« Comme une rosée de plomb » : La Mort dans l’oeuvre théâtrale de Maurice Maeterlinck Brecht Wille (20042109) Ma Vergelijkende Moderne Letterkunde Mémoire de Master Promoteur : Prof. Dr. Pierre Schoentjes Université de Gand - Département de français Année universitaire: 2007-2008 Avant-propos Avant de commencer ce mémoire, je tiens à remercier Prof. Dr. Pierre Schoentjes, mon promoteur, pour ses conseil, ses encouragements, sa confiance et sa patience. Aussi pour m’avoir donné la possibilité d’approfondir ce sujet dans le domaine de la littérature française. La réalisation de cette étude n’aurait pas été possible sans le soutien moral de mes parents et de ma sœur. Image : Emile Henri Tielemans, La Princesse Maleine, 1923 (gravure sur bois) Titre : Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Acte III, scène 4 (« Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb, et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée… ») 2 1. Introduction Encore une étude sur le premier théâtre de Maurice Maeterlinck ? À première vue le thème n’est pas très innovateur et que reste-t-il à dire sur ce sujet ? Gaston Compère écrivait déjà en 1955 : Parler encore du théâtre de Maurice Maeterlinck peut sembler à certains une gageure, à d’autres une entreprise sans intérêt et qui même ne va pas sans ridicule.1 Heureusement le but des sciences humaines n’est pas de faire à chaque fois une invention bouleversante. Il s’agit plutôt d’introduire une nouvelle perspective ou d’une nouvelle technique d’interprétation2. Les interprétations des textes de Maeterlinck ont certainement changé depuis les premières études, et il est donc intéressant de comparer les différences ou les convergences. Est-ce que les textes de Maeterlinck ont aujourd’hui encore leur importance ? Certainement. Gustave Vanwelkenhuyzen écrit en 1963 : Vivante, c’est-à-dire qu’elle [l’œuvre de Maeterlinck] présente des caractères accordés encore à notre manière de penser, de sentir, de comprendre, peut-être même de nous exprimer, de nous représenter. C’est-à-dire qu’en outre, ou que d’autre part, elle est toujours lue, goûtée, commentée et citée par les meilleurs esprits. Si, à de tels signes, se reconnaît la vie posthume d’un écrivain, celle de Maeterlinck, au lendemain du centenaire de sa naissance, n’est pas douteuse.3 Une autre preuve de l’actualité de Maeterlinck était le Timefestival du 19 au 28 avril 2007 à Gand, sa ville natale, où le thème central était le symbolisme et la figure centrale évidemment Maurice Maeterlinck. Les pièces du premier théâtre de Maeterlinck sont trop riches pour les analyser entièrement. Nous nous concentrons dans ce mémoire sur le thème de la mort (« N’y a-t-il pas de sujet plus joyeux ? »4). C’est un thème évident : La mort se cache derrière chaque geste, chaque mot, chaque bruit. Tout contribue à créer une atmosphère propice à déclencher sur toute l’étendue du discours théâtral un mécanisme de signification qui a la mort pour objet.5 1 Gaston Compère, Le Théâtre de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Palais des Académies, 1955, p. 7. Michiel Leezenberg, Gerard de Vries, Wetenschapsfilosofie voor de Geesteswetenschappen, Amsterdam, University Press, 2000, p. 21. 3 Gustave Vanwelkenhuyzen, Maurice Maeterlinck vivant, in « Annales. Tome Neuf », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1963, p. 63. 4 Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 1, Acte V, scène 2. 2 3 Ce qui n’est certainement pas exagéré. Nous voyons que la mort occupe dans chaque pièce une place centrale, mais qu’elle n’apparaît pas toujours de la même façon. Il est donc intéressant d’examiner les différentes apparences de la mort dans les pièces du premier théâtre de Maeterlinck. Puisque Maeterlinck n’était pas seulement un auteur de théâtre, nous commencerons notre mémoire par un chapitre dans lequel nous regarderons de plus près quel rôle la mort a joué dans la vie de l’auteur. Nous mentionnerons aussi son premier texte de fiction où nous voyons l’importance du thème de la mort dès le début de la carrière littéraire de Maeterlinck. Notre auteur a écrit beaucoup de textes « philosophiques », qui sont très importants pour comprendre la vision de Maeterlinck sur la mort dans tous ses aspects. Nous nous baserons sur quelques-uns de ces textes, tous écrits après le grand succès des pièces de théâtre. Dans le deuxième chapitre nous examinons le courant littéraire dont Maeterlinck faisait partie, le symbolisme. Est-il possible de donner une définition générale du symbolisme ? Quelles étaient les caractéristiques du symbolisme en Belgique ? Et quelle était l’interprétation personnelle de Maeterlinck à propos du symbolisme ? Maeterlinck a trouvé dans Jan van Ruysbroeck, un moine flamand du quatorzième siècle, un ancêtre qui l’a guidé pendant sa recherche d’une esthétique personnelle. Ainsi nous comprendrons mieux la situation particulière de Maeterlinck comme francophone dans un environnement flamand. Dans le troisième chapitre nous nous concentrons sur quelques textes théoriques de Maeterlinck sur la mise en scène de ses pièces de théâtre. Ceci montre la diversité de l’auteur : poète, auteur de théâtre, essayiste, théoricien,… Quelle est l’originalité de Maeterlinck dans le théâtre de son temps ? En quoi ce théâtre de son temps consistait-il ? Que signifiait le théâtre symboliste sur scène ? Après ces trois chapitres d’introduction et d’approfondissement, nous aborderons notre analyse des huit pièces qui appartiennent au premier théâtre de Maeterlinck : La Princesse Maleine, L’Intruse, Les Aveugles, Les Sept Princesses, Pelléas et Mélisande, Alladine et Palomides, Intérieur et La Mort de Tintagiles. Dans l’introduction de chaque pièce nous mentionnerons quelques particularités de la pièce qui n’appartiennent pas toujours à notre sujet d’investigation, mais qui sont quand même intéressantes, comme la date de publication, la date de la première représentation,… 5 Roger Vandenbrande, La mort voilée: mise en scène et mise en langage chez Maeterlinck, ou analyse d’un registre sémantico-pragmatique, in « Annales. Tome Vingt-Sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 37. 4 Pour chaque pièce nous commencerons un nouveau chapitre, mais dans chaque analyse nous référerons aussi aux autres pièces. Il y a en effet beaucoup de parallélismes à établir entre les pièces de la même époque, mais aussi avec les textes « philosophiques » de Maeterlinck. Nous n’oublierons pas que la mort est le grand thème de notre mémoire. La mort apparaît dans les pièces de Maeterlinck souvent main en main avec l’amour. Nous verrons que ces deux forces se ressemblent plus qu’on ne penserait à première vue. 5 2. La mort dans l’œuvre non théâtrale de Maurice Maeterlinck A examiner le travail de sa pensée, à chercher à en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes, il en vint à se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaient de l’éducation qu’il avait reçue. Joris-Karl Huysmans, A Rebours 2.1 Introduction Après le grand succès de ses premières pièces de théâtre Maurice Maeterlinck a publié ses essais les plus importants. En lisant ces écrits « philosophiques », le lecteur remarque que le style du Maeterlinck comme poète et comme dramaturge y revient, parce qu’ « il est essayiste, moraliste ; il est poète par dessus tout »6 et qu’ « en effet, tout est poésie en Maeterlinck ; tous ses écrits sont des poèmes. Son esprit poétise tout ce qu’il conçoit »7. Dans ses essais, comme dans son œuvre théâtrale, un de ses thèmes préférés est la mort. Il en parle dans son premier recueil d’essais Le Trésor des Humbles (1896), mais aussi dans Les Débris de la Guerre (1916), Le sentiers de la montagne (1919), Avant le grand Silence (1934), Le Sablier (1936). Mais le chef d’oeuvre dans lequel il expose ses théories sur la mort a été publié en 1913. Il s’intitule La Mort. Dans cet ouvrage, Maeterlinck parle de la mort sous tous ses aspects, qui vont de la survivance de l’âme et de la conscience après la mort, la communication avec l’au-delà et même la réincarnation, jusqu’aux difficultés que provoque une définition précise de l’infini. Nous regardons dans ce chapitre quelles sont les prises de position de Maeterlinck concernant ce sujet, mais nous commençons par examiner quelles sont les sources qui ont incité l’auteur à s’intéresser au phénomène de la mort. 2.2 Maurice Maeterlinck et la mort Brusquement, la thrombose coronarienne amena le collapsus du myocarde, le sang ne pouvant plus affluer, par des vaisseaux obstrués, jusqu’aux fibres musculaires du cœur.8 Ainsi que le Docteur Octave Milhe a déclaré la mort de Maurice Maeterlinck le 6 mai 1949. Une description assez banale de la mort d’un auteur pour qui la mort était toujours un thème important. Pendant sa vie, l’auteur symboliste s’est dressé contre le réalisme et la confiance 6 Nelly Cormeau citée par Mathieu Rutten, Maurice Maeterlinck, in « Pantheon der winnaars van de Nobelprijs voor Literatuur », Hasselt, Uitgeverij Heideland, 1962, p. 36. 7 Valère-Gille cité par Mathieu Rutten, op. cit., p. 36. 8 Alex Pasquier, Maurice Maeterlinck, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1950, p. 86. 6 dans les sciences du positivisme9 et nous constatons que le document annonçant sa mort est paradoxalement très marqué par les sciences. Il nous semble intéressant de regarder de plus près quels moments dans sa vie ont renforcé son intérêt pour la mort. Parce que « la vie d’un enfant se nourrit de ce qui l’environne et le submerge. Elle est formée des reflets de ce qu’elle voit, des échos de ce qu’elle entend. Ils deviennent sa substance »10 comme écrit Gaston Compère dans son « autobiographie » sur l’auteur. Très tôt dans sa vie, Maeterlinck a été confronté à la mort. Plus précisément en 1891, quand la glace se brise sous les patins de son frère cadet Oscar, à l’âge de vingt-et-un ans. Maurice a vingt-neuf ans à ce moment, et cet événement aura des effets pour le reste de sa vie. Les conséquences de cette mort précoce étaient considérables selon Alex Pasquier, qui situe la mort d’Oscar erronément11 en 1879, car « il en conçut des frayeurs qui confinèrent à l’hypocondrie et endeuillèrent son adolescence »12. Plus loin dans cette même monographie, Pasquier mentionne une seconde fois la mort d’Oscar Maeterlinck écrivant que depuis cet accident la mort occupe une place centrale dans la pensée philosophique de Maeterlinck, ce qui deviendra clair dans la suite de ce chapitre. Maeterlinck lui-même a abordé cette question aussi dans ses mémoires Bulles Bleues, publiées en 194813, un an avant sa propre mort : Cette mort m’émut profondément […]. C’est dans cette atmosphère de deuil que plus tard fut écrite « L’intruse » et que la mort entra dans ma vie, la réveilla et m’apprit à vivre14 À propos du même événement, il écrit que « l’épouvante de la mort s’éteignit en moi à mesure qu’y grandissait l’intérêt de son mystère »15. Dans le chapitre Les Avertis du Trésor des Humbles, il écrit que ces enfants qui meurent avant l’âge « normal », comme son frère, se connaissent entre eux. L’homme n’a pas la possibilité de les reconnaître, car il ne peut pas pénétrer dans cette famille : Lorsque je me rappelle ceux que j’ai connus et que la même mort menait tous par la main, je vois une troupe d’enfants, d’adolescentes et d’adolescents qui 9 Maeterlinck était un auteur symboliste, mais les sciences lui intéressaient aussi, comme le prouvent ses travaux sur des phénomènes naturels : La Vie des Abeilles (1901), L’Intelligence des Fleurs (1907), La Vie des Termites (1927), La Vie de l’Espace (1928) et La Vie des Fourmis (1930). 10 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, Besançon, Éditions La Manufacture, 1992, p. 37. 11 “Dans le Journal de Gand du 23 mai 1891, je trouvai l’annonce du décès d’Oscar Maeterlinck, étudiant, âgé de vingt et un ans […] Maurice Maeterlinck n’avait perdu d’autre frère en bas âge que « Maeterlinck Oscar, né à Gand le 20 avril 1870 et décédé en cette ville le 20 mai 1891 ». (in Joseph Hanse, La Genèse de L’Intruse, Bruxelles, Palais des Académies, 1962, p. 7). 12 Alex Pasquier, op. cit., p. 16. 13 Mais dictées par l’auteur à Renée Dahon pendant leur séjour aux Etats-Unis. 14 Maurice Maeterlinck, Bulles Bleues, Paris, Librairie Plon (Le club du livre du mois), 1948, p. 151. 15 Ibid., p. 152. 7 semblent sortir de la même maison. Ils sont déjà frères et sœurs, et l’on dirait qu’ils se reconnaissent entre eux à des marques que nous ne voyons pas, et qu’ils se font, au moment où nous ne les observons plus, le signe du silence. Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce. Au collège, nous les discernions obscurément. Ils semblaient se chercher et se fuir à la fois comme ceux qui ont la même infirmité. On les voyait à l’écart sous les arbres du jardin. Ils avaient la même gravité sous un sourire plus ininterrompu et plus immatériel que le nôtre, et je ne sais quel air d’avoir peur de trahir un secret. Presque toujours, ils se taisaient lorsque ceux qui devaient vivre s’approchaient de leur groupe. Parlaient-ils déjà de l’événement, ou bien savaient-ils que l’événement parlait à travers eux et malgré eux, et l’entouraient-ils ainsi afin de le cacher aux yeux indifférents ? 16 Selon Guy Doneux il est « bien difficile de ne pas identifier Tintagiles avec son jeune frère disparu »17. Nous analysons La Mort de Tintagiles dans le dernier chapitre de notre étude, mais il y a néanmoins des différences entre la mort d’Oscar Maeterlinck et la mort de Tintagiles. La mort d’Oscar était un accident, tandis que la mort de Tintagiles était très bien préparée par la reine, et en plus le père et les frères de Tintagiles sont déjà tués par la reine, ce qui n’est pas le cas pour Oscar. La seule convergence est que les garçons sont décédés trop tôt. Maeterlinck a échappé à deux reprises à la noyade dans le canal maritime qui coulait au fond de leur jardin à Ostacker et ces faits l’ont fait prendre conscience de l’imminence permanente de la mort. Dans Bulles Bleues, il raconte ces histoires et il se met à réfléchir sur ce qui s’est passé : Je fus donc tout près de la mort. Je crois que si je l’avais réellement touchée, je n’aurais pas éprouvé autre chose. J’avais franchi la grande porte sans m’en apercevoir. J’avais vu, un moment, une sorte de ruissellement prodigieux. Aucune souffrance, pas le temps d’une angoisse. Les yeux se ferment, les bras s’agitent et l’on n’existe plus. Est-ce la mort ? Pourquoi pas ? Ou bien y a-t-il autre chose après la perte totale de la conscience ? Que voulez-vous qu’il y ait ? La conscience, c’est notre moi. Elle perdue, que reste-t-il ? Il faudrait qu’elle se réveillât sous une autre forme. Est-ce possible sans corps ? Question fondamentale à laquelle on n’a pas encore répondu.18 Ces pensées impliquent donc que Maeterlinck, malgré tous les essais qu’il a dédiés au mystères de la mort, n’a toujours pas trouvé la solution à cette énigme, une année avant son 16 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des Humbles, Paris et Bruxelles, Mercure de France et Éditions N. R. B., 1943, p. 52. 17 Guy Doneux, Maurice Maeterlinck. Une Poésie, une Sagesse, un Homme., Bruxelles, Palais des Académies, 1961, p. 66. 18 Maurice Maeterlinck, Bulles Bleues, Paris, Librairie Plon (Le club du livre du mois), 1948, p. 43. 8 décès. Plus loin dans ce chapitre, nous examinons plus en détail les idées de Maeterlinck sur la mort. Le vrai début littéraire de Maeterlinck est Le Massacre des Innocents, publié en mars 1886 dans La Pléiade, « une petite revue »19 qu’il avait fondé avec Grégoire Le Roy, Pierre Quillard, Ephraïm Mikaël, Saint-Pol Roux et Rodolphe Darzens pendant son deuxième séjour à Paris20. Maeterlinck a signé ce texte par Mooris Maeterlinck, une flamandisation de son prénom. Pour la réalisation du conte, un des rares textes fictionnels en prose de Maeterlinck, il s’est basé sur la peinture Le Massacre des Innocents (1565) de Pieter Bruegel l’Ancien. Pour éviter toute confusion sur le peintre, c’est réellement Bruegel l’Ancien qui a peint cette scène de l’évangile de Matthieu, mais « cette œuvre a fait l’objet d’une douzaine de répliques exécutées notamment par Pieter Bruegel le Jeune »21. Maeterlinck connaissait très bien le tableau, car une reproduction était accrochée aux murs de la maison de sa famille à Ostacker. Denis Laoureux, écrit à propos de ce conte dans son étude sur la relation entre Maeterlinck et les arts plastiques que « Le Massacre des Innocents constitue le seul exemple d’ekphrasis explicite dans la bibliographie de Maeterlinck »22. « Explicite », vu que Maeterlinck s’est souvent basé sur des peintures pendant la création de ses œuvres (comme dans Les Aveugles), mais jamais aussi explicitement. Maeterlinck ne s’est pas limité à une simple description du tableau : « si tout le tableau est transposé dans le conte, en revanche, tous les éléments du récit ne se trouvent pas nécessairement dans l’image, et ce sont précisément ces ajouts qui apportent au texte son arrière-plan symbolique »23. Il n’est pas notre but d’exposer ici une longue description du texte, mais il est intéressant de mentionner dans le cadre de notre étude que dès son premier vrai texte littéraire, la mort constitue un thème littéraire important. Après la lecture par Villiers de l’Isle-Adam de ce conte d’inspiration réaliste, celui-ci, moyennement enthousiasmé, a dit à Maeterlinck : « Très bien, votre Massacre des Innocents. Mais tout ce réalisme trop solide ne vous convient pas. De la musique avant toute chose ! Votre voie est ailleurs ! »24. Cette autre voie le conduirait vers le symbolisme. Paul Gorceix y voit néanmoins déjà les débuts du symbolisme : « Et pourtant à y regarder de plus près, ce récit réaliste enferme déjà les germes de l’idée de destin, ce fatum inexorable, qui va devenir la clef de voûte du premier théâtre. Quant aux enfants sacrifiés, ne préfigurent-ils pas la rencontre du 19 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, Besançon, Éditions La Manufacture, 1992, p. 46. Stefaan van den Bremt, Dichters van nu 15: Bloemlezing uit de poëzie van Maurice Maeterlinck, Gand, Poëziecentrum, 2002, p. 48-49. 21 Denis Laoureux, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme en Belgique, Brasschaat, Éditions Pandora, 2008, p. 42. 22 Ibid., p. 21. 23 Ibid., p. 28. 24 Alex Pasquier, op. cit., p. 24. 20 9 destin et de l’innocence qu’incarnent non seulement Tintagiles, mais les princesses fragiles, les Maleine, Mélisande, Sélysette ? »25. En 1916, Maeterlinck a réédité ce conte26 dans Les Débris de la Guerre, parce que, selon l’auteur, la guerre avait montré la valeur atemporelle de cette prose : Car il n’est que trop vraisemblable que des scènes analogues ont dû se répéter dans plus d’un de nos malheureux villages des Flandres ou de Wallonie ; et que pour les décrire telles qu’elles viennent de se passer, il n’y aurait qu’à changer le nom des bourreaux et probablement, hélas ! à en accentuer la cruauté, l’injustice et l’horreur.27 Non seulement les textes que Maeterlinck a réellement écrits sont imprégnés de la mort, il avait l’intention d’en écrire quelques-uns de plus sur ce thème : Le mystère de la Mort, étroitement lié à celui du Destin, avait préoccupé bien plus encore le jeune Maeterlinck. A vingt-deux ou vingt-trois ans, il projetait un Manuel de la mort […].28 Continuons d’abord sur les sources littéraires qui ont inspiré Maeterlinck. Compère écrit, au nom de Maeterlinck, que « toute l’époque se fait noire » : Il n’est rien que n’infecte l’idée de la mort. En 1892 se jouent Les Flaireurs où mon ami Van Lerberghe cherche à rendre sensible, par la musique même, l’ennemi irrémédiable. Toute l’époque communie l’idée terrible, qui pimente si bien les voluptés. Des Esseintes en fait sa maîtresse. Rachilde écrit A Mort, après avoir donné au Théâtre d’Art Madame la mort. René Peter fait préfacer par Pierre Louÿs son ouvrage La Tragédie de la mort. Croiriez-vous qu’Octave Feuillet a donné La Morte ? Quoi encore ? Loti, bien sûr : Le Livre de la pitié et de la mort. Barrès : Du sang, de la volupté, de la mort. Saint-Pol-Roux, en 1896, exalte prodigieusement La Dame à la faux. La morbidité est partout. […] Il est vrai que l’idée de la mort m’a toujours obsédé. Ce climat n’allait pas me guérir de mon obsession.29 Ce n’étaient pas uniquement des auteurs français qui ont dirigé Maeterlinck vers l’étude du phénomène de la mort. Il aimait également lire les poèmes et les contes de l’américain Edgar Allan Poe. « Poe, qui était maître dans l’art de susciter chez le lecteur l’horreur agréable de la mort qui approche, et Maeterlinck veut provoquer le même effet chez ses spectateurs » 30. 25 Ibid., p. 104. Partiellement, après avoir supprimé « les premiers alinéas qui retarderaient assez inutilement le récit ». (Maurice Maeterlinck, Les Débris de la Guerre, Paris, Eugène Fasquelle Éditeur, Bibliothèque-Charpentier, 1918, p. 130). 27 Maurice Maeterlinck, Les Débris de la Guerre, op. cit., p. 130. 28 Gustave Van Welkenhuyzen, « L’Intruse » et « Les Flaireurs », in « Annales. Tome huit. Actes du Colloque International de Gand (31 Août Ŕ 1 et 2 septembre 1962) », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1962, p. 54. 29 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, op. cit., 1992, p. 53. 30 Carole J. Wilson-Lambert, Maurice Maeterlinck et l’idée de la mort de 1885 à 1890, in « Annales. Tome Vingt-sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 49. 26 10 La mort de sa mère, sept ans après le décès de son père en 1903, a provoqué un changement dans sa conception de la vie. À cause du décès de sa mère, l’optimisme de Maeterlinck ne pouvait plus vaincre ses pensées sombres liées aux mystères de la mort : « J’ai supporté la disparition de mon père. Celle de ma mère a altéré ma santé »31. Ce sont ces réflexions qui ont abouti trois ans plus tard à la publication de La Mort. Après la publication de cet essai, « un décret de l’Index daté du 29 janvier 1914 a condamné tous les essais et la plupart des drames de Maeterlinck »32, et dans l’Index Librorum Prohibitorum de 1948, on mentionne «Opera omnia »33. La raison la plus importante de cette condamnation se trouve dans le fait qu’il « traitait de la vie et de la mort d’un point de vue nettement contraire à la dogmatique catholique »34. Maeterlinck s’est montré surpris mais content, car il pensait pouvoir vendre plus grâce à la publicité indirecte que donnerait cette condamnation. Mais tout le contraire se produisit. Dans un interview pour Les Nouvelles Littéraires en 1928, il a déclaré que la condamnation n’a eu aucune conséquence positive pour lui35. Non seulement l’Index lui a provoqué des problèmes, mais l’auteur a souvent été contrarié par la censure politique et militaire. Un exemple d’un texte censuré dans l’œuvre essayiste de Maeterlinck est dans le chapitre Pour la Pologne36 dans Les Débris de la Guerre qui est cinq fois interrompu par « Supprimé par la censure ». Pour Maeterlinck, la Première Guerre Mondiale a augmenté encore sa tristesse et son angoisse, qui pesaient lourdement sur son état psychique et qui avaient une grande influence sur les thèmes abordées dans ses essais. Dans ses Souvenirs (1895-1918), Georgette Leblanc, actrice et premier grand amour de Maeterlinck, a dédié un chapitre entier à la période de la Première Guerre Mondiale. Maeterlinck voulait s’engager dans la Légion étrangère à Rouen, ce qui a été refusé par les autorités. Au lieu d’aller se battre dans les tranchées, il a écrit des articles « où il injuriait l’Allemagne »37 et il a publié deux drames de guerre : Le Bourgmestre de Stilmonde (Drame de trois actes) et Le Sel de la vie (Sketch en deux actes). Le premier, Maeterlinck l’appelle lui-même dans l’ Avertissement de l’édition du texte « un drame de guerre et de propagande »38, tandis que la seconde pièce est « moins intéressante au point de 31 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 38. Alex Pasquier, op. cit., p. 63. 33 http://www.cvm.qc.ca/gconti/905/BABEL/Index%20Librorum%20Prohibitorum-1948.htm 34 Laffont-Bompiani, Dictionnaire des Auteurs. De tous les temps et de tous les pays, Paris, Éditions Robert Laffont, 1952, p. 225. 35 André Capiteyn, Maurice Maeterlinck. Een Nobelprijs voor Gent, Gand, Stadsarchief, 1999, p. 34. 36 Maurice Maeterlinck, Les Débris de la Guerre, op. cit., p. 259-264. 37 Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), Paris, Éditions Bernard Grasset, 1931, p. 284. 38 Maurice Maeterlinck, Le Bourgmestre de Stilmonde, suivi de Le Sel de la vie, Paris, Eugène Fasquelle Éditeur, 1920, p. VII. 32 11 vue de la propagande anti-germanique »39. La représentation des deux textes a été interdite en France à cause de la censure. Les articles et les conférences de Maeterlinck, prononcés pendant les premières années de la Grande Guerre, sont rassemblés dans Les débris de la guerre édité en 191640. En 1924, neuf ans après la publication de La Mort, sa deuxième femme41, Renée Dahon était enceinte de ce qui aurait pu devenir le premier enfant de l’auteur, mais malheureusement elle fit une fausse couche. C’est un nouvel événement tragique qui a marqué, plus tard dans sa vie, l’intérêt particulier de l’auteur pour la mort42. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Maeterlinck s’est fait remarquer à nouveau, mais cette fois-ci moins héroïque que pendant la Première Guerre Mondiale. Il s’est enfui au Portugal où le dictateur autoritaire Salazar lui a offert « le collier de grand officier de l’Ordre militaire de Santiago da Espada »43. Peu après, il a voyagé aux Etats-Unis avec Renée Dahon où on les a accueillis très chaleureusement. À ces sources biographiques s’ajoute, selon Robert O. J. Van Nuffel, une double expérience : d’une part, celle de l’enseignement des Jésuites et de la « Ville morte » [Gand] ; d’autre part, celle, essentiellement anecdotique, d’un épisode de la vie familiale des Le Roy : le père alité, le frère de Grégoire jeté en prison pour une incartade d’étudiant, la maison paralysée par une psychologie d’anxiété, les cœurs assiégés par une sourde terreur […].44 La fin du propos est sans doute exagérée, mais l’influence des Jésuites sur Maeterlinck comme écrivain, n’est certainement pas à négliger : « les Jésuites […] lui parlaient de la chasteté ou de la mort d’une façon péremptoire et sans qu’il fût possible de répondre »45. Au collège Sainte-Barbe, « l’idée de la mort dominait toutes les autres. L’âme encore faible de ces jeunes gens restait comme écrasée sous une formidable menace »46. Les auteurs symbolistes voulaient réagir contre « le Darwinisme, le positivisme, et le matérialisme comme solutions actuelles et futures des problèmes humains »47. L’alternative du symbolisme consistait en « ne pas décrire les choses, mais les évoquer, les suggérer… 39 Ibid., p. VIII. Mathieu Rutten, op. cit., p. 21. 41 Mais sa première femme officielle avec laquelle il se mariait en mars 1919. 42 David Van Reybrouck, De Plaag. Het stille knagen van schrijvers, termieten en Zuid-Afrika, Amsterdam, Meulenhoff, 2001, p. 185. 43 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 74. 44 Albert Maquet, Conférence sur le Théâtre de Maeterlinck à l’Université de Turin, in « Annales. Tome Trois », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1957, p. 76. 45 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 88. 46 La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poésie du Mystère. Une conférence inédite d’Albert Mockel., in « Annales. Tome Six », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1960, p. 41. 47 Carole J. Wilson-Lambert, art. cit., p. 51. 40 12 Cependant, même si le langage décrit, il ne montre pas les choses, ne les rend pas présentes »48. Tout bien considéré, il n’est nullement étonnant que Maeterlinck eût un intérêt particulier pour la mort. Cette fascination de l’auteur a ses origines aussi bien dans la vie de l’auteur que dans l’esprit littéraire et politique de l’époque. 2.3 La mort dans les essais de Maurice Maeterlinck Dans cette section, nous nous concentrons surtout sur les essais Le Trésor des humbles, Le Sablier, Les Sentiers dans la Montagne, Avant le Grand Silence, et pour la plus grande partie sur La Mort. Nous examinons quelles sont les différentes idées de l’auteur au sujet de la mort, du transcendantal et de la vie après la mort. Ces ouvrages sont écrits pendant la seconde partie de la carrière littéraire de Maeterlinck. Gaston Compère compare ces essais philosophiques « à un énorme nuage qui, susceptible de prendre toutes les formes et toutes les couleurs, s’attire des spectateurs les opinions les plus diverses »49. Il résume la carrière artistique de Maeterlinck comme « avant quarante ans, la création ; après quarante ans, l’administration »50 ou encore : « il y eut un Maeterlinck génial (sans qu’il en eût conscience), puis un Maeterlinck peu différent des bons écrivains de son temps »51. La première partie de la phrase réfère à la période dans la vie de l’auteur dans laquelle il écrivait des poèmes et ses pièces de théâtre les plus connues que la critique et les spectateurs ont jugées très originelles à ce temps-là. Plus tard dans sa vie, sa production artistique (théâtre et essais) était quantitativement haute, mais d’une moindre qualité en comparaison avec sa première période. Tout le monde n’est donc pas toujours très enthousiaste sur leur contenu. Franz Hellens écrit : « Bien certainement, ils ne révèlent ni un grand savant, ni un penseur original »52. Il écrit néanmoins qu’ils « ne sont pas inutiles »53 surtout « parce qu’ils contiennent des réminiscences, d’indications et d’observations personnelles, de questions. Car les questions possèdent souvent plus de ressorts que bien de 48 Fernand Hallyn, La revue « Le Réveil » et les mouvements littéraires à la fin du XIXe siècle, in « Annales. Tome Vingt-sept, Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 26. 49 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 80. 50 Ibid., p. 14. 51 Ibid., p. 16. 52 Franz Hellens, Maurice Maeterlinck, in « Annales. Tome Trois », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1957, p. 19. 53 Ibid., p. 20. 13 solutions intempestives ou hasardeuses »54. C’est l’utilisation de l’adjectif « personnelles » qui est très intéressante parce que Maeterlinck ne se considérait pas comme un grand philosophe : « il ne construit pas de ces cohérents et magnifiques systèmes censés nous donner du monde et de nous-même une explication plus ou moins satisfaisante »55 parce que « Maeterlinck ne prétendait être ni un philosophe ni une savant : il n’était qu’un curieux qui avait beaucoup lu, beaucoup observé, et beaucoup songé »56. Après la publication du Trésor des Humbles en 1896, Maeterlinck n’a cessé de publier des essais, et inévitablement, au cours d’une période de presque cinquante ans, on trouve des contradictions dans ses réflexions. Mais l’auteur ne s’en est pas préoccupé : « Chaque fois que je me contredis, je suis heureux, disait-il, car je me découvre un nouveau visage »57. Compère considère ces textes philosophiques comme « la méditation d’un rêveur éveillé »58 et l’auteur est selon lui quelqu’un qui a « « des inquiétudes », voire des « mélancolies », et ne cherche qu’à les apaiser et se rassurer. Il est incapable d’une réflexion très prolongée »59. Cette dernière phrase n’est pas tout à fait correcte. Une preuve très convaincante est La Mort, où Maeterlinck a construit ses pensées autour d’un seul thème pendant presque 300 pages. C’est plutôt le cas dans ses dernières publications essayistes, qu’on appelle souvent la « série pascalienne »60, dans laquelle des courts paragraphes se succèdent, souvent en forme interrogative : « les questions ne cessent chez lui, d’engendrer d’autres questions »61. Pour Maeterlinck, presque tout était intéressant pour ses réflexions, parce que « tout est mystère, et ne l’est peut-être que parce que nous le sommes à nous-mêmes »62. La mort était pour lui un sujet préféré, non seulement dans ses essais, mais aussi pendant la vie de tous les jours : « La mort peut devenir un sujet de méditation si intéressant qu’on s’ennuie quand on n’y pense plus »63. Avant tout il faut chercher la solution du mystère de la mort en soi-même, ce que l’auteur a fait, consacrant en large mesure sa vie à la recherche des clés du mystère de la mort. 54 Ibid., p. 20. Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 82. 56 Roger Bodart, Poètes d’aujourd’hui : Maurice Maeterlinck, Paris, Éditions Pierre Seghers, 1962, p. 64. 57 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 21. 58 Ibid., p. 89. 59 Ibid., p. 93. 60 Avant le grand silence (1934), Le sablier (1936), L’ombre des ailes (1936), Devant Dieu (1937), La grande porte (1939) et L’autre monde ou le cadran stellaire (1942) (Mathieu Rutten, op. cit.). 61 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 97. 62 Ibid., p. 46. 63 Maurice Maeterlinck, Le Sablier, Paris, Fasquelle Éditeurs, Bibliothèque Charpentier, 1936, p. 94. 