la question du temps, à savoir celles que ponctuèrent Platon, Descartes, Kant et Hegel. Nous y adjoindrons une lecture alternative de Hegel. Dans un second temps, nous questionnerons le montage discursif au travers duquel Deleuze élabore une image directe du temps et qui connecte la lecture stoïcienne de Chronos et de l'Aiôn, la forme pure, immobile du temps kantien radicalisée par H6lderlin, l'éternel retour de l'autre de Nietzsche-Klossowski, le cône bergsonien d'un passé pur virtuel. En ce télescopage des chronosignes stoïcien, kantien, nietzschéen et bergsonien, nous verrons que, dans son exégèse de Kant, Deleuze ajointe la forme pure du temps vide à la percée sublime et que cette jonction entre d'une part la forme immuable d'un temps vide et d'autre part une percée sublime (qui, par son désaccord des facultés, catalyse un temps non ordinal) réarticule la pensée stoïcienne 12 de l'Aiôn. Le temps événementiel qu'interroge Deleuze est luimême mis en oeuvre dans la construction d'un plan superposant les quatre dispositifs temporels des Stoïciens, de Kant, de Nietzsche et de Bergson. Le chapitre III exposera la différence asymétrique, vitaliste, dans sa démarcaton par rapport à la différence phénoménologique et à la différence dialectique. Cette troisième partie se verra développée comme suit: 1° dégagement des enjeux du problème d'une différence pure, 2° symptomatologie et généalogie de la différence ontologicophénoménologique, et éclairage de celle-ci à travers le débat noué par Heidegger autour de Nietzsche, en une confrontation avec la lecture deleuzienne d'un Nietzsche coupé du filtre heideggérien, 3° exposition de l'évaluation deleuzienne confinant Hegel dans le cercle d'une pensée réactive, doxique, transcendante, analyse des points de rupture répertoriés par Deleuze entre Hegel et lui-même, et déduction des "modèles" philosophiques, scientifiques et esthétiques d'une différence dialectique, 4° présentation des "schémas" philosophiques, scientifiques et esthétiques sous-tendant la pensée d'une différence unilatérale, pure, et pointage de l'évolution du motif de la différence dans l'oeuvre de Deleuze. Le chapitre IV examinera l'image de la pensée créée par Deleuze. Dans cette quatrième partie, nous exposerons 1° en un premier temps, les écueils que rencontre la pensée (doxa, transcendance, chaos), 2° en un deuxième temps, les traits de l'image dogmatique de la pensée, 3° en un troisième temps, la nouvelle image de pensée construite par Deleuze (immanence, création, violence, impuissance et impersonnalité), sa capture "phagocyteuse", "anthropophage" des philosophies de Spinoza, Leibniz, des post-kantiens (point de vue de survol et conditions réelles de l'expérience, égalité à l'être et dérobade du fini...) et de Kant-Maïmon-Foucault (forme du temps fracturant la pensée de son être, finitude, écart entre intégration et différentiation), 4° en un quatrième temps, la genèse conjointe de l'être et de la pensée (passage du chaos à la pensée, synthèse idéelle de la différence et synthèse asymétrique du sensible, individuation, automatisme spirituel, pensée-cerveau, et,en 13 sus, l'évolution de la lecture deleuzienne de Mallarmé), 5° en un cinquième temps, la distinction indiscernable entre événement et état de choses au niveau du langage, à savoir entre sens, expression, matière sémiotique et proposition linguistique, sémiologie, et ce, dans une brève confrontation avec les objections de F. Wahl et de J. Rancière, 6° en un sixième temps, les connexions virtualisantes entre Leibniz, Kant et les post-kantiens montées en un agencement Deleuze, 7° en un septième et dernier temps, le repérage des affinités secrètes entre Hegel et Deleuze sur fond d'une divergence des plans d'immanence. 