L`ONTOLOGIE DE GILLES DELEUZE

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L'ONTOLOGIE
DE
GILLES DELEUZE
Collection La Philosophie en commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice
de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme
forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par
l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat
politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du
jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait
royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement,
les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir
les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise
des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes
politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion
technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à
reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage
critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de
justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de
vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui,
dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation
et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières parutions
Daniel ABERDAM(textes recueillis par), Berlin entre les deux guerres:
une symbiose judéo-allemande ?, 2000.
Elfie POULAIN,Franz Kafka: l'enfer du sujet ou l'injustifiabilité de
l'existence,2000.
Stanislas BRETON,Philosopher sur la côte sauvage, 2000.
Collection
«
La Philosophie en commun»
dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain
& Patrice Vermeren
Véronique BERGEN
L'ONTOLOGIE
DE
GILLES DELEUZE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) CANADA
H2Y 1K9
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
Ouvrages publiés par l'auteur:
Jean Genet. Entre mythe et réalité, préface de M. Surya, De Boeck
Université, 1993 (essai).
Brûler le père quand l'enfant dort, La Lettre volée, 1994 (poèmes).
Encres (textes poétiques avec des peintures d'Helena Belzer), La
Lettre volée, 1994.
L'Obsidienne rêve l'obscur, préface de P.-Y. Soucy, L'Ambedui,
1998 (poèmes).
(Ç)L'Harmattan,
2001
ISBN: 2-7475-0398-4
A Michèle
INTRODUCTION
Dans la déclinaison du "qu'appelle-t-on
penser ?", "que
signifie s'orienter dans la pensée ?", le retour réflexif sur
l'opération de penser est à même de dresser - entre autrestantôt l'image d'un tribunal dont la méthode conditionnante
confine l'exercice réglé de la pensée dans le cercle harmonieux
du sujet et de l'objet (Kant), tantôt l'image de l'effectivité infinie
d'une auto-genèse signant l'identité de la conscience et du
monde (Hegel), tantôt le plan d'immanence d'une hétérogenèse
"forcée", subie de la pensée, dont l'image du coup de dés
conjugue impuissance et création dans l'inédit (Deleuze). La
question, jamais éteinte en sa solution, de la surrection de la
pensée hors du chaos invite à lier tout jeu conceptuel, tout
système idéatif à la politique de penser qui le sous-tend et le
mobilise. La pensée n'étant jamais neutre mais toujours
suprêmement intéressée véhicule par-devers elle une politique
de penser;
c'est ce déploiement
engagé de la pensée
deleuzienne
qui se verra examiné, son ontologie s'ouvrant
explicitement sur une ressaisie perspectiviste
des dispositifs
théoriques qui ont scandé l'histoire de la philosophie sous le
thème de l'immanence.
Le choix d'une orientation de pensée décidant ce qu'il en
est de l'être1 prend chez Deleuze, d'une part, la figure de
l'immanence,
de l'univocité ontologique, d'autre part, celle
d'une concaténation de certains dispositifs philosophiques.