55 14 Selon Maeterlinck la mort n’est pas à craindre, car elle ressemble à la vie. Elle est même mieux que la vie, « elle n’est qu’une vie sans malheurs, sans tristesse, sans souffrances »64. Avant que l’homme dispose de ce regard positif sur la mort, il faut apprendre à accepter la mort, « apprendre à ne plus craindre la mort » 65. Selon Maeterlinck, ce processus commence déjà pendant la jeunesse : « au sortir de l’enfance, l’âme prend déjà l’odeur de la mort. Le moment cardinal de la vie est celui où l’on ne cherche plus raison de vivre » 66. C’est une lente évolution qui évolue pendant la vie entière de l’homme : « Le meilleur de la vie, c’est qu’elle nous prépare cette heure [de la mort] » 67. Quand il pense aux morts qu’il connaît, il est convaincu qu’il ne faut pas avoir peur de la mort. Il n’a « jamais rencontré un mort mécontent, agressif ou revendicateur, menaçant ou tragique. On dirait que le trépas ne laisse vivre que la bonté des hommes»68 et en même temps, « les moins bons, en dépouillant leur corps, ont dépouillé ses vices, ses petitesses, ses faiblesses »69, bref « il n’y a pas de mauvais morts »70. La peur de l’homme face à la mort est le résultat de la « forme de la sépulture ; et des rites funéraires »71 combinées avec l’ignorance de l’homme devant le phénomène de la mort. Les médecins provoquent aussi la peur chez l’homme, car ils veulent prolonger la vie d’un agonissant le plus que possible, alors que l’agonissant continue à souffrir : « comme s’ils étaient convaincus qu’il n’est point de torture connue qui ne soit préférable à celles qui nous attendent dans l’inconnu »72. En plus, Maeterlinck observe que « la plupart des hommes ne vivent que pour ne pas mourir »73, ce qui illustre une fois de plus la peur des gens devant la mort. L’ignorance de l’homme face au mystère de la mort, ne doit pas l’effrayer : Mais n’espérons pas que quelqu’un prononce sur cette terre le mot qui mette terme à nos incertitudes. Il est au contraire fort probable que personne en ce monde, ni peut-être dans l’autre, ne découvrira le grand secret de l’Univers. Et, pour peu qu’on réfléchisse, il est très heureux qu’il en soit ainsi. Nous avons seulement à nous résigner à nous réjouir de n’en pouvoir sortir. […] L’inconnu et l’inconnaissable sont et seront peut-être toujours nécessaires à notre bonheur. En tout cas, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, sa pensée fûtelle mille fois plus haute et plus puissante que la mienne, d’être éternellement 64 Ibid., p. 123. Maurice Maeterlinck, Avant le Grand Silence, Paris, Fasquelle Éditeurs, Bibliothèque Charpentier, 1934, p.84. 66 Ibid., p. 108. 67 Maurice Maeterlinck, La Mort, Paris, Eugène Fasquelle Éditeur, Bibliothèque Charpentier, 1913, p. 192. 68 Maurice Maeterlinck, Bulles Bleues, Paris, Librairie Plon (Le club du livre du mois), 1948, p. 230. 69 Maurice Maeterlinck, Les Sentiers dans la Montagne, Paris, Eugène Fasquelle Éditeur, Bibliothèque Charpentier, 1919, p. 4. 70 Ibid. 71 Maurice Maeterlinck, La Mort, op. cit., p. 24. 72 Ibid., p. 14. 73 Maurice Maeterlinck, Avant le Grand Silence, p.34. 65 15 condamné à habiter un monde dont il aurait surpris un secret essentiel et auquel, étant homme, il aurait commencé à comprendre quelque chose.74 Puisque Maeterlinck est un écrivain symboliste qui s’intéresse aux mystères du monde et qui les utilise dans ses oeuvres, il est évident qu’il ne veut pas que les scientifiques découvrent toutes les énigmes du monde. Comme il est inutile de craindre la mort, Maeterlinck remarque un lien très étroit entre la mort, inconnue pour l’homme, et la vie, que l’homme connaît mieux. Selon lui, « les morts vivent et se meuvent parmi nous […]. Il est fort douteux qu’ils restent dans leurs tombes. Il paraît même de plus en plus certain qu’ils ne s’y laissent jamais enfermer »75. Il doit admettre qu’il ne sait pas vraiment comment les morts vivent parmi nous. Il doit donc exister un lieu où les morts peuvent continuer leur existence, et très probablement c’est à l’intérieur de l’homme que ce lieu se trouve. Dans un autre essai il écrit que « tous nos morts, que nous croyons aux cimetières, sont encore en nous. Ils n’ont pas d’autre refuge, d’autre séjour » 76. La courte phrase, du Trésor des Humbles, « C’est notre mort qui guide notre vie et notre vie n’a d’autre but que notre mort » 77 illustre clairement le point de vue sur la vie de Maeterlinck comme auteur de théâtre. La prédestination joue un rôle important dans ses pièces de théâtre et il y consacre quelques mots dans Le Sablier avec une illustration de sa théorie : Vous devez vous rendre à Londres pour une affaire importante et urgente. Vous avez retenu votre place dans l’avion postal. Au moment de monter dans la carlingue, brusquement, sans raison, vous renoncez au voyage. L’avion sombre, corps et biens, dans la Manche. Autour de vous l’on s’écrie : pressentiment, prémonition, intuition, miracle ! Pas du tout. Vous n’avez pas été prévenu, mais vous ne pouvez pas partir. Votre renonciation était inscrite dans votre destin, comme le départ de l’avion était inscrit dans le destin du pilote.78 Pour lui, il existe deux types de choix, l’un provisoire et l’autre définitif. Le choix définitif est antérieur au choix provisoire. Le libre arbitre existe pour lui, mais il est toujours soumis à un choix définitif qui a été fait avant le provisoire. L’homme peut donc librement choisir d’aller à Londres, mais profondément il est déjà certain qu’il n’ira pas à Londres. Le choix définitif annule toujours le choix provisoire de sorte que finalement on est soumis à la volonté de la 74 Ibid., p. 270. Maurice Maeterlinck, Les Sentiers dans la Montagne, op. cit., p. 2. 76 Maurice Maeterlinck, Avant le Grand Silence, op. cit., p.228. 77 Maurice Maeterlinck, Les Avertis, in « Le Trésor des Humbles », Paris et Bruxelles, Mercure de France et Éditions N. R. B., 1943, p. 52. 78 Maurice Maeterlinck, Le Sablier, op. cit., p. 103. 75 16 prédestination. L’homme ne connaît pas le choix définitif, contrairement au choix provisoire qu’il fait librement et selon sa propre volonté ; au moins, c’est ce qu’il pense. Maeterlinck se demande ce « que serait la vie s’il n’y avait pas la mort »79. Pour lui, la mort et la vie forment une unité indissoluble et perpétuelle, la vie est impossible sans la mort, comme la mort n’est pas possible sans la vie. Cette unité et la complémentarité des deux phénomènes se montre dans la phrase de Maeterlinck « la vie EST, la mort N’EST PAS »80. Dans La Mort, Maeterlinck avait déjà dit qu’ « il n’y a pour nous, dans notre vie et dans notre univers qu’un événement qui compte, c’est notre mort »81 et cette mort n’a pas changé depuis des siècles. Il s’imagine un homme d’un autre siècle qui revient sur terre où tout a changé, sauf la mort. L’auteur demande de regarder la mort « comme une forme de vie que nous ne comprenons pas encore »82. Dans le même paragraphe il compare la mort à une naissance, car un enfant qui n’est pas encore né et qui ne connaît que la tiédeur de sa mère ne voudra pas non plus naître, ne sachant pas ce qui va suivre après sa naissance. Donc, pour l’homme qui sait ce qui vient après la naissance, « la tombe n’est pas plus redoutable que le berceau »83. Nous sommes arrivé maintenant à un point dans notre raisonnement où Maeterlinck a parlé de la mort comme phénomène inconnu pour l’homme, mais pas encore de ce qui se passe après la mort. L’homme se demande depuis longtemps s’il y a quelque chose après la mort. Et dans le cas où il y a quelque chose, le connaîtrons-nous ? Selon l’auteur, il n’y a que quatre possibilités quand il écarte les solutions religieuses. Ces solutions religieuses « occupent une citadelle sans portes ni fenêtres où la raison ne pénètre point »84. Les quatre possibilités qu’il propose sont : l’anéantissement total, la survivance avec notre conscience d’aujourd’hui, la survivance sans aucune espèce de conscience, enfin la survivance dans la conscience universelle ou avec une conscience qui ne soit pas la même que celle dont nous jouissons en ce monde.85 L’anéantissement total est impossible pour lui, car la caractéristique inhérente au néant est qu’il n’existe pas, car si le néant existait, ce ne serait plus le néant. C’est un raisonnement logique et difficilement réfutable, mais en même temps difficile à prouver. Il va encore plus 79 Maurice Maeterlinck, Avant le Grand Silence, op. cit., p.109. Ibid., p. 49. 81 Maurice Maeterlinck, La Mort, op. cit., p. 3. 82 Ibid., p. 189. 83 Ibid., p. 190. 84 Ibid., p. 257. 85 Ibid., p. 33. 80 17 loin se demandant que « si la mort nous portait au néant, la naissance nous tirerait donc de ce même néant ? Pourquoi ceci serait-il plus impossible que cela ? »86. Par conséquent, le néant n’existe pas pour Maeterlinck et la mort ne mènera pas à l’anéantissement total de notre conscience. Dans ses conclusions, il compare cet anéantissement à un sommeil dont l’homme ne se réveille pas. Regardons d’abord tout la troisième possibilité, celle de la survivance sans aucune espèce de conscience. Cette solution pour l’après-mort ressemble à première vue à l’anéantissement total de la conscience, quoiqu’elle ne soit pas la même. L’homme connaît très bien la perte de la conscience, car elle lui arrive chaque nuit en s’endormant, sans qu’elle l’inquiète. Aussi « une blessure, un choc, une indisposition, quelques verres d’alcool, un peu d’opium, un peu de fumée suffit à l’altérer »87. La différence fondamentale entre la perte de la conscience éphémère pendant la vie et celle de la mort est que l’homme est certain de retrouver sa conscience intacte lors du réveil. En plus la perte de la conscience après la mort est bien possible quand on pense à que la conscience humaine se forme à travers notre corps, c’est-à-dire, « notre conscience ne fait qu’organiser ce qui lui est fourni par nos sens »88. Il est certain que le corps humain se décompose : « pensez aux morts absorbés par la terre depuis la naissance de l’homme. Quelles foules […] »89. Vu que tous les souvenirs de l’homme l’atteignent à travers du corps et que le corps humain n’existe plus après la mort, sa conscience n’existe pas non plus. La quatrième possibilité est la survivance de la conscience universelle ou d’une conscience qui diffère de celle dont nous jouissons ici et maintenant. Cette thèse porte en soi un assez grand degré de vérité pour Maeterlinck. Il prétend que la conscience humaine, comme l’homme la connaît maintenant, est seulement formée sur terre. Toute l’éternité qui précède le passage de l’homme sur terre sera négligée pendant la formation de la conscience humaine. Ceci lui paraît quand même illogique et il se demande « d’où vient ce privilège étrange accordé aux quelques jours insignifiants sur une planète sans importance »90. Quelques lignes plus loin il affirme que l’homme a eu des consciences sans nombre que nous voile notre vie d’aujourd’hui. Si ces consciences ont existé, et si, à notre mort, une conscience doit survivre, les autres doivent survivre aussi, car il n’y a pas de raison pour octroyer à celle que nous avons acquise ici-bas, une faveur aussi exorbitante.91 86 Ibid., p. 34. Ibid., p. 54. 88 Ibid., p. 59. 89 Maurice Maeterlinck, Le Sablier, op. cit., p. 148. 90 Maurice Maeterlinck, La Mort, op. cit., p. 63. 91 Ibid., p. 64. 87 18 La conscience humaine après la mort serait donc une combinaison de la conscience acquise avant la naissance de l’homme, mais que l’homme ne connaît pas quand il vit sa vie sur terre, et la conscience acquise. C’est par conséquent une conscience universelle qui diffère de la conscience humaine sur terre. Regardons maintenant plus en détail la deuxième possibilité de la liste de Maeterlinck : la survivance après la mort avec la même conscience que sur terre. Pour cette thèse la conscience humaine occupe une place centrale dans l’univers infini, c’est-à-dire le moi. Il admet qu’elle paraît « aussi impossible et incompréhensible que le néant »92. Avec l’entrée de la mort dans le corps humain, ce corps se décompose et les souffrances physiques prennent fin. Il ne peut pas s’imaginer des souffrances physiques dans un corps qui n’existe plus et « avec elles [les souffrances physiques] s’en ira du même pas tout ce que nous appelons souffrances spirituelles ou morales, vu que toutes, à les bien examiner, naissent des habitudes et des attachements de nos sens »93. Il utilise les mêmes arguments qu’il a utilisés pour expliquer la survivance sans conscience, pour prouver l’impossibilité de la survivance de la conscience après la mort. Le corps et la conscience de l’homme ne peuvent pas s’utiliser indépendamment, l’un a besoin de l’autre et si le corps n’existe plus, la conscience aura peu de possibilités à se maintenir, car la conscience humaine se forme à travers les impulsions qu’elle reçoit du corps. Quelques années plus tard, Maeterlinck a trouvé une solution pour le problème du lien entre le corps et la conscience, quand il parle de la subconscience. Il écrit que l’homme conserve sa subconscience quand il laisse la vie à la mort et qu’il perd sa conscience94. Comme la subconscience « soutient et dirige notre vie »95, elle est essentielle pour la vie de l’homme. Même quand le corps se décompose après la mort, la subconscience se maintiendra parce qu’elle est éternelle. Elle est la vraie conscience qui possède « les souvenirs éternels et universels de la race, de l’espèce et des électrons »96. Maeterlinck fait alors la distinction entre la conscience où ne résident que les souvenirs éphémères et temporels, liés au corps et la subconscience qui porte en soi les souvenirs en dehors du temps et de l’espace. Somme toute, nous pouvons dire que pour Maeterlinck, la survivance de la conscience humaine après la mort est possible, mais sous une autre forme que celle qu’on connaît sur terre. L’anéantissement total de la conscience est impossible pour lui, tout comme la 92 Ibid., p. 179. Ibid., p. 180. 94 Maurice Maeterlinck, Le Sablier, op. cit., p. 55. 95 Ibid. 96 Ibid. 93 19 survivance intégrale de la conscience humaine. Des deux autres possibilités, la survivance d’une conscience différente dont l’homme dispose sur terre lui paraît la plus acceptable et il développera cette hypothèse plus tard en opposant la conscience et la subconscience. La survivance avec la perte de la conscience humaine est admissible pour Maeterlinck, car l’homme l’a déjà vécue sur terre et, comme nous l’avons mentionné plus haut, la mort et la vie sont plus liées qu’on ne le pense. Puisque les différences entre la vie et la mort sont moins grandes qu’on le suppose généralement, il est possible d’avoir du contact avec les morts. Maeterlinck y consacre quelques chapitres dans La Mort, mais nous ne nous y arrêtons pas longtemps. C’est un sujet que Maeterlinck aborde certes, sans le prendre très au sérieux : « tout se borne à des affirmations réitérées et péremptoires qui flottent dans le vide »97. Dans le chapitre intitulé La Réincarnation, il écrit que certains « tentent de prouver scientifiquement la palingénésie et la transmigration des âmes »98. Maeterlinck, comme auteur symboliste, a toujours essayé de trouver des solutions pour les énigmes en utilisant l’intuition et non par les sciences dures, ce qui prouve qu’il ne suit pas les pensées sur ces phénomènes. Une autre catégorie dans l’ensemble des contacts avec les morts dont il parle est les apparitions. Il les divise en deux : 1° les apparitions réelles, objectives et spontanées ou manifestations directes ; 2° les manifestations obtenues par l’intermédiaire de médiums, qu’il s’agisse d’apparitions provoquées, que nous écarterons pour l’instant à cause de leur caractère souvent suspect, ou de communications avec les morts par le langage ou l’écriture automatique.99 Maeterlinck exclut les apparitions avec des médiums à cause de leur « caractère suspect », mais en même temps il admet la communication par le biais du langage et l’écriture automatique. Dans ce choix, nous remarquons déjà les premières traces du mouvement surréaliste. Les surréalistes voulaient une conception artistique « en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale »100. Une des techniques préférées du surréalisme était précisément l’écriture automatique. Cela montre que les textes de Maeterlinck sont écrits au goût du jour. Dans les essais utilisés pour la présente étude, Maeterlinck réfère souvent à l’infini quand il s’agit la mort. Toujours dans La Mort, il explique ce qu’il entend par l’infini et il en 97 Maurice Maeterlinck, La Mort, op. cit., p. 68. Ibid., p. 148. 99 Ibid., p. 79. 100 André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924 (http://www.etudes-litteraires.com/surrealisme.php) 98 20 distingue deux types. Le premier est le plus difficile à s’imaginer, mais on peut l’accepter de toute façon : [Le premier est] un Univers qui n’a pas plus de limites dans le temps que dans l’espace. Il ne peut avancer ni reculer. Il n’a pas d’origine. Il n’a jamais commencé comme il ne finira jamais. Il a derrière lui autant de myriades d’années qu’il en découvre devant lui. Il est depuis toujours au centre sans bornes des jours. Il ne saurait avoir un but, car s’il en avait un, il l’eût atteint dans l’infini des ans qui nous précède ; d’ailleurs ce but se trouverait hors de lui, et s’il y avait quelque chose hors de lui il serait borné par cette chose et cesserait d’être l’infini. Il ne va pas vers quelque chose, car il y serait arrivé ; par conséquent, tout ce que font les mondes dans son sein, tout ce que nous y faisons nous-mêmes, ne peut avoir sur lui nulle influence. Tout ce qu’il fera, il l’a fait. Tout ce qu’il n’a pas fait, c’est qu’il ne le pourra jamais faire.101 Il paraît qu’il n’y a rien dans cet infini, ni de temps, ni d’espace, ni de but, et en même temps tout y est déjà présent, car on ne peut rien y ajouter. Maeterlinck ne sait pas ce que l’homme deviendra dans cet infini. Puisqu’il n’y a rien, ou de l’autre côté, puisque tout y est déjà, qu’est-ce que l’homme peut signifier quand il va du fini vers l’infini ? Est-ce que l’homme peut effectivement sortir du fini et entrer dans ce nouvel Univers infini ? Ce sont des questions auxquelles Maeterlinck n’a pas de réponse définitive. Le deuxième type d’infini ressemble le plus au monde actuel. Le temps et l’espace y sont présents et Maeterlinck est sûr qu’il y a dans ce deuxième infini des phénomènes plus concrets que l’homme peut s’imaginer : Il ne nous paraît peuplé que d’objets, planètes, soleils, étoiles, nébuleuses, atomes, fluides impondérables qui s’agitent, s’unissent et se séparent, se repoussent, et s’attirent, s’unissent et se séparent, se repoussent et s’attirent, s’affaissent et s’épanouissent, se déplacent sans cesse et n’arrivent jamais, mesurent l’espace dans ce qui n’a pas de borne et computent les heures dans ce qui n’a pas de terme. En un mot, nous voici dans un infini qui paraît avoir à peu près le même caractère, les mêmes habitudes que cette puissance au sein de laquelle nous respirons et que sur notre terre nous appelons la nature ou la vie.102 Maeterlinck se demande à nouveau ce que l’homme signifiera dans cet infini. Il part du principe que l’homme aura perdu la conscience après sa mort et qu’il ne sera « plus qu’un peu de substance sans nom, âme ou matière »103. L’homme est présent dans cet infini, mais rien de plus, car il ne sait pas qui il est ou qui il était avant sa mort. Il l’explique de façon suivante : l’homme n’aura pas perdu sa conscience qu’il aura formée pendant son séjour sur terre, mais cette conscience est si petite qu’il lui semble qu’elle se fondra dans cet infini. Il admet 101 Maurice Maeterlinck, La Mort, op. cit., p. 203. Ibid., p. 231. 103 Ibid., p. 232. 102 21 immédiatement après, qu’il est impossible de prouver avec force cette hypothèse. Ce n’est pas la première fois qu’il exprime des doutes pendant sa recherche sur les énigmes de la mort. Quelques pages plus tôt il avait écrit que « ce sont là des spéculations assez vaines […]. Qu’importe au fond l’idée que nous nous faisons de ces choses qui appartiennent à l’inconnaissable »104. Dans ce même paragraphe encore, il trouve une réponse à ce doute : « il y a des degrés dans l’ignorance de l’inconnaissable, et chacun de ces degrés marque une conquête de l’intelligence ». 2.4 Conclusion Il est clair que Maurice Maeterlinck s’est consacré plus qu’on attendrait d’un poète ou d’un auteur de théâtre, à la recherche de réponses aux mystères de la vie et de la mort. Nous verrons plus loin quelle place ce thème occupe dans ses premières pièces de théâtre et ce que la mort signifie pour les personnages. Après ces pièces il a approfondi ces pensées dans ses essais avec comme apogée la publication en 1913 de La Mort. Dans ce texte philosophique, et dans d’autres postérieurs, il veut tranquilliser son lecteur en disant que la mort et la vie ne diffèrent pas autant qu’on ne le pense. Comme nous avons vu, l’auteur a été confronté souvent à la mort pendant sa vie, déjà très tôt, et on peut se demander si cette fascination pour la mort n’est pas un moyen à accepter la mort précoce de son frère, comme une stratégie thérapeutique. Il veut se convaincre que l’homme ne doit pas avoir peur de la mort, parce que la mort est un état meilleur de la vie. En lisant ses essais, nous ne pouvons que constater que Maeterlinck n’est pas toujours sûr de ses opinions sur la mort. Les phrases sont souvent des questions et les essais plus tardifs ne sont plus des textes très cohérents, mais plutôt des hypothèses ou des prémisses de quelques lignes. Il demeure que les essais sont quand même intéressants pour connaître les points de vue de l’auteur quand nous examinons les pièces de théâtre. Les opinions de l’auteur sur ce thème sont illustratives et elles permettent d’examiner son œuvre théâtrale. 104 Ibid., p. 223. 22 3. Le symbolisme, le symbolisme belge et le symbolisme de Maeterlinck Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne servait qu’à peindre l’aspect extérieur des choses, était parvenu à exprimer l’inexprimable […] Joris-Karl Huysmans, A Rebours 3.1 Introduction Une des tâches principales de la critique et historiographie littéraires est de classer un auteur dans un courant littéraire. Généralement Maurice Maeterlinck est considéré comme un auteur du courant symboliste. Dans ce chapitre-ci, nous examinons quelles sont les caractéristiques du symbolisme en général et du symbolisme belge du tournant du siècle en particulier. Mais la plus grande partie de ce chapitre est consacrée aux éléments qui permettent de classer l’oeuvre de Maurice Maeterlinck dans le symbolisme. 3.2 Le symbolisme dans la littérature francophone Après la lecture des pièces du premier théâtre de Maurice Maeterlinck nous nous sommes demandé pourquoi il a écrit à la fin du dix-neuvième siècle des pièces de théâtre et des poèmes dans lesquels les protagonistes sont souvent des princes et des princesses, le lieu où se déroule l’intrigue est un château et l’époque fait penser au Moyen Âge. Le dixneuvième siècle était le siècle du progrès technique, et une vingtaine d’années plus tard, l’avant-garde, et surtout le Futurisme (le manifeste de Filippo Tomasso Marinetti date de 1909) qui faisait l’éloge du progrès technique, avait une influence majeure sur la vie artistique en Europe. Le symbolisme « pressentait-il en son subconscient que ce progrès, en proliférant ses créations industrielles et scientifiques, deviendrait une force anonyme, menaçante pour l’homme jusqu’à effacer peu à peu son visage, et tendrait à le reléguer au second plan du monde, cessant d’être sujet pour devenir objet ? »105 Le symbolisme était avant tout une réaction contre les courants littéraires précédents, à savoir le réalisme et le naturalisme, puisqu’ « en littérature, comme dans les arts plastiques, toute école nouvelle n’est qu’une réaction contre les lois dont on est las de supporter la 105 Gisèle Marie, Le théâtre symboliste. Ses Origines Ŕ Ses Sources. Pionniers et réalisateurs, Paris, Éditions A.G. Nizet, 1973, p. 15. 23 contrainte »106. C’est le moment où l’Européen perd sa confiance dans les vérités exactes, déterministes et positivistes107. Non seulement la réaction était dirigée contre le réalisme et le naturalisme, les auteurs symbolistes ne voulaient pas non plus poursuivre la tradition des Parnassiens, « forts des notions d’ordre et de raison, imbus des qualités de plasticité et de clarté qu’ils conçoivent comme des valeurs spécifiques du génie français »108. Reprenons les mots de Roger Bodart qui dit qu’ « au moment où Leconte de l’Isle durcit la forme, invente le marbre, Maeterlinck fait cette découverte : la forme n’existe pas, le marbre est un tourbillon d’atomes. […] marbre en liberté »109. Le symbolisme n’était pas seulement réactionnaire, il y a évidemment aussi des éléments propres au courant. Une vraie définition du symbolisme qui vaut en toutes circonstances n’existe pas, ce qui implique donc qu’une délimitation des auteurs symbolistes est impossible. Le symbolisme ne dispose pas, comme les mouvements avant-gardistes ultérieurs, d’un manifeste où tout le monde était incorporé dans le groupe après avoir signé le texte. Il existe quand même un manifeste du symbolisme, écrit par Jean Moréas et publié dans le supplément littéraire du Figaro, le 18 septembre 1886. On l’appelle le manifeste du symbolisme, mais en réalité le but était de présenter aux lecteurs quels étaient « les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d’art »110. Paul Gorceix, dans une de ses nombreuses études sur le symbolisme belge, écrit à propos de l’article : « que le texte […] soit confus et verbeux, il n’en frappe pas moins les esprits. Son mérite, c’est de donner au mouvement montant l’apparence d’une intronisation littéraire »111. Selon Moréas, et il n’est pas le seul à exprimer cette idée, le symbolisme était la continuation du romantisme. Par conséquent il écrit qu’ « il serait superflu de faire observer que chaque nouvelle phase évolutive de l’art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l’inéluctable fin de l’école immédiatement antérieure »112. Le symbolisme n’était donc pas une réaction contre le réalisme et le naturalisme, mais plutôt la continuation du romantisme. 106 Grégoire Le Roy, Le Symbolisme et la littérature belge, in « Le Symbolisme 1886-1936. BrochureProgramme I.N.R. », Bruxelles, 1936. 107 Mathieu Rutten, Maurice Maeterlinck, Gedichten / Toneel en Proza, Hasselt, Uitgeverij Heideland, 1962, p.7. 108 Paul Gorceix, Introduction générale. Étude sur la poétique à la fin du siècle., in « Fin de siècle et symbolisme en Belgique. Œuvre poétiques. Théodore Hannon, Iwan Gilkin, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe, Max Elskamp, Albert Mockel », Bruxelles, Éditions Complexe, 1998, p. 31. 109 Roger Bodart, Poètes d’aujourd’hui: Maurice Maeterlinck, Paris, Éditions Pierre Séghers, 1962, p. 9. 110 http://www.berlol.net/chrono/chr1886a.htm 111 Paul Gorceix, Introduction générale, in « La Belgique fin de siècle. Romans Ŕ Nouvelles Ŕ Théâtre. Eeckhoud, Lemonnier, Maeterlinck, Rodenbach, Van Lerberghe, Verhaeren. », Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 30. 112 http://www.berlol.net/chrono/chr1886a.htm 24 Les caractéristiques du nouveau courant sont « l’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf ou les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes »113. Les auteurs qui ont inspiré de manière directe les auteurs symbolistes étaient Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine, en même temps les prédécesseurs du symbolisme. La définition du symbolisme que Moréas donne dans son manifeste est la suivante : Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.114 C’est surtout la proposition « tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester euxmêmes » qui est typique du symbolisme. Le concept de symbolisme n’est pas facile à définir, malgré les nombreuses tentatives. Émile Verhaeren, l’écrivain belge qui est considéré comme un des plus importants auteurs belges symbolistes s’est demandé dans une réflexion sur le symbole : « Définir le Symbolisme, qui donc y réussirait ? »115, mais en 1887, il a reconstruit l’évolution qui aboutirait au symbolisme : L’évolution vers le symbolisme s’est faite presque inconsciemment d’abord, puis lentement accentuée par réaction contre le naturalisme. Celui-ci était l’émiettement descriptif, l’analyse microscopique et minutieuse. Aucun résumé, aucune concentration, aucune généralité. On étudiait des coins, des anecdotes, des individus et toute l’école s’établissait sur la science du jour et par conséquent, sur la philosophie positiviste. Le symbolisme fera le contraire.116 Stéphane Mallarmé, un des maîtres du symbolisme a décrit sa façon de travailler comme « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit »117. Les pensées de Mallarmé sur l’art étaient très importantes pour le développement du symbolisme et aussi pour la conception du théâtre de Maeterlinck comme nous verrons dans le chapitre suivant : « Plus de trois quarts de siècle avant Roland Barthes, Mallarmé a distingué le langage quotidien et le 113 Ibid. Ibid. 115 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 631. 116 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 29. 117 Ibid., p. 35. 114 25 langage de fiction. C’est une première : la fonction de l’œuvre d’art est reconnue dans sa spécificité. Elle cesse d’être « mimétique » ».118 Mallarmé a défini le symbolisme en contraste avec le mouvement parnassien : La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent ; par là, ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent : nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est fait du bonheur de deviner peu à peu : suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole ; évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme ou inversement choisir un objet et un état d’âme par une série de déchiffrements.119 Grégoire Le Roy a essayé d’établir une définition, mais comme pour beaucoup d’autres, le symbolisme est apparu à nouveau comme un courant réactionnaire : […] nos symbolistes à leur tour, se libèrent des entraves du Parnasse. Mais ce n’est là qu’une définition plutôt négative du symbolisme. […] « Un essai de l’expression de l’indéfinissable » a dit encore un inconnu ; définition un peu sommaire soit ! Mais assez exacte. Car, si tout n’est pas clair, très net, c’est que le symbolisme lui-même, est marqué de ce caractère d’infini et vague.120 Nous constatons donc qu’une définition positive du symbolisme n’est pas facile à établir. Comme le disait Paul Valéry : « Le seul nom de Symbolisme est déjà une énigme pour mainte personne. Il semble fait pour exciter les mortels à se tourmenter l’esprit. […] Mais ce mot est un gouffre dans fond »121. Dans la plupart des tentatives, la définition du symbolisme contrastait avec les mouvements antérieurs, autant philosophiques (positivisme), que littéraires (réalisme et naturalisme), ou bien les définitions étaient peu exactes. Il semble donc plus facile de définir le symbolisme de manière négative, c’est-à-dire, en énumérant ce qu’il n’est certainement pas, que d’énumérer les caractéristiques propres au courant. Établir une délimitation temporelle du courant symboliste semble aussi difficile que donner la définition. Paul Gorceix a considéré l’année 1886122 comme une année très importante, grâce à la publication de l’article de Jean Moréas dans Le Figaro et, plus spécifiquement pour la Belgique, par « la naissance de la revue La Wallonie en novembre 1886. La création de cette revue à Liège, sur l’initiative du Wallon Albert Mockel, correspond 118 Ibid. Gisèle Marie, op. cit., p. 18-19. 120 Grégoire Le Roy, art. cit. 121 Paul Valéry, Existence du Symbolisme, in « Le Symbolisme 1886-1936. Brochure-Programme I.N.R. », Bruxelles, 1936. 122 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 30. 119 26 à la cristallisation d’ « « une sorte de conscience du symbolisme » en Belgique »123. Paul Valéry a situé le symbolisme en France entre 1860 et 1900124, tandis que Gisèle Marie, dans son étude sur Le Théâtre Symboliste, a prétendu que le symbolisme va « de 1885 jusqu’à la guerre de 1914 »125. Dans son chapitre intitulé Des Fleurs du Mal au Cygne. La poésie de Baudelaire à Mallarmé, Christine Marcandier-Colard a suggéré que « la publication des Fleurs du Mal de Baudelaire, en 1857, marque un tournant dans la production poétique du XIXe siècle, qui influencera l’ensemble du XXe siècle »126. Le titre de la brochureprogramme de l’I.N.R. était sans doute exagéré : Le Symbolisme 1886-1936. Bref, une nette délimitation temporelle du symbolisme est impossible, mais il est certain que l’émergence du courant, au début sans doute modeste, est à situer vers le milieu du vingtième siècle, avec le point culminant en 1886 et le courant perd peu à peu sa place importante dans le champ littéraire pendant la première décennie du XXe siècle. 3.3 Le symbolisme en Belgique Puisque le symbolisme est difficile à définir et à situer dans le temps, et que le thème central de cette étude est Maurice Maeterlinck, nous allons nous concentrer surtout sur le symbolisme comme courant littéraire en Belgique. C’est contrairement au symbolisme en France un groupement dont il est moins difficile à délimiter les membres et la période. Dans cette section de l’étude, nous nous baserons en large mesure sur les différents textes que Paul Gorceix a consacrés au symbolisme belge. La Belgique a célébré son cinquantenaire en 1880 et cherchait une littérature nationale. Au début des années 1880, une nouvelle génération d’auteurs belges s’est manifestée dans le monde littéraire national et international. C’était « l’exceptionnelle floraison littéraire, dont les débuts se situent autour des années 80. Grâce à ces œuvres Ŕ prose et poésie confondues Ŕ les arts et la littérature en Belgique sont passés de l’absence à la scène internationale »127. Et plus loin dans le même texte Gorceix écrit : « Ici, en une décennie, les lettres françaises sont portées sur le devant de la scène européenne. Ce passage brutal de la grisaille à la lumière n’a pas échappé à l’observateur sagace de la vie littéraire »128. Que la littérature belge 123 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 28. Paul Valéry, art. cit. 125 Gisèle Marie, op. cit., p. 13. 126 Charles Ammirati, Brigitte Lefebvre, Christine Marcandier-Colard, Littérature francaise. Manuel de poche., Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 476. 