14 PREMIÈRE PARTIE ONTOLOGIE ÉVÉNEMENTIELLE Univocité de ['Etre. L'ontologie que Deleuze déploie dans l'ensemble de son oeuvre entend remonter à l'Etre comme vie inorganique, champ transcendantal virtuel se déclinant comme pensée et se distribuant en expressions-inflexions actualisées. Cette remontée ontologique s'opère dans l'immanence d'un parcours du penser mesuré à la vitesse infinie de son "point de vue de survol", c'est-à-dire à la vitesse infinie du survol, hors transcendance et hors réflexion, de la pensée par elle-même. Par la construction d'un matérialisme métaphysique6 épousant la topologie d'un Esprit-Nature, le vitalisme d'une penséecerveau, Deleuze entend faire varier l'identité immémoriale entre être et penser, - différemment développée de Parménide à Hegel et Heidegger -, et ce, à partir d'un problème qui, transissant la pensée et la générant, pourrait être formulé dans les termes suivants: "quelles sont les conditions d'un événement, pour que tout soit événement ?"7. L'identité de l'être et du penser se verra donc réactivée à partir du problème de l'advenue du nouveau, de l'inédit, de l'événement défini comme abondant et métamorphique, toujours déjà passé et encore à venir, jamais éteint en sa solution. Ce problème d'une pensée digne de la différence événementielle qui l'engendre prédispose son champ et ses objets: il préoriente les termes en lesquels le plan d'immanence va se monnayer, et l'infléchit en une univocité ontologique. Mais, dans un mouvement circulaire, l'énonciation du problème de l'événement et sa traduction en concepts s'avèrent surdéterminées par cela même -le plan de consistance - qu'elles font se lever. Si seules l'univocité de l'Etre et la philosophie de l'immanence apportent une réponse au problème ontologique de la différence événementielle, si, seules, elles garantissent la libération d'une événementialité pure et différentielle, l'interrogation de la genèse commune de l'être et de la pensée imposera un ordre 15 des matières passant de l'être au connaître, de la forge transcendantale ontologique régie par l'univoque aux cristallisations étantes acquises à l'équivocité, et ce, unilatéralement, sans plus l'ordre des raisons qui, de Descartes à la phénoménologie en passant par Kant, substituait à l'ordre réel d'une production en-soi celui d'un savoir déterminant les phénomènes. En effet, seul cet ordre d'engendrement allant de l'être aux étants sauvegarde l'univocité du premier. Si toute philosophie pré-sélectionne ce qui vaut la peine d'être pensé, en un partage de droit définissant son négatif, le plan d'immanence deleuzien définira son "digne d'être pensé" dans les termes d'un "Un-Tout", sans forme ni substance, qui miracule ses inflexions actuelles et se plie en une pensée à vitesse infinie. Cette image d'un lancer vital des dés insistant comme impensé qui ne peut qu'être pensé, cette image d'une pensée comme pli du Dehors, comme flexion de l'Etre la fracturant, disposera l'impératif d'une fidélité à cela même dont elle provient, en ce que le principe de relance intensive des configurations individuelles réside en leur site transcendantal, celles-ci n'ayant d'être métastable que par cela dont elles proviennent et en quoi elles retournent se déposer. Pour Deleuze, l'exercice plénier de la philosophie, - en ce qu'il mesure la consistance de ses concepts créés à l'aune d'une autoréférence déliée de tout modèle du vrai, de toute légitimation par un donné extérieur -, circonscrira le domaine de son" quid juris" dans les termes d'une pensée à hauteur de la surface transcendantale, une surface transcendantale ontologique dont l'immanence n'est qu'à soi-même, sans décalque sur l'empirique, sans l'inclination rassurante vers une immanence immanente à l'Un, à Dieu, à la conscience. D'où une constante vigilance quant à la tenue en immanence d'une pensée qui ne peut pas ne pas sécréter sa dose d'illusions8. L'inclusion de l'événement dans une pensée dont la genèse contrainte et inconsciente atteste l'immanence de son opérativité incurve le traitement du problème du devenir, de la différence ontologique dans les termes d'une univocité de l'Etre. Evacuant les transcendances - hypostases de l'analogie (rapportée à Dieu), de l'éminence (rapportée au Moi), et de 16 l'équivocité (rapportée au Monde)9 -, l'univocité ontologique est ce champ transcendantal virtuel, générant les formes actuelles du penser et de l'être, qui garantit une immanence vierge de toute compromission par la forme ou le sujet empiriques, exempte de toute relève par la transcendance d'un concept posé en universel. Afin de préserver, d'une part, l'égalité ontologique entre cause productive