Le
choix politique
de l'immanence
véhicule
des garanties
(principalement
l'égalité ontologique)
et des contraintes
(principalement
la différence asymétrique), et oriente la saisie
des problèmes
de la différence
pure, de l'événement
transcendantal
et de la co-genèse de l'être et de la pensée. Du
sein d'une ontologie de l'événement acquise à l'univocité de
l'être, deux problèmes axiaux se verront interrogés: d'une part
la dramatisation d'une pensée de la différence pure, unilatérale,
non dialectique, d'autre part le sens d'un sens transcendantal
incorporel, l'enjeu vitaliste d'un événement virtuel lié à la cogenèse de l'être et de la pensée (sous quelles contraintes une
7
genèse de l'être et de la pensée est-elle possible ?). Retrouver les
problèmes qui ont motivé une construction conceptuelle placée
sous le signe de l'immanence reviendra à interroger la politique
de penser mise en oeuvre par Deleuze, en sa concaténation de
dispositifs philosophiques (essentiellement les Stoïciens, Hume,
Leibniz, Spinoza, Kant, Nietzsche,
Bergson) infléchissant
l'histoire de la philosophie vers la question de l'événement. En
d'autres termes, il s'agira de mettre à jour la politique à l'oeuvre
,en cette pragmatique
singulière qui opère par répétitions
différenciantes, captures hétérodoxes, connexions de dispositifs
de pensée hétérogènes
et engendre, en ce mouvement
de
"virtualisation", une nouvelle image de la pensée. Si une chose
a "autant de sens qu'il y a de forces capables de s'en emparer"2,
la Chose Histoire de la philosophie (exception faite des auteurs
sus-mentionnés),
que Deleuze estime inféodée au règne de la
représentation,
voit le sens impensé de sa pratique de la
récognition mis en lueur par ces penseurs du devenir qui
s'arrachent
à cette Histoire. Dans la mise en place d'une
remontée généalogique des sphères de l'expérience en direction
du transcendantal, la pensée deleuzienne libère, par la levée des
forces qui s'en saisissent, les sens cryptiques d'un empire de la
représentation officiant le refoulement d'une différence idéelle
et intensive - bref d'une pensée - qui pourtant y insiste. La
montée à la question de la genèse de l'être et de la pensée
impliquera la position d'une pensée de la différence qui se
sépare de la différence critico-phénoménologique
et de la
différence dialectique.
L'image de la pensée, telle que la définit Deleuze, est ce
mouvement
de préorientation
qui pose la distinction
quid
juris/ quid facti par sa construction d'un plan d'immanence
sélectionnant
ce qui vaut la peine d'être pensé, à savoir le
mouvement infini d'une pensée affine au chaos. Etant entendu
que l'image deleuzienne de la pensée pose son tracé intuitif par
différence avec celles de la paix phénoménologique
et de la
réflexion
dialectique,
il s'agira
de probléma tiser la
problématisation
deleuzienne de la différence dialectique, de
dramatiser
à nouveaux frais la scène somme toute figée
plantant Hegel comme le damné de Deleuze et d'interroger une
8
phénoménologie
vue comme le surcodage
doxique de la
critique kantienne. Bref, de faire se jouxter au plus près un
agencement discursif ambitionnant de se poser affirmativement
sans s'opposer à son autre (Deleuze) et un régime dialectique
figé dans la figure de la disjonction exclusive, non rejouable par
la force de virtualisations
décontextualisantes
(Hegel). Par le
tracé d'une ligne d'erre diagonalisant
ces deux plans
d'immanence,
nous mettrons à l'épreuve l'expérimentation
négative en laquelle Deleuze confine le système hégélien: si le
problème principiel d'une équation entre Etre (décliné en
pensée) et Evénement a conduit Deleuze à poser le concept
d'une différence soustraite à toute rétorsion dialectique, à toute
emprise identitaire, le coup de dés par lequel la différence pure
s'avère ne pouvoir se poser qu'en s'opposant pourrait bien tenir
enroulée en son "fiat" la traîne de son double repoussé. Un
décalage entre visée et vérité engagée de l'expérience poindrait
dès lors: cette dernière, déportée en son résultat, se heurterait à
la prise à revers de son intention par un point de fuite, par une
tache aveugle, toute détermination
n'assurant sa consistance
que de se faire négation. Encore que, plutôt qu'un retour du
refoulé, qu'une capture par le boomerang dialectique, nous
l'entendrons
dans le sens d'une rémanence
de la nuit
dialectique venant hanter l'univers deleuzien. Si la différence en
soi, affirmative, immédiate, unilatérale, sans rapport à soi ni
aux autres posée par Deleuze, se définit comme ce qui se
distingue de ce qui ne s'en distingue point - nuit du sans-fond,
du non-pensé -, la pensée d'une différence asymétrique opérera
un redoublement de ce qu'elle thématise et se différenciera de
ce qui ne s'en sépare pas (la pensée dialectique), de ce qui
l'obsède
et la pousse à lutter contre cette" différence
déterminée, essentielle". En ce sens, le funambulisme
d'une
pensée transie par la précarité, faisant de son régime de
déréglage la modalité de son avancée, convoque l'image de la
pensée comme chute toujours rattrapée et témoigne de ce que
son auto-engendrement
s'avère tributaire de son envers négatif
expulsé, de ce que le plan deleuzien se révèle sous condition du
reflet fantomal, dogmatique et totalisant qu'elle n'a de cesse de
déjouer: la dialectique. Il n'y a pas dès lors jusqu'à la différence
9
unilatérale qui ne subisse le ressac de sa vague de fond, une
emprise du fond à teneur dialectique. A ce titre, la Logique et la
Phénoménologie
hégéliennes
"majorées"
par Deleuze,
restratifiées
en de rigides
architectures,
condensent
exemplairement
- en un singulier
paradoxe - le roc non
virtualisable, la réserve inversée d'un non contreffectuable et ce
davantage que les images dogmatiques du penser dressées par
Aristote, Descartes, Kant ou la phénoménologie,
en ce que le
frôlement maximal qui avoisine la dialectique et le vitalisme
deleuzien
appelait
d'autant
plus impérativement
leur
démarcation respective.