127 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 7. 128 Ibid., p. 72. 124 27 francophone à partir de ce moment-là occupait le « devant de la scène européenne » n’est nullement exagéré, car « le rayonnement du symbolisme franco-belge dans les littératures étrangères fut exceptionnel, dans le sens où il s’est agi non pas d’une influence passive, mais d’une réception qui eut pour effet de stimuler la création littéraire en Europe »129. Et le plus impressionnant est qu’ « en dix années, la Belgique boucle le parcours que les générations littéraires européennes ont mis un demi siècle à effectuer ! »130 Ce symbolisme en Belgique n’a pas émergé du néant, mais s’est laissé beaucoup inspirer par le symbolisme français : Le Symbolisme de Belgique est si étroitement mêlé au français qu’on a pu le tenir longtemps pour un simple surgeon, dont le Symbolisme français serait la branche maîtresse. Que les poètes belges ont nourri une profonde admiration pour Hugo, Leconte de Lisle, Hérédia ou Coppée, c’est un fait incontestable. On ne peut nier non plus leur fascination pour les maîtres qu’ils s’appellent Baudelaire, Verlaine ou Villiers de L’Isle-Adam. Quant à l’impact des thèses de Mallarmé sur l’éclosion d’une nouvelle poétique en Belgique, il est considérable.131 Remarquons donc que les auteurs belges connaissaient très bien les mouvements littéraires contre lesquels ils ont réagir, à savoir l’école parnassienne avec Leconte de Lisle, Hérédia et Coppée. Les auteurs qui appartenaient au symbolisme belge sont plus faciles à déterminer que leurs confrères français. Ce sont surtout Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe, Georges Rodenbach et Max Elskamp, mais aussi Paul Gérardy et Albert Mockel, les deux derniers étant les seuls auteurs wallons dans l’énumération. Les premiers auteurs de la liste ont pu bénéficier d’une situation particulière, car ce sont des auteurs élevés en français dans un environnement flamand. Nous reparlerons cet aspect particulier du contact entre la culture germanique et latine dans la section sur Maeterlinck et le symbolisme. Mais il y a d’autres éléments communs entre les auteurs : Diplômés de l’université, juristes pour le plus grand nombre, les jeunes écrivains qui vont participer à la renaissance après 1880, avec à leur tête l’avocat socialiste Edmond Picard et Octave Maus, fondateurs de L’Art moderne (1881), partagent une conception résolument progressiste de la fonction de l’œuvre d’art. Ils refusent « l’Art pour l’Art », qu’ils estiment une doctrine artificielle et élitiste.132 129 Ibid., p. 76. Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 16. 131 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 25. 132 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 15. 130 28 Non seulement le type d’éducation est partagé par ces auteurs, aussi leurs origines familières et sociales se ressemblent beaucoup, car « ils sont tous issus de la bourgeoisie, voire de la grande bourgeoisie, très proche en fait de l’aristocratie noble ou anoblie »133. Grégoire Le Roy, autre élève du Collège Sainte-Barbe à Gand, tout comme Verhaeren, Rodenbach, Maeterlinck et Van Lerberghe, a mentionné que les auteurs se connaissaient très bien entre eux et inévitablement il y avait des éléments communs entre les auteurs, comme nous verrons dans notre analyse de L’Intruse : « Quant à déterminer le degré de parenté entre les différents disciples, c’est chose malaisée. Les influences subies sont souvent inconscientes et parfois réciproques, l’un empruntant à l’autre. Mais elles cessent d’être apparentes dès qu’elles sont assimilées par un talent supérieur, par une véritable personnalité »134. Entrons un moment plus en détail sur la revue La Wallonie, fondée par Albert Mockel en 1886 à Liège. Publier des revues littéraires est un phénomène qui était très populaire pendant la modernité. La publication de La Wallonie n’était certainement pas un événement isolé, ni la première revue littéraire en Belgique, car « des revues, culturelles et littéraires, […] se sont succédé : La Jeune Belgique (1881), L’Art moderne (1881), La Revue moderne (1882), La Société nouvelle (1884), etc. »135 L’importance de cette nouvelle revue n’est pas à sous-estimer : « Très vite, grâce à une étroite collaboration franco-belge, La Wallonie va devenir le bastion de la nouvelle esthétique » 136 et on la décrivait comme « La Wallonie, l’organe presque officiel des écrivains symbolistes »137. Bref, une définition univoque du symbolisme belge semble aussi impossible qu’une définition du symbolisme dans la littérature française. Il y a des éléments partagés par tous ces auteurs belges, et il y avait la revue commune La Wallonie, mais comme le disait Paul Valéry : […] ils n’ont eux-mêmes ni jamais pris ce nom pour eux, ni jamais fait de lui l’usage ou l’abus qu’on en fit dans le temps qui suivit leur temps. […] Il [le nom] n’est après tout qu’une convention. Les noms de conventions donnent parfois occasion à des méprises et à des questions divertissantes.138 133 Ibid., p. 26. Grégoire Le Roy, art. cit. 135 Ibid., p. 13. 136 Ibid., p. 28. 137 Grégoire Le Roy, art. cit. 138 Paul Valéry, art. cit. 134 29 3.4 Maurice Maeterlinck et le symbolisme La troisième section de ce chapitre nous mènera vers un examen des éléments qui nous permettent de considérer Maurice Maeterlinck comme un auteur symboliste. La manière dont le symbolisme se réalise dépend d’auteur à auteur, comme nous pouvons déduire des deux sections précédentes : « Sans tomber pour autant dans les travers du positivisme tainien, il n’est pas discutable que le renouveau de 1886 est, avant tout, le produit spécifique d’un milieu et de circonstances particulières »139. Nous examinons d’abord quels étaient les phénomènes qui entouraient Maeterlinck à Gand et qui ont eu une grande influence sur Maeterlinck comme auteur. La deuxième partie est consacrée à quelques pensées de Maeterlinck sur le symbole et le symbolisme et finalement, pour ne pas nous éloigner trop de notre sujet principal, à savoir le mystère de la mort, nous regardons l’influence du mystique flamand Ruysbroeck sur notre auteur et son œuvre. Nous avons déjà abordé la situation linguistique particulière des auteurs symbolistes belges à la fin du dix-neuvième siècle. Hormis quelques exceptions, la plupart des auteurs sont nés dans une famille qui appartenait à la bourgeoisie francophone dans la partie du pays où le flamand (probablement une meilleure dénomination que néerlandais) était la langue principale de la population. Pour Maeterlinck, les premières années de sa vie se déroulaient à Gand : On a dit la splendeur morose des villes du Nord. […] Mais on a rarement osé célébrer l’orgueil dur et désolé de Gand. […] Ce décor tragique et familier, un peu théâtral dans sa magnificence, entoura les premières rêveries du futur dramaturge.140 Cet environnement n’a pas uniquement influencé Maeterlinck : « Le pessimisme morbide qui semble parfois être l’apanage des pays du Nord n’a manqué ni à la peinture belge (Ensor), ni, de Rodenbach et du jeune Maeterlinck à Ghelderode, à la poésie et au théâtre des belges »141. Maeterlinck a quitté la Belgique en 1897 à la demande de Georgette Leblanc142, mais toute sa vie il se sentait belge : « […] l’Académie française me sollicita par deux fois pour me faire 139 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 25. Alex Pasquier, Maurice Maeterlinck, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1950, p. 14-15. 141 Henri Peyne, Qu’est-ce que le symbolisme?, Vendôme, Presses Universitaires de France, Collection SUP, 1974, p. 151. 142 Stefaan van den Bremt, Dichters van nu 15: Bloemlezing uit de poëzie van Maurice Maeterlinck, Gand, Poëziecentrum, 2002, p. 52. 140 30 accepter de porter le bicorne. Il ne me fallait que renoncer à ma nationalité. […] Mais quoi, je me sentais Flamand jusqu’au bout des ongles »143. La Flandre était à ce moment-là un lieu privilégié dans la culture européenne, car c’était le carrefour où se rencontraient les deux cultures majeures de l’Europe occidentale, à savoir la culture germanique (le flamand) et la culture latino romane (le français) 144. Élevé en français (mais il savait le flamand pensons à son amitié avec Cyriel Buysse dont il lisait chaque nouveau roman et à qui il écrivait en 1915 : « Sans toi, j’oublierais complètement le flamand »145), Maeterlinck a profité de cette double influence et il a introduit la culture germanique dans la culture latino romane : Dès 1888, on voit se dessiner chez Maeterlinck un curieux mythe de la germanité. Germanité de la « race » flamande à laquelle il se sent appartenir : « Le germanisme », note-t-il dans son carnet, « semble le sceau du monde comme l’hellénisme e le latinisme était celui des deux anciens les mieux connus de Ns ».146 Selon Maeterlinck, les voies des deux cultures se sont séparées pendant la Renaissance, quand la culture latino romane a perdu le contact avec les valeurs profondes de l’humanité et « les germaniques, préservés de Renaissance et restés ouverts à une conception magique du cosmos »147 ont maintenu le goût pour « l’intuition et l’indéterminé »148 : Convaincu que la Renaissance a détruit chez les Latins l’art authentique, naïf, proche de la nature, qu’elle a tué « la sympathie », c’est-à-dire « le contact avec la substance », le traducteur de Ruysbroeck l’Admirable se construit une famille d’esprits, parmi lesquels figurent Carlyle, Emerson, Novalis, Böhme, Coleridge et Swedenborg, pour ne citer que ceux-là. La valorisation du primitivisme dans l’art, très stéréotypée au demeurant, la réhabilitation de l’irrationnel et du mysticisme vont jouer un rôle moteur dans l’esthétique maeterlinckienne. D’autant plus que le besoin d’identité littéraire s’y associe.149 Grâce au contact avec la culture germanique Maeterlinck a su se construire une esthétique propre. Ce sont surtout les termes « primitivisme », « irrationnel » et « mysticisme », retrouvés par Maeterlinck dans la culture germanique, qui sont très importants pour son esthétique. Celle-ci s’éloigne du concept aristotélicien de « mimésis » : 143 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, Besançon, Editions La Manufacture, 1992, p. 69. Une Conférence inédite d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck, in « Annales Tôme Deux », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1956, p. 9. 145 André Capiteyn, Maurice Maeterlinck. Een Nobelprijs voor Gent, Gand, Stadsarchief, 1999, p. 20. 146 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 32. 147 Paul Gorceix, Introduction. Mystique, ésotérisme et écriture, in « Œuvres I. Le Réveil de l’âme. Poésie et essais », Bruxelles, Biobliothèque Complexe, Éditions Complexe, 1999, p. 257. 148 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 36. 149 Ibid. p. 32. 144 31 La poésie cesse d’être le dire d’un monde, si attractives qu’en soient les apparences, pour se focaliser sur les réalités mystérieuses, les visions, l’essai de saisie de moi intérieur. […] L’inversion est radicale : « Représenter l’irreprésentable », pour reprendre la parole de Novalis, c’est désormais le projet esthétique prioritaire.150 On peut ajouter à la représentation de l’irreprésentable de Novalis encore l’expression de l’inexprimable151, qui s’applique mieux à un écrivain et en plus, le contraste avec la mimésis est plus grand, car pour Maeterlinck il n’est plus question de représenter ou de décrire les choses : « Cette esthétique ne décrit pas, elle suggère […] »152. Maeterlinck veut chercher plus profond que la surface visible de la vie humaine, c’est la « recherche d’une explication de la destinée humaine, le problème de la vie et de la mort, des forces obscures et prééminentes qui les gouvernent, auxquelles, plus tard, viendra s’adjoindre une troisième force, l’amour »153. La nouvelle conception de son art a évidemment besoin d’un nouveau langage. Il veut montrer « ce qui ne se représente pas, l’innommable »154, ce qui paraît impossible. Maeterlinck a utilisé des images de la vie réelle et quotidienne que tout le monde comprend et connaît pour visualiser ce qu’on ne peut pas visualiser : Ce qui implique que l’image n’est plus simple transfert de sens par substitution. Elle devient le moyen de suggérer ce que le langage discursif est incapable d’exprimer : le mystère, l’inconnu, la mort.155 Nous retrouvons ici la division mallarméenne entre le langage quotidien et le langage littéraire. Dans le langage quotidien, n’importe quelle image sera interprétée telle qu’elle apparaît dans le monde de tous les jours, tandis que la même image aura un second sens quand elle figure dans un contexte littéraire. Ce mode de travail aura en même temps une influence sur l’attitude du lecteur et de l’auteur : La pratique de la poésie a aidé le dramaturge à prendre conscience que l’image n’est plus là pour énoncer une signification, mais pour mettre en branle l’imagination ; que l’obscurcissement du sens est inhérent au processus de symbolisation ; qu’il n’y a pas de symbole sans pluralité sémantique. […] Elle [sa nouvelle poétique] veut être moyen d’aller au-delà du réel et du normal, de dire à l’aide d’images visuelles ce qu’on ne pourra jamais représenter ni voir.156 150 Ibid., p. 36-37. Mathieu Rutten, op. cit., p. 27. 152 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 36. 153 Gisèle Marie, op. cit., p. 133-134. 154 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 44. 155 Ibid., p. 46. 156 Ibid., p. 46-47. 151 32 La pluralité sémantique implique en même temps « la complexité et l’indétermination sémantique »157. Ce sont des concepts nouveaux et typiques du symbolisme, une réaction contre les règles et les codes académiques des courants précédents et aussi une réaction contre la mimésis, « réactivée à l’excès par le naturalisme »158, où toute référence est claire et compréhensible. Par la citation suivante de Paul Gorceix, nous aborderons le champ du symbole et de l’allégorie : « Effectivement, en habilitant l’indécision et l’obscurité sémantiques [nous l’avons démontré dans le paragraphe précédent] comme valeurs poétiques, il creuse le fossé qui sépare l’allégorie du processus de symbolisation »159. Beaucoup de travaux ont été entrepris sur la différence entre les deux, mais pour notre étude, nous n’allons pas entrer en détail sur l’allégorie, car « L’allégorie est un grand arbre mort. Il empoisonne le paysage »160. Et elle est, selon l’auteur, une image de niveau inférieur, dévaluée en quelque sorte dans la mesure où elle n’est que le produit de l’intellect, auquel elle sert d’illustration. Le symbole, en revanche, tire sa qualité de son origine. Il ne diffère guère de l’ « intuition ».161 Pour Maeterlinck, le symbole est plus important car il a ses origines dans l’intuition, ce qui contraste avec le rationalisme des courants littéraires précédents. L’auteur distingue deux types de symboles : « l’un qu’on pourrait appeler le symbole a priori ; le symbole de propos délibéré ; il part d’abstraction et tâche de revêtir d’humanité ces abstractions »162. Ce symbole ressemble fort à l’allégorie, tandis que le second type « serait plutôt inconscient, il aurait lieu « à l’insu du poète, souvent malgré lui, et irait, presque toujours, bien au-delà de sa pensée » »163. Ce second genre de symboles lui paraît le plus approprié à figurer dans sa nouvelle esthétique. Au sein de l’esthétique maeterlinckienne, un rôle important est réservé au lecteur. Ce lecteur doit en quelque sorte déchiffrer les symboles qui figurent dans les textes de l’auteur symboliste : « Seules des associations mentales, déclenchées par un langage symbolique et 157 Ibid., p. 75. Arnaud Ryckner, Le “Shakespeare belge”: Maeterlinck et la révolution théâtrale, in Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Benoît Denis et Rainier Grutman avec la collaboration de David Vrydaghs, « Histoire de la littérature belge francophone », Paris, Librairie Arthème Fayard, 2003, p. 199. 159 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 38-39. 160 Maurice Maeterlinck, Menus Propos. La Jeune Belgique., in Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 39. 161 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 68. 162 Maurice Maeterlinck in Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 68. 163 Paul Gorceix, op. cit., 1998, p. 68. 158 33 émotionnel provoquent chez le lecteur l’état poétique stimulé et entretenu par le pouvoir incantatoire de la beauté verbale »164. Grâce aux symboles qui émergent de l’intuition et de l’émotion, le lecteur intervient activement lors de la lecture pour s’imaginer l’inimaginable : « Au symbole, non seulement de solliciter la sensibilité du lecteur, mais aussi de stimuler sa participation par le travail supplémentaire de l’imagination, qui le prolonge en quelque sorte »165. Maeterlinck veut donc nommer l’innommable, représenter l’irreprésentable, toucher aux mystères de la vie humaine,… Mais il n’était pas le premier à entreprendre cette recherche ; un de ses prédécesseurs était Jan van Ruysbroeck166, moine flamand du quatorzième siècle que Maeterlinck appelait toujours Ruysbroeck l’Admirable. Maeterlinck l’a trouvé comme source d’inspiration pendant sa lecture d’A Rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans qui en a utilisé une citation comme épigraphe 167. Au chapitre XII, Huysmans le mentionne une seconde fois quand des Esseintes parle de sa lecture d’Ernest Hello168. Ainsi Maeterlinck fait connaissance à la philosophie flamande (culture germanique) à travers la littérature française (culture latino romane). Nous savons donc qu’après l’écriture du Massacre des Innocents, Maeterlinck cherchait à réorienter son écriture et la lecture de Ruysbroeck lui a aidé169 : Formé à l’école des pères jésuites, porté par un goût pour la théologie, Maeterlinck se tourne vers la mystique flamande. À ses yeux, Ruysbroeck l’Admirable, qu’il lit dès 1888 et dont il traduit L’Ornement des noces spirituelles (1891), incarne « l’ancêtre flamand », qui a donné des racines à son art.170 « Ruysbroek a été […] une révélation pour le jeune Maeterlinck […]. Cependant la présence du moine flamand est perceptible dans tout ouvrage »171. 164 Marcel Postic, op. cit., p. 118. Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 39. 166 RUYSBROECK ou RUSBROCH Jan, dit l’Admirable. Mystique et théologien flamand. Né en 1293 au village de Ruysbroeck, dans le Brabant, mort à l’ermitage de Groenendal, dans la forêt de Soignies, non loin de Bruxelles, le 2 décembre 1381. (Laffont-Bompiani, Dictionnaire des auteurs. De tous les temps et de tous les pays. Tome IV, Paris, Éditions Robert Laffont, 1952, p. 166). 167 Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps…, quoique le monde ait horreur de ma joie, et que sa grossièreté ne sache pas ce que je veux dire. Rusbrock l’admirable. (Joris-Karl Huysmans, A Rebours, Paris, Collection Folio, Éditions Gallimard, 1977, p. 54). 168 […] des oeuvres choisies de Jean Rusbrock l’Admirable, un mystique du XIIIe siècle, dont la prose offrait un incompréhensible mais attirant amalgame d’exaltations ténébreuses, d’effusions caressantes, de transports âpres. (Joris-Karl Huysmans, A Rebours, Paris, Collection Folio, Éditions Gallimard, 1977, p. 269). 169 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 85. 170 Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 33. 171 Marcel Postic, op. cit., p. 164. 165 34 Grâce aux textes de Ruysbroeck, Maeterlinck a découvert le mysticisme, ce qui n’est pas à étonner, car quand en lisant une définition de ce qui pourrait être le mysticisme, nous apprenons que celui-ci est clairement apparenté au symbolisme de Maeterlinck : Le mysticisme est une tournure d’esprit qui rattache directement les phénomènes tangibles à des causes transcendantales, qui derrière le monde visible découvre un monde invisible mêlé à lui.172 Mais LE mysticisme n’existe pas, comme il n’y a pas LE symbolisme, mais les éléments communs reviennent toujours dans l’œuvre de Maeterlinck : Il y a mille mysticismes divers. « Le mysticisme, a dit Matter, […] le mysticisme allant au-delà de la science positive de la spéculation rationnelle, a tout autant de formes diverses qu’il y a de mystiques éminents. Mais sous toutes ses formes il a deux ambitions qui sont les mêmes : celle d’arriver dans ses études métaphysiques jusqu’à l’intuition, et dans ses pratiques morales jusqu’à la perfection.173 Le mysticisme de Maeterlinck a eu une grande influence sur le développement de son oeuvre théâtrale, comme nous verrons dans les chapitres suivants : « Fatalisme et mysticisme, telles sont les deux pensées maîtresses du théâtre de Maeterlinck »174. Le mysticisme combiné avec les données biographiques et littéraires que nous avons énumérées dans le chapitre précédent, ont guidé Maeterlinck vers sa fascination pour la mort : « L’aspiration mystique du jeune poète à vivre une union personnelle avec un Dieu de lumière a dévié vers la fascination des ténèbres et de la mort […] »175. À partir de la découverte des écrits de Ruysbroeck l’Admirable, jusqu’au moment où Maeterlinck rencontre Georgette Leblanc en 1895, les textes fictionnels de Maeterlinck sont imprégnés de la mort. Maeterlinck a donc traduit L’Ornement des noces spirituelles (Die chierheit der gheesteliker brulocht176 ) de Ruysbroeck, publié en 1891, mais sa préface à cette traduction est plus connue et figure dans Le Trésor des Humbles, comme le premier de trois essais sur les penseurs qui l’ont influencé. Le chapitre sur Ruysbroeck est suivi d’un chapitre sur Emerson et un sur Novalis, dont il a traduit Fragments et Les Disciples à Saïs (Die Lehrlinge zu Sais), publiés en 1895 et précédés d’une introduction sur Novalis et le romantisme 172 Une conférence inédite d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck, art. cit., p. 27. Raymond Pouilliart, Maeterlinck et Novalis [Maeterlinck dans Nouvelle Revue, 15 XII. 1894, t XCI, p. 719], in « Annales. Tome Neuf », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1963, p. 6-7. 174 Une conférence d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck, art. cit., p. 26. 175 Carole J. Wilson-Lambert, Maurice Maeterlinck et l’idée de la mort de 1885 à 1890, in « Annales. Tome Vingt-sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 43. 176 Stefaan van den Bremt, op. cit., p. 50. 173 35 allemand177. Après la découverte des textes de Ruysbroeck, Maeterlinck a écrit à son ami Rodolphe Darzens pour lui apprendre « qu’il a « découvert (à peu près) un Ermite ou un Illuminé Flamand du XIIIe siècle, Ruysbroeck l’Admirable », et qu’il n’a jamais « éprouvé une joie ni étonnement pareils » car « c’est l’homme du génie absolu et dont l’œuvre est immense matériellement »178. Bizarrement, les premières pages de l’essai sur Ruysbroeck ne sont pas très positives : Il est fort probable que ses écrits ne répondent que rarement aux besoins d’aujourd’hui. D’un autre côté, je connais peu d’auteurs plus maladroits que lui ; il s’égare par moments en d’étranges puérilités ; et les vingt premiers chapitres […] ne renferment guère que de tièdes et pieux lieux communs.179 Mais après quelques pages, le lecteur comprend qu’il doit se préparer avant d’aborder la lecture des textes de Ruysbroeck. Puis, Maeterlinck considère l’auteur comme « un des plus sages, des plus exactes et des plus subtils organes philosophiques qui aient jamais existé »180. Et il explique pourquoi il est un esprit exemplaire pour lui : « Ici nous retrouvons […] les habitudes de la pensée asiatique ; l’âme discursive règne seule au-dessus de l’épuration discursive des idées par les mots »181, mais il avoue une autre fois que ce livre n’est pas facile d’accès : « la clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes ordinaires de l’esprit humain. Cette clef n’est pas destinée à des portes terrestres et il faut la mériter en s’éloignant autant que possible de la terre »182. La difficulté n’est pas à chercher dans le livre, le problème est en nous : « Ce livre n’est pas trop loin de nous ; il est probablement au centre même de notre humanité ; mais c’est nous qui sommes trop loin de ce livre »183. C’est une pensée que nous avons déjà touchée il y a quelques pages. Selon Maeterlinck, la Renaissance dans le monde latino romane a eu comme conséquence l’éloignement de l’homme des profondes valeurs humaines et donc à cause de la Renaissance, les textes de Ruysbroeck sont plus difficiles à lire pour nous. L’importance de la lecture et de la traduction des textes de Ruysbroeck et de Novalis est difficile à sous-estimer, puisqu’ « il y trouve la réponse aux questions qu’il se pose à propos de l’écriture, dès lors que depuis sa lecture de Ruysbroeck il ne conçoit plus la création 177 Ibid., p. 51-52. Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 253. 179 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des Humbles, Paris et Bruxelles, Mercure de France et Éditions N. R. B., 1943, p. 87. 180 Ibid., p. 95. 181 Ibid., p. 97. 182 Ibid., p. 98-99. 183 Ibid., p. 105. 178 36 autrement qu’au service de l’inconnaissable »184. Et non seulement sur les pensées philosophiques de notre auteur, mais aussi sur sa façon d’écrire : « Dans Ruysbroeck […] les mots s’avancent simples et nus et ne sortent jamais du langage ordinaire. Et cependant, il est incontestable que les humbles paroles de l’ermite flamand ont souvent serré Dieu de plus près que les hyperboles […] »185. En 1890, un an avant la publication de sa traduction de Ruysbroeck, mais dont il s’occupait déjà certainement, l’influence du « prince des mystiques flamands »186 est déjà présente dans sa Confession de poète : J’ai avant tout, un immense respect pour tous ce qui est inexprimable dans un être, pour tout ce qui est silencieux dans un esprit, pour tout ce qui n’a pas de voix dans une âme, je plains l’homme qui n’a pas de ténèbres en lui.187 Et sa vraie confession de poète vient quelques alinéas plus tard : Je voudrais étudier tout ce qui est informulé dans une existence, tout ce qui n’a pas d’expression dans la mort ou dans la vie, tout ce qui cherche une voix dans un cœur. Je voudrais me pencher sur l’instinct, en son sens de lumière, sur les pressentiments, sur les facultés et les notions inexpliquées, négligées ou éteintes, sur les mobiles irraisonnés, sur les merveilles de la mort, sur les mystères du sommeil, où malgré la trop puissante influence des souvenirs diurnes, il nous est donné d’entrevoir, par moments, une lueur de l’être énigmatique, réel et primitif ; sur toutes les puissances inconnues de notre âme ; sur tous les moments où l’homme échappe à sa propre garde ; sur les secrets de l’enfance, si étrangement spiritualiste avec sa croyance au surnaturel, et si inquiétante avec ses rêves de terreur spontanée, comme si réellement nous venions d’une source d’épouvante ! Je voudrais guetter ainsi, patiemment, les flammes de l’être originel, […] je ne suis pas sorti des limbes, et je tâtonne encore, […].188 Voilà finalement la définition du symbolisme de Maurice Maeterlinck par l’auteur lui-même ! Qui pourrait le définir mieux que lui-même ? Il y a des éléments que d’autres auteurs symbolistes ont intégré aussi dans leur œuvre, mais il n’y a pas moyen de mieux décrire de quels éléments l’esthétique de Maeterlinck est construite. Beaucoup de ces éléments reviendront dans notre analyse de quelques pièces de théâtre de Maeterlinck, plus tard dans cette étude. 184 Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 157. Maurice Maeterlinck, La mystique flamande, in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 335. 186 Ibid., p. 336. 187 Maurice Maeterlinck, Confession de poète, in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 454. 188 Ibid., p. 456. 185 37 3.5 Conclusion Il nous a fallu beaucoup de détours pour arriver à cette définition du symbolisme chez Maeterlinck, mais ils nous paraissent utiles. Surtout pour montrer que le symbolisme n’était pas un groupe homogène d’auteurs avec un programme fixe. Et même les auteurs belges, qui se ressemblaient beaucoup grâce à leurs origines communes, ne constituaient pas un mouvement cohésif. Nous avons dû faire des recherches pour notre auteur, et il paraît que le symbolisme est un courant avec des auteurs qui possèdent quelques caractéristiques communes, mais qui ont encore assez d’éléments propres. Pour Maeterlinck la lecture des écrits de Ruysbroeck était un point décisif dans le développement de son esthétique et de ses pensées. Ce sont ces textes du moine flamand et leur influence sur notre auteur qui ont formé l’originalité des pièces de théâtre, des poèmes et des essais philosophiques de Maeterlinck. 38 4. Maurice Maeterlinck et le théâtre A cheval sur une tombe et une naissance difficile. Samuel Beckett, En attendant Godot 4.1 Introduction Maurice Maeterlinck était non seulement poète, dramaturge et essayiste/philosophe, il a publié aussi quelques textes sur la représentation de ses pièces. Les textes les plus importants qui expriment la vision de Maeterlinck sur le théâtre sont en ordre chronologique Le Théâtre, publié dans Menus Propos en 1890, Le Tragique Quotidien dans Le trésor des Humbles en 1896, la Préface189 de son Théâtre en 1901-1902 et Le Drame Moderne, publié dans Le Double Jardin en 1913. Dans ce chapitre nous examinons l’importance de notre auteur dans le monde du théâtre à la fin du dix-neuvième siècle, sa réaction contre le théâtre de son temps et les innovations qu’il a voulu introduire dans la mise en scène. 4.2 Le théâtre de son temps Comme nous avons pu constater dans le chapitre précédent, le symbolisme est dans une certaine mesure une réaction contre les mouvements littéraires et philosophiques qui le précédaient. Le premier théâtre de Maurice Maeterlinck est en même temps une réaction contre le théâtre comme il se présentait sur la scène de son temps : A cette époque-là, le théâtre, en France, était menacé par deux maladies mortelles : une sclérose due au réalisme étroit dit : tranche de vie, ou bien un étouffement provoqué par le perpétuel sujet de l’adultère dans le grand monde ; enfin, une anémie causée par l’absence totale de vraie poésie.190 Ce théâtre qu’on jouait à son époque qu’est-ce qu’il représentait ? C’était surtout un théâtre d’influence naturaliste, un théâtre qui, selon les auteurs symbolistes, était pétrifié à cause des auteurs précédents et leurs pièces qui connaissaient trop de succès auprès du public de sorte 189 « […] pour quelles raisons Maeterlinck l’a-t-il écrite ? […] en profiter pour répondre à deux questions […] : comment expliquer la noirceur de ses premières pièces ? pourquoi, depuis 1896, n’a-t-il plus composé pour la scène ? Et Maeterlinck cherche des raisons qui, à mon sens, ressemblent plutôt à des excuses. » Gaston Compère, Le théâtre de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Palais des Académies, 1955, p. 206. 190 Marie Gevers, Maeterlinck, in « Annales. Tome Neuf », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1963, p. 54. 39 qu’il n’y avait plus d’innovation. « Il a simplement […] les mêmes adversaires, qui se nomment réalisme et routines »191 : La scène française, à cette époque [vers 1889], continuait à présenter des comédies dans la tradition de Scribe, voulant engager le succès grâce à un agacement subtil des éléments de l’intrigue, à des effets obtenus par des détails plaisants et à de fastueuses mises en scène […]. Les naturalistes avaient voulu faire triompher leurs théories au théâtre et Zola avait adapté quelques romans pour la scène […] Transposition du roman, la pièce naturaliste offre une succession de tableaux, reliés par une intrigue et destinés à montrer les aspects essentiels du thème à étudier. […] Les théories de Zola contribuèrent à chasser le moralisme du théâtre et à inviter les dramaturges à mettre en scène la réalité quotidienne dans toute sa banalité.192 Selon Maeterlinck le théâtre de son temps était un anachronisme, comme s’il n’avait plus évolué pendant quelques dizaines d’années : Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient de l’existence une conception simple, sèche et brutale, et que je ne me rappelle plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. […] mais, hélas ! si superficiel et si matériel, du sang, des larmes extérieures et de la mort. Que peuvent me dire des êtres qui n’ont qu’une idée fixe et qui n’ont pas le temps de vivre parce qu’il leur faut mettre à mort un rival ou une maîtresse ?193 Après avoir assisté à la représentation de Tête de Linotte de Théodore Barrière et Edmond Gondinet, Maeterlinck dit à propos de la pièce : Qu’y a-t-il dans les ouvrages qu’on expose chaque année au suffrage du public ? De petites observations greffées sur de petites intrigues, mettant en jeu des personnages coulés dans des moules immuables et qui sont eux-mêmes agités par de petites passions.194 Il voulait rompre radicalement avec cette tradition du théâtre, même avec les grands chefsd’œuvre du passé, rompre avec les thèmes traditionnels,… Il est certain que les anecdotes antiques et fatales qui constituaient tout le fond du théâtre classique, que les faits divers italiens, espagnols, scandinaves ou légendaires qui forment la trame des œuvres de l’époque Shakespearienne et aussi […] de toutes celles du romantisme français et allemand ; il est certain, dis-je, que ces anecdotes n’offrent plus pour nous l’intérêt immédiat qu’elles 191 Georges Sion, Maeterlinck dans le théâtre européen, in « Maurice Maeterlinck 1862-1962 », Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962, p. 413. 192 Marcel Postic, Maeterlinck et le symbolisme, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1970, p. 38-39. 193 Maurice Maeterlinck, Le Tragique Quotidien, in “Le Trésor des Humbles”, Paris et Bruxelles, Mercure de France et Éditions N. R. B., 1943, p. 149-150. 