et effets empiriques, d'autre part, l'inhérence d'expressions actuelles, sans rapport à soi ni entre elles, à l'être comme exprimé, l'entreprise deleuzienne d'une saisie en immanence du mouvement d'engendrement concomitant de l'être et de la pensée requiert de cerner cette pensée se retournant sur une pensée identique à l'être dans les termes mêmes de la surrection hasardeuse de la pensée, en un redoublement, désitué et en surplomb, de la trajectoire génétique qui impulse l'idéel à partir du choc du jeu du monde. Si le sens des phénomènes, par-delà les forces qui s'en emparent, dérive de leur site originaire, du site transcendantal les suscitant, il conviendra d'étudier cette omnipersistance de l'aurore de la genèse, inentamée en ses dépôts, hantant les déterminations qui en ont émergé. La rémanence du virtuel, l'insistance du champ ontologique des conditions de tout dire et de tout étant, à même les cristallisations empiriques qui s'en sont extirpées, composeront l'opérateur tactique apte à damer le pion à la représentation; ils permettent de réaménager le problème d'une genèse en immanence que l'image orthodoxe de la pensée avait refermé sur des solutions ad hoc. Le sans-fond intensif, sorte de matrice transcendantale, d'Inconditionné comme pur Dehors, dont l'univocité ontologique s'évente en de multiples visages nominaux, asseoit un dispositif de pensée habilité à libérer une différence en soi, sauvage, événementielle, portée par le doublet indiscernable du virtuel et de l'actuel: une différence non programmable, non inférable, non déductible de la situation, qui ne doive rien au schéma d'un possible décalqué du réel, et qui rende compte de l'actualisation au niveau de l'être et de la pensée. L'effraction de la pensée de Gilles Deleuze par la question en excès, trop puissante, du devenir génétique et de la genèse en devenir d'une pensée tenue sur la pointe de ce qui la sépare de la non-pensée a répercuté ce "noochoc" par 17 l'instauration d'une cartographie en immanence, d'un plan d'univocité sans écart entre production et fonctionnement, sans cèlement d'une dimension inférée du donné, d'un n+ 110,ni forme constituante indûment projetée dans le transcendantal. Le pari d'une pensée sans imagell soutiendra la prétention ontologique d'une saisie immédiate, hors catégorie, de ce qu'il en est du réel même de l'être, une fois tenues pour déjouables et déjouées les fictions rétrospectives alourdissant le transcendantal sous l'empirique. Notons que cette absence de médiation catégorielle ne peut éviter le détour ni ne pas faire les frais d'une remontée généalogique hors représentation au terme de laquelle l'immédiat se verra retrouvé12. Les déclinaisons nominales multiples par lesquelles Gilles Deleuze module, tout au long de son oeuvre, la question étoilée du plan d'immanence comme champ transcendantal feront l'objet d'un examen ultérieur; nous verrons en quoi ces variations discursives qui ré articulent l'espace de la surface virtuelle ainsi que ses opérateurs de liaison différenciante sont corrélées au devenir aléatoire et au surgissement de nouveaux problèmes. Univocité, équivocité et analogie. Deleuze pose l'univocité de l'être en ces termes: "Il n'y a jamais eu qu'une seule proposition ontologique: l'Etre est univoque (...) l'essentiel de l'univocité n'est pas que l'Etre se dise en un seul et même sens. C'est qu'il se dise, en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques (...) il se dit de la différence elle-même (...) L'univocité de l'être signifie donc aussi l'égalité de l'être. L'Etre univoque est à la fois distribution nomade et anarchie couronnée"13. La description d'un être se disant en un seul et même sens d'étants actuels équivoques dissout les partages catégoriels d'une représentation qui subsume, médie et généralise l'UnTout en un élément "transgénérique" (modèle aristotélicien d'une équivocité ontologique doublée d'une univocité de ce dont l'être se dit, qui occulte le site d'un être neutre, acatégoriel, côtoyant le chaos). En lieu et place d'une analogie ontologique 18 par laquelle l'être se distribue fixement en différents sens sis en diverses formes, à chaque fois pourvues d'un sens unique et