Il ne s'agira pas tant de dire que le dispositif deleuzien
est pris à revers par la dialectique que de radicaliser la pensée
comme détermination égale à la nuit de l'indifférencié, comme
différence monstrueuse s'emportant en des points de crise, et
de lire, par la suite, en cette radicalisation, la rémanence d'un
sans-fond intensif, d'un chaos impensable qui, incidemment, a
pour nom I"/effondrement fondateur"3 de la dialectique. Ce qui
tient lieu de nuit deleuzienne,
d'où surgit la pensée,
s'avancerait
sous les couleurs livides d'une dialectique
pourfendue
explicitement pour sa transcendance,
sa charge
doxique, et implicitement
pour son assise dans l'abîme. La
pensée dialectique n'est dès lors autre que ce fond obscur" qui
continue d'épouser ce qui divorce avec lui"4, qui remonte à la
surface lorsque la forme émergente devient la ligne abstraite
d'une différence pure. En tout actuel sommeille le virtuel, en
toute extension une force intensive, comme en toute différence
unilatérale s'enroule une différence réciproque qui ne se césure
pas de ce qui s'en émancipe. Pensée de la différence pure et
pensée de la contradiction
dialectique se noueraient en un
principe de continuité et s'effeuilleraient comme les variations
intensives et discursives d'un même rapport dont les termes
s'écartèlent jusqu'à consister dans le passage à la limite de l'un
et de l'autre. Le fond indéterminé que constitue l'économie
hégélienne de la médiation par rapport à la détermination
idéelle qui en fulgure peut alors devenir, sous la variation
angulaire d'un même rapport permutant
ses termes, ligne
abstraite idéelle adéquate à l'impuissance
d'un sans-fond
10
désormais deleuzien5: la dialectique peut autant composer la
nuit, l'impensé de la pensée vitaliste de Deleuze que celle-ci la
nuit de celle-là. Dans la délimitation des écueils qui guettent la
pensée, Deleuze a mis en évidence et critiqué de façon
constante la tentation du chaos, l'exercice précautionneux
de
l'opinion et la montée en transcendance. La dialectique aurait
confiné l'exercice de la pensée dans le champ de la doxa et de la
montée en transcendance:
ses opinions assoupies
et sa
représentation infinie défigureraient l'immanence en la plaçant
sous la férule d'une immanence au Soi. Par-delà l'analyse des
insuffisances dont Deleuze fait grief à la dialectique (régime de
l'opinion et de la transcendance),
nous accentuerons l'autre
visage tû, celui d'un Hegel côtoyant le sans-fond chaotique,
dont le versant abyssal motive une tombée en disgrâce plus
souterraine sous le reproche voilé, inavoué d'une affinité au
chaos. Sous un reproche
explicite
gronderait
un refus
étrangement
masqué, curieusement
travesti sous le geste
éthique du "pour en finir avec le jugement". C'est moins le
système du jugement qui se trouve honni par Deleuze que les
dangereuses fiançailles de la dialectique avec la nuit du chaos,
c'est moins la machinerie identitaire, totalitaire qui se voit
dénoncée que ses noces avec le sans-fond. Sous le quadrillage
doxique en lequel Hegel se voit enfermé soufflerait le vent
d'une folie non feinte, de sirènes irraisonnées: c'est ce corps à
corps dialectique d'une pensée index sui et d'un chaos indompté
que Deleuze soupçonnerait
de tourner en ligne de mort, par
immersion du concept en cette nuit où toutes les fleurs sont
noires... La trop grande étreinte de la pensée dialectique et de
son" avant" chaotique hypothéquerait
l'émergence
de la
pensée, la rendant incapable de déterminer son sans-fond. Sous
les griefs étalés s'étagent les sédimentations d'autres reproches,
à l'instar des différences intensives que Deleuze dit recouvertes
par leurs "soeurs jumelles" extensives... Sous le refus affiché, se
dissimule une contestation d'un tout autre ordre. Creusant le
soupçon dont Deleuze fait montre tout particulièrement
à
l'égard de Hegel, nous opérerons une radiographie du soupçon
du soupçon.