194 Un déjeuner avec Maurice Maeterlinck, in Maurice Maeterlinck, « L’Intruse et Intérieur. Présentation de Pascale Alexandre-Bergues », Genève, Éditions Slatkine, 2005, p. 27. 40 offraient en un temps où elles étaient quotidiennement et très naturellement possibles […].195 Bref, nous pouvons dire que Maeterlinck a réagi contre le théâtre comme il était joué à son époque. Sa conception de théâtre mènera, plus tard, au drame moderne et à un changement dans la pratique du théâtre196. L’évolution de ce théâtre était devenu aussi statique que certains personnages du théâtre maeterlinckien. Il « reprochait au théâtre, d’une part d’être trop réaliste, trop positif, trop humain au sens physique du mot, et de se confiner, d’autre part, dans le particulier et l’individuel »197. Et non seulement il voulait mettre fin à ce type de théâtre, il y avait une initiative comme nous verrons : « Pour le théâtre, il a su substituer le sens de l’humain à l’imitation en carton-pierre »198 : Maeterlinck condamne le théâtre de son époque au nom de sa propre prétention. Il remarque que par l’observation minutieuse et par l’imitation fidèle on finit par représenter une réalité limitée, fermée, qui justement ne représente rien et qui ne permet pas d’autres visions.199 4.3 L’innovation de Maeterlinck Nous constatons donc que les essais de Maeterlinck, bien que postérieurs à ses principales pièces de théâtre, sont intimement liés à celles-ci, comme nous avons essayé d’illustrer en étudiant le thème de la mort dans quelques ouvrages essayistes de Maeterlinck : « J’ai avant tout, un immense respect pour tout ce qui est inexprimable dans un être, pour tout ce qui est silencieux dans un esprit […] et je plains l’homme qui n’a pas de ténèbres en lui »200. Et plus loin dans ce même texte il a écrit la phrase très connue : Il y a dans notre âme une mer intérieure, une effrayante et véritable mare tenebrarum où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable, et ce que nous parvenons à émettre en allume parfois quelque reflet d’étoile dans l’ébullition des vagues sombres.201 Cette idée a été reformulée par Roger Bodart de la manière suivante : « Il faut, pour déchiffrer le langage caché de ce qui nous entoure, ouvrir ce troisième œil, l’œil glauque qui n’est pas 195 Maurice Maeterlinck, Le Drame Moderne (1904), in Paul Gorceix, « Maurice Maeterlinck. Œuvres I. Le Réveil de l’âme. Poésie et essais. », Bruxelles, Éditions Complexe, Bibiothèque Complexe, 1999, p. 536. 196 Hans-Thies Lehmann, Postdramatic Theatre, London and New York, Routledge Taylor & Francis Group, 2006, p. 60. 197 Guy Doneux, Maurice Maeterlinck. Une poésie, une Sagesse, un Homme., Bruxelles, Palais des Académies, 1961, p. 75. 198 Marie Gevers, art. cit., p. 58. 199 Linn B. Konrad Comment comprendre « le tragique quotidien » de Maeterlinck ?, in « Annales. Tome Vingtquatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1978, p. 23. 200 Ibid. 201 Ibid., p. 455 41 tourné vers le dehors, mais vers l’intérieur »202. Maeterlinck mettra en pratique ces pensées théoriques dans les pièces de son premier théâtre. Un texte-clef dans lequel Maeterlinck explicite quelles sont les caractéristiques symbolistes dans son théâtre est sans doute Le Tragique Quotidien qui figure dans Le Trésor des Humbles. Il faut noter que ce texte est publié en 1894 dans Le Figaro203 et en 1896 dans le recueil, tandis que les pièces « qui correspondent le mieux aux idées qui y sont vaguement définies »204 précèdent cette publication. Mais Maeterlinck a probablement écrit ses textes théoriques pendant qu’il écrivait les pièces, il s’agit donc d’une genèse simultanée. Dès la première phrase, le lecteur comprend que ce théâtre ne sera certainement pas un enfant de la famille du théâtre naturaliste, réaliste ou classique : Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer, parce que ce tragique essentiel n’est pas simplement matériel ou psychologique.205 C’est une claire référence aux particularités du symbolisme. Maeterlinck n’avait pas le but de décrire ce qui se passe dans le monde visible, mais il voulait chercher au-delà du visible, aller « plus profond » et il a trouvé là-bas ce qui est propre à l’existence humaine. Nous verrons plus loin comment l’auteur résoudra sa théorie dans la pratique de son théâtre. Maeterlinck voulait montrer « ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre »206. Il l’a illustré par le biais de l’image d’un vieil homme immuable dans son fauteuil207, mais selon Maeterlinck ce vieillard « vivait, en réalité, d’une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou « l’époux qui venge son honneur » »208. Car « c’est dans le calme et le recueillement que nous prenons connaissance des forces mystérieuses de notre être et que l’âme a l’occasion de se manifester »209. La nouveauté que Maeterlinck a introduit dans le monde du théâtre, était, dans une certaine mesure, ce statisme. Il ne voulait plus montrer des cris violents, du sang, des batailles et ses sentiments exagérés : « Il ne s’agit plus d’un moment exceptionnel et violent 202 Roger Bodart, Maurice Maeterlinck ou l’absurde dépassé, Bruxelles, Lucien de Meyer, 1960, p. 51. Adela Gerardino, Le Théâtre de Maeterlinck. These pour le Doctorat d’Université présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris, 1934, p. 13. 204 Linn B. Konrad, art. cit., p. 20. 205 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1943, p. 145. 206 Ibid. 207 « Ce personnage immobile doit s’engager intuitivement dans une recherche de soi et se rendre compte d’une façon qui augmente en intensité et de sa propre présence et de sa rencontre avec des forces ambiantes qui sont impénétrables aux sens et à l’intellect. Ces forces ne peuvent se manifester que par des signes subtils et mystérieux. » in Linn B. Konrad, art. cit., p. 23-24. 208 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1943, p. 151. 209 Adela Gerardino, op. cit., p. 180. 203 42 de l’existence, mais de l’existence elle-même. Il est mille et mille lois plus puissantes et plus vulnérables que les lois des passions […] »210. Ce statisme est généralement dû au fait que Maeterlinck a voulu montrer dans son premier théâtre les forces inconnues du destin humain et surtout quelle était leur influence sur le comportement de ses personnages : On y a foi à d’énormes puissances, invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. Des destinées innocentes mais involontaires ennemies, s’y nouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages, qui prévoient l’avenir mais ne peuvent rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l’amour et la mort promènent parmi les vivants. Et l’amour et la mort et les autres puissances y exercent une sorte d’injustice sournoise […].211 Plus loin dans sa Préface, il a spécifié quelles sont ces forces inconnues qui apparaissent presque toujours sous l’apparence de la mort, voici la justification du thème de notre mémoire : La présence infinie, ténébreuse hypocritement active de la mort remplit tous les interstices du poème. Au problème de l’existence il n’est répondu que par l’énigme de son anéantissement. Du reste, c’est une mort indifférente et inexorable, aveugle, tâtonnant à peu près au hasard, emportant de préférence les plus jeunes et les moins malheureux, simplement parce qu’ils se tiennent moins tranquilles que les plus misérables, et que tout mouvement trop brusque dans la nuit attire son attention.212 Le destin et indirectement aussi les forces inconnues, sont mis en scène comme un personnage, « le personnage sublime »213. L’homme n’a aucun moyen de défense et il ne peut pas non plus agir contre ce personnage sublime « dont l’unique souci semble être de détruire le bonheur et de broyer les vies »214. Puisque l’homme est totalement soumis à la volonté de ce personnage sublime, il ne peut plus bouger, de là le statisme de beaucoup de personnages de Maeterlinck. Nous verrons plus loin que statisme n’est souvent qu’apparent et certainement pas applicable à toutes les pièces du premier théâtre de Maeterlinck. Les forces inconnues dans l’œuvre de Maeterlinck proviennent du destin, mais surtout dans les premières pièces de Maeterlinck, ce destin est un destin malheureux, « une sombre 210 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1943, p. 153. Maurice Maeterlinck, Préface, in « Théâtre », Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. III-IV. 212 Ibid., p. IV-V. 213 Ibid., p. XVI. 214 Adela Gerardino, op. cit., p. 179. 211 43 fatalité »215. Cette fatalité ressemble à la fatalité de l’antiquité classique, mais elles ne sont certainement pas identiques : « Elle diffère de la fatalité antique en ce sens que celle-ci s’abattait surtout sur les révoltés, les orgueilleux, les nature prométhéennes ; celle de Maeterlinck écrase de préférence l’innocence frêle, la jeunesse à peine sortie de l’enfance »216. Nous observons cette innocence dans les pièces à travers le grand nombre d’enfants et de jeunes gens qui meurent sur la scène. Le masque et la marionnette sont deux autres éléments théâtraux que Maeterlinck a utilisés dans le développement de son théâtre: « Selon Maeterlinck, le théâtre de marionnettes résout le problème de la destruction d’une pièce par les acteurs »217. La question de beaucoup d’auteurs symbolistes de théâtre était comment ils devaient passer le message aux spectateurs sans que le corps de l’acteur entrave ce passage ou n’en détourne l’attention du spectateur. Selon Mallarmé l’attention du spectateur doit être fixée uniquement sur le texte et le message, et non sur tout ce qui habituellement entoure l’acteur sur scène : Il semble d’ailleurs vouloir débarrasser la scène de tout ce qui fait obstacle au rêve et son compte rendu d’Hamlet (Revue Indépendante, novembre 1886) insiste sur la faute des acteurs qui est de donner trop de relief à leur personnage, de s’imposer, au lieu de s’effacer pour devenir presque abstraits. Le drame doit devenir un Mystère […].218 La solution de Maeterlinck était encore plus radicale. Il ne voulait pas seulement éliminer le décor de la scène, mais il estimait qu’ il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène. Il n’est pas dit qu’on ne retournerait ainsi vers un art des siècles anciens, dont les masques des tragiques grecs portent peut-être les dernières traces. […] L’être humain sera-til remplacé par une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques ou un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie ? Je ne sais ; mais l’absence de l’homme me semble indispensable.219 Sa recherche à une autre forme de théâtre, un théâtre dématérialisé, sera continué par d’autres théoriciens comme Edward Gordon Craig et Antonin Artaud pendant le vingtième siècle. Ceux-ci utilisaient aussi des masques ou des ombres pour diminuer le plus que possible la présence humaine sur la scène. Maeterlinck a recouru aussi à la piste des masques : « leurs 215 Jacques Roos, La conception du destin dans l’œuvre de Maurice Maeterlinck, in « Annales. Tome Huit », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1962, p. 62. 216 Ibid., p. 62. 217 Carole J. Wilson-Lambert, Maurice Maeterlinck et l’idée de la mort de 1885-1890, in « Annales. Tome Vingt-quatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1978, p. 49. 218 Marcel Postic, op. cit., p. 39. 219 Maurice Maeterlinck, Menus Propos. Théâtre (1890), in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 462. 44 masques [des Grecs] que nous ne comprenons plus ne servaient qu’à atténuer la présence de l’homme et à soulager le symbole »220. Les masques étaient une voie que Maeterlinck a essayé de suivre et qui pourrait lui procurer une solution idéale pour sa théorie sur le théâtre : « L’art semble toujours un détour et ne parle jamais face à face. On dirait l’hypocrisie de l’infini. Il est le masque provisoire sous lequel nous intrigue l’inconnu sans visage »221. Ces masques, ces ombres, et aussi les marionnettes deviendront des personnages dépouillés « de tout vestige d’individualité et […] des créatures passives, balbutiantes, écrasées par le poids des forces malveillantes et de la mort qui avance »222. Il nous semble que les pièces de Maeterlinck doivent être lues, plutôt que jouées sur scène car « la scène est le lieu où meurent les chefs-d’œuvre, parce que la représentation d’œuvre à l’aide d’éléments accidentels et humains est antinomique. Tout chef-d’œuvre est un symbole et le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme »223. Et quelques lignes plus loin dans le même texte il écrit : « Le poème se retire à mesure que l’homme s’avance »224. Et il nous paraît que les pièces de Maeterlinck sont d’abord des œuvres qu’il faut lire et qui sont beaucoup plus difficiles à représenter sur scène, bien qu’on le fasse encore aujourd’hui225. « Cette poésie dramatique ne se plie point aujourd’hui à l’expression du jeu tel que celui a évolué depuis 1914. Georgette Leblanc a mis tout son talent et sa sensibilité au service de certaines représentations données dans l’abbaye de Saint-Wandrille. Il ne semble pas cependant que pareilles entreprises puissent être renouvelées »226. Les masques pourraient effacer partiellement la présence humaine de la scène, mais le spectateur comprendra toujours la pièce à travers le corps de l’acteur. Maeterlinck voulait pousser les limites de la mise en scène et il propose une radicalisation : Il est difficile de prévoir par quel ensemble d’êtres privés de vie il faudrait remplacer l’homme sur la scène, mais il semble que les étranges impressions éprouvées dans les galeries de figures de cire, par exemple, auraient pu nous mettre, depuis longtemps, sur les traces d’un art mort ou nouveau. Nous aurions alors sur la scène des êtres sans destinées, dont l’identité ne viendrait plus effacer celle du héros.227 220 Ibid., p. 461. Ibid., p. 457. 222 Sophie Lucet, Pelléas et Mélisande et l’esthétique du théâtre symboliste, in « Annales. Tome Vingtneuf. Pelléas et Mélisande. Actes du Colloque International de Gand (27 novembre 1992). Édités par Christian Angelet », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1994, p. 41. 223 Maurice Maeterlinck, Menus Propos. Théâtre (1890), in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 461. 224 Ibid., p. 461. 225 Les Aveugles, par UBU et Denis Marleau (CA) (sans acteurs réels, seulement la projection des visages des acteurs) ; Pelléas et Mélisande, par La Comédie De Reims (FR). 226 Léon Moussinac, Le Théâtre. Des origines à nos jours, Paris, Le livre contemporain, Amio-Dumot, 1957, p.354. 227 Maurice Maeterlinck, Menus Propos. Théâtre (1890), in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 462. 221 45 Ici, il parle de « figures de cire », plus tard il en donnera le nom d’ « androïdes » et « sur une suggestion de Van Lerberghe, celui de marionnettes »228. Cette solution n’était pas purement visuelle, mais elle était en même temps une intervention de l’auteur compatible avec le thème central de ses premières pièces : L’homme lui-même, à chaque instant de sa vie, semble n’être qu’une poupée, dont les membres attachés par un fil, se meuvent au gré d’un personnage caché dans l’ombre, et qu[e] […] nous nommons Dieu, le Destin, ou la Fatalité ? Nous n’agissons pas, nous sommes agis. Nous ne voulons pas, nous sommes voulus.229 Cette dépendance apparaît clairement dans les pièces de son premier théâtre, comme nous verrons plus loin. L’idée d’utiliser des poupées au lieu d’acteurs en chair et en os, a été concrétisée par Maeterlinck dans trois pièces : Alladine et Palomides, Intérieur et La Mort de Tintagiles qui ont été réunies et publiées en un volume chez Deman en 1894230 comme Trois petits drames pour marionnettes. Mais déjà dès sa première pièce, La Princesse Maleine, il avait conçu l’utilisation de marionnettes : « La Princesse Maleine avait d’abord été annoncé comme un « drame en cinq actes, pour un théâtre de fantoches ». […] Chez ces fantoches, la présence de conscience et de la volonté sera réduite au minimum, et cela devra se traduire directement dans la forme de leur propos »231. Octave Mirbeau, a repris dans son fameux article que « La Princesse Maleine est un drame écrit […] pour un théâtre de fantoches »232. Un élément caractéristique du théâtre de Maeterlinck est le dialogue, ou l’absence de dialogue, le silence. Ce dialogue se situe dans le prolongement de ses pensées sur le théâtre. Comme nous avons vu, Maeterlinck ne voulait pas montrer les grands faits héroïques des tragédies classiques, mais simplement présenter au spectateur ce qui est tragique dans la vie quotidienne. Ceci se manifeste aussi dans le dialogue, quand il affirme : « Aussi n’est-ce pas dans les actes, mais dans les paroles, que se trouvent la beauté et la grandeur des belles et 228 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, Besançon, Éditions La Manufacture, 1992, p. 104. Roger Bodart, Poètes d’aujourd’hui: Maurice Maeterlinck, Paris, Éditions Pierre Séghers, 1962, p. 61. 230 Marie Meurs, « La Bataille de Pelléas », La réception journalistique de Pelléas et Mélisande à Paris (17 mai 1893), Mémoire présenté par Marie Meurs en vue de l’obtention du grade de Licenciée en Langues et Littératures romanes. Université de Liège Ŕ Faculté de Philosophie et Lettres, Département de Langues et Littératures romanes., Liège, Année académique 2003-2004, p. 22. 231 Michel Otten, L’Écrivain, in « Maurice Maeterlinck 1862-1962 », Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962, p.470. 232 Octave Mirbeau, Maurice Maeterlinck, in Marie Meurs, op. cit., Annexes. 229 46 grandes tragédies » 233 . Le dialogue et le silence sont plus importants que les actions des personnages, mais il ne s’agit pas du tout de n’importe quel dialogue : A côté du dialogue indispensable, il y a presque toujours un autre dialogue qui semble superflu. Examinez attentivement et vous verrez que c’est le seul que l’âme écoute profondément, parce que c’est en cet endroit seulement qu’on lui parle.234 Le plus que se retire ce dialogue indispensable et cède sa place au dialogue « superflu », le plus que la tragédie se tend vers les vérités profondes : On peut même affirmer que le poème se rapproche de la beauté et d’une vérité supérieure dans la mesure où il élimine les paroles qui expliquent les actes pour remplacer par des paroles qui expliquent non pas ce qu’on appelle un « état d’âme », mais je ne sais quels efforts insaisissables et incessants des âmes vers leur beauté et vers leur vérité. C’est dans cette mesure aussi qu’il se rapproche de la vie véritable.235 Parallèlement à la parole il y a aussi le silence, et peut-être pouvons-nous dire que pour Maeterlinck le silence se trouve hiérarchiquement au-dessus du dialogue. Georgette Leblanc affirme dans ses Souvenirs (1895-1918) qu’ « aucun être ne parlait moins de luimême. A peine disait-il ses impressions les plus fortes, avec si peu de mots ! »236. Et Gaston Compère note qu’ « on le fait difficilement sortir de son silence »237. Dans Le Trésor des Humbles il a dédié un essai au silence, le tout premier du livre. Dans cet essai il écrit que « le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer »238. Et un peu plus loin il mentionne « […] l’inscription suisse : Sprechen ist Silbern, Schweigen ist Golden […] ou, comme il vaudrait mieux le dire : La parole est du temps, le silence de l’éternité »239. Ce qui est encore plus intéressant pour l’ensemble de notre étude, c’est la définition qu’il donne dans ce même texte : « le silence, ange des vérités suprêmes et messager de l’inconnu spécial de chaque amour »240. Ce n’est certainement pas dans les grands conflits et ni dans la haute parole que nous devons chercher les vérités de notre existence, mais c’est au contraire dans le silence que se cache le mystère de la vie : « La parole ne suffit qu’à traduire ce qui se passe à la surface. Elle ne peut pas servir aux communications véritables entre les êtres »241. 233 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1942, p. 155. Ibid., p. 155. 235 Ibid., p. 156. 236 Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), Paris, Éditions Bernard Grasset, 1931, p. 182. 237 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 105. 238 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1942, p. 15. 239 Ibid., p. 16. 240 Ibid., p. 23. 241 Adela Gerardino, op. cit., p. 180. 234 47 Pour le public des pièces de Maeterlinck, ce silence était un nouvel élément théâtral, car le dialogue était « ramené à son expression minimale, la plus frustre. Cela, en fonction de l’effet sur le spectateur, car son pari, c’est d’obtenir l’impact le plus fort sur celui-ci […] »242. Le peu de dialogue qui reste encore dans le théâtre de Maeterlinck a quand même sa propre fonction : « les mots ne sont pas là pour signifier mais pour signaler, pour diriger l’attention vers ce qui se passe hors du domaine intellectuel »243. Le second dialogue apparaît grâce à différents éléments : « by pauses, gestures, and by other indirect means of this nature. […] It is a dialogue marked by an unheard-of triviality and banality of the flattest everyday speech, which, however, in the midst of this second, inner dialogue, is invested with indefinable magic »244. La trivialité et la banalité des conversations des personnages de Maeterlinck leur donnent l’apparence de « somnambules un peu sourds constamment arrachés à un songe pénible »245. Mais leurs balbutiements, pauses et réponses maladroites font preuve d’une vague prise de conscience de la Fatalité qu’ils ne comprennent pas. Ils témoignent de la manière dont l’homme est soumis à des forces inconnues246. 242 Paul Gorceix, Introduction. Sur le théâtre, in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 439. Linn B. Konrad, art. cit., p. 28. 244 Jethro Bithell, Life and writings of Maurice Maeterlinck, The Walter Scott Publishing Co., Ltd., New York and Melbourne, 1913, p. 34-35. 245 Maurice Maeterlinck, op. cit., 1979, p. II. 246 Leo Simons, Het Drama en het toneel in hun ontwikkeling. Deel V, Encyclopaedie van de wereldbibliotheek, 1932, p. 502. 243 48 5. Analyse des pièces 5.1 Introduction Après la longue introduction des chapitres précédents, qui était intéressante pour disposer d’un fond qui ne se limite pas uniquement au théâtre, nous pouvons aborder maintenant l’analyse de quelques pièces du premier théâtre de Maurice Maeterlinck. Il nous paraît utile d’expliciter d’abord le choix des pièces, pourquoi nous avons choisi ces pièces et pourquoi elles forment une unité. Chaque section de ce chapitre-ci comporte une des huit pièces, mais pendant l’analyse de chaque drame, nous référons aussi aux parallélismes ou aux divergences entre les autres. 5.2 Délimitation du champ Dans les chapitres précédents nous avons souvent mentionné « le premier théâtre de Maurice Maeterlinck ». Les pièces qui appartiennent à ce premier théâtre sont les pièces suivantes (avec le date de leur première publication entre parenthèses) : La Princesse Maleine (1889), L’Intruse (1890), Les Aveugles (1890) Les Sept Princesses (1891), Pelléas et Mélisande (1892), Alladine et Palomides (1894), Intérieur (1894), La Mort de Tintagiles (1894). Ce sont donc toutes des pièces qui apparaissent dans les deux premiers volumes de son Théâtre, publié en 1901-1902 chez Lacomblez, et aussi Les Sept Princesses que l’auteur n’a pas voulu intégrer dans son théâtre complet, mais qui pourrait y figurer sans problèmes. Ce sont les pièces que Maeterlinck a écrites quand il avait 27 à 32 ans, les mieux connues, celles qui s’appuient le plus aux principes du symbolisme, et sans doute les plus étudiées : « Si Maeterlinck était mort […] vers 40 ans, l’essentiel de son message nous serait resté. Mais peut-être ne l’aurions-nous pas su »247. Ce sont les mêmes pièces qu’ont utilisées Gaston Compère dans son étude étendue Le Théâtre de Maurice Maeterlinck248 et Adela Gerardino dans sa thèse de doctorat Le Théâtre de Maeterlinck249. 247 Roger Bodart, Maurice Maeterlinck ou l’absurde dépassé, Bruxelles, Lucien de Meyer, 1960, p. 39. Gaston Compère, Le Théâtre de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Palais des Académies, 1955, p. 7. 249 Adela Gerardino, Le Théâtre de Maeterlinck. Thèse pour le Doctorat d’Université présentée à la Faculté de Lettres de l’Université de Paris, Paris, 1934, p. 11. 248 49 Marie Meurs situe la fin du premier théâtre de Maeterlinck « entre La Mort de Tintagiles (1894) et Aglavaine et Sélysette (1896) »250. Paul Gorceix251 a élargi le nombre de pièces jusqu’à Ariane et Barbe-bleue (1901). Nous nous limiterons à ces huit pièces, citées cidessus, parce que La Mort de Tintagiles (1894) ferme une période de la production dramatique de Maeterlinck. L’œuvre suivante, Aglavaine et Sélysette, montre une inspiration nouvelle. Elle l’indice d’un effort de rénovation de la part de l’auteur.252 Cette « rénovation » consiste surtout en une atmosphère plus positive dans les pièces ultérieures. Il est généralement admis que sa rencontre avec Georgette Leblanc en 1895 a provoqué ce changement dans son esthétique : « L’évolution de l’écrivain se marqua aussi dans un autre sens. Son pessimisme […] en fut secoué. Le poète s’acheminait vers un plein midi de splendeur, de confiance, d’amour »253. Maeterlinck mentionne les conséquences dans sa Préface : Pour mon humble part, […] il m’a semblé loyal et sage d’écarter la mort de ce trône auquel il n’est pas certain qu’elle ait droit. […] dans Aglavaine et Sélysette, j’aurais voulu qu’elle cédât à l’amour, à la sagesse ou au bonheur une part de sa puissance254. Quant aux deux autres pièces qui suivent Aglavaine et Sélysette dans son Théâtre, à savoir Ariane et Barbe-bleue, ou la délivrance inutile et Sœur Béatrice, il écrit : « Ce sont […] de petits jeux de scène, de courts poèmes du genre assez malheureusement appelé « opéracomique » destinés à fournir aux musiciens qui les avaient demandés, un thème convenable à des développements lyriques »255. Vu qu’on parle du premier théâtre de Maeterlinck, il y a évidemment aussi des pièces qui suivent ces drames. Jacques Roos voit encore deux autres catégories : Il y a lieu de distinguer trois étapes essentielles. La première trouve son expression caractéristique dans les pièces de théâtre du premier cycle, que l’on appelle généralement les pièces de l’amour et de la mort, le deuxième dans 250 Marie Meurs, « La Bataille de Pelléas », La réception journalistique de Pelléas et Mélisande à Paris (17 mai 1893), Mémoire présenté par Marie Meurs en vue de l’obtention du grade de Licenciée en Langues et Littératures romanes. Université de Liège Ŕ Faculté de Philosophie et Lettres, Département de Langues et Littératures romanes., Liège, Année académique 2003-2004, p. 13. 251 Paul Gorceix, Introduction générale, in « La Belgique Fin de siècle. Romans Ŕ Nouvelles Ŕ Théâtre. Eeckhoud, Lemonnier, Maeterlinck, Rodenbach, Van Lerberghe, Verhaeren. », Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 39. 252 Adela Gerardino, op. cit., p. 74. 253 Alex Pasquier, Maurice Maeterlinck, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1950, p. 48. 254 Maurice Maeterlinck, Préface, in « Théâtre », Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. XVII. 255 Ibid., p. XVIII. 50 « Monna Vanna » qui représente comme une position centrale, et la troisième dans les « Fiançailles ».256 Les pièces que nous allons étudier sont généralement divisées en deux groupes. D’une part ce qu’on appelle les drames de l’amour, d’autre part les drames de la mort. Les drames de l’amour sont Pelléas et Mélisande et Alladine et Palomides, tandis qu’on classe parmi les drames de la mort L’Intruse, Les Aveugles, Les Sept Princesses, Intérieur et La Mort de Tintagiles. La Princesse Maleine se trouve entre les deux et est à la fois drame de l’amour et drame de la mort, avec une légère préférence pour la dernière catégorie. C’est ainsi qu’Adela Gerardino classe le premier théâtre de Maeterlinck : une division entre « les deux bras que la Fatalité étend pour saisir ses victimes »257. Gaston Compère258 ne suit pas cette bipartition parce que dans chaque pièce nous trouvons l’amour et dans chaque pièce il y a la mort. Il faut faire une distinction entre l’amour entre deux personnes qui ne se connaissent pas avant le début de la pièce, et l’amour entre les membres d’une famille ou entre des proches. Gerardino a considéré les pièces dans lesquelles apparaît l’amour entre deux personnes, comme Pelléas et Mélisande et Palomides et Alladine, comme drames de l’amour. Mais dans La Mort de Tintagiles, souvent considéré comme le drame de la mort par excellence, le dernier acte où Ygraine et Tintagiles sont séparés l’un de l’autre par la porte, n’est-ce pas un bel exemple d’amour entre sœur et frère ? « Pourrait-on mieux aimer un enfant qu’elle n’aime Tintagiles […] ? »259 Dans chaque pièce, un des deux types d’amour est présent, et parfois les deux sont présents ensemble, comme dans Pelléas et Mélisande où l’amour du vieux roi Arkël envers ses deux petits-fils Golaud et Pelléas est aussi grand que l’amour entre Pelléas et Mélisande, bien que de nature différente. Cette division entre drames de l’amour et drames de la mort ne nous paraît donc pas nécessaire, tout comme l’alternative que Compère nous propose. Selon lui, la division doit se faire sur base de la forme. Il distingue le théâtre statique du théâtre plus animé. La mort est une force extérieure qui empêche tout mouvement qui s’oppose à elle et l’amour est une force intérieure qui incite à agir contre la mort. Ce qui implique donc qu’ « on observe que ces pièces [les drames de l’amour] sont moins « statiques » que les drames de la mort »260. Comme nous avons mentionné ci-dessus, l’amour et la mort proviennent de la même force, à 256 Jacques Roos, La conception du destin dans l’oeuvre de Maurice Maeterlinck, in « Annales. Tome Huit. Actes du Colloque International de Gand (31 août Ŕ 1 et 2 septembre 1962) », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1962, p. 61. 257 Adela Gerardino, op. cit., p. 20. 258 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 16-17. 259 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 48. 260 Marie Meurs, op. cit., p. 22. 51 savoir la Fatalité. Il ne faut pas distinguer entre l’amour et la mort car au fond ils ont les mêmes racines, et vers la fin de la pièce c’est toujours la mort qui gagne la lutte entre les deux forces, autant dans les drames de l’amour que dans les drames de la mort. Aussi l’amour, et non seulement la mort mène les personnages vers la mort, sans la moindre résistance de ceuxci : « Ces amours, d’une façon ou d’une autre, sont de ceux que la mort, dès leur naissance, a indiciblement marqués »261. Les deux sont des forces inconnues du destin ou de la Fatalité, comme nous avons mentionné dans le chapitre précédent, contre lesquelles l’homme ne sait ni peut réagir : « La Fatalité, qui pousse plus cruellement les meilleurs enfants des hommes à la souffrance et à la mort, voilà donc le grand ressort dramatique des tragédies de Maeterlinck »262. 261 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 130. Une conférence inédite d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck, in « Annales. Tome Deux », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1956, p. 9. 262 52 6. La Princesse Maleine Leur excessive densité ne nous empêchait pas de voir ce phénomène; pourtant nous n'apercevions pas un brin de lune ni d'étoiles, et aucun éclair ne projetait sa lueur. Mais les surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situés dans notre étroit horizon, réfléchissaient la clarté surnaturelle d'une exhalaison gazeuse qui pesait sur la maison et l'enveloppait dans un linceul presque lumineux et distinctement visible. Edgar Allan Poe, La Chute de la maison Usher 6.1 Introduction La Princesse Maleine est la première pièce que Maeterlinck a publiée, en août 1889 chez Van Melle263. Mais ce n’est qu’après un an de silence autour du drame264 que la vraie carrière littéraire de Maeterlinck commence, grâce à « l’article dithyrambique »265 d’Octave Mirbeau, paru dans Le Figaro du 24 août 1890. En novembre 1889266 Adolphe Retté avait déjà écrit sur La Princesse Maleine : « Désormais, la preuve est faite, il y a un théâtre symboliste »267, mais après le retentissant article de Mirbeau, tout le monde littéraire connut Maurice Maeterlinck : « La presse française, belge et même anglaise, américaine et allemande fait écho à l’article de Mirbeau et s’intéresse au jeune dramaturge »268. Mirbeau avait reçu l’exemplaire de Stéphane Mallarmé « en appelant sur mon œuvre la vigilante attention du grand polémiste »269, écrit Maeterlinck dans ses mémoires. Mirbeau appelait La Princesse Maleine « l’œuvre la plus géniale de son temps, et la plus extraordinaire et la plus naïve aussi, comparable Ŕ et oserai-je le dire ? Ŕ supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare »270. Maeterlinck n’était pas content de la comparaison à Shakespeare. Dans une lettre à Grégoire Le Roy il appelle La Princesse Maleine une « Shakespitrerie »271 et le 263 Paul Gorceix, Préface, in Maurice Maeterlinck, « Serres Chaudes, Quinze Chansons, La Princesse Maleine », Paris, Éditions Gallimard, 1983, p. 18. 264 Arnaud Rykner, Le « Shakespeare belge »: Maeterlinck et la révolution théâtrale, in « Histoire de la littérature belge francophone 1830-2000 », ouvrage dirigé par Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Benoît Denis et Rainier Grutman avec la collaboration de David Vrydaghs, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2003, p. 196. 