stable, l'univocité expose le sens collectif d'un être qui se dit, de façon égalitaire, de différences individuantes qui ne brisent pas l'unité de son sens. Ce n'est plus l'être qui se divise en diverses catégories hiérarchisées ontologiquement, qui se répartit en des étants déterminés assignés à une place fixe, ce sont les différences ontiques qui se distribuent dans l'espace lisse, ouvert de l'être. Chaque étant explique, développe le continuum intensif d'un être qui se dit en un même sens de tout ce qui est. Aucune différence catégorielle entre divers sens de l'être ne vient plus hiérarchiser les étants; les différences spécifiques, génériques, catégorielles ne sont plus que des distinctions secondes, qui renvoient à des différences de nature d'ordre intensif. L'être se dit en un seul et même sens de Dieu, de l'homme, de la tique, de la plante, de l'âme, du corps, du vivant, de l'inerte... qui expriment une seule et même puissance ontologique. L'univocité implique une lecture généalogique du réel telle que ce dernier se montre en sa genèse intensive, se perçoit dans sa texture composée de forces auxquelles se subordonnent les formes. Le dédoublement du Parménide de Platon en "Un Un" et en "Un qui est" donnera naissance à la double voie de l'équivocité de l'être (Dieu comme Un au-delà de tout, à qui ne convient pas l'être, sans commune mesure avec les créatures, de Pseudo-Denys à maître Eckhart) et de l'analogie ontologique (théologie du Dieu-Etre approchable par analogie, avec saint Thomas d'Aquin), laissant en blanc la pensée de l'univocité ontologique (Duns Scot) réactivée par Deleuze. Si l'être se dit en plusieurs sens, se dit homonymiquement de ce qui est, plus aucun rapport ne subsiste entre les sphères ontiques, et aucun pont ne mène plus des créatures à Dieu. Mais si le mot "être", en son homonymie, implique qu'il se dise en plusieurs sens de ce qui est, qu'il se dise de choses différentes, l'inverse, la réciproque n'est pas vraie: la diction en plusieurs sens n'est pas nécessairement homonymie, équivocité, mais peut être analogie14. 19 "Le point d'hérésie de l'équivocité, c'est que ceux qui disaient que l'être se dit en plusieurs sens et que ces différents sens n'ont aucune commune mesure, comprenez qu'à la limite ils préféraient dire: "Dieu n'est pas", plutôt que dire "Il est", dans la mesure où "Il est" est un énoncé qui se disait de la table ou de la chaise (00.) si les équivocistes avaient déjà commis le péché possible en eux, les univocistes étaient des penseurs qui nous disaient: de tout ce qui est, l'être se dit en un seul et même sens, d'une chaise, d'un animal, d'un homme ou de Dieu (...) Les troisièmes disaient: l'être n'est ni équivoque, ni univoque, il est analogue. Là on peut dire le nom, celui qui a élaboré à partir d'Aristote une théorie de l'analogie, c'est saint Thomas, et historiquement c'est lui qui a gagné. L'être qui est analogue, ça voulait dire: oui, l'être se dit en plusieurs sens de ce dont il se dit. Seulement, ces sens ne sont pas sans commune mesure: ces sens sont régis par des rapports d'analogie"15. La pensée de l'équivocité et celle de l'analogie véhiculent un décryptage catégoriel du réel en ce que les catégories correspondent précisément aux différents sens de l'être; les découpages catégoriels du réel se traduisent en termes de formes originaires auxquelles se subordonnent des variations intensives secondaires. Chez Aristote, l'être, dont l'universalité excède celle du genre, se dit de multiples manières de ce qui est et répond à diverses acceptions analogiques, à savoir l'être selon le rapport être en soi/être par accident, l'être selon la vérité, l'être selon les figures de la catégorie et l'être selon la relation puissance-acte (Métaphysique, D, 7, E, 2). Avec Aristote, l'analogie est donc transcatégoriale (la catégorie n'étant qu'une des quatre figures de l'analogie. Notons qu'avec Kant par contre, l'être ne se dira plus que selon une analogie catégoriale : l'être se dit en plusieurs sens, à savoir selon les douze catégories tirées de la table des jugements d'Aristote). Par ailleurs, sous sa forme catégoriale, elle repose, soutient Deleuze, sur une distinction qui sera reprise par la 20