Il
Le chapitre I traitera de l'ontologie événementielle. Nous
y verrons que le choix d'une univocité ontologique implique la
mise en place des modèles
de l'expression
et de la
différentiation/intégration
et une réélaboration de la question
du transcendantal
de l'être et de la pensée qui passera par la
constitution d'un "empirisme supérieur". Le problème de la
genèse idéelle et ontologique
sera abordé au niveau des
synthèses passives, du devenir et de ses opérateurs logiques.
L'affirmation d'une événementialité double - côté virtuel et côté
actuel- donnera lieu à l'examen de l'éthique stoïcienne qui lui
correspond, par différenciation avec celle de la belle âme. Enfin,
l'extraction
de la pensée hors du chaos appellera
un
dégagement
des composantes
du vide et de l'infini qui
caractérisent tant la première que le second et soulèvera les
problèmes connexes du continu, de la "limite" et du "seuil", de
l'aporie du fondement et de la mise à bas de l'alternative entre
fond indifférencié et formes.
Le chapitre II interrogera la question du temps. En cette
deuxième partie, nous nous proposons, dans un premier temps,
d'analyser, à partir de Différence et répétition, Logique du sens,
L'Image-mouvement et L'Image-temps,
les traits de la pensée
représentative du temps, de réinterroger ensuite les scansions
que dresse Deleuze dans l'histoire de la métaphysique eu égard
à leur traitement de la question du temps, à savoir celles que
ponctuèrent
Platon, Descartes,
Kant et Hegel. Nous y
adjoindrons une lecture alternative de Hegel. Dans un second
temps, nous questionnerons
le montage discursif au travers
duquel Deleuze élabore une image directe du temps et qui
connecte la lecture stoïcienne de Chronos et de l'Aiôn, la forme
pure, immobile du temps kantien radicalisée par H6lderlin,
l'éternel retour de l'autre de Nietzsche-Klossowski,
le cône
bergsonien
d'un passé pur virtuel. En ce télescopage
des
chronosignes stoïcien, kantien, nietzschéen et bergsonien, nous
verrons que, dans son exégèse de Kant, Deleuze ajointe la forme
pure du temps vide à la percée sublime et que cette jonction
entre d'une part la forme immuable d'un temps vide et d'autre
part une percée sublime (qui, par son désaccord des facultés,
catalyse un temps non ordinal) réarticule la pensée stoïcienne
12
de l'Aiôn. Le temps événementiel qu'interroge Deleuze est luimême mis en oeuvre dans la construction
d'un plan
superposant les quatre dispositifs temporels des Stoïciens, de
Kant, de Nietzsche et de Bergson.
Le chapitre III exposera la différence asymétrique,
vitaliste, dans sa démarcaton
par rapport à la différence
phénoménologique
et à la différence
dialectique.