265 Lieven Tack et Stéphania Marzo, Le circulation européenne des lettres belges, in « Histoire de la littérature belge francophone 1830-2000 », ouvrage dirigé par Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Benoît Denis et Rainier Grutman avec la collaboration de David Vrydaghs, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2003, p. 243. 266 Écrit le 20 novembre 1889, mais publié le 4 janvier 1890 dans Arts et Critique. (Marcel Postic, Maeterlinck et le symbolisme, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1970, p. 42). 267 Adolphe Retté, Art et critique, cité par Paul Gorceix, art. cit., 1983. 268 Marie Meurs, op. cit., p. 11. 269 Maurice Maeterlinck, Bulles Bleues, Paris, Le Club du Livre du Mois, Librairie Plon, 1948, p. 208. 270 Octave Mirbeau, Maurice Maeterlinck, in Marie Meurs, op. cit., Annexes. 271 Marcel Postic, op. cit. 1970, p. 44. 53 « Shakespeare belge » était pour lui un « nom absurde »272. Mais les critiques voulaient démontrer la ressemblance entre l’œuvre de Shakespeare et La Princesse Maleine : « […] la Princesse est, peut-être, un exercice de style où Maeterlinck a voulu imiter Shakespeare »273 et « cette pièce n’était que le coup d’essai, fort réussi d’ailleurs, d’un débutant grand amateur de Shakespeare »274. Plus loin dans l’article, Mirbeau a écrit à propos du contenu de la pièce : Jamais, dans aucun ouvrage tragique, le tragique n’atteignit cette hauteur vertigineuse de l’épouvante et de la pitié. Depuis la première scène jusqu’à la dernière, c’est un crescendo d’horreur qui ne se ralentit pas une seconde et se renouvelle sans cesse.275 Dans le discours, prononcé en l’honneur de l’obtention du Prix Nobel, on a appelé la pièce une fantaisie dramatique : « It’s sombre, terrifying, and deliberately monotonous due to numerous repetitions intended to give an impression of duration ; but a delightful fairytale charm reigns in this little drama »276. C’est une forte idéalisation de l’horreur que Maeterlinck avait représentée dans La Princesse Maleine. Après cette introduction, nous abordons l’analyse de La Princesse Maleine. Nous examinons le thème de la mort. Notre analyse se combinera avec des analyses de différentes études précédentes. Nous nous concentrons surtout sur les signes que la nature donne pour annoncer la fin malheureuse de la pièce. 6.2 Analyse La nature qui entoure les personnages des pièces de Maurice Maeterlinck est toujours un indice du déroulement de l’intrigue. Aniele Slomkowska Lublin a rédigé un excellent texte qui s’intitule « Le Paysage dans le théâtre de Maeterlinck »277. Dans cette étude elle écrit que « le symbolisme s’opposait à l’imitation fidèle de la nature en glorifiant l’imagination, la sensibilité et le symbole »278. C’est exactement ce que Maeterlinck a fait dans tout son premier théâtre, ce qui apparaît clairement dans La Princesse Maleine. La pièce a une 272 Maurice Maeterlinck, Lettre à Edmond Picard (1904), in Maurice Maeterlinck, « Œuvres I. Le Réveil de l’âme. Poésie et essais. Édition établie et présentée par Paul Gorceix », Bruxelles, Éditions Complexe, Bibiothèque Complexe, 1999, p. 467. 273 Robert O. J. Van Nuffel, Maeterlinck ou le Silence, in « Annales. Tome Sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1961, p. 24. 274 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 227. 275 Marcel Postic, op. cit. 1970, p. 44. 276 http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1911/press.html 277 Aniele Slomkowska Lublin, Le paysage dans le théâtre de Maeterlinck, in « Annales. Tome Neuf », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1963. 278 Ibid., p. 18. 54 mauvaise fin, mais le lecteur (ou le spectateur évidemment, mais nous l’appellerons dorénavant le lecteur279, aussi parce que Maeterlinck était surtout un poète, et moins un homme de théâtre280) peut déduire le dénouement à partir des phénomènes qui apparaissent dans la nature. Maeterlinck s’est souvent basé sur la superstition et les signes « surnaturels » moyenâgeux281, nous essayerons de les expliquer le plus que possible. Peut-être que l’envergure et l’importance des phénomènes ne se clarifient que lors d’une seconde lecture, quand le lecteur a pris connaissance de l’intrigue. Le décor, « imaginaire et un peu fantastique »282, n’est certainement pas un simple arrière-plan dans lequel l’auteur a mis ses personnages : […] dans « La Princesse Maleine » en particulier, le décor est l’expression symbolique des « puissances inconnues » qui enveloppent les êtres et les choses, qui les dépassent et qui dominent l’action. C’est elles qui conduisent le drame, si bien que la nature devient en quelque sorte le mystérieux atelier, où se forge d’avance la pathétique histoire d’âmes.283 Après la lecture de quelques pièces de Maeterlinck, il frappe que les décors se ressemblent beaucoup : Son élément préféré est toujours un vieux château entouré d’un parc ou d’un jardin […]. Le château est le même dans tous les drames. […] A côté du château, il y a souvent la mer, la forêt, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, des rochers, une fontaine.284 Les exceptions sont Les Aveugles, où les protagonistes se trouvent dans une forêt sans château285, et surtout Intérieur. Ce dernier drame est une pièce particulière dans le premier théâtre de Maeterlinck parce que les protagonistes n’habitent pas un vieux château, mais une humble maison avec un vieux jardin. 279 « En fait, la Princesse Maleine sera toujours plus belle dans l’imagination des lecteurs que sur un plateau de théâtre où l’artifice des décors, des bruits extérieurs et même des interprètes risquerait de contredire sans cesse la volonté de vérité intérieure qui animait le poète » (Pierre-Aimé Touchard, Le Dramaturge, in « Maurice Maeterlinck 1862-1962 », Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962, p. 328). 280 « […] le jeune auteur, au lieu d’envoyer sa pièce [La Princesse Maleine] à des directeurs, à des auteurs ou des artistes dramatiques, à des hommes de théâtre en un mot, l’envoya à des poètes » (Guy Doneux, Maurice Maeterlinck. Une Poésie, une Sagesse, un Homme., Bruxelles, Palais des Académies, 1961, p. 75). 281 Leo Simons, Het Drama en het toneel in hun ontwikkeling. Deel V, Amsterdam, Encyclopaedie van de wereldbibliotheek, 1932, p. 504-505. 282 Auguste Bailly, Maeterlinck, Paris, Firmin-Didot, 1931, p. 17. 283 Jacques Roos, art. cit., 1962, p. 61-62. 284 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 21. 285 « Cette hantise des châteaux devait dans la vie de Maeterlinck se concrétiser par le château de Médan qu’il habita de 1924 à 1930 et le palais d’Orlamonde où il a désiré de mourir. Mais Saint-Wandrille, qu’il habita treize ans, de 1907 à 1920, était « une immense demeure » où s’élevaient des tours Ŕ ces tours semblables à celles, symboliques dans la plupart du temps, que l’on découvre dans son premier théâtre » (Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 146). 55 Regardons maintenant comment Maeterlinck a utilisé tout ce qui entoure les personnages pour créer une atmosphère menaçante qui annonce la mort de la protagoniste, car « les symbolistes le [le paysage] croyaient capable d’exprimer tous les sentiments humains : tristesse, colère, joie, apaisement »286. Dès le début le lecteur attentif remarque des phénomènes qui annoncent les événements catastrophiques de l’intrigue : « de gros nuages vers l’Ouest », « une comète » qui « a l’air de verser du sang sur le château ». Le dialogue entre Stéphano et Vanox, les deux officiers du roi Marcellus, le père de Maleine, continue de la manière suivante : STÉPHANO Je n’ai jamais vu pareille pluie d’étoiles ! On dirait que le ciel pleure sur ces fiançailles ! VANOX On dit que tout ceci présage de grands malheurs ! STÉPHANO Oui, peut-être des guerres ou des morts de rois. On a vu ces présages à la mort du vieux roi Marcellus. VANOX On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses. 287 Tout ceci se passe dans les premières pages de la pièce : un début sous un astre défavorable. Remarquons aussi le contraste entre la nature en dehors du château et la fête qui se déroule à l’intérieur du château : « dans le château règne une atmosphère de joie. Pourtant le paysage ne s’accorde pas avec la gaieté des habitants »288. Ce ne sont que des phénomènes de la nature, mais que l’homme interprète depuis l’antiquité classique comme des mauvais signes. À première vue, ces signes prédisent le massacre que les hommes du roi Hjalmar vont provoquer dans le château de Marcellus, mais peut-être qu’ils réfèrent déjà en même temps à la mort de Maleine dans le château de Hjalmar, dans la cinquième scène du quatrième acte. Jusqu’à la fin de la troisième scène du deuxième acte, il n’y a presque plus de présages qui ont leurs origines dans les phénomènes de la nature. Mais peu à peu les mauvais signes de la nature et du temps se manifestent à nouveau : HJALMAR […] Mais voyez donc comme le ciel devient rouge au-dessus du château ! ANGUS Il y aura une tempête demain.289 286 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 20. Acte I, Scène 1. 288 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 26. 289 Acte II, Scène 3. 287 56 Le lendemain est le jour où la Princesse Maleine entrera pour la première fois dans le château du roi Hjalmar, et c’est aussi le début des manœuvres de la Reine Anne pour assassiner Maleine. À partir de ce moment les signes s’accumulent. Maleine devient anonymement une des suivantes de la Reine Anne et de sa fille Uglyane, la fiancée du Prince Hjalmar. Quand Maleine tend un miroir à Uglyane, cette dernière dit : « […] J’vois tous les saules pleureurs du jardin, ils ont l’air de pleurer sur votre visage [de la reine Anne] »290. Le saule pleureur est depuis longtemps le signe de la mort par excellence, « par sa morphologie, [il] appelle des sentiments de tristesse »291. Ici les arbres apparaissent à l’arrière fond comme si en ce moment-ci Anne est couverte par la mort. C’est la scène dans laquelle Uglyane se prépare pour aller à la rencontre du Prince Hjalmar dans les forêts qui entourent le palais. Par une ruse de Maleine, elle parvient à rencontrer Hjalmar et non Uglyane. Hjalmar est déjà dans la forêt, et quand il attend l’arrivée de sa fiancée, au moins c’est ce qu’il suppose, il remarque des phénomènes naturels qui annoncent les mauvais événements : Je n’ai jamais vu ce bois d’automne plus étrange que ce soir. Je n’ai jamais vu ce bois plus obscur que ce soir […]. Tous les hiboux du parc sont donc venus ici ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! au cimetière ! auprès des morts ! Il leur jette de la terre. […] Voilà que j’ai des mains de fossoyeur à présent. […] Oh ! comme les feuilles tombent autour de moi ! Ŕ Mais il y a là un arbre qui se dépouille absolument ! Et comme les nuages s’agitent sur la lune ! Ŕ Mais ce sont des feuilles de saule pleureur qui tombent ainsi sur mes mains ! Ŕ […] Je n’ai jamais vu plus de présages que ce soir !292 Il est clair que quelque chose a changé dans le château depuis l’arrivée de Maleine, mais Hjalmar ne sait pas interpréter tous les présages, car il pense qu’il attend sa fiancée, et non Maleine. Selon Compère « la Fatalité s’est rapprochée de ses victimes ; elle rôde autour des deux jeunes gens, […] semble, pour les détruire, guetter leur plus petit bonheur et traquer leurs plus faibles espérances »293. Revenons un moment sur la phrase que prononce Hjalmar : « Voilà que j’ai des mains de fossoyeur à présent ». Quand Maleine arrive, ils commencent leur conversation, mais Maleine ne dit pas immédiatement qu’elle n’est pas Uglyane, et Hjalmar ne le remarque pas non plus. Après quelques phrases, ils voient que les hiboux sont retournés dans les saules pleureurs, et Hjalmar leur jette un peu de terre, qui tombe sur 290 Acte II, Scène 6. Michèle Couvreur, Le thème mythique de l’ondine dans le théâtre de Maeterlinck, in Textyles 1-4 (http://www.textyles.be/livraisons1-4.htm). 292 Acte II, Scène 6. 293 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 79-80. 291 57 Maleine : « Oh, vous avez jeté de la terre sur moi ! »294. Il nous paraît que Hjalmar a enterré Maleine, comme un fossoyeur, sans le savoir et en dehors de sa volonté, ce qui est un autre signe du malheur qui s’approche. La conversation continue, sans que Hjalmar sache que c’est Maleine, et finalement, quand elle dit qui elle est (« Je suis la princesse Maleine »295), et Hjalmar le comprend (« de quel tombeau suis-je sorti ce soir ! »296, car il croit que Maleine est morte), le jet d’eau à côté duquel ils se trouvent « sanglote étrangement et meurt »297. L’eau est le symbole de la vie et de l’espoir, mais quand les deux amants se rencontrent, il n’y aura plus de vie, ni d’espoir, parce que leur amour est impossible. Le château est entouré de marais qui jouent le rôle de présages dans la pièce. Pendant que le Prince Hjalmar et la Princesse Maleine font une promenade autour du château, la Reine Anne, qui est mécontente du choix de Hjalmar pour Maleine, dit au Roi Hjalmar : « il l’a promenée autour des marais, et l’air du soir l’a déjà rendue plus verte qu’une noyée de quatre semaines »298. Et quelques lignes plus loin, elle demande hypocritement de prendre soin de Maleine, parce que « l’air des marais est très pernicieux »299 et que « c’est un véritable poison ! »300. La conversation entre les quatre protagonistes continue et pendant qu’ils préparent les noces de Hjalmar et Maleine, celle-ci dit soudain : MALEINE Il y a quelque chose de noir qui arrive. LE ROI De qui parlez-vous ? HJALMAR Quoi ? MALEINE Il y a quelque chose de noir qui arrive. HJALMAR Où donc ? MALEINE Là-bas ; dans le brouillard, du côté du cimetière. HJALMAR Ah ! ce sont les sept béguines.301 Le noir qui arrive du côté du cimetière n’est jamais quelque chose qui apporte le bonheur. Dans ce cas-ci, ce ne sont que des béguines, mais ce passage montre clairement que peu à peu les personnages ressentent le danger qui menace le bonheur dans le château. Quelques lignes 294 Acte II, Scène 6. Acte II, Scène 6. 296 Acte II, Scène 6 297 Acte II, Scène 6. 298 Acte III, Scène 3. 299 Acte III, Scène 3. 300 Acte III, Scène 3. 301 Acte III, Scène 3. 295 58 plus loin, Maleine remarque à nouveau quelque chose au dessus des marais, du côté du cimetière. Cette fois « ce sont des feux follets »302, et tout à coup « il y en a un très long qui va au cimetière ! »303. Le feu follet est souvent comparé à l’âme d’un mort et dans ce sens, ce feu follet, au dessus des marais nocifs, peut être interprété aussi comme un signe de la mort qui entoure les personnages. Maleine est, comme Mélisande, Ursule et d’autres filles du théâtre de Maeterlinck, très fragile, et après la ballade avec le Prince Hjalmar, elle doit se reposer dans sa chambre. Anne, le Roi et le Prince viennent la visiter. Entré dans la chambre, le Roi Hjalmar dit à deux reprises : « Il y a un cyprès qui me fait des signes ! »304. Les cyprès se trouvent souvent aux cimetières305 et « le symbole des cyprès est connu depuis longtemps. C’est le symbole de la mort. Il est très naturel que dans le théâtre de Maeterlinck le cyprès se retrouve très souvent »306. Dans cette même scène, les cyprès réapparaissent : Ici on frappe étrangement à la porte ANNE On frappe ! […] ANNE On n’ouvre plus ! HJALMAR On n’ouvre plus. Revenez demain ! On frappe LE ROI Oh ! oh ! oh ! On frappe […] HJALMAR Il fait noir ; je ne vois personne. ANNE Alors, c’est le vent ; il faut que ce soit le vent ! HJALMAR Oui, je crois que c’est le cyprès.307 Personne n’ouvre la porte, mais c’est certainement la mort qui frappe « étrangement » : « que le cyprès frappe à la porte signifie clairement que la Mort désire qu’on lui ouvre »308. Cette pensée se voit renforcée par le cyprès qui est aperçu par le Prince Hjalmar. 302 Acte III, Scène 3. Acte III, Scène 3. 304 Acte III, Scène 5. 305 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 141-142. 306 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 33. 307 Acte III, Scène 5. 308 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 74. 303 59 Le soleil n’apparaît pas souvent dans cette pièce, sauf dans la première scène du quatrième acte, dans laquelle Anne dit à la nourrice : « Ce sont les derniers jours de soleil ; il faut en profiter »309. Mais le soleil qui figure ici est un soleil qui va bientôt disparaître derrière les nuages du tempête de la mort. C’est un des derniers jours où le soleil peut briller avant qu’Anne commette son crime, ce n’est donc certainement pas le soleil de l’espoir ou du bonheur. Maeterlinck préfère montrer le malheur dans les ténèbres, loin du soleil : « L’atmosphère de la mort exige les ténèbres »310. Dans la première scène du dernier acte, la lune revient, mais comme une éclipse lunaire : TOUS La lune ! la lune ! la lune ! UN PAYSAN Elle est noire ; elle est noire… Qu’est-ce qu’elle a ? LE DOMESTIQUE Une éclipse ! une éclipse !311 La lune est comme la chambre de Maleine, où il n’y a pas de lumière, comme nous verrons cidessous. Non seulement les protagonistes remarquent le mauvais temps, mais aussi les servants du château. Il y a quand même une différence d’interprétation des phénomènes météorologiques. Les protagonistes savent que des événements malheureux s’annoncent, sans qu’ils les comprennent vraiment, tandis que les servants ne voient que le temps, et non l’idée derrière les phénomènes : UN CUISINIER Il va tonner UN DOMESTIQUE Je viens du jardin ; je n’ai jamais vu de ciel pareil ; il est aussi noir que l’étang. […] UNE VIEILLE SERVANTE Mais regardez donc le ciel ! J’ai plus de soixante-dix ans et je n’ai jamais vu un ciel comme celui-ci !312 La troisième scène du quatrième acte est un soliloque de la Princesse Maleine, qui se trouve dans sa chambre noire, avec son chien Pluton, écoutant et regardant tout ce qui se passe autour d’elle. L’orage éclate et le chien « qui est aussi noir que [s]a chambre »313 tremble fortement. À nouveau un cyprès apparaît, cette fois devant la fenêtre de sa chambre. 309 Acte IV, Scène 1. Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 34. 311 Acte V, Scène 1 312 Acte IV, Scène 2. 313 Acte IV, Scène 3. 310 60 Quand elle regarde par la fenêtre elle voit l’orage : « Mais quelle tempête dans le cimetière ! et quel vent dans les saules pleureurs ! […] et la lune est sortie de ma chambre »314. Nous trouvons ici d’autres signes que ceux que nous avons vus dans les scènes précédentes, à savoir le cimetière et les saules pleureurs, mais aussi la lune. Comme le soleil a disparu, et donc aussi l’espoir, la lune est le seul corps céleste qui peut projeter de la lumière sur la terre, et donner un peu de soulagement à Maleine. Mais la lune ne reflète que les rayons du soleil et vaut beaucoup moins que ce dernier. Nous voyons comment l’espoir diminue : d’abord le soleil disparaît et puis aussi la lumière que la lune jette sur terre est arrêtée par l’éclipse. Nous arrivons au moment le plus important de la pièce, où Anne et le Roi Hjalmar sont sur le point d’entrer dans la chambre de Maleine. Pendant que les deux sont dans le corridor, « l’orage continue »315. Et Anne dit que « l’orage sera terrible cette nuit ; il y avait un vent effrayant dans la cour, un des vieux saules pleureurs est tombé dans l’étang »316. Pour Anne, ce mauvais temps lui tombe bien, car ainsi « on ne l’entendra pas crier »317. L’orage augmente de plus en plus, parallèlement avec les événements dans la chambre de Maleine (« la grêle crépite subitement contre les fenêtres », « tonnerres et éclairs », « il y a des grêlons comme des œufs de corbeaux318 ») 319 : On pourrait même dire qu’il y a deux drames qui se développent simultanément. L’horreur du crime se reflète en s’intensifiant dans l’horreur des éléments déchaînés. Au drame humain correspond le drame de la nature. Les deux sont habilement gradués dans une progression savante.320 Comme nous avons mentionné plus haut, le chien de Maleine est avec elle ; mais quand Anne et Hjalmar entrent dans la chambre, « le chien noir sort en rampant »321, comme s’il pressent que la mort entre. Quand, après l’assassinat, le roi dit « Elle est morte »322, Maeterlinck a mis dans ses indications scéniques « Ici on entend d’étranges frôlements et un bruit de griffes contre la porte »323. C’est le chien qui retourne quand la mort a terminé son crime. Dans la première scène du cinquième acte, nous voyons le château du dehors. L’orage continue au-dessus du château, mais à partir de ce moment, « le paysage n’est plus la source 314 Acte IV, Scène 3. Acte IV, Scène 4. 316 Acte IV, Scène 4. 317 Acte IV, Scène 4. 318 Le corbeau est un oiseau qui apporte le malheur. Ici, les grêlons, qui tombent dans la chambre, sont comparés à des œufs de corbeaux. Ces œufs représentent la naissance de nouveaux malheurs. 319 Acte IV, Scène 5. 320 Adela Gerardino, op. cit., p. 55. 321 Acte IV, Scène 4. 322 Acte IV, Scène 5. 323 Acte IV, Scène 5. 315 61 des présages, il réagit comme un être vivant, il devient une force. Il n’y a plus d’atmosphère d’incertitude, mais bien de fin du monde, l’enfer même »324 : UN PAYSAN Voyez le château ! le château ! UN AUTRE Est-ce qu’il brûle ? Ŕ Oui. UN TROISIÈME PAYSAN Non, non, ce sont des flammes vertes ! Il y a des flammes vertes aux crêtes de tous les toits ! UNE FEMME Je crois que le monde va finir !325 Mais tout à coup, toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées, sauf une : UN VIEILLARD Il y a une fenêtre du rez-de-chaussée qui ne s’éclaire pas ! UN DOMESTIQUE DU CHÂTEAU C’est la chambre de la princesse Maleine.326 C’est le même effet qui se produit ici qu’au moment où les servants du château ont vu changer le temps. Il peuvent regarder les phénomènes et les commenter, mais ils ne savent pas les interpréter. Le lecteur, qui a lu ce qui s’est passé à l’intérieur du château, comprend pourquoi il n’y a pas de lumière dans la chambre de Maleine. Ce n’est certainement pas une fête qu’on prépare dans le château, parce que la tempête continue et elle endommage gravement le château : « La foudre est tombée sur le château », « Toutes les tours ont chancelé ! », « La grande croix de la chapelle a remué […] Elle va tomber ! […] Elle est tombée dans le fossé », « On dirait l’enfer autour du château », « Je crois que c’est le jugements des morts ! »327. Peu après, les cygnes, symboles de beauté, quittent le fossé autour du château : LES AUTRES Ils s’envolent ! ils s’envolent ! ils s’envolent tous ! UN PÈLERIN Il y en a un qui ne s’envole pas ! UN DEUXIÈME PÈLERIN Il a du sang sur les ailes ! UN TROISIÈME PÈLERIN Il flotte à la renverse ! TOUS Il est mort328 324 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 29. Acte V, Scène 1. 326 Acte V, Scène 1. 327 Acte V, Scène 1. 328 Acte V, Scène 1. 325 62 Ce n’est pas par hasard qu’il n’y a qu’un cygne mort, exactement sous la fenêtre de la chambre de Maleine. La mort du cygne se présente presque au même moment que la mort de Maleine. Dans la deuxième scène du dernier acte, nous revenons au château, et là-bas, les seigneurs, les courtisans et les dames du château aperçoivent aussi les intempéries : « Venez voir la forêt de sapins […] ! Elle se couche jusqu’à terre à travers les éclairs ! Ŕ On dirait un fleuve d’éclairs ! », « Regardez donc les nuages ! On dirait des troupeaux d’éléphants noirs qui passent depuis trois heures au-dessus du château ! ». Peu après, le seigneur remarque : Tous les animaux se sont réfugiés dans le cimetière ! Il y a des paons dans les cyprès ! Il y a des hiboux sur les croix ! Toutes les brebis du village sont couchées sur les tombes ! UN AUTRE SEIGNEUR On dirait une fête en enfer !329 Normalement, un cimetière n’est pas un lieu où on se réfugie, mais maintenant ils s’enfuient vers un lieu où la mort n’entrera pas, car tous ceux qui se trouvent là-bas sont déjà décédés. Tout le monde, à l’intérieur et en dehors du château sent, à cause des intempéries et de la nature, que quelque chose d’extraordinaire s’est passée ou se déroule. Seulement la Reine Anne et le Roi Hjalmar savent ce qui a vraiment eu lieu. Ce n’est qu’après la mort d’Anne et du Prince Hjalmar, presque à la fin de la pièce, que l’orage se termine et que « le soleil entre dans la chambre »330. Après tous ces exemples de présages qui annoncent les événements malheureux à la fin de la pièce, il est clair que le paysage « est la source d’inquiétude, il fait naître en nous le pressentiment d’événements imprévus »331. Non seulement le lecteur sent l’inquiétude, mais aussi les personnages qui n’ont pas assisté au crime voient, grâce à la nature, qu’un fait extraordinaire a eu lieu. Le lecteur était présent dans la chambre de Maleine et il a pu voir ce qui s’est passé. Le paysage a encore renforcé la cruauté de l’acte. Tout le monde est impressionné par les phénomènes météorologiques qui se présentent, sauf la Reine Anne : « elle se sent chez elle et à son affaire dans un monde qui est aussi méchant comme elle »332. Gaston Compère a examiné les motifs des actes de la Reine, mais il n’en a pas trouvé un : Est-ce pour sa fille qu’elle étrangle Maleine ? Non : sa fille aime le prince Osric (III, 4). Par amour pour le roi ? Nullement […]. Par amour pour le trône 329 Acte V, Scène 2. Acte V, Scène 4. 331 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 27. 332 Guy Doneux, op. cit., p. 37. 330 63 de Jutland qu’elle désirerait reconquérir […] ? On en doute […]. A vrai dire, nous ne discernons aucun but aux maléfices de cette femme.333 Elle est aussi le seul personnage qui a vraiment agi, les autres ont subi les événements : « des quatre protagonistes [la Princesse Maleine, le Prince Hjalmar, la Reine Anne et le Roi Hjalmar], elle est la seule constamment active »334. Même le Roi Hjalmar ne fait rien, il n’aide pas à commettre l’assassinat, il n’essaie pas non plus de l’empêcher physiquement. Il n’y a pas d’autre personnage dans l’œuvre théâtrale de Maeterlinck que nous pouvons comparer à elle335. Celle qui s’en approche le plus est peut-être la reine dans La Mort de Tintagiles, mais la différence est que la reine n’apparaît jamais sur scène, tandis qu’Anne est un vrai personnage du drame. La pièce est intitulée La Princesse Maleine. Elle est la protagoniste du drame, mais tout au long du drame la mort a un rôle prépondérant, même aux moments où Maleine n’est pas impliquée. Après une querelle entre les deux rois, Marcellus et Hjalmar, ce dernier maudit la cour de Marcellus, et peu après ses hommes mettent le feu au château de Marcellus. Le lendemain, le Prince Hjalmar et son ami Angus parlent du feu et de la mort : LE PRINCE HJALMAR […] et l’odeur de tous ces morts ! et l’odeur de tous ces morts ! […] HJALMAR Avez-vous vu mourir le vieux roi Marcellus ? ANGUS Non, mais j’ai vu autre chose ; hier soir, pendant votre absence, ils on mis le feu au château, et la vieille reine Godelive courait à travers les flammes avec les domestiques. Ils se sont jetés dans les fossés et je crois que tous y sont péri. HJALMAR Et la princesse Maleine ? Ŕ Y était-elle ? ANGUS Je ne l’ai pas vue. […] ANGUS On dit qu’elle est morte.336 Il paraît que tout le monde du château est mort, y compris la Princesse Maleine. Dans la scène suivante, le lecteur apprend qu’elle a pu échapper des flammes avec sa nourrice. 333 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 34. Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 123. 335 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 33. 336 Acte I, Scène 3. 334 64 Après la mort de Maleine et quand tous les protagonistes sont au courant du meurtre, le Prince Hjalmar s’écrie : « Oh ! la putain ! putain ! putain ! monstru… monstrueuse putain !... Voilà ! voilà ! voilà ! voilà ! voilà ! » en frappant Anne « de plusieurs coups de poignards ». Elle dit encore « Oh ! oh ! oh ! » 337, mais très vite elle tombe morte. Et quelques lignes plus tard, le Prince Hjalmar meurt à cause de la peine de cœur. Ce qui saute aux yeux pendant la lecture de La Princesse Maleine, c’est l’importance du paysage, du décor et de la nature. Ils n’annoncent non seulement la particularité des événements, mais ils les renforcent pendant l’exécution des actes. Dans cette pièce, la mort est personnifiée par la Reine Anne, qui étrangle Maleine. Elle est la personnification de la mort, et un de ces personnages dans les pièces de Maeterlinck qui, « par leurs intérêts ou leurs passions, semblent les auteurs responsables de la destinée d’autrui »338. Contrairement à ce qu’a dit Iwan Gilkin (« La Mort est là, au milieu des personnages »339), la mort est un vrai personnage et non un phénomène abstrait qui arrive à la fin de la vie, « la mort rôde »340 vraiment. Il faut insister sur le fait que tous les phénomènes météorologiques et astronomiques sont scientifiquement explicables : « chaque donnée d’espace ou de temps n’offre rien d’extraordinaire ; Maeterlinck n’a nullement puisé dans l’irréel »341. La combinaison de toutes ces manifestations n’est évidemment pas très habituelle, mais elle est bien possible et elle renforce l’atmosphère apocalyptique qui règne dans la pièce. Un ou deux de ces phénomènes ne tireraient pas vite l’attention du lecteur mais quand il y en a si beaucoup, la nature est clairement menaçante. 337 Acte V, Scène 4. Ida-Marie Frandon, Maurice Maeterlinck, in Annales. Tome Trois », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1957, p. 72-73. 339 Une conférence inédite d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck in « Annales. Tome deux », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1956, p. 21. 340 Fernand Desonay, cité dans Jean-Marie Andrieu, Actualité de Maeterlinck, in « Annales. Tome Cinq », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1959, p. 11. 341 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 105. 338 65 7. L’Intruse Je te l’ai dit, Gertrude : ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder. André Gide, La Symphonie Pastorale 7.1 Introduction L’Intruse, dédiée à Edmond Picard (un avocat socialiste et écrivain chez qui Maeterlinck a fait son stage en 1885 après ses études de droit342), est publiée en janvier 1890 dans La Wallonie et en juillet 1890 chez Lacomblez en un volume avec Les Aveugles343. La première représentation de cette pièce en un acte a eu lieu « le 21 mai 1891 par le Théâtre d’Art à Paris, lors d’une soirée d’hommage à Verlaine et Gauguin »344, avec beaucoup d’appréciation de la part des critiques. Le 2 octobre 1889, Maeterlinck a écrit dans ses Carnets de travail à propos d’une pièce en préparation : Peut-être drame sur le pressentiment de mort Ŕ une chambre dans un château Ŕ la nuit pèse étrangement sur la famille assemblée Ŕ lune et étoiles au-dehors Ŕ la mère dans la chambre à côté Ŕ un prêtre entre, etc. Ŕ puis la porte s’ouvre Ŕ elle est morte…345 Le 24 octobre de la même année il propose deux titres : L’Approche ou Les Doigts de Dieu346, le 19 décembre la pièce est achevée et le 16 janvier 1890 Maeterlinck lui donne son titre définitif : L’Intruse347. Nous voulons mentionner le rôle que Grégoire Le Roy a joué dans le procès de création de cette pièce : C’est lui [Grégoire Le Roy] qui donna à Maurice et à Charles [Van Lerberghe] l’idée de ces petits drames si semblables par l’esprit et même la forme : L’Intruse, du premier, et Les Flaireurs du second.348 Il y avait une polémique sur un supposé plagiat par Maeterlinck des Flaireurs de Van Lerberghe. L’Intruse et Les Flaireurs sont deux pièces issues de l’esprit de Grégoire Le Roy, et qui sont naturellement apparentées : « Les Flaireurs ne ressemblent pas à l’Intruse, mais 342 Stefaan van den Bremt, Dichters van nu 15 : Bloemlezing uit de poëzie van Maurice Maeterlinck, Gand, Poëziecentrum, 2002, p. 48. 343 Pascale Alexandre-Bergues, Présentation, in Maurice Maeterlinck, « L’Intruse & Intérieur », Genève, Éditions Slatkine, 2005, p. 7. 344 Marie Meurs, op. cit., p. 20. 345 Maurice Maeterlinck, Carnets de travail, in Pascale Alexandre-Bergues, art. cit., 2005, p. 18. 346 Pascale Alexandre-Bergues, art. cit., p. 19. 347 Ibid., p. 19. 348 Franz Hellens, Maurice Maeterlinck, in « Annales. Tome Trois », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1957, p. 12. 66 l’Intruse ressemble aux Flaireurs et elle est fille de ceux-ci »349. Dans cette même lettre, Maeterlinck écrit encore : Les Flaireurs parurent en 1889, La Princesse Maleine fut publiée vers la fin du mois d’août de la même année et L’Intruse en janvier 1890. Je pense que ces simples dates suffiront à prouver tout ce qu’il faut prouver.350 Sans vouloir l’expliciter, Maeterlinck affirme que la ressemblance entre les deux pièces est claire, mais on peut le difficilement accuser de plagiat, parce que le temps entre la publication des deux pièces est trop courte pour avoir plagié une œuvre complète dans une nouvelle pièce de grande qualité. La genèse des deux drames était simultanée, sorties d’un « tournoi fraternel »351 entre les deux auteurs. Le 10 décembre 1911, l’Académie suédoise a dit que la force impitoyable et mystérieuse de la mort n’a jamais été présentée de manière plus frappante que dans L’Intruse352. C’est probablement par le réalisme des signes de la mort. Nous avons dit pendant notre analyse de La Princesse Maleine, que les signes ont un certain degré de vraisemblance dans cette pièce-là, mais que c’est l’accumulation des présages qui fait plus forte la présence de la mort. Dans L’Intruse, Maeterlinck utilise peu de signes de la mort, et ceux qu’il utilise ne sont pas uniquement basés sur la nature : « Le mystère, certes, y règne encore, mais il environne et pénètre la réalité plus immédiate. Le Mystère de la Légende fait place au mystère quotidien »353. En ce qui concerne les personnages, « le père et surtout l’oncle sont les personnages qui nous ramènent au quotidien »354, comme nous verrons ci-dessous. Selon Paul Gorceix, L’Intruse et Les Aveugles [la pièce suivante] inaugurent un théâtre résolument novateur, le « drame statique », sans action, sans conflit, sans héros, sur un même thème, l’énigme qu’est la vie, à partir d’une situation : celle de l’attente de la mort dans un espace clos.355 Comme nous avons mentionné dans le chapitre sur les innovations de Maeterlinck dans le monde du théâtre, on caractérise le premier théâtre de Maeterlinck comme un théâtre statique. Dans la délimitation du champ de recherche ci-dessus, nous avons dit que la distinction entre 349 Maurice Maeterlinck, Lettre à Paul Fort (Gand, janvier 1892), cité dans La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poésie du mystère. Une conférence inédite d’Albert Mockel., in « Annales. Tome Six », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1960, p. 43. 350 Gustave Vanwelkenhuyzen, « L’Intruse et Les Flaireurs », in « Annales. Tome Huit. Actes du Colloque International de Gand (31 août Ŕ 1 et 2 Septembre 1962) », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1962, p. 38-39. 351 Guy Doneux, op. cit., p. 44. 352 http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1911/press.html 353 La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poésie du mystère. Une conférence inédite d’Albert Mockel, art. cit., p. 41. 354 Marcel Postic, op. cit., p. 59. 355 Paul Gorceix, Introduction à L’Intruse, in Paul Gorceix, op. cit., 1997, p. 686. 67 les drames où l’amour est la force motrice, qui sont moins statiques, et les drames de la mort, avec des personnages paralysés par la peur, était inutile car les deux forces ont la même source, la Fatalité. Ici, nous pouvons quand même classer la pièce parmi les drames statiques, mais surtout à cause de la cécité de l’aïeul. Puisqu’il est aveugle, sa liberté d’action est limitée. Les autres personnages n’ont pas besoin d’agir, car ils ne savent pas interpréter les signes de la mort. L’autre pièce statique est Les Aveugles, et dans cette pièce douze aveugles attendent le retour du prêtre, leur guide. Ils ne peuvent pas bouger parce qu’ils ne connaissent pas la géographie de l’île où ils résident et sans l’aide de leur guide ils sont perdus. S’ajoute à l’immobilité des personnages de L’Intruse que l’unique action de la pièce, à savoir la mort de la mère, a eu lieu derrière le décor, invisible pour le lecteur, et nous ne l’apprenons qu’à la fin de la pièce quand la sœur de charité apparaît dans la chambre356. 7.2 Analyse Le thème central de L’Intruse est l’arrivée mystérieuse de la mort357 que nous pouvons appeler aussi le personnage sublime. Cette arrivée n’est aperçue que par l’aïeul aveugle 358, les autres personnages ne comprennent pas les réactions de l’aïeul, ni l’intrusion de la mort. Contrairement à ce que dit Jean-Marie Andrieu « Dans l’Intruse […] le personnage principal est l’inquiétude humaine »359, la mort qui se faufile dans le château est la protagoniste (affirmé par Compère360). Elle provoque l’inquiétude361 chez l’aïeul et elle produit aussi les signes qui annoncent son arrivée, sa présence et son départ. Nous remarquons seulement l’inquiétude chez l’aïeul qui sait mieux que les autres personnages interpréter les signes autour et dans le château. Examinons comment Maeterlinck a essayé de suggérer l’imminence de la mort et le malheur qui se précise peu à peu362 sans que l’auteur les montre explicitement. Dès les premières lignes de la conversation entre les protagonistes, nous voyons le contraste entre l’aïeul et les autres personnages : LE PÈRE 356 Jethro Bithell, Life and writings of Maurice Maeterlinck, New York & Melbourne, The Walter Scott Publishing Co., Ltd., 1913, p. 38. 357 Jethro Bithell, op. cit., p. 41. 358 Alex Pasquier, op. cit., p. 160. 359 Jean-Marie Andrieu, art. cit., p. 11. 360 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 37. 361 Leo Simons, op. cit., p. 503. 362 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 38. 68 Il ne faut plus avoir d’inquiétudes. Il n’y a plus de danger, elle est sauvée… L’AÏEUL Je crois qu’elle ne va pas bien… […] LE PÈRE Mais puisque les médecins affirment que nous pouvons être tranquilles… […] L’AÏEUL Je n’y vois pas comme vous.363 Ce dialogue est un bel exemple du contraste entre le symbolisme et les courants littéraires antérieurs. L’aïeul aveugle représente le symbolisme, tandis que le père et l’oncle sont des adeptes de la philosophie positiviste. Le père a confiance en les sciences dures et il croit qu’une fois guéris par la médecine, sa femme et son enfant sont sauvés. L’aïeul par contre sent et comprend que la mort n’obéit pas aux lois scientifiques. Elle a ses propres lois et les sciences ne peuvent pas l’empêcher d’intervenir. L’aïeul aveugle, nous le répéterons encore quelques fois, voit mieux la réalité que les autres non aveugles. Selon Maeterlinck, il est « l’être normal, primitif, originel, en communication immédiate avec l’inconnu, en contact direct avec les ténèbres fécondes et tout l’inexprimable que tout homme doit avoir en soi »364. Vers le milieu de la pièce, l’oncle dit à propos de l’aïeul : « Il s’inquiète toujours outre mesure. Il y a des moments où il ne veut pas entendre raison »365. L’oncle et le père ne voient pas de raisons à se soucier, car ils ne peuvent pas comprendre tous les phénomènes, que nous analyserons ci-dessous, contrairement à l’aïeul aveugle : « Ils se réfèrent toujours à l’explication logique, qui est la seule valable à leurs yeux »366. L’homme est comme l’oncle et le père : « Notre vue s’arrête à la surface des choses »367. L’intrigue du drame est la suivante : une famille, dont une femme a récemment accouché avec beaucoup de difficultés, attend l’arrivée de la sœur du père et de l’oncle. Les deux frères sont convaincus qu’elle viendra, mais l’aïeul entend des bruits dans et autour du château qui le rendent inquiet : « Je ne sais pas ce que j’ai ; je ne suis pas tranquille. Je voudrais que votre sœur fût ici. »368. Pendant toute la pièce ils attendent et ils entendent des bruits, d’abord en dehors du château, puis dans le château, sans qu’ils s’inquiètent car ils pensent que c’est leur sœur qui entre. À l’exception de l’aïeul, qui commence à prendre peur à 363 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 202. Maurice Maeterlinck à Albert Mockel, in Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 125-126. 365 Ibid., p. 216. 366 Marcel Postic, op. cit., p. 59. 367 Auguste Bailly, op. cit., p. 21. 368 Marcel Postic, op. cit., p. 207. 364 69 cause des bruits qu’il entend. Maeterlinck a utilisé en partie les mêmes instruments dramatiques que dans La Princesse Maleine. À nouveau, la nature raconte beaucoup aux personnages et au lecteur, mais ici ce n’est pas uniquement la nature ou le temps, il y a aussi des personnes qui semblent annoncer les événements. Une autre convergence avec La Princesse Maleine est le lieu où se déroule l’intrigue : un château. « Le château, plus solide que la maison, symbolise la sûreté »369, il est intéressant de noter que les personnages parlent presque toujours de la « maison », et non d’un château. Peut-être ressentent-ils inconsciemment que le bâtiment ne les protégera pas contre l’intrusion de la mort. Ainsi pouvons-nous dire que dans cette pièce « l’homme habite un château, forteresse qui ne protège pas »370. À première vue, il n’y a rien à s’inquiéter : « il y a clair de lune, et je vois l’avenue jusqu’aux bois de cyprès »371. Contrairement à La Princesse Maleine, où une tempête s’est déclenchée, le temps fait clair, sans nuages, mais ce que tire immédiatement notre attention, ce sont les cyprès. Nous avons vu dans la pièce précédente que ces sapins sont les signes de la mort. Il y a une conversation avec la fille aînée, mais les réactions de l’aïeul sont frappantes et non comprises par les autres : LA FILLE Un peu de vent s’élève sans l’avenue. L’AÏEUL Un peu de vent s’élève dans l’avenue ? LA FILLE Oui, les arbres tremblent un peu. […] L’AÏEUL Je n’entends plus les rossignols. LA FILLE Je crois que quelqu’un est entré dans le jardin, grand-père.372 Tout semble tranquille, jusqu’au moment où, tout à coup et sans une raison claire, un vent faible s’élève et les rossignols se taisent. La fille croit avoir vu quelqu’un dans le jardin, mais quand l’aïeul lui demande de qui il s’agit elle dit : « Je ne sais pas, je ne vois personne »373. Et la nature ne s’apaise plus : LA FILLE 369 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 32. Marcel Postic, op. cit., p. 134. 371 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 208. 372 Ibid., p. 209. 373 Ibid., p. 209. 370 70 Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur. UNE AUTRE FILLE Tous les poisons de l’étang plongent subitement. LE PÈRE Tu ne vois personne ? LA FILLE Personne, mon père.374 Une chose ou une personne invisible et inconnue est entrée dans les jardins du château. Les personnages le remarquent aux mouvements des animaux, mais il ne peuvent pas voir ce qui les provoque. Puis la nature se calme à nouveau et l’aïeul dit : « Il y a un silence de mort »375. Ce n’est pas une expression inhabituelle, mais dans ce contexte-ci nous comprenons que l’aïeul sent mieux que les autres que ce n’est pas la sœur qui est entrée. Pour un prochain signe de la nature, nous devons attendre jusque à la fin de la pièce, parce que l’aïeul demande à la fille de fermer les fenêtres. Ce n’est qu’au moment où tous sentent la présence de la mort dans la chambre, que le père demande à la fille à ouvrir la fenêtre. Une fois la fenêtre ouverte, l’aïeul entend tomber des feuilles sur la terrasse. C’est l’automne qui s’annonce, la nature qui se meurt, et peu après la chute des feuilles la femme mourra. Les signes continuent à se multiplier, maintenant plus proche que jamais du château. L’aïeul demande d’abord aux filles de fermer la porte vitrée de la chambre parce qu’ « il me semble que le froid entre dans la chambre »376. Malheureusement, les filles ne réussissent pas à la fermer. Nous verrons quelle est l’importance des portes et des fenêtres dans les pièces de Maeterlinck quand nous analysons La Mort de Tintagiles. Plus loin dans la pièce l’aïeul pense à voir quelqu’un à la porte vitrée. La fille dit à nouveau qu’elle ne voit personne. C’est le même processus qui se répète : l’aïeul entend quelque chose que les autres ne voient pas. Puis « on entend, tout à coup, le bruit d’une faux qu’on aiguise au dehors »377. La faux est un attribut typique de la mort, portée par un squelette avec une cape noire. Maeterlinck n’utilise pas des images ordinaires de la mort, mais cette fois, il a recouru à un archétype. Pour Pierre-Aimé Touchard, cette image est un exemple pourquoi L’Intruse est une pièce inférieure à La Princesse Maleine : 374 Ibid., p. 210. Ibid., p. 211. 376 Ibid., p. 212. 377 Ibid., p. 213. 375 71 On n’y trouve pas cette poésie de la nature qui a toujours suscité chez Maeterlinck des images fraîches et si neuves. Le procédé y apparaît visiblement, parfois même avec une certaine grossièreté […].378 Selon Compère il est normal qu’on fauche si tard, parce que le jour suivant est un dimanche, et on ne travaille pas le septième jour de la semaine ; en plus, l’herbe est très haute379, comme Maeterlinck mentionne dans la pièce. Puisque c’est facilement explicable, il ne faut pas prêter trop d’attention au bruit de la faux, « la maladresse serait de nous fixer trop tôt »380. S’ajoute à l’épisode de la faux que la fille, à nouveau, ne peut pas voir si c’est le jardinier qui fauche, parce qu’ « il est dans l’obscurité »381, une des situations préférées de la mort. « On entend un bruit, comme quelqu’un qui entre dans la maison »382. Cette indication scénique de Maeterlinck marque une nouvelle phase dans l’intrusion de la mort, car elle est maintenant entrée dans le château après son passage dans les jardins. L’oncle et le père pensent que c’est leur sœur qui est entrée dans le château, parce que « nous n’entendons pas d’autres visites »383. Après le bruit dans les souterrains, l’aïeul entend quelqu’un qui monte par l’escalier : LE PÈRE C’est la servante qui monte. L’AÏEUL Il me semble qu’elle n’est pas seule.384 C’est la servante qui est montée et elle frappe à la petite porte dans la chambre (est-ce réellement elle qui ouvre la porte, ou est-ce la mort qui l’accompagne ?). Quand nous revenons au début de la pièce, Maeterlinck a décrit la chambre avec trois portes : « Une porte à droite, une porte à gauche et une petite porte masquée, dans un angle »385. Bizarrement, la servante veut entrer dans la chambre par cette petite porte, qu’on n’utilise que rarement car « elle ne sert que lorsqu’on veut entrer dans la chambre sans qu’on s’en aperçoive »386. L’objectif de la mort est d’entrer dans la maison de manière invisible, et il est donc bien utile d’utiliser cette petite porte : « la mort n’atteint l’homme que par des chemins dont ce dernier ne s’inquiète guère »387. 378 Pierre-Aimé Touchard, op. cit., 1962, p. 336. Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 73. 380 Ibid., p. 73. 381 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 214. 382 Ibid., p. 219. 383 Ibid., p. 221. 384 Ibid., p. 221. 385 Ibid., p. 201. 386 Ibid., p. 222. 387 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 109. 379 72 La servante, qui reste dans l’entrebâillement, répond négativement à la question du père si quelqu’un est entré dans la maison. Physiquement, personne n’est entrée, mais le lecteur comprend que la mort, comme portée par le vent, a pu se glisser dans la maison. Tout à coup, le père, qui a ouvert la porte pour la servante, sent qu’elle veut ouvrir la porte : LE PÈRE […] Mais ne poussez donc pas la porte ; vous savez bien qu’elle fait du bruit ! LA SERVANTE Mais, Monsieur je ne touche pas la porte. LE PÈRE Mais si ! vous poussez comme si vous vouliez entrer dans la chambre ! LA SERVANTE Mais, Monsieur, je suis à trois pas de la porte !388 C’est évidemment la mort qui veut entrer dans la chambre. Elle a suivi la servante qui avait fermé la porte du château, quelques moments auparavant. Cette porte était ouverte, malgré le fait que la servante l’avait bien fermée au début de la soirée. Ainsi, la mort est dans la chambre, et l’aïeul le sent parce qu’il dit : « Il me semble qu’il fait noir tout à coup »389. Nous savons depuis La Princesse Maleine que la mort préfère opérer dans l’obscurité. La présence d’une personne supplémentaire est très claire pour l’aïeul, même quand la servante s’en est allée : « Je croyais qu’elle s’était assise à la table »390. Et puis il comprend la menace : L’AÏEUL Il est arrivé quelque chose !... Je suis sûr que ma fille est plus mal !... L’ONCLE Est-ce que vous rêvez ? L’AÏEUL Vous ne voulez pas me le dire !... Je vois bien qu’il y a quelque chose !... L’ONCLE En ce cas, vous voyez mieux que nous.391 Il semble que l’oncle comprend finalement que l’aïeul sait mieux interpréter les événements que ceux qui ont conservé la vue, grâce à sa cécité. Au moins c’est ce que pense le lecteur, mais nous devons l’interpréter probablement comme une expression d’impuissance de la part de l’oncle. Pour lui il est difficile de comprendre qu’un aveugle voit mieux que lui-même et la 388 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 224. Ibid., p. 225. 390 Ibid., p. 226. 391 Ibid., p. 227. 389 73 conversation continue donc comme si personne ne veut comprendre l’aïeul. Il sent que la mort est maintenant parmi eux : L’AÏEUL Et qui est-ce qui est assis là ? LA FILLE Où donc, grand-père ? Ŕ Il n’y a personne. L’AÏEUL Là, là, au milieu de nous ? LA FILLE Mais il n’y a personne, grand-père !392 C’est toujours la même histoire qui se répète : l’aïeul sent et entend la mort se rapprocher d’eux, mais les autres n’ont pas ces capacités à regarder plus profond comme l’aveugle et par conséquent ils ne comprennent pas ce qu’il dit : « Les yeux matériels de l’aïeul sont fermés, mais celui-ci voit quelque chose qui échappe aux autres »393. Personne ne prête pas vraiment attention à ce que dit l’aïeul, jusqu’au moment où il dit : Il y a longtemps que l’on me cache quelque chose !... Il s’est passé quelque chose dans la maison… Mais je commence à comprendre maintenant… Il y a trop longtemps que je me trompe ! Ŕ Vous croyez donc que je ne saurai jamais rien ? Ŕ Il y a des moments où je suis moins aveugle que vous, vous, savez ?...394 C’est non seulement une des répliques les plus longues de l’aïeul dans la pièce, c’est aussi le moment où les autres savent bien interpréter les circonstances et le père se demande : « Est-ce que, vraiment, ma femme est en danger ? »395. Tout au long de la pièce, l’oncle et le père ont rejeté les paroles d’inquiétude de l’aïeul, mais peu à peu (nous avons mentionné plus haut le moment où l’oncle dit que l’aïeul aveugle voit mieux qu’eux-mêmes) ils attachent plus d’importance aux indications de l’aveugle et « rejettent avec une assurance de moins en moins ferme les affirmations du vieillard »396. Après ce moment, le déroulement accélère. Tous les personnages sentent que quelque chose d’anormale se passe et quand l’aïeul dit « j’ai peur aussi »397, Maeterlinck a mis dans ses indications scéniques : Ici un rayon de lune pénètre par un coin des vitraux et répand, çà et là quelques lueurs étranges dans la chambre. Minuit sonne et, au dernier coup, il semble, à 392 Ibid., p. 231. Adela Gerardino, op. cit., p. 23. 394 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 236. 395 Ibid., p. 237. 396 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 37. 397 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 243. 393 74 certains, qu’on entende, très vaguement, un bruit comme de quelqu’un qui se lèverait en toute hâte.398 La mort ne se présente à l’homme qu’après ses actes, quand la mort est sortie de la chambre et personne ne peut encore réagir. Ce qui est étrange ici est que « la lumière annonce la mort »399. « Le jeu du clair-obscur, présent partout, se manifeste un peu différemment dans l’Intruse »400, comme nous l’avons mentionné au début de notre analyse. La pièce commence sans nuages et au clair de la lune, comme si rien ne peut troubler la paix après l’accouchement. Mais la mort entre quand même, imperturbablement, et après la mort de la femme la lumière rentre dans la chambre. Généralement, la nuit et la mort forment une forte unité : « La nuit […] met en œuvre la mort. Les signes nocturnes sont des attachés indissolubles de la mort […] »401. Dans L’Intruse l’intrigue se déroule aussi pendant la nuit, mais c’est une nuit éclairée, malgré la présence de la mort. Quand la mort s’en est allée, « on entend tout à coup un vagissement d’épouvante, à droite, dans la chambre de l’enfant »402. L’enfant n’a jamais pleuré avant, et il est généralement admis qu’un nouveau-né pleure toujours lors de sa naissance. Cet enfant n’a pas encore pleuré, et il semble qu’il ne commence à vivre qu’à partir de ce moment-ci. Au même moment où l’enfant commence à pleurer, « la Sœur de Charité paraît sur le seuil […] et s’incline en faisant le signe de la croix, pour annoncer la mort de la femme »403. L’enfant commence à vivre quand sa mère est morte. La même chose se passe dans Pelléas et Mélisande où Mélisande a accouché d’une fille : « Elle ne rit pas… Elle est petite… Elle va pleurer aussi… J’ai pitié d’elle… »404. Ce sont les derniers mots de Mélisande, après ce moment, les servantes s’agenouillent et annoncent la mort de Mélisande. La différence est que l’enfant dans L’Intruse est né depuis quelques semaines405, tandis que Mélisande meurt presque immédiatement après l’accouchement. 398 Ibid., p. 243. Linn B. Konrad, Comment comprendre « le tragique quotidien » de Maeterlinck, in « Annales. Tome Vingtquatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1978, p. 29. 400 Stanisław Jakóbczyk, Structures picturales dans les drames de Maurice Maeterlinck, in « Annales. Tome Dix-sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.BL., 1971, p. 51. 401 Rajmunda Plata, Le temps et l’action dans le théâtre de Maeterlinck, in « Annales. Tome Vingt-quatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.BL., 1978, p. 128. 402 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 244. 403 Ibid., p. 245. 404 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 2, p. 110. 405 « Voilà plusieurs semaines qu’il est né, et il n’a remué à peine; il n’a pas poussé un seul cri jusqu’ici; on dirait un enfant de cire » Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 205. 399 75 Nous pouvons sans doute dire que dans L’Intruse la mort a eu un rôle beaucoup plus subtile en comparaison avec La Princesse Maleine. Dans L’Intruse, la mort n’est pas personnifiée comme Anne dans La Princesse Maleine, et elle n’apparaît pas physiquement sur scène, c’est une mort naturelle et non un assassinat. C’est un phénomène plus abstrait que seulement l’aïeul aveugle sent, grâce à ses sens qui sont mieux développés que ceux des autres personnages. 76 8. Les Aveugles Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux ! Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ; Terribles, singuliers comme les somnambules ; Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. Charles Baudelaire, Les Aveugles 8.1 Introduction Les Aveugles est la troisième pièce de Maurice Maeterlinck que nous analysons. Elle est écrite en 1890, la même année que L’Intruse. Elle est dédiée à Charles Van Lerberghe, un de ses camarades de classe au collège Sainte-Barbe à Gand. La première représentation a eu lieu au début de décembre 1891406 dans le Théâtre d’Art407 de Paul Fort et Aurélien LugnéPoë. La représentation de la pièce n’était pas un grand succès : « Paul Fort a raconté qu’un spectateur se leva soudain et, se prenant la tête entre les mains, s’enfuit à travers la salle comme frappé de folie en s’écriant d’un air désespéré : « Mais je n’y comprends rien ! » »408 Tout comme la précédente, c’est une pièce en un acte, une des courtes pièces de Maeterlinck. La brièveté favorise le statisme des personnages409. Il n’y a pas de changements du décor, et les personnages, ne peuvent pas beaucoup bouger à cause de leur cécité. Il est intéressant de référer à nouveau à l’œuvre de Pieter Bruegel l’Ancien. Cette fois-ci il s’agit de La Parabole des Aveugles qui a probablement inspiré notre auteur410, un grand amateur des primitifs flamands. Eugène Baie appelle Les Aveugles, tout comme L’Intruse et Intérieur « ces petits drames réalistes, breugheliens »411, pour illustrer la parenté entre Maeterlinck et la peinture de Bruegel. L’interprétation traditionnelle que les critiques donnent à la pièce est la suivante : le prêtre, qui est mort au milieu des hommes, symbolise la foi chrétienne, la religion. L’homme est aveugle et il a besoin d’un guide pour diriger sa vie dans le bon sens. Le prêtre est mort, la religion est morte et nous sommes assis dans l’obscurité éternelle412. Nous sommes enfermés 406 Meurs dit 1er décembre, Bithell dit le 7 décembre. Marie Meurs, op. cit., p. 20. 408 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 339. 409 Der Einakter verzichtet auf Szenenwechsel und zeitliche Ausdehnung, so dass die sich daraus ergebende äussere Unbeweglichkeit Maeterlincks Absicht unterstützt. Die materielle Einheit des Ortes ist in den drei Dramen [L’Intruse, Les Aveugles, und Intérieur] trotz einiger Lockerungen durchgeführt. (in Sigrid Meinardus Begriff und Praxis des « Théâtre Statique » bei Maeterlinck, in « Annales. Tome Treize », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1967, p. 11). 410 Eugène Baie, Préface, in « Maurice Maeterlinck. Le Centenaire de sa naissance. », Bruxelles, Bibliothèque Albert I, 1962, p. 13. 411 Ibid., p. 14. 412 Gerrit Hulsman, Karakters en Ideeën, Haarlem, Vincent Loosjes, 1903, p. 93. 407 77 dans un petit espace et au-dessus de la forêt où nous nous trouvons, il y a le phare, la Sagesse413. Selon Marcel Postic, « cette interprétation semble trop limitée parce qu’elle n’est fondée que sur quelques passages isolés »414, ce qui n’est pas tout à fait vrai car tout au long de la pièce il y a des indications qui affirment cette interprétation. Nous n’entrerons pas en détail sur cette allégorie, bien que nous y réfèrent parfois. 8.2 Analyse La pièce s’ouvre par la plus longue description du décor des pièces analysées. Les personnages se trouvent dans « une très ancienne forêt septentrionale »415 avec « de grands arbres funéraires, des ifs, des saules pleureurs, des cyprès »416, les mêmes arbres que Maeterlinck nous présente dans La Princesse Maleine, et cela ne promet rien de bon. Les forêts ont pour but de créer l’atmosphère étrange et terrible ; elles font naître l’impression de la solitude […]. Elles sont aussi la source de l’obscurité car le soleil n’y pénètre pas.417 Compère dit à propos du rôle des forêts qu’elles peuvent créer une atmosphère oppressante et étrange, par leur profondeur, leur vieillesse, leur obscurité. On leur croirait complices du destin malheureux des personnages.418 Que ces personnages se trouvent dans l’obscurité renforce l’atmosphère de mystère : « L’obscurité devient le symbole de la mort et des puissances inconnues »419. Dès le début quatorze personnes se trouvent sur la scène : douze aveugles, un petit enfant et un prêtre. Le prêtre a « le buste et la tête légèrement renversés et mortellement immobiles »420 et ses « yeux muets et fixes ne regardent plus du côté visible de l’éternité »421. Malgré cette description du décor et du prêtre, Maeterlinck n’a pas utilisé beaucoup d’éléments sur la scène : « Maeterlinck lui-même […] montrait à ce sujet la plus grande sobriété »422. Que « ses indications scéniques so[ie]nt destinées au lecteur et non au metteur en scène »423 soutient 413 Jethro Bithell, op. cit., p. 51. Marcel Postic, op. cit., p. 65. 415 Maurice Maeterlinck, Les Aveugles, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 1, p. 249. 416 Ibid., p. 249. 417 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 33. 418 Gaston Compère, op. cit. 1955, p. 98. 419 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 36. 420 Maurice Maeterlinck, op. cit., tome 1, p. 249. 421 Ibid., p. 249. 422 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 145. 423 Guy Doneux, op. cit., p 76. 414 78 notre thèse que le théâtre de Maeterlinck est surtout écrit pour être lu et non pour être représenté. Dans notre analyse de la pièce, nous nous concentrons sur la désorientation des personnages. Il est normal que des aveugles ont des problèmes à s’orienter, mais aussi chez quelques personnages dans La Princesse Maleine qui n’ont pas perdu la vue nous pouvons constater les mêmes difficultés. La désorientation est un signe d’ignorance de l’homme face à ces forces inconnues dont nous avons déjà parlé. L’homme ne sait pas où ces forces le mèneront et il éprouve des difficultés à savoir où est sa place dans le monde. La mort sera toujours le point terminal, sans que l’homme s’en rende compte pendant sa vie. Dès la première conversation de la pièce, nous constatons la désorientation et les personnages ressentent le départ du prêtre comme le départ du guide dans leur vie : PREMIER AVEUGLE-NÉ Il faudrait savoir où nous sommes. DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ Il fait froid depuis son départ. LE PLUS VIEIL AVEUGLE Quelqu’un sait-il où nous sommes ? LA PLUS VIEILLE AVEUGLE Nous avons marché très longtemps ; nous devons être très loin de l’hospice.424 Non seulement ils ne savent pas où ils se trouvent sur l’île, ils ne savent pas non plus qui est assis à côté d’eux : « Je voudrais savoir à côté de qui je suis assis ? »425. Le seul homme qui peut leur dire où ils se trouvent est le prêtre. Mais ce n’est pas un guide fiable, rappelons que dans l’interprétation symbolique il représente l’ancienne religion : Il devient trop vieux. Il paraît que lui-même n’y voit plus depuis quelque temps. Il ne veut pas l’avouer, de peur qu’un autre ne vienne prendre sa place parmi nous ; mais je soupçonne qu’il n’y voit presque plus. Il nous faudrait un autre guide […]426 L’homme ne sait plus quelle est sa place qu’il occupe au monde et son guide ne peut plus le calmer. Il n’y a pas de réponses aux questions métaphysiques que l’homme se pose. Le désarroi des personnages se reflète dans le temps : « il a voulu nous faire jouir des derniers jours de soleil, avant de nous enfermer tout l’hiver dans l’hospice »427, comme si la fin du beau temps va en parallèle avec la fin de la religion qui donnait toujours les réponses 424 Maurice Maeterlinck, op. cit., tome 1, p. 250. Ibid., p. 252. 426 Ibid., p. 254. 427 Ibid., p. 259. 425 79 nécessaires à l’homme. À cette situation s’ajoute que deux aveugles remarquent la présence de feuilles mortes : « Je suis assis sur des feuilles mortes ! »428 et « Depuis longtemps je sens l’odeur des feuilles mortes »429. C’est la première fois que les aveugles sentent la présence de la mort. Ce n’est pas encore de la mort du prêtre dont ils se rendent compte, mais de la mort de la nature, l’automne comme dans L’Intruse. Peu à peu les aveugles commencent à s’inquiéter : TROISÈME AVEUGLE-NÉ Il faudrait savoir où nous sommes ! LE PLUS VIEIL AVEUGLE Nous ne pouvons pas le savoir !430 Et non seulement la perte des repères se présente sur le plan de l’endroit où ils se trouvent, ils ne savent pas non plus quelle heure il est quand ils entendent « douze coups très lents »431 d’une horloge : LE PLUS VIEIL AVEUGLE Il est minuit ! DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ Il est midi ! Ŕ quelqu’un le sait-il ? Ŕ Parlez !432 S’il est midi, il y aura encore de l’espoir que le prêtre les retrouve grâce à la lumière; par contre s’il est minuit, l’obscurité régnera et nous avons vu dans l’analyse de La Princesse Maleine que la mort préfère les ténèbres au lieu de la lumière du soleil. Revenons un moment sur La Princesse Maleine, car là aussi nous trouvons un passage dans lequel Maleine et sa nourrice se sont perdues dans la forêt : MALEINE Sais-tu le chemin, maintenant, nourrice ? LA NOURRICE Le chemin ? Ma foi non ; je ne sais pas le chemin. Je n’ai jamais su le chemin ; croyez-vous que je sache tous les chemins ?433 Dans ce fragment, c’est la nourrice qui guide Maleine, mais elle ne connaît pas le chemin à suivre. Ce fragment n’est pas tout à fait comparable à ceux dans Les Aveugles, parce que Maleine et sa nourrice ne sont pas aveugles, et il est donc bizarre qu’elles ne trouvent pas la bonne route. Elles ont fui du château de Marcellus après l’incendie et elles sont en route vers le château de Hjalmar. Ici la désorientation est un présage qui veut protéger les femmes contre 428 Ibid., p. 253. Ibid., p. 263. 430 Ibid., p. 263. 431 Ibid., p. 266. 432 Ibid., p. 266. 433 Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, op. cit., tome 1, p. 32-33. 429 80 le malheur qui les attendra dans ce château. Au début de Pelléas et Mélisande, quand Golaud trouve Mélisande au bord d’une fontaine, il s’est égaré dans la forêt : « je crois que je me suis perdu moi-même »434. Cette désorientation de Golaud peut être le reflet de sa condition mentale instable, car à la fin du quatrième acte il tue son demi-frère. Mélisande ne sait pas non plus où elle se trouve : « je suis perdue !... perdue ici… Je ne suis pas d’ici… […] »435. Maeterlinck montre l’homme qui n’a plus de guide pour orienter sa vie dans la bonne direction. Dans Les Aveugles, l’homme ressent des difficultés à se repérer au monde, mais il a aussi des problèmes avec les autres hommes. L’homme ne connaît pas les mystères de la vie, comme la mort, et en même temps il y a des problèmes entre les hommes : « nous vivons ensemble, nous sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce que nous sommes »436. L’homme est un aveugle envers l’autre homme : « nous ne nous sommes jamais aperçus ! On dirait que nous sommes toujours seuls »437 ou avec d’autres mots : « Leurs mains se touchent, leurs paroles se croisent, mais leurs âmes sont loin l’une de l’autre »438. Les difficultés de communication entre les hommes apparaissent clairement dans les dialogues entre les aveugles : « Alors que, dans la vie réelle, les aveugles ont pratiquement les mêmes conversations et emploient les mêmes mots que les voyants, ici ils semblent aussi maladroits dans leur vocabulaire que dans leurs gestes »439. Ils ne se parlent pas l’un l’autre, mais l’un à côté de l’autre, comme si les conversations sur un thème se poursuivent quand la prochaine sur un autre thème a déjà commencé : DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ Je n’entends que le bruit de nos souffles ! LE PLUS VIEIL AVEUGLE Je crois que les femmes ont raison. PREMIER AVEUGLE-NÉ Je n’ai jamais entendu les étoiles.440 Ce qui rend la reconnaissance des aveugles entre eux encore plus difficile est l’absence de noms des personnages. Dans cette pièce, tout comme dans L’Intruse, et partiellement dans Intérieur441 et Les Sept Princesses442 (ce sont aussi les seules pièces sans nom propre dans le 434 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 2, Acte I, scène 2. Ibid., Acte I, scène 2. 436 Maurice Maeterlinck, Les Aveugles, op. cit., tome 1, p. 273. 437 Ibid., p. 274. 438 Guy Doneux, op. cit., p. 45. 439 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 339. 440 Maurice Maeterlinck, op. cit., tome 1, p. 262. 441 Dans Intérieur, seulement les deux filles portent un nom propre, Marthe et Marie. Nous y revenons pendant notre analyse de la pièce. 