Cette
troisième
partie se verra développée
comme suit:
1°
dégagement des enjeux du problème d'une différence pure, 2°
symptomatologie
et généalogie de la différence ontologicophénoménologique,
et éclairage de celle-ci à travers le débat
noué par Heidegger autour de Nietzsche, en une confrontation
avec la lecture deleuzienne
d'un Nietzsche coupé du filtre
heideggérien,
3° exposition
de l'évaluation
deleuzienne
confinant Hegel dans le cercle d'une pensée réactive, doxique,
transcendante,
analyse des points de rupture répertoriés par
Deleuze entre Hegel et lui-même, et déduction des "modèles"
philosophiques,
scientifiques et esthétiques d'une différence
dialectique, 4° présentation
des "schémas" philosophiques,
scientifiques
et esthétiques
sous-tendant
la pensée d'une
différence unilatérale, pure, et pointage de l'évolution du motif
de la différence dans l'oeuvre de Deleuze.
Le chapitre IV examinera l'image de la pensée créée par
Deleuze. Dans cette quatrième partie, nous exposerons 1° en un
premier temps, les écueils que rencontre la pensée (doxa,
transcendance, chaos), 2° en un deuxième temps, les traits de
l'image dogmatique de la pensée, 3° en un troisième temps, la
nouvelle image de pensée construite par Deleuze (immanence,
création, violence, impuissance et impersonnalité),
sa capture
"phagocyteuse",
"anthropophage"
des philosophies
de
Spinoza, Leibniz, des post-kantiens (point de vue de survol et
conditions réelles de l'expérience, égalité à l'être et dérobade du
fini...) et de Kant-Maïmon-Foucault
(forme du temps fracturant
la pensée de son être, finitude, écart entre intégration
et
différentiation), 4° en un quatrième temps, la genèse conjointe
de l'être et de la pensée (passage du chaos à la pensée, synthèse
idéelle de la différence et synthèse asymétrique du sensible,
individuation,
automatisme
spirituel, pensée-cerveau,
et,en
13
sus, l'évolution de la lecture deleuzienne de Mallarmé), 5° en
un cinquième
temps, la distinction
indiscernable
entre
événement et état de choses au niveau du langage, à savoir
entre sens, expression,
matière sémiotique
et proposition
linguistique, sémiologie, et ce, dans une brève confrontation
avec les objections de F. Wahl et de J. Rancière, 6° en un sixième
temps, les connexions virtualisantes entre Leibniz, Kant et les
post-kantiens
montées en un agencement Deleuze, 7° en un
septième et dernier temps, le repérage des affinités secrètes
entre Hegel et Deleuze sur fond d'une divergence des plans
d'immanence.
14
PREMIÈRE PARTIE
ONTOLOGIE
ÉVÉNEMENTIELLE
Univocité de ['Etre.
L'ontologie que Deleuze déploie dans l'ensemble de son
oeuvre entend remonter à l'Etre comme vie inorganique, champ
transcendantal
virtuel se déclinant
comme pensée et se
distribuant
en expressions-inflexions
actualisées.
Cette
remontée ontologique s'opère dans l'immanence d'un parcours
du penser mesuré à la vitesse infinie de son "point de vue de
survol", c'est-à-dire
à la vitesse infinie du survol, hors
transcendance et hors réflexion, de la pensée par elle-même. Par
la construction d'un matérialisme métaphysique6 épousant la
topologie d'un Esprit-Nature,
le vitalisme d'une penséecerveau, Deleuze entend faire varier l'identité immémoriale
entre être et penser, - différemment développée de Parménide à
Hegel et Heidegger -, et ce, à partir d'un problème qui,
transissant la pensée et la générant, pourrait être formulé dans
les termes suivants:
"quelles
sont les conditions
d'un
événement, pour que tout soit événement ?"7. L'identité de
l'être et du penser se verra donc réactivée à partir du problème
de l'advenue du nouveau, de l'inédit, de l'événement défini
comme abondant et métamorphique,
toujours déjà passé et
encore à venir, jamais éteint en sa solution. Ce problème d'une
pensée digne de la différence événementielle
qui l'engendre
prédispose son champ et ses objets: il préoriente les termes en
lesquels le plan d'immanence va se monnayer, et l'infléchit en
une univocité
ontologique.