435 81 titre) les personnages n’ont pas de nom propre, ni dans les didascalies, ni dans les dialogues : « ils sont désignés par leur âge, leur sexe, leur état, leur degré de parenté réciproque »443. Peu à peu les conditions atmosphériques changent et elles nous font penser à celles dans L’Intruse et dans une moindre mesure à La Princesse Maleine, car celles-là sont apocalyptiques, ce qui n’est pas le cas dans Les Aveugles. C’est surtout grâce aux didascalies que nous apprenons les changements. Pendant toute la pièce, il fait calme, mais tout à coup « Une rafale ébranle la forêt, et les feuilles tombent en masses sombres »444, « En ce moment, le vent s’élève dans la forêt, et la mer mugit, tout à coup et violemment, contre des falaises très voisines »445. Mais aussi les aveugles remarquent le changement : « Je crois que c’est une tempête qui s’élève »446, « Je crois que c’est le vent dans les feuilles mortes »447. Au début de la pièce les aveugles ont dit que ce jour-là était le dernier jour de soleil, et maintenant la jeune aveugle touche le sol et dit « Oh ! comme la terre est froide ! Il va geler »448. Malgré tous ces signes qui annoncent le malheur, ils prennent espoir quand « on entend un bruit de pas précipités et lointains, dans les feuilles mortes »449 : PREMIER AVEUGLE-NÉ Quelque chose s’approche ! DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ Il vient ! Il vient ! Il revient ! TROISIÈME AVEUGLE-NÉ Il vient à petit pas, comme un petit enfant…450 Cette scène nous fait penser à l’approche de la mort dans L’Intruse où les personnages se trompent aussi, parce qu’ils attendent leur sœur. Ici ils attendent le prêtre, mais c’est un grand chien qui entre parmi les aveugles. Grâce à ce chien les aveugles trouvent le prêtre qui est mort, déjà depuis le début de la pièce. C’est une nouveauté dans le théâtre de Maeterlinck, car dans les pièces précédentes, le drame est la prise de conscience de la mort qui apparaît à la fin. Dans La Princesse Maleine, c’est surtout par les présages de la nature que le lecteur apprend l’approche de la mort, qui se réalise dans l’avant-dernier acte. L’Intruse est un mélange de signes hors et dans le château, qui sont interprétés par l’aïeul, et à la fin tout le monde apprend la mort de la femme. Aussi dans Les Aveugles, les personnages n’apprennent 442 Dans Les Sept Princesses, personne n’est désigné par son nom propre, mais grâce aux dialogues nous pouvons déduire que le prince s’appelle Marcellus et la princesse au milieu est Ursule. 443 Guy Doneux, op. cit., p. 42. 444 Ibid., p. 275. 445 Ibid., p. 281. 446 Ibid., p. 281. 447 Ibid., p. 281. 448 Ibid., p. 280. 449 Ibid., p. 283. 450 Ibid., p. 283. 82 que vers la fin de la pièce que le prêtre est mort, mais le lecteur le sait dès le début de la pièce grâce à la description de la scène. Ce contraste entre le lecteur et les personnages crée une tension comparable à celle entre l’aïeul et les autres personnages dans L’Intruse et dans Intérieur entre les personnages dans le jardin et la famille qui se trouve dans la maison, ignorant la mort de leur fille. Au moment où le premier aveugle-né touche « quelque chose de très froid »451 il ne sait pas encore que c’est le prêtre, mais il est sûr qu’ « il y a un mort au milieu de nous »452. Au premier moment il pense que c’est un des aveugles qui est mort (« Il faut que l’un de nous soit mort subitement »453), mais après avoir demandé à tous de réagir, il ne peut que constater que c’est le prêtre qui est mort parmi eux (« Je crois que c’est le prêtre »454). Il a déjà froid, donc il doit être mort depuis longtemps sans que personne ne l’ait vu. Dès le moment où ils comprennent que le prêtre est mort et qu’il ne pourra plus les reconduire à l’hospice, ils veulent se lever et ils essaient de rentrer par leurs propres moyens : DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ Nous ne pouvons pas attendre à côté d’un mort !... Nous ne pouvons pas mourir ici dans les ténèbres. TROISIÈME AVEUGLE-NÉ Restons ensemble ; ne nous écartons pas les uns des autres ; tenons-nous par la main […]455 L’espoir revient et ils oublient très vite le prêtre et tout ce qu’il a fait pour eux pendant sa vie. Le roi est mort, vive le roi ! Ils pensent avoir trouvé un autre guide, à savoir le phare de l’île : « Je pense que les hommes du grand phare nous apercevront »456. Les hommes du phare sont les seuls sur l’île qui pourraient les sauver, parce que les religieuses de l’hospice (qui représentent la vieille religion) ne sortent jamais du l’hospice. Malheureusement, les hommes du phare ne regardent jamais du côté de la forêt. Qui leur montrera la route ils doivent suivre pour rentrer à l’hospice ? Personne n’a vraiment vu l’île, ils ne savent pas où ils se trouvent et ils sont tous aveugles. Sauf le petit enfant : « Il est le seul qui puisse voir où nous sommes ! »457. Nous avons vu dans L’Intruse quelle est l’importance des enfants dans les pièces de Maeterlinck et les dernières pages de la pièce se ressemblent beaucoup à L’Intruse : LA PLUS VIEILLE AVEUGLE J’entends un bruit de pas très lents… 451 Ibid., p. 286. Ibid., p. 286. 453 Ibid., p. 286. 454 Ibid., p. 287. 455 Ibid., p. 292. 456 Ibid., p. 293. 457 Ibid., p. 295. 452 83 LE PLUS VIEIL AVEUGLE Je crois que les femmes ont raison ! Il commence à neiger à gros flocons. […] LA JEUNE AVEUGLE Ils se rapprochent ! ils se rapprochent ! écoutez-donc ! Ici l’enfant de l’aveugle folle se met à vagir subitement dans les ténèbres. 458 Pendant la pièce entière l’enfant est silencieux, même quand le chien vient parmi eux, mais au moment où les aveugles entendent quelqu’un ou quelque chose s’approcher d’eux il commence à pleurer : « Il faut qu’il voie quelque chose d’étrange »459. Nous ne savons pas ce qui arrive parmi eux, mais quand nous pensons à l’intrigue dans L’Intruse, et l’enfant qui commence à pleurer, ce sera très probablement la mort : LA JEUNE AVEUGLE […] Les pas se sont arrêtés parmi nous !... LA PLUS VIEILLE AVEUGLE Ils sont ici ! Ils sont au milieu de nous !... LA JEUNE AVEUGLE Qui êtres-vous ? Silence. LA PLUS VIEILLE AVEUGLE Ayez pitié de nous ! Silence. Ŕ L’enfant pleure plus désespérément. 460 Ainsi se termine la pièce, comparable à L’Intruse461, car là aussi l’enfant ne commence à pleurer qu’à la fin de la pièce, juste avant le moment où la sœur de charité annonce la mort de la femme. L’enfant est le seul personnage non-aveugle et par conséquent il peut voir ce qui arrive. Selon Compère c’est effectivement la mort qui vient parmi eux : Mais, ici, c’est la mort qui, inconnue, accable les aveugles, et son silence donne une épouvante implacabilité à sa présence. Ce silence, c’est le mur glacé sur lequel on n’a pas prise. D’ailleurs la mort ne peut se manifester que par ce qu’elle est : un néant.462 Dans Les Aveugles rien ne dit de manière explicite que les personnages meurent tous après la fin de la pièce, mais tous les présages sont présents : la saison qui change, d’un jour à la fin de l’été à un jour en plein hiver ; les personnages entendent le chien qui arrive, et quelque peu après autre chose s’approche d’eux, tout comme dans L’Intruse ; et finalement les larmes du petit enfant renforcent l’arrivée mystérieuse de l’inconnu, sans le moindre mouvement de 458 Ibid., p. 297 Ibid., p. 299. 460 Ibid., p. 299-300 461 Robert Vivier, Histoire d’une âme, in « Maurice Maeterlinck 1862-1962 », Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962, p. 136. 462 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 154. 459 84 résistance de la part des aveugles : ils « sont condamnés à subir leur destin comme des prisonniers, à attendre dans l’angoisse l’exécution de la sentence de la mort »463. Le chien et l’enfant sont, selon Touchard, « le mystère de l’intuition, de la vision directe qui unit les âmes simples à la divinité »464. Nous l’avons mentionné dans notre chapitre sur le symbolisme, Maeterlinck préférait l’intuition au-dessus de la raison. La nouvelle foi sera l’intuition au lieu de la foi aux dogmes de la religion catholique. Nous pouvons dire que la mort est présente dans la pièce dès l’ouverture465, sans que les personnages s’en aperçoivent. Le prêtre est mort depuis le début, mais ce n’est qu’à la fin de la pièce que les personnages s’en rendent compte et « un climat de peur ne s’installe pas tout de suite au milieu des personnages »466. Ceci contrairement à La Princesse Maleine et L’Intruse où la mort se montre peu à peu aux personnages et frappe vers la fin de la pièce. Dans Les Aveugles, la mort du prêtre a eu lieu avant le début de la pièce, mais la prise de conscience par les personnages se produit après l’arrivée du chien. À nouveau nous avons remarqué des présages dans la nature et le rôle important de l’enfant, comme dans les autres pièces du premier théâtre de Maeterlinck. La mort du prêtre est pour eux le commencement de leur vie : Ces êtres, glacés d’épouvante, ne prennent conscience de leur condition et de leur destin qu’à la fin de leur vie. La pièce s’ouvre au moment de leur réveil : pendant toute la vie antérieure, ils se sont laissé engourdir et ne se sont jamais posé des questions. Soudain les interrogations naissent, […].467 Le prêtre était leur guide, non seulement sur l’île, mais en même temps le guide de leur vie. Ils étaient, à cause de leur cécité, des marionnettes dans les mains du prêtre, mais après sa mort ce prêtre a donné les fils de manipulation à la Fatalité qui les mène vers la mort. 463 Marcel Postic, op. cit., p. 68. Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 343. 465 Adela Gerardino, op. cit., p. 31. 466 Marcel Postic, op. cit., p. 62. 467 Ibid., p. 62. 464 85 9. Les Sept Princesses J’ai marché trente ans, mes sœurs, Et mes pieds sont las, Il était partout, mes sœurs, Et n’existe pas… Maurice Maeterlinck, XIII (Quinze Chansons) 9.1 Introduction Tout comme les pièces précédentes Les Sept Princesses est une pièce en un acte, écrite « dans la première moitié de 1891 »468 et publiée chez Lacomblez en 1891469. Selon PierreAimé Touchard, c’est « une « pièce pour marionnettes » qui fut réellement présentée par un montreur de marionnettes, M. Ranson, dans un décor de Sérusier, les marionnettes étant sculptées par le peintre Maurice Denis »470. La représentation de la pièce est donc bien possible471, malgré la critique de Guy Doneux : « Certaines de ces indication scéniques sont purement et simplement irréalisables […] d’une manière générale, tout l’arrangement scénique des Sept Princesses ».472 Cette pièce est la seule de celles que nous analysons qui ne figure pas dans le théâtre complet de Maeterlinck de 1901. La raison est probablement que Maeterlinck lui-même n’était pas satisfait de la pièce, « que sa pièce manquait d’unité et présentait trop d’ambiguïté »473, comme il a écrit dans une lettre à Edmond Picard : Tout cela à propos des Sept Princesses ? Il ne faut pas qu’on attache tant d’importance à celles-ci ; c’est une simple carte de visite, la dernière piécette de cette trilogie de la mort que je voudrais close désormais.474 La première phrase fait référence aux fortes polémiques à propos de la pièce 475. Les réactions étaient très variées, autant positives que très négatives. La critique enthousiaste de Camille Mauclair était la suivante : Les Sept Princesses étaient l’œuvre philosophique « la plus intense, la plus complète, la plus absolue qu’ait conçue M. Maeterlinck. Celui-ci, dit encore M. 468 Maggie L. Rose, Le tableau scénique des « Sept Princesses », in « Annales. Tome Vingt-quatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1978, p. 87. 469 Paul Gorceix, Introduction à Les Sept Princesses, in Maurice Maeterlinck, « Œuvres II. Théâtre 1. Édition établie et présentée par Paul Gorceix », Bruxelles, Éditions Complexe, Bibliothèque Complexe, 1999, p. 329 470 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 343. 471 Aussi n’est-ce pas surprenant que Les Sept Princesses (1891) promises au Théâtre des Arts soient finalement jouées en avril 1892 dans le cadre privé d’un théâtre de marionnettes fabriquées par les Nabis. (in Arnaud Rykner, art. cit., p. 198). 472 Guy Doneux, op. cit., p. 76. 473 Marcel Postic, op. cit., p. 68. 474 Maurice Maeterlinck, Lettre à Edmond Picard (1891), in Maurice Maeterlinck, « Œuvres I. Le Réveil de l’âme. Poésie et essais. Édition établie et présentée par Paul Gorceix », Bruxelles, Éditions Complexe, Bibiothèque Complexe, 1999, p. 467. 475 Few critics have a good word for it. (Jethro Bithell, op. cit., p. 55). 86 Mauclair, a su, dans cette pièce, « rendre l’épouvante terrestre » de la mort, « tout en proclamant sa sublime utilité spirituelle ».476 Charles Van Lerberghe était aussi un des admirateurs de la pièce comme il écrit dans une lettre à Maeterlinck : « C’est prodigieusement beau que je ne voudrais pas que vous y changiez une syllabe »477. Mais toutes les réactions n’étaient pas aussi positives. Paul Gorceix en cite quelquesunes : « La Revue indépendante jugeait les personnages « radoteurs et séniles ». Quant à la langue, Maeterlinck aurait manqué de variété et de moyens […] »478 et « René Doumic a été sévère : « Tout ce que je puis vous dire de ce drame, maintenant que je l’ai lu, c’est que c’est un mince volume édité à Bruxelles par Lacomblez » »479. Albert Arnay n’était probablement pas enthousiaste dans sa lettre sur la pièce. Après l’éloge obligatoire (« Le beau drame, vraiment ! »480) il commence une énumération d’éléments qui ne lui plaisaient pas : « Je n’aime pas beaucoup non plus l’ombre sur Ursule (p. 22) et moins encore que ce soit l’ombre d’une colonne Ŕ ce qui est déjà évidemment un indice funèbre »481. Albert Mockel nous a proposé d’ « admirer dans ce drame un charmant tableau préraphaélite dont on peut penser ce qu’on voudra »482. Mais il y a beaucoup plus dans cette pièce qu’un simple tableau charmant ; et malgré, ou peut-être grâce à, l’absence de la pièce dans le théâtre complet de 1901 elle est beaucoup étudiée. Une autre explication pour le grand nombre d’études est que « Maeterlinck a utilisé cette allégorie pour transmettre un message plus important, mais hélas, difficile à déchiffrer »483. C’est vraiment une pièce dont la signification n’est pas claire dès la première lecture. La pièce est une allégorie comme Les Aveugles et Gerrit Hulsman en donne l’explication suivante : ce palais est notre cœur et dans ce palais se trouve notre âme comme une belle dormante. Elle dort et rêve et attend l’arrivée du héros idéal qui l’éveillera de sa somnolence et qui la chérira dans la ferveur de son amour. Le palais est donc notre cœur et dans ce palais il n’y a pas moins de sept belles dormantes. Ces sept princesses représentent les différentes caractéristiques de l’âme humaine. La princesse centrale est l’essence inconsciente et méconnaissable de notre être. L’Idéal, le 476 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 343-344. Charles Van Lerberghe, Lettre à Maurice Maeterlinck (21 octobre 1891), in Paul Gorceix, Introduction à Les Sept Princesses, art. cit., p. 328 478 Paul Gorceix, Introduction à Les Sept Princesses, art. cit., p. 329. 479 Ibid., p. 330. 480 Une lettre d’Albert Arnay sur Les Sept Princesses, in « Annales. Tome Premier », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1955, p. 95. 481 Ibid., p. 96. 482 La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poésie du Mystère. Une conférence inédite d’Albert Mockel., art. cit., p. 40. 483 Marcel Postic, op. cit., p. 70. 477 87 Prince Marcellus, ne parvient pas à dévoiler cette essence profonde qui est morte pour nous.484 9.2 Analyse Nous n’allons pas approfondir cette allégorie, mais de temps en temps nous y référons inévitablement, comme nous avons fait pour Les Aveugles et nous continuons notre analyse du thème de la mort dans cette pièce. Nous commençons l’analyse des Sept Princesses, comme dans Les Aveugles, par la description de la scène. Ce qui frappe est la division du décor en deux parties : l’intérieur du château et le décor en dehors du château. Ces deux parties s’opposent l’une à l’autre sur le plan de l’atmosphère. Il y a de la lumière, de la vivacité, bref, un climat agréable dans le château que nous n’avons pas trouvé dans les pièces précédentes : Une vaste salle de marbre, avec des lauriers, des lavandes et des lys en des vases de porcelaine. […] sept princesses, en robes blanches […] des coussins de soie pâle. Une lampe d’argent éclaire leur sommeil. […] À droite et à gauche de la porte, de grandes fenêtres dont les vitrages descendent jusqu’au ras du carrelage.485 La lumière dans le château contraste avec l’extérieur du château : un paysage comme dans La Princesse Maleine : […] à travers les vitrages, une noire campagne marécageuse avec des étangs et des forêts de chênes et de pins.486 Le paysage n’annonce rien de bon quand nous nous rappelons les paysages comparables dans les pièces précédentes. Par contre, Maeterlinck nous dessine pour la première fois un intérieur paisible, sans aucun présage qui annonce des événements malheureux pour le reste de la pièce : « L’atmosphère sur la terrasse est celle de Princesse Maleine, des Aveugles, l’atmosphère de la vie extérieure telle que la sent le poète ; l’atmosphère de la salle est celle de la vie intérieure, l’atmosphère des rêves »487. Mais la tranquillité dans le château n’est qu’apparente et les présages apparaîtront dans la suite de la pièce. Albert Mockel décrit le 484 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 97-99. Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, in Maurice Maeterlinck, « Œuvres II. Théâtre 1. Édition établie et présentée par Paul Gorceix », Bruxelles, Éditions Complexe, Bibliothèque Complexe, 1999, p. 333. 486 Ibid., p. 333. 487 Guy Doneux, op. cit., p. 52. 485 88 drame comme « discuté entre tous, car s’il est miraculeusement lumineux quant au décor, il paraît assez obscur quant au sens philosophique »488. La pièce commence quand un immense navire de guerre arrive dans un canal près du château. Le roi ne sait pas « comment ils pourront s’en retourner »489, comme s’il se demande comment la Fatalité peut encore être déviée. Selon Mauclair et Knowles490, le navire qui s’éloigne est l’Action qui s’éloigne des personnages491. Ce n’est probablement pas une bonne interprétation, car nous verrons que c’est justement Marcellus qui est le plus actif des personnages. C’est lui qui descend dans les souterrains pour retrouver son Idéal, au moment où le navire s’éloigne de lui. Les navires apparaissent fréquemment dans les pièces de Maeterlinck. Dans La Princesse Maleine, au début du cinquième acte, quand « un grand navire noir »492 entre dans le port, un vieillard dit « C’est le jugement dernier »493. C’est un navire de guerre noir qui a une apparence menaçante et cette image contribue à l’atmosphère apocalyptique de la pièce à ce moment. Aussi Mélisande arrive près du château par un navire avant que Golaud la trouve. Tout comme dans La Princesse Maleine, le navire part sous de mauvais auspices : MÉLISANDE C’est le navire qui m’a menée ici. Il a de grandes voiles… Je le reconnais à ses voiles… PELLÉAS Il aura mauvaise mer cette nuit… MÉLISANDE Pourquoi s’en va-t-il ?... On ne le voit presque plus… Il fera peut-être naufrage…494 Ces navires sont le seul moyen de contact entre les châteaux et le reste du monde, mais ils annoncent chaque fois la fin malheureuse de la pièce. Aussi dans La Mort de Tintagiles, le petit garçon arrive auprès du château en navire495. Quand le prince Marcellus arrive au château, le lecteur remarque au comportement de la Reine que quelque chose va se passer ; nous référons à nouveau aux pièces précédentes où un personnage pressentait mieux que les autres le déroulement des événements futurs : 488 La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poésie du Mystère. Une Conférence inédite d’Albert Mockel., art. cit., p.40. Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, op. cit., p. 334. 490 L’interprétation de Dorothy Knowles, formulée dans La Réaction idéaliste du Théâtre depuis 1890 se trouve intégralement dans Le Théâtre de Maurice Maeterlinck de Gaston Compère. 491 Saint-Pol-Roux, Autour de la conférence de Camille Mauclair sur Maurice Maeterlinck, in Marie Meurs, op. cit., p. 17. 492 Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, op. cit., tome 1, p. 151. 493 Ibid., p. 151. 494 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 2, Acte I, Scène 4. 495 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, Genève, Slatkine Reprints, 1979, tome 2, Acte I. 489 89 LA REINE Non, non, ce ne sont pas des larmes, mon enfant… Ce n’est pas la même chose des larmes… Il n’est rien arrivé… Il n’est rien arrivé… […] LE PRINCE Elles dorment ?... Est-ce qu’elles vivent encore toutes les sept ?... LA REINE Oui, oui, oui ; prenez garde, prenez garde… Elles dorment ici ; elles dorment toujours…496 « Elles », ce sont les sept princesses, les cousines du prince qui dorment dans la salle de marbre du château, attendant depuis longtemps son retour : LE PRINCE Je vois ! je vois ! je vois ! je les vois toutes les sept !... Une, deux, trois, il hésite un moment, quatre, cinq, six, sept… Je ne les reconnais presque pas… Je ne les reconnais pas du tout… Oh ! qu’elles sont blanches toutes les sept !... Oh ! qu’elles sont pâles toutes les sept !... Mais pourquoi dorment-elles toutes les sept ? LA REINE Elles dorment toujours… […] Elles sont si malades !...497 Cette maladie se montre dans le fait qu’ « elles tremblaient de fièvre »498. L’hésitation du prince s’explique plus loin dans le texte : « Il y en a six que je distingue très bien ; mais il y a une au milieu… »499. À nouveau nous avons affaire ici à la difficulté de voir les choses telles qu’elles sont. C’est la princesse centrale qui hante le prince : « Je vois très bien le corps ; mais je n’aperçois pas le visage… »500. C’est un phénomène que nous avons déjà rencontré dans les pièces précédentes : la plupart des personnages remarquent que quelque chose se passe (ils aperçoivent le corps), mais ils n’arrivent pas à interpréter les présages qui annoncent ces faits exceptionnels (ils ne voient pas le visage). Dans cette pièce-ci la reine aperçoit mieux que les autres personnages les présages et elle essaie de protéger le prince contre les faits catastrophiques de la fin de la pièce : « Mais ne regardez pas toujours la seule qu’on ne voit pas… Il y en a six autres !... »501. Tout à coup le temps change à l’extérieur du château et les trois protagonistes le remarquent : 496 Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, op. cit., p. 336-337. Ibid., p. 337-338. 498 Ibid., p. 338. 499 Ibid., p. 341. 500 Ibid., p. 343. 501 Ibid., p. 343. 497 90 LE PRINCE Oh ! qu’il fait noir cette nuit ! […] LE ROI Le ciel s’est couvert tout à coup… LE PRINCE Il y a du vent dans les saules… […] LE PRINCE On dirait qu’on pleure autour du château… […] LA REINE On dirait qu’on pleure dans le ciel… LE PRINCE Oh ! comme l’eau dort entre les murs !... […] LE PRINCE Les cygnes se sont réfugiés sous le pont… LE ROI Voici les paysans qui rentrent leurs troupeaux…502 Le prince vient d’arriver au château après une longue absence, il est donc normal qu’il ne peut pas interpréter tous les signes de la nature, mais le roi et la reine devraient être capables de les comprendre. Nous avons vu dans La Princesse Maleine ce que ces signes indiquent pour la suite de la pièce : le ciel couvert, les saules(-pleureurs), les cygnes qui s’en vont, les animaux qu’on fait rentrer. Mais pour la première fois Maeterlinck nous présente l’eau qui dort avec une double signification. L’eau qui dort est appelée souvent l’eau morte, et dans ce contexteci cela signifie plus qu’un simple choix de mots par Maeterlinck. Dans cette pièce l’auteur joue avec la différence entre la mort et le sommeil et nous voulons référer à ce que nous avons écrit dans le premier chapitre de notre étude. Dans ce chapitre, lors de l’analyse de l’essai La Mort, nous avons mentionné que Maeterlinck a distingué quatre réponses à la question s’il y a quelque chose après la mort. La troisième était la survivance sans aucune espèce de conscience. L’homme connaît très bien cette perte de conscience, car chaque nuit en s’endormant l’homme l’éprouve. Il y a une différence importante, car l’homme qui s’endort est sûr de retrouver sa conscience le lendemain au réveil, tandis que la mort la fait disparaître à toujours. Pendant toute la pièce le lecteur et aussi les trois protagonistes se demandent si les princesses dorment réellement ou si elles sont mortes : « l’ambiguïté de ce sommeil persiste, malgré la présence constante de sa négation »503. 502 Ibid., p. 345-346. Roger Vandenbrande, La mort voilée: mise en scène et mise en langage chez Maeterlinck, ou analyse d’un registre sémantico-pragmatique, in « Annales. Tome Vingt-Sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 35-36. 503 91 Nous avons déjà mentionné au début de notre analyse l’arrivée du navire de guerre, et au moment où les conditions météorologiques commencent à changer, on entend au loin les voix des matelots qui s’écrient à deux reprises : « Nous ne reviendrons plus ! Nous ne reviendrons plus ! »504. Ce n’est certainement pas par hasard que cette scène se trouve ici. Au début de la pièce, quand le navire est arrivé, nous nous sommes demandé comme le roi, comment le navire pourra se retourner et comment ils pareront la Fatalité. Maintenant nous savons que le navire a pu se tourner, mais compte tenu des conditions météorologiques il est clair que la Fatalité ou la mort demeure sur la terre firme. Les cris des matelots indiquent qu’ils laissent la mort sur la terre et qu’ils ne peuvent pas la retenir. Le prince sent à partir de ce moment la présence de la Fatalité : « Vous n’avez pas l’air heureux, mon enfant »505, dit la reine, tandis que pendant toute la pièce le prince était assez enthousiaste et content de revoir sa famille. Les mêmes cris des matelots réapparaissent au moment où Marcellus commence sa descente aux souterrains. C’est en ce moment que le navire part effectivement et que l’espoir d’être sauvé disparaît. Nous pouvons déduire des mots de la reine qu’elle ressent de plus en plus la présence de mauvais éléments : « il y a quelque chose de changé dans la salle… »506. Et quand elle voit que les princesses ne se tiennent plus par les mains elle est prise de panique : « Nous sommes venus trop tard ! Nous sommes venus trop tard !... »507. Nous pouvons interpréter l’embrassement des sœurs comme l’union nécessaire contre les forces inconnues de la Fatalité, mais dès qu’on lâche une des sœurs, la mort peut s’emparer d’elle. La même situation se présente aussi dans le quatrième acte de La Mort de Tintagiles où les servantes de la Mort veulent enlever le petit Tintagiles. C’est une entreprise difficile : « Il dort entre ses sœurs. Il entoure leur cou de ses bras ; et leurs bras l’entourent aussi… […] »508 et « lorsqu’on dénoue leurs bras, elles les renferment sur l’enfant »509. Comme si l’enfant veut se rattacher à la vie et la vie ne veut pas le laisser aller. Mais du moment où l’enfant n’est plus tenu par ses sœurs, la mort (qui a envoyé les trois servantes) l’emmène avec soi. Peu à peu les mauvais signes s’accumulent. D’abord « elle a une main qu’elle tient étrangement »510, comme si Ursule est crispée à cause de sa lutte contre la mort. Et la reine 504 Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, op. cit., p. 347. Ibid., p. 347. 506 Ibid., p. 349. 507 Ibid., p. 349. 508 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte IV. 509 Ibid. 510 Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, op. cit., p. 350. 505 92 conclut qu’ « elle aura mal ! »511 et que « ce n’est pas un bon signe… […] Elle ne pourra plus remuer la main »512. La reine voit les signes et sent que quelque chose d’extraordinaire se passe, mais, comme beaucoup d’autres personnages dans le théâtre de Maeterlinck, elle ne parvient pas à interpréter les présages. Le roi ne ressent rien : « Vous n’êtes plus raisonnable… Je ne vous comprends plus »513. Pendant toute la pièce les trois protagonistes n’ont rien entrepris pour éveiller les sept princesses dans la salle derrière les fenêtres. Mais ils commencent à douter si les princesses sont vraiment en sommeil ou si elles sont mortes : Êtes-vous sûrs que ce soit le sommeil ? Ŕ Elles sont peut-être évanouies… […] Comme elles sont immobiles ! Comme elles sont immobiles ! Ŕ C’est un grand sommeil de malades… C’est le sommeil de la fièvre qui ne veut pas s’en aller… […] Ce n’est pas un sommeil naturel… Ce n’est pas un sommeil bienfaisant…514 Et peu après la reine dit : « Je suis sûre qu’elles ne dorment pas !... »515. Ils doivent agir pour sauver les sept sœurs, mais nous avons vu dans les pièces précédentes et dans le chapitre sur Maeterlinck et ses théories sur le théâtre que ses personnages n’agissent que rarement et la reine le dit explicitement : « et je n’ose pas les éveiller !... »516. Après tout, c’est le prince Marcellus qui essaie d’éveiller les princesses car la reine n’ose pas le faire et le roi n’a pas l’air de comprendre pourquoi il faut les éveiller (« Nous dormons aussi… Nous dormons tous ainsi… »517). Mais quand tout est décidé, c’est le roi qui guide Marcellus (« Il y a une autre entrée »518). Cette autre entrée nous fait penser à la petite porte par laquelle la mort entre dans L’Intruse : « Il y a encore une petite entrée… on ne peut pas la voir d’ici… mais vous la trouverez facilement, il faut descendre »519. Aussi dans L’Intruse, la mort entre dans la chambre par la plus petite porte qu’on n’utilise que pour entrer sans être vu. Dans Les Sept Princesses « c’est plutôt une trappe… c’est une dalle qui se soulève. […] Il faut aller par les souterrains… […] Puis il faut remonter… »520. Ce n’est donc pas non plus par l’entrée habituelle que Marcellus doit entrer dans la salle où se trouvent les princesses. Le roi et la reine ont peur de la descente. Dès que le roi a expliqué par où 511 Ibid., p. 350. Ibid., p. 350. 513 Ibid., p. 352. 514 Ibid., p. 353-354. 515 Ibid., p. 354. 516 Ibid., p. 355. 517 Ibid., p. 355. 518 Ibid., p. 356. 519 Ibid., p. 357. 520 Ibid., p. 357. 512 93 Marcellus doit aller la reine dit : « Pas par là ! pas par là ! Je ne veux pas descendre !... »521 et le roi répond : « Nous sommes trop vieux pour descendre… Nous ne pourrions plus remonter »522. Il est donc clair que la descente de Marcellus est une descente vers la mort car les deux vieillards ont peur de se montrer à la mort car ils sont trop vulnérables à leur âge ; ou reprenons les mots du roi Arkël dans Pelléas et Mélisande : « Je ne suis pas loin du tombeau »523. À partir du moment où Marcellus, « nouvel Orphée »524, descend aux les souterrains du château, nous voyons la suite de la pièce à travers les yeux du roi et de la reine. Maeterlinck utilise une technique semblable dans Intérieur, où le lecteur n’entend jamais la voix des personnages à l’intérieur de la maison mais suit le déroulement à travers ce que disent les personnages qui se trouvent dans le jardin. Ici nous ne voyons pas les réactions des princesses, mais grâce à l’association des personnages en dehors de la salle et les indications scéniques de Maeterlinck, le lecteur est au courant des événements dans la salle. Quand Marcellus entre dans la chambre des princesses, toutes s’éveillent spontanément, sauf une, celle au milieu, celle que les autres ont détachée, celle à qui Marcellus a prêté le plus d’attention : « Une seule, Ursule, demeure étendue à la renverse, sur les marches de marbre immobile au milieu de ses sœurs »525. Et toujours la reine ne veut pas croire tous les présages qui se sont présentés tout au long de la pièce : « Éveillez-la ! […] Ursule ! lève-toi ! Il est là ! Il est là !... Il est temps ! Il est temps ! »526. Est-ce vraiment de l’incroyance ou plutôt du désespoir ? On est tenté de suivre la seconde possibilité, car peu après elle dit : « Ce n’est pas le sommeil ! »527 et, désespérée, elle essaie d’ouvrir les fenêtres de la salle où se trouvent les princesses, mais en vain. Marcellus touche le corps d’Ursule, mais « au contact de la chair, il se redresse subitement avec un long et circulaire regard d’épouvante »528. Elle avait « le corps déjà rigide »529. Sa cousine préférée depuis longtemps, son Idéal530, peut-être celle pour qui il est revenu, est morte. Ce côté sentimental est complètement écarté par Marcel Postic : 521 Ibid., p. 357. Ibid., p. 358. 523 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte I, Scène 3. 524 Marcel Postic, op. cit., p. 69. 525 Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses, op. cit., p. 363. 526 Ibid., p. 363. 527 Ibid., p. 364. 528 Ibid., p. 364. 529 Ibid., p. 364. 530 W. D. Halls, Les débuts du Théâtre nouveau chez Maeterlinck, in « Annales. Tome Trois », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1957, p. 50. 522 94 Alors nous nous interrogeons : le prince serait-il, sans le savoir, l’envoyé du destin […] ? Tandis que les matelots, qui se sont enivrés pour étouffer leur crainte, manifestent leur joie par les chants, le navire s’éloigne. […] Le prince choisit parmi les princesses celle qu’il ne voit pas, comme le destin aveugle qui frappe au hasard, et pourtant il désigne celle qui l’attend.531 C’est une interprétation plausible, grâce au caractère inconscient des actes. Le prince ne sait pas qu’il est un envoyé du destin et son choix pour la princesse au milieu est selon lui un choix affectif. Mais il y a quand même une objection : s’il est vraiment l’envoyé du destin ou de la Fatalité, pourquoi le corps d’Ursule est-il déjà rigide quand Marcellus le touche ? Elle est morte depuis longtemps et il est exclu que la mort soit entrée dans la salle avant Marcellus car il n’y a aucune possibilité à ouvrir les fenêtres. Peut-être devons-nous interpréter la pièce de la façon suivante : Nous voulons atteindre l’Idéal (Ursule), et le destin nous fait penser que nous pouvons l’atteindre (elle dort simplement), mais quand nous nous approchons de l’Idéal elle nous échappe sans pitié. Puisqu’elle est si fragile, elle ne peut pas être touchée : « Il [Marcellus] a vécu sept ans éloigné, sur un rêve. Il rentre, et le rêve est déjà mort avant d’avoir été touché… »532. Compère explique la mort d’Ursule de la manière suivante : « Ursule était d’une qualité si idéale qu’elle ne pouvait même pas être possédée, ne fût-ce que par la vue de celui qui la désirait »533. Et elle meurt par le regard des trois personnages sur la terrasse car même un simple regard signifiait « une possession trop réelle »534. Ceci explique pourquoi son corps est déjà rigide quand Marcellus le touche. Dans Les Sept Princesses Maeterlinck a recouru le moins visiblement au thème de la mort. Dans les pièces précédentes la mort était présente dès le début, par des signes ou par le prêtre décédé. Ici il y a de la joie au début à cause du retour du prince et de l’espoir de la part des trois protagonistes que les princesses dorment. La mort frappe à la fin, quand le lecteur pourrait attendre un dénouement heureux et classique des contes de fées. La mort apparaît moins violente ou impitoyable que dans les autres pièces que nous analysons : « Mais on peut comprendre qu’elle n’avait nulle place parmi les pièces dont l’originalité consistait dans l’emploi de la « troisième personnage » »535. 