Mais, dans un mouvement
circulaire, l'énonciation
du problème de l'événement
et sa
traduction
en concepts s'avèrent surdéterminées
par cela
même -le plan de consistance - qu'elles font se lever. Si seules
l'univocité de l'Etre et la philosophie de l'immanence apportent
une réponse au problème
ontologique
de la différence
événementielle, si, seules, elles garantissent la libération d'une
événementialité
pure et différentielle,
l'interrogation
de la
genèse commune de l'être et de la pensée imposera un ordre
15
des matières passant de l'être au connaître,
de la forge
transcendantale
ontologique
régie par l'univoque
aux
cristallisations
étantes
acquises
à l'équivocité,
et ce,
unilatéralement, sans plus l'ordre des raisons qui, de Descartes
à la phénoménologie
en passant par Kant, substituait à l'ordre
réel d'une production en-soi celui d'un savoir déterminant les
phénomènes. En effet, seul cet ordre d'engendrement
allant de
l'être aux étants sauvegarde l'univocité du premier.
Si toute philosophie pré-sélectionne ce qui vaut la peine
d'être pensé, en un partage de droit définissant son négatif, le
plan d'immanence deleuzien définira son "digne d'être pensé"
dans les termes d'un "Un-Tout", sans forme ni substance, qui
miracule ses inflexions actuelles et se plie en une pensée à
vitesse infinie. Cette image d'un lancer vital des dés insistant
comme impensé qui ne peut qu'être pensé, cette image d'une
pensée comme pli du Dehors, comme flexion de l'Etre la
fracturant, disposera l'impératif d'une fidélité à cela même dont
elle provient, en ce que le principe de relance intensive des
configurations individuelles réside en leur site transcendantal,
celles-ci n'ayant d'être métastable que par cela dont elles
proviennent
et en quoi elles retournent
se déposer. Pour
Deleuze, l'exercice plénier de la philosophie, - en ce qu'il
mesure la consistance de ses concepts créés à l'aune d'une
autoréférence
déliée de tout modèle du vrai, de toute
légitimation par un donné extérieur -, circonscrira le domaine
de son" quid juris" dans les termes d'une pensée à hauteur de
la surface transcendantale,
une surface transcendantale
ontologique
dont l'immanence
n'est qu'à soi-même, sans
décalque sur l'empirique, sans l'inclination rassurante vers une
immanence immanente à l'Un, à Dieu, à la conscience. D'où une
constante vigilance quant à la tenue en immanence d'une
pensée qui ne peut pas ne pas sécréter sa dose d'illusions8.
L'inclusion de l'événement
dans une pensée dont la
genèse contrainte et inconsciente atteste l'immanence de son
opérativité incurve le traitement du problème du devenir, de la
différence ontologique
dans les termes d'une univocité de
l'Etre. Evacuant les transcendances - hypostases de l'analogie
(rapportée à Dieu), de l'éminence (rapportée au Moi), et de
16
l'équivocité (rapportée au Monde)9 -, l'univocité ontologique est
ce champ transcendantal virtuel, générant les formes actuelles
du penser et de l'être, qui garantit une immanence vierge de
toute compromission
par la forme ou le sujet empiriques,
exempte de toute relève par la transcendance d'un concept posé
en universel.
Afin de préserver,
d'une part, l'égalité
ontologique entre cause productive et effets empiriques, d'autre
part, l'inhérence d'expressions actuelles, sans rapport à soi ni
entre elles, à l'être comme exprimé, l'entreprise deleuzienne
d'une saisie en immanence du mouvement d'engendrement
concomitant de l'être et de la pensée requiert de cerner cette
pensée se retournant sur une pensée identique à l'être dans les
termes mêmes de la surrection hasardeuse de la pensée, en un
redoublement,
désitué et en surplomb,
de la trajectoire
génétique qui impulse l'idéel à partir du choc du jeu du monde.
Si le sens des phénomènes,
par-delà les forces qui s'en
emparent, dérive de leur site originaire, du site transcendantal
les suscitant, il conviendra d'étudier cette omnipersistance
de
l'aurore de la genèse, inentamée en ses dépôts, hantant les
déterminations
qui en ont émergé. La rémanence du virtuel,
l'insistance du champ ontologique des conditions de tout dire et
de tout étant, à même les cristallisations empiriques qui s'en
sont extirpées, composeront l'opérateur tactique apte à damer le
pion à la représentation;
ils permettent
de réaménager
le
problème d'une genèse en immanence que l'image orthodoxe
de la pensée avait refermé sur des solutions ad hoc. Le sans-fond
intensif, sorte de matrice transcendantale,
d'Inconditionné
comme pur Dehors, dont l'univocité ontologique s'évente en de
multiples visages nominaux, asseoit un dispositif de pensée
habilité à libérer une différence en soi, sauvage, événementielle,
portée par le doublet indiscernable du virtuel et de l'actuel: une
différence non programmable, non inférable, non déductible de
la situation, qui ne doive rien au schéma d'un possible décalqué
du réel, et qui rende compte de l'actualisation
au niveau de
l'être et de la pensée. L'effraction de la pensée de Gilles Deleuze
par la question en excès, trop puissante, du devenir génétique
et de la genèse en devenir d'une pensée tenue sur la pointe de
ce qui la sépare de la non-pensée a répercuté ce "noochoc" par
17
l'instauration
d'une cartographie
en immanence, d'un plan
d'univocité sans écart entre production et fonctionnement, sans
cèlement d'une dimension inférée du donné, d'un n+ 110,ni
forme constituante indûment projetée dans le transcendantal.
Le pari d'une pensée sans imagell soutiendra
la
prétention ontologique d'une saisie immédiate, hors catégorie,
de ce qu'il en est du réel même de l'être, une fois tenues pour
déjouables et déjouées les fictions rétrospectives alourdissant le
transcendantal
sous l'empirique. Notons que cette absence de
médiation catégorielle ne peut éviter le détour ni ne pas faire les
frais d'une remontée généalogique hors représentation au terme
de laquelle l'immédiat se verra retrouvé12. Les déclinaisons
nominales multiples par lesquelles Gilles Deleuze module, tout
au long de son oeuvre, la question étoilée du plan d'immanence
comme champ transcendantal
feront l'objet d'un examen
ultérieur; nous verrons en quoi ces variations discursives qui
ré articulent l'espace de la surface virtuelle ainsi que ses
opérateurs de liaison différenciante sont corrélées au devenir
aléatoire et au surgissement de nouveaux problèmes.
Univocité, équivocité et analogie.
Deleuze pose l'univocité de l'être en ces termes: "Il n'y a
jamais eu qu'une seule proposition
ontologique:
l'Etre est
univoque (...) l'essentiel de l'univocité n'est pas que l'Etre se
dise en un seul et même sens. C'est qu'il se dise, en un seul et
même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités
intrinsèques
(...) il se dit de la différence elle-même (...)
L'univocité de l'être signifie donc aussi l'égalité de l'être. L'Etre
univoque
est à la fois distribution
nomade et anarchie
couronnée"13.
La description d'un être se disant en un seul et même
sens d'étants actuels équivoques dissout les partages catégoriels
d'une représentation
qui subsume, médie et généralise l'UnTout en un élément "transgénérique"
(modèle aristotélicien
d'une équivocité ontologique doublée d'une univocité de ce
dont l'être se dit, qui occulte le site d'un être neutre, acatégoriel,
côtoyant le chaos). En lieu et place d'une analogie ontologique
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par laquelle l'être se distribue fixement en différents sens sis en
diverses formes, à chaque fois pourvues d'un sens unique et
stable, l'univocité expose le sens collectif d'un être qui se dit, de
façon égalitaire, de différences individuantes qui ne brisent pas
l'unité de son sens. Ce n'est plus l'être qui se divise en diverses
catégories hiérarchisées ontologiquement, qui se répartit en des
étants déterminés
assignés à une place fixe, ce sont les
différences ontiques qui se distribuent
dans l'espace lisse,
ouvert de l'être. Chaque étant explique,
développe
le
continuum intensif d'un être qui se dit en un même sens de tout
ce qui est. Aucune différence catégorielle entre divers sens de
l'être ne vient plus hiérarchiser
les étants; les différences
spécifiques, génériques, catégorielles ne sont plus que des
distinctions secondes, qui renvoient à des différences de nature
d'ordre intensif. L'être se dit en un seul et même sens de Dieu,
de l'homme, de la tique, de la plante, de l'âme, du corps, du
vivant, de l'inerte... qui expriment une seule et même puissance
ontologique. L'univocité implique une lecture généalogique du
réel telle que ce dernier se montre en sa genèse intensive, se
perçoit dans sa texture composée de forces auxquelles se
subordonnent
les formes. Le dédoublement
du Parménide de
Platon en "Un Un" et en "Un qui est" donnera naissance à la
double voie de l'équivocité de l'être (Dieu comme Un au-delà
de tout, à qui ne convient pas l'être, sans commune mesure avec
les créatures,
de Pseudo-Denys
à maître Eckhart) et de
l'analogie ontologique (théologie du Dieu-Etre approchable par
analogie, avec saint Thomas d'Aquin), laissant en blanc la
pensée de l'univocité ontologique (Duns Scot) réactivée par
Deleuze.
Si l'être
se dit en plusieurs
sens, se dit
homonymiquement
de ce qui est, plus aucun rapport ne
subsiste entre les sphères ontiques, et aucun pont ne mène plus
des créatures à Dieu. Mais si le mot "être", en son homonymie,
implique qu'il se dise en plusieurs sens de ce qui est, qu'il se
dise de choses différentes, l'inverse, la réciproque n'est pas
vraie: la diction en plusieurs sens n'est pas nécessairement
homonymie, équivocité, mais peut être analogie14.
19
"Le point d'hérésie de l'équivocité, c'est que ceux
qui disaient que l'être se dit en plusieurs sens et que ces
différents
sens n'ont aucune
commune
mesure,
comprenez qu'à la limite ils préféraient dire: "Dieu n'est
pas", plutôt que dire "Il est", dans la mesure où "Il est"
est un énoncé qui se disait de la table ou de la chaise
(00.)
si les équivocistes avaient déjà commis le péché possible
en eux, les univocistes étaient des penseurs qui nous
disaient: de tout ce qui est, l'être se dit en un seul et
même sens, d'une chaise, d'un animal, d'un homme ou
de Dieu (...) Les troisièmes disaient:
l'être n'est ni
équivoque, ni univoque, il est analogue. Là on peut dire
le nom, celui qui a élaboré à partir d'Aristote une théorie
de l'analogie, c'est saint Thomas, et historiquement c'est
lui qui a gagné. L'être qui est analogue, ça voulait dire:
oui, l'être se dit en plusieurs sens de ce dont il se dit.
Seulement, ces sens ne sont pas sans commune mesure:
ces sens sont régis par des rapports d'analogie"15.
La pensée de l'équivocité
et celle de l'analogie
véhiculent un décryptage catégoriel du réel en ce que les
catégories correspondent
précisément aux différents sens de
l'être; les découpages catégoriels du réel se traduisent
en
termes de formes originaires auxquelles se subordonnent
des
variations intensives secondaires. Chez Aristote, l'être, dont
l'universalité
excède celle du genre, se dit de multiples
manières de ce qui est et répond à diverses acceptions
analogiques, à savoir l'être selon le rapport être en soi/être par
accident, l'être selon la vérité, l'être selon les figures de la
catégorie et l'être selon la relation puissance-acte (Métaphysique,
D, 7, E, 2).
Avec Aristote, l'analogie est donc transcatégoriale
(la
catégorie n'étant qu'une des quatre figures de l'analogie.
Notons qu'avec Kant par contre, l'être ne se dira plus que selon
une analogie catégoriale : l'être se dit en plusieurs sens, à savoir
selon les douze catégories tirées de la table des jugements
d'Aristote). Par ailleurs, sous sa forme catégoriale, elle repose,
soutient Deleuze, sur une distinction qui sera reprise par la
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