531 Marcel Postic, op. cit., p. 69. Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 349. 533 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 45. 534 Ibid., p. 45. 535 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 128. 532 95 10. Pelléas et Mélisande Zij was nog altijd bang voor de heimvolle macht van het kasteel, zij had nog steeds datzelfde gevoel van niet vrij meer te ademen noch te leven zoodra het kasteel bewoond was. Cyriel Buysse, ’t Beeldeken (Van Arme Menschen) 10.1 Introduction Auguste Bailly écrit que Pelléas et Mélisande est le drame « le plus accessible, le plus simplement émouvant, le plus complètement humain »536 du premier théâtre. En tout cas c’est la pièce la plus connue de Maeterlinck, non seulement sous la forme théâtrale mais aussi dans l’adaptation de Claude Debussy (première le 27 avril 1902 dans l’Opéra-Comique). Maeterlinck n’était pas heureux de l’adaptation de Debussy : « ne comprenant rien à la musique, le temps lui semblait long. Plusieurs fois il voulut fuir […] »537, écrit Georgette Leblanc, référant à la première fois que Debussy a joué sa partition pour eux. La cause du conflit entre les deux artistes était le choix de Debussy pour une autre actrice que Georgette Leblanc. Mais la musicalité de la pièce est incontestable : « s’il est une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique, c’est bien celle-là, dont la prose est par elle-même une des plus exaltantes musiques qu’ait pu créer la langue d’un écrivain »538. Mais nous ne parlerons pas de la musique car « la prose [les pièces ne sont pas écrites en vers] de Maeterlinck a en soi une telle musicalité qu’elle n’a pas besoin d’aucun secours extérieur pour créer son enchantement »539. Le texte de la pièce est publié en juin 1892540 chez Lacomblez et la première représentation a eu lieu le 17 mai 1893 aux Bouffes-Parisiens541. Cette représentation a connu un grand succès auprès des critiques, car Marie Meurs n’a compté pas moins de 54 articles sur la pièce dans la presse parisienne542. Le drame est dédié à Octave Mirbeau, l’auteur du fameux article sur La Princesse Maleine, « En témoignage d’amitié, d’admiration et de reconnaissance profondes »543. 536 Auguste Bailly, op. cit., p. 25. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), Paris, Éditions Bernard Grasset, 1931, p. 168. 538 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 350. 539 Pierre Aimé Touchard, Avertissement, in Maurice Maeterlinck, « Intérieur, Pelléas et Mélisande, L’Oiseau Bleu », Paris, Club des Librairies de France, 1956, p. 13. 540 Christian Lutaud, Rédaction, Publication, Représentations, in Maurice Maeterlinck, « Pelléas et Mélisande », Bruxelles, Éditions Labor, 1992, p. 81. 541 Marie Meurs, op. cit., p. 23. 542 Ibid., p. 25. 543 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, p. 3. 537 96 Un an avant la publication de la pièce, Maeterlinck a écrit dans une lettre à Edmond Picard : […] pour le moment, je travaille à un drame simplement et banalement passionnel, afin de me tranquilliser et peut-être aussi parviendrai-je à détruire ainsi cette étiquette de poète de la terreur qu’on me colle sur le dos.544 À première vue Pelléas et Mélisande est vraiment « un drame simplement et banalement passionnel ». L’intrigue est assez simple et selon Bithell « as old as love »545. Un homme rencontre une femme, ils se marient, la femme fait connaissance au frère de son mari, le mari découvre l’adultère, tue son frère et à la fin la femme meurt aussi : « une anecdote banale de rivalité amoureuse greffée sur le rapport triangulaire amant, épouse, mari jaloux »546. Heureusement une lecture approfondie « propose de découvrir les structures profondes de la pièce »547. Et il y a beaucoup plus d’éléments intéressants dans la pièce qu’une première lecture superficielle laisse supposer. Généralement Pelléas et Mélisande est classé parmi les drames de l’amour. La raison est la présence d’amour entre deux personnes qui ne se connaissent pas au début de la pièce. Mais nous avons déjà écrit qu’il faut nuancer cette distinction entre drames de l’amour et drames de la mort. Il y a effectivement une histoire d’amour dans cette pièce, tout comme dans La Princesse Maleine et Alladine et Palomides. Mais il paraît que l’amour n’a pas le pouvoir à vaincre les forces de la mort car dans les trois « drames de l’amour », les amants meurent. 10.2 Analyse Contrairement aux deux pièces précédentes Pelléas et Mélisande n’est pas une pièce allégorique, il n’y a pas d’explication philosophique comme dans celles-là. La pièce a plus d’éléments en commun avec La Princesse Maleine, autant en ce qui concerne la longueur de la pièce (à nouveau une pièce en cinq actes) que sur le plan des présages (il y en a tout au long de la pièce), « presque toujours vains pour le personnage, mais d’une efficacité réelle pour le spectateur »548. La première scène du premier acte est déjà un des présages qui annoncent la fin de la pièce. C’est une ouverture bizarre, presque impossible à comprendre lors de la première 544 Maurice Maeterlinck, Lettre à Edmond Picard (1891), in Paul Gorceix, op. cit., 1999, p. 468. Jethro Bithell, op. cit., p. 62. 546 Marie Meurs, op. cit., p. 26. 547 Maryse Descamps, Maurice Maeterlinck. Un livre: Pelléas et Mélisande. Une œuvre., Bruxelles, Éditions Labor, 1986, p. 41. 548 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 83. 545 97 lecture549. La scène montre une conversation entre les servantes du château et le portier. Elles veulent « laver le seuil, la porte et le perron »550, car « il y aura de grands événements »551. Nous ne savons pas encore quels événement se passeront au château, mais après la lecture du texte nous savons que « tout est déjà en germe dans la première scène »552 : il s’agit de l’arrivée et la mort de Mélisande et de la mort de Pelléas. Ce dernier fait est confirmé par le dialogue suivant : PREMIÈRE SERVANTE Je vais d’abord laver le seuil… DEUXIÈME SERVANTE Nous ne pourrons jamais nettoyer tout ceci.553 « Mais la grande porte ne s’ouvre qu’avec difficulté et le seuil ne pourra jamais être complètement lavé : les événements attendus seront malheureux »554. Après la mort de Pelléas les servantes parlent de l’assassinat : « La petite princesse était presque morte, et le grand Golaud avait encore son épée dans le côté… Il y avait du sang sur le seuil »555. Le premier dialogue est une anticipation à la mort sanglante de Pelléas. La troisième fois que les servantes apparaissent est quand Mélisande meurt à la fin de la pièce. Ce n’est donc qu’aux moments importants de la pièce qu’elles participent au développement de la pièce. Elles pressentent les événements même avant l’arrivée de Mélisande au château. Et après la mort de Pelléas, une vieille servante dit aux autres à propos de la mort imminente de Mélisande : « ce sera pour ce soir. Ŕ On nous préviendra tout à l’heure.. »556. « Le moment n’est pas encore venu… »557, mais tout bien considéré il est bizarre qu’elles pensent que Mélisande va mourir parce qu’elle n’a qu’ « une toute petite blessure sous son petit sein gauche. Une petite blessure qui ne ferait pas mourir un pigeon »558. La conversation sur les événements continue, jusqu’au moment où le silence règne dans le château : LA VIEILLE SERVANTE Je n’entends plus rien dans la maison... PREMIÈRE SERVANTE On n’entend plus même respirer les enfants… LA VIEILLE SERVANTE Venez, venez ; il est temps de monter… 549 Claude Debussy n’a pas intégré cette scène dans son opéra. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte I, Scène 1. 551 Acte I, scène 1. 552 Maryse Descamps, op. cit., p. 77. 553 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte I, scène 1. 554 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 113. 555 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte V, scène 1. 556 Acte V, scène 1. 557 Acte V, scène 1. 558 Acte V, scène 1. 550 98 Elles sortent toutes, en silence.559 Ce pressentiment des servantes est clair ici. Elles montent vers la chambre où se trouvent Mélisande sur son lit, Arkël, Golaud et le médecin. Mélisande est encore vivante, bien qu’elle soit très faible et tout à coup « la chambre est envahie, peu à peu, par les servantes du château, qui se rangent en silence le long des murs et attendent »560. À partir du moment où les servantes entrent dans la chambre de Mélisande, elle ne dit plus rien et les servantes n’ont donné aucune explication à propos de leur arrivée. Quand Mélisande ferme les yeux, « toutes les servantes tombent subitement à genoux »561. Elles ressentent, avant le médecin, que Mélisande est morte562 et c’est une illustration du symbolisme de Maeterlinck. Il veut stimuler l’intuition et réagir contre le rationalisme du positivisme qui ne parvient pas à comprendre les mystères de la vie. Que les servantes remarquent la mort de Mélisande avant le médecin et les autres personnages est caractéristique du théâtre de Maeterlinck où il y a, comme dans L’Intruse, souvent un personnage qui ressent l’évolution des événements. C’est celui qui est en contact avec l’âme profonde par le biais de l’intuition, et les autres personnages ne possèdent pas ces capacités : « chez Maeterlinck, la mort Ŕ surtout dans le premier théâtre Ŕ e[s]t toujours pressentie ou connue des spectateurs, sinon des protagonistes »563. Les protagonistes n’aperçoivent jamais la présence du malheur ou de la mort ; ce sont toujours des personnages du second plan qui ont cette capacité. Après la première scène, l’histoire commence quand Golaud, perdu dans la forêt, trouve Mélisande auprès d’une fontaine. Comme nous avons mentionné dans notre analyse des Aveugles, les deux personnages sont désorientés. Après cette scène dans la forêt, nous entrons dans le château et dès la première conversation entre Pelléas, le roi Arkël, Geneviève, la mère de Pelléas et de Golaud, nous sentons que l’atmosphère qui règne au château est dominée par la mort (« Certes, l’on meurt déjà beaucoup, très concrètement et très directement, dans cette pièce »564) : Arkël dit qu’il n’est pas loin de la mort, nous apprenons que l’épouse de Golaud est morte. Pelléas veut visiter un ami qui va mourir et Arkël raconte que le père de Pelléas est gravement malade, « plus malade peut-être que ton ami »565. Au 559 Acte V, scène 1 Acte V, scène 2. 561 Acte V, scène 2. 562 Roger Vandenbrande, art. cit., p. 38. 563 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 12-13. 564 Christian Lutaud, Rituel et poème de la mort, in Maurice Maeterlinck, « Pelléas et Mélisande », Bruxelles, Editions Labor, 1992, p. 98. 565 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte I, scène 3. 560 99 quatrième acte nous apprenons que son père « va mieux. Le médecin […] a dit qu’il était sauvé »566. Dans la dernière scène du premier acte Maeterlinck nous montre, à travers une conversation, la situation du décor. À nouveau nous trouvons ici un château avec des jardins sombres (« Il y a des endroits où l’on ne voit jamais le soleil »567), mais de l’autre côté on voit « la clarté de la mer »568. La mer est assez importante dans le théâtre de Maeterlinck, malgré sa présence au second plan : La mer […] est l’unique lien avec le monde réel et lointain. Elle est la source de clarté. L’image de la mer met un accent d’optimisme dans la nature […].569 La mer est un présage positif, qui annonce du bonheur. Par contre, après que Geneviève a dit qu’il y a de la clarté de la mer elle remarque que « cependant la mer est sombre »570. Même un signe positif ne l’est pas entièrement. La première scène du deuxième acte est la première fois que Pelléas et Mélisande sont ensemble, c’est le début de leur amour et nous le remarquons aux éléments agréables qui entourent les protagonistes, il est donc « faux de soutenir […] que la lumière soit absente de ces drames »571. La lumière contraste avec les signes menaçants du château et de la nature. Comme nous avons dit au début de ce chapitre, l’amour et la mort ont les mêmes racines dans la Fatalité, nous examinerons aussi quelques fragments où l’amour est présent. Les deux personnages se trouvent auprès d’une fontaine miraculeuse : « Elle ouvrait les yeux des aveugles »572. Dans cette pièce elle ouvre les yeux des amoureux, car c’est à partir de ce moment que peu à peu ils se rendent compte de leur amour et que Mélisande comprend son manque d’amour pour Golaud. La pleine conscience de leur amour n’est venue que lors de la seconde fois qu’ils sont près de la fontaine, quand Golaud tue Pelléas. Que Mélisande n’aime plus Golaud est illustré par la perte de sa bague, signe d’amour de Golaud, et l’amour de Pelléas se montre par sa réaction : « Il ne faut pas s’inquiéter ainsi pour une bague. Ce n’est rien… »573. Au moment où elle la perd, « midi sonnait »574. Dans la scène suivante, Golaud, blessé après une partie de chasse, raconte à Mélisande ce qui s’est passé : 566 Acte IV, scène 1. Acte I, scène 4. 568 Acte I, scène 4. 569 Aniele Slamkowska Lublin, art. cit., p. 33. 570 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte I, scène 4. 571 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 100. 572 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte II, scène 1. 573 Acte II, scène 1. 574 Acte II, scène 1. 567 100 Je venais d’entendre sonner les douze coups de midi. Au douzième coup, il [son cheval] s’effraie subitement, et court, comme un aveugle fou, contre un arbre. Je n’ai plus rien entendu. Je ne sais plus ce qui est arrivé. Je suis tombé […] je croyais que mon cœur était écrasé. Mais mon cœur est solide.575 C’est donc au moment où Mélisande perd son anneau que le cheval de Golaud s’effraie. Nous pouvons comparer les animaux aux enfants et aux fous car ils ont tous accès au monde à travers l’intuition, ils ne sont pas rationalistes comme les adultes. Puisque le cheval ressent la perte de la bague de Mélisande, il sursaute et Golaud se blesse contre l’arbre. La dernière phrase est significative : il croit que son cœur est écrasé à cause de la chute, son cœur dans le sens physique. Mais c’est son cœur dans le sens amoureux qui est blessé par la perte de la bague. Peu après Mélisande lui dit qu’elle n’est pas heureuse au château obscur : « On ne voit jamais le ciel clair… Je l’ai vu pour la première fois ce matin… »576. Par cette phrase elle réfère évidemment à la rencontre avec Pelléas, car la clarté « est le symbole du bonheur et de l’espérance »577. À partir de ce moment, le comportement de Mélisande change. Elle sent que la Fatalité la pousse dans une certaine direction, sans qu’elle le veuille ou qu’elle puisse y résister : « Mais je ne puis plus vivre ici. Je ne sais pas pourquoi… Je voudrais m’en aller, m’en aller !... Je vais mourir si l’on me laisse ici… »578. Malheureusement elle ne sait pas expliquer le sentiment, comme beaucoup d’autres personnages dans pièces que nous analysons : « Je ne sais pas moi-même ce que c’est… […] C’est quelque chose qui est plus fort que moi… »579. La quatrième scène du deuxième acte nous apprend que l’état du père de Pelléas a empiré (« peut-être sans espoir »580) et que l’ami de Pelléas, Marcellus est mort. C’est à travers les mots d’Arkël que le lecteur prend connaissance du fait que Pelléas veut partir du château. Il pressent probablement l’arrivée imminente du malheur, sans pouvoir l’expliquer. Au début de la première scène du troisième acte le petit Yniold, le fils de Golaud, apparaît sur scène. Comme nous avons dit quand nous parlions du cheval de Golaud, les personnages qui pressentent les événements à venir sont ceux qui sont sensibles à l’influence de l’intuition : les animaux, les malades mentaux et les enfants. Le premier type, nous l’avons déjà analysé ci-dessus ; le malade mental apparaît dans La Princesse Maleine : MALEINE Est-ce moi qu’il montre du doigt ? 575 Acte II, scène 2. Acte II, scène 2. 577 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 36. 578 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, tome 2, Acte II, scène 2. 579 Acte II, scène 2. 580 Acte II, scène 4. 576 101 HJALMAR Oui, n’y fais pas attention. MALEINE Il fait le signe de la croix ! LE FOU Oh ! oh ! oh ! MALEINE J’ai peur !581 Ce dialogue n’a pas besoin de beaucoup d’explications. Le fou désigne Maleine, comme s’il est envoyé par la Fatalité pour choisir quelqu’un, et puis il fait le signe de la croix, une référence à la mort du Christ. Il apparaît une seconde fois, cette fois à la fenêtre de la chambre de Maleine quand le roi et Anne sont là pour l’assassiner : Ici le fou apparaît à la fenêtre restée ouverte et ricane tout à coup. ANNE Il y a quelqu’un ! Il y a quelqu’un à la fenêtre ! LE ROI Oh ! oh ! oh ! ANNE C’est le fou ! Il a vu de la lumière. Ŕ Il le dira. Ŕ Tuez-le ! Le roi court à la fenêtre et frappe le fou d’un coup d’épée. […] LE ROI Il est tombé. Il est tombé dans le fossé. Il se noie ! Ecoutez ! Ecoutez !... On entend des clapotements.582 Il n’apparaît que deux fois, mais ce qu’il fait montre qu’il se rend très bien compte des événements. Personne ne sait que le roi et Anne sont en train de tuer Maleine, mais le fou réussit à y assister. Souvent Maeterlinck met en scène des enfants qui savent mieux que les adultes percevoir les présages ; ils les mentionnent, ce qui veut dire qu’ils les trouvent importants, mais ils sont encore trop jeunes pour leur donner une signification. Il y a des enfants avec un rôle actif dans La Princesse Maleine (Allan), L’Intruse (La fille), Les Aveugles (L’enfant), dans Pelléas et Mélisande (Yniold) et dans Intérieur (les deux sœurs). Dans La Princesse Maleine, Allan, le fils de la reine Anne, se trouve dans un position délicate car il pourrait trahir les intentions de sa mère : LE PETIT ALLAN Oh ! le mou-oulin il s’est a-arrêté ! ANNE Quoi ? 581 582 Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, op. cit., tome 1, Acte III, scène 3. Acte IV, scène 5 102 LE PETIT ALLAN Le mou-oulin il s’est a-arrêté ! ANNE Quel moulin ? LE PETIT ALLAN Là-à, le mou-oulin noir !583 Dans le contexte de la pièce, où il y a beaucoup de signes, le moulin qui s’arrête peut annoncer la fin de la vie de quelqu’un. Dans ce cas c’est la vie de Maleine qui va se terminer, mais personne, sauf Anne et le roi Hjalmar, sont au courant et il est donc intéressant d’observer la réaction de l’enfant quand ils parlent de Maleine : Allan remarque presque immédiatement que le moulin ne tourne plus. Dans L’Intruse il y a trois filles, mais il y en a une qui se manifeste le plus : LA FILLE Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur. UNE AUTRE FILLE Tous les poissons de l’étang plongent subitement. […] LA FILLE Oui ; je vois que les cygnes ont peur.584 À nouveau ce sont des phénomènes banals et quotidiens que désignent les enfants, mais compte tenu du contexte ils signifient plus, comme nous avons vu lors de notre analyse de la pièce. L’enfant dans Les Aveugles n’est pas aveugle et il voit quelque chose ou quelqu’un s’approcher d’eux. Il ne sait pas encore parler et par conséquent il n’arrive pas à avertir les aveugles sauf par son vagissement : « Leurs pleurs subits [de l’enfant dans L’Intruse et dans Les Aveugle], éclatant au milieu des âmes angoissées, n’ont d’autre but que d’affirmer impérieusement la présence […] de la mort »585. Pelléas et Mélisande ne se soucient pas de la présence du petit Yniold quand ils sont ensemble, ils sous-estiment son intelligence. En plus ils ne prêtent pas beaucoup d’attention à ce qu’il dit : MÉLISANDE Qu’y a-t-il, Yniold ? Qu’y a-t-il ?... pourquoi pleures-tu tout à coup ? YNIOLD, sanglotant Parce que… Oh ! oh ! parce que… 583 Acte III, scène 5. Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 210. 585 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 126. 584 103 MÉLISANDE Pourquoi ?... Pourquoi ?... dis-le moi… YNIOLD Petite-mère… petite-mère… vous allez partir… MÉLISANDE Mais qu’est-ce qui te prend, Yniold ?... Je n’ai jamais songé à partir…586 Pelléas et Mélisande ne comprennent pas ce que dit Yniold : « Il ne sait plus ce qu’il dit »587. Yniold apparaît une autre fois, dans la cinquième scène du troisième acte quand Golaud veut qu’il épie Pelléas et Mélisande qui se trouvent seuls dans une autre chambre et qu’il dise ce que les deux amants font quand Golaud est absent. À travers les questions de Golaud, le lecteur comprend qu’il a pris connaissance des deux amants, mais il veut la confirmation de son fils. Yniold raconte tout ce qu’il sait de manière naïve, comme un enfant, mais aussi avec une très grande capacité d’observation. Il ne sait pas que ces faits banals signifient beaucoup plus pour son père. Dans la deuxième scène du troisième acte Maeterlinck nous présente l’image très connue de Mélisande qui se penche de sa fenêtre et ses cheveux qui touchent Pelléas au rezde-chaussée. Selon Compère c’est un « aveu d’un amour dont elle n’a pas encore une conscience précise »588. Cette scène et la signification des cheveux est profondément étudiée par Michael Wood dans Les cheveux de Mélisande589. Nous ne nous occuperons pas de cette scène, sauf du moment où « des colombes sortent de la tour et volent autour d’eux dans la nuit »590. Les colombes sont le symbole de l’amour, elles s’en vont et « elles ne reviendraient plus »591. À partir d’ici Golaud découvre peu à peu l’affaire amoureuse mais courtoise, de Pelléas et Mélisande et le rôle de la mort deviendra plus grand. La présence de la mort devient claire quand Golaud et Pelléas descendent vers les souterrains sous le château. Pelléas est déjà descendu dans ces grottes avec Mélisande592. Mais l’atmosphère des grottes a changé. Quand Pelléas et Mélisande étaient là, la grotte symbolise l’âme des héros, qui possède des régions dont il ne faut pas s’approcher qu’avec la plus grande prudence. Les restes de passions mortes Ŕ les épaves des naufrages Ŕ s’y trouvent aussi comme des trésors cachés de tendresses, des sentiments éternels.593 586 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte III, scène 1. Acte III, scène 2. 588 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 205. 589 Michael Wood, Les Cheveux de Mélisande, in « Annales. Tome Quatre », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck, 1958. 590 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte III, scène 2. 591 Acte III, scène 2. 592 Acte II, scène 3. 593 Adela Gerardino, op. cit., p. 62. 587 104 Maintenant que Pelléas et Golaud sont là, ils mentionnent fréquemment « l’odeur mortelle qui règne ici » : « l’odeur de mort », « une odeur de tombeau »,… 594 Ces souterrains nous font penser à la descente de Marcellus dans Les Sept Princesses. Dans Pelléas et Mélisande la référence à la mort est claire et l’odeur mortelle menace tout le château : « C’est elle qui, certains jours, empoisonne le château »595. Comme si, depuis la descente de Pelléas et Mélisande (Acte II, scène 3), la mort avait la liberté de monter des grottes sous le château au château lui-même. « Il s’établit une correspondance entre les émanations malsaines de l’eau stagnante et les fumées spirituelles qui naissent de la fermentation de la jalousie dans le cœur de Golaud »596. Quand les deux demi-frères sortent des souterrains Golaud avertit Pelléas du fait qu’il sait de l’affaire entre lui et son épouse. Il lui demande d’être prudent parce qu’ « elle est très délicate […] et la moindre émotion pourrait amener un malheur »597. Dans le quatrième acte de la pièce, tout semble déjà annoncer la mort des personnages, ils la ressentent sans savoir l’interpréter. Pelléas dit, à propos de la guérison de son père : « Ce matin cependant j’avais le pressentiment que cette journée finirait mal. J’ai depuis quelque temps un bruit de malheur dans les oreilles »598. Ce bruit dans les oreilles n’annonce pas la mort de son père, mais sa propre mort. Il a décidé, sur le conseil de son père, d’entreprendre un voyage : PELLÉAS Ce sera le dernier soir ; - je vais voyager comme mon père l’a dit. Tu ne me verras plus… MÉLISANDE Ne dis pas cela Pelléas… Je te verrai toujours ; je te regarderai toujours… PELLÉAS Tu auras beau regarder… je serai trop loin que tu ne pourras plus me voir… Je vais tâcher d’aller très loin… […] MÉLISANDE Qu’est-il arrivé Pelléas ? Ŕ Je ne comprends plus ce que tu dis…599 Ceci est un dialogue très important. Pendant toute la pièce Pelléas veut voyager : d’abord pour aller visiter son ami qui était sur le point de mourir et maintenant pour abandonner Mélisande. Dans les deux cas, le drame pourrait être évité : s’il avait visité Marcellus, il n’aurait pas 594 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., Acte III, scène 2. Acte III, scène 2. 596 Adela Gerardino, op. cit., p. 60-61. 597 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., Acte III, scène 4. 598 Acte IV, scène 1. 599 Acte IV, scène 1. 595 105 rencontré Mélisande et ils n’auraient pas tombé amoureux. S’il avait entrepris immédiatement ce voyage-ci et s’il avait pas attendu jusqu’au soir, Golaud n’aurait pas eu la possibilité de le découvrir avec Mélisande dans les jardins du château. Mais Pelléas, « héros désarmé »600 face aux puissances inconnues, ne le fait pas, il demeure immobile, il « vit dans une espèce d’impuissance à agir »601, paralysé par les forces du destin auxquelles il ne peut pas résister, sans le savoir. Ainsi nous pouvons interpréter le voyage de Pelléas comme un voyage vers l’au-delà et la première réponse de Mélisande comme l’annonce de sa propre mort. Ils ne se reverront que quand ils sont morts, leur amour ne peut pas continuer sur terre. Mélisande ne se doute de rien, même pas après sa conversation avec Arkël. Dans cette conversation Arkël, « dont le regard découvre le passé et l’avenir, mais à qui le présent […] n’est pas occulté »602, lui dit ce qu’il a ressenti quand Mélisande est entrée dans le château : Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur […] Mais j’étais triste de te voir ainsi ; car tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà, jour et nuit, sous l’haleine de la mort…603 Mélisande ne le comprend pas (« je n’étais pas malheureuse »604), mais Arkël, un de ces sages du théâtre de Maeterlinck qui « parlent et n’agissent pas »605, lui répond : « Peut-être étais-tu de celles qui sont malheureuses sans le savoir »606. Elle est une femme très délicate, Golaud l’a dit aussi à Pelléas, mais elle ne le sait pas. Elle est une victime idéale pour la Fatalité simplement car elle ne sait pas se défendre. Petit à petit Golaud n’est plus le mari aimant, mais il devient agressif : « Où est mon épée ? Ŕ Je venais chercher mon épée »607. La troisième scène du quatrième acte ressemble à la toute première scène, celle des servantes. La scène semble rompre le développement de l’histoire. Nous voyons le petit Yniold sur une terrasse du château. Il voit un troupeau de moutons et leur berger : Ils sont déjà au grand carrefour. Ah ! ah ! Ils ne savent plus par où ils doivent aller… Ils ne pleurent plus… Ils attendent… Il y en a qui voudraient prendre à droite… Ils voudraient tous aller à droite… Ils ne peuvent pas !... Le berger leur jette de la terre… Ah ! ah ! Ils vont passer par ici… Ils obéissent !608 600 Alex Pasquier, op. cit., p. 161. Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 191. 602 Ibid., p. 181. 603 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène 2. 604 Acte IV, scène 2. 605 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 231. 606 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène 2. 607 Acte IV, scène 2. 608 Acte IV, scène 3. 601 106 L’interprétation de la scène est assez évidente. Les moutons, ce sont les hommes et le berger c’est la Fatalité. L’homme veut échapper du pouvoir du destin, mais ils ne peut pas. Le destin dirige l’homme vers la mort609 comme un berger dirige son troupeau : d’une certaine distance, mais impossible d’en fuir. Tout à coup les animaux se taisent et quand Yniold demande aux berger pourquoi ils ne parlent plus, celui répond : « Parce que ce n’est pas le chemin de l’étable »610. Quel chemin est-ce donc ? C’est probablement le chemin de l’abattoir. Le chemin de l’homme est le chemin de la mort dont il ne peut pas échapper : « Même si les personnages ont l’air d’avoir une volonté, de prendre une décision, d’agir, ils ne font qu’attendre ce qui, pour eux, doit arriver »611. Gaston Compère donne l’interprétation suivante : « tous les hommes marchent inexorablement, dans la nuit, vers la mort, et le destin les empêche de s’écarter du chemin qu’il leur a tracé »612. Le dernier dialogue entre Pelléas et Mélisande a lieu près de la fontaine dans le parc où elle a perdu son anneau au début de la pièce. Mais contrairement à ce dialogue-là, quand leur amour a commencé, l’atmosphère qui règne ici est plutôt sombre, ils comprennent tous les deux qu’ils ne peuvent pas continuer de cette manière : « Il faut que tout finisse »613. Les sentiments sont ambigus : ils s’aiment encore, mais ils se rendent compte que leur amour est impossible : MÉLISANDE Si, si ; je suis heureuse, mais je suis triste… PELLÉAS On est triste, souvent, quand on s’aime… MÉLISANDE Je pleure toujours lorsque je songe à toi… PELLÉAS Moi aussi… moi aussi, Mélisande… […] Tu es si belle qu’on dirait que tu vas mourir…614 C’est comme s’ils s’inclinent devant les faits. Ils comprennent qu’ils ne peuvent rien faire contre les forces du destin, mais qu’ils seront unis à nouveau dans la mort : « Tout est perdu, tout est sauvé »615. Leur amour n’est pas un amour terrestre, c’est l’amour idéal, mais courtois, qui ne peut exister que dans un autre monde. Selon Touchard leur amour est 609 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 103. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2 Acte IV, scène 3. 611 Ida-Marie Frandon, art. cit., p. 72. 612 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 88. 613 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène 4. 614 Acte IV, scène 4. 615 Acte IV, scène 4. 610 107 socialement impossible: « psychologiquement, il ne peut être plus parfait »616. Tout à coup Golaud apparaît sur scène et il aperçoit les deux amants : PELLÉAS […] Il a tout vu !... Il nous tuera !... MÉLISANDE Tant mieux ! tant mieux ! tant mieux !...617 Ils savent que leur vie n’a plus de sens quand ils ne peuvent plus s’aimer et la meilleure, en même temps aussi la seule, possibilité est la mort. Golaud prend son épée et il frappe Pelléas qui tombe à mort. Dans la scène suivante nous apprenons que Mélisande n’est pas morte, seulement légèrement blessée et qu’elle a accouché d’une petite fille. Le médecin, Golaud et Arkël se trouvent réunis autour de son lit, et tous savent qu’elle va mourir. Le médecin dit que « ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle se meurt ; un oiseau n’en serait pas mort. […] Elle ne pouvait pas vivre… Elle est née sans raison… pour mourir ; et elle meurt sans raison »618. Le destin dirige l’homme vers la mort, comme Maeterlinck l’a illustré par le biais de l’image du troupeau de moutons : « Le destin affirme toujours tôt ou tard sa puissance et satisfait sa rage de destruction. Alors apparaît dans sa triste lumière notre condition humaine »619. Sur son lit de mort, pendant ce qu’appelle Christian Lutaud un « être-questionnant-l’être-surle-point-de-mourir »620, Mélisande avoue qu’elle aime Pelléas. Et quand Golaud lui dit que quelqu’un va mourir, elle ne le comprend pas : « Qui est-ce qui va mourir ? Ŕ Est-ce moi ? »621. Elle ne sent pas que sa fin s’approche, comme si ce sentiment de la mort était présent pendant toute sa vie. Arkël lui raconte aussi qu’elle « a mis au monde une petite fille »622 et quand elle la voit, Mélisande dit : « Elle ne rit pas… Elle est petite… Elle va pleurer aussi… J’ai pitié d’elle… »623. Ce sont les derniers mots de Mélisande. L’enfant est Mélisande. Elle est aussi fragile que sa mère, elle mourra trop jeune,… Arkël disait qu’ « elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant »624. Cet enfant ressemble beaucoup au nouveau-né de L’Intruse : « Voilà plusieurs semaines qu’il est né, et il a remué à peine ; il n’a pas poussé un seul cri jusqu’ici ; on dirait un enfant de cire »625. Après qu’elle a vu son enfant, 616 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 352. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène 4. 618 Acte V, scène 2. 619 Marcel Postic, op. cit., p. 88. 620 Christian Lutaud, Rituel et poème de la mort, op. cit., p. 101. 621 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte V, scène 2. 622 Acte V, scène 2. 623 Acte V, scène 2. 624 Acte V, scène 2. 625 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, op. cit., tome 1, p. 205. 617 108 Mélisande meurt, au « rythme lent et majestueux de l'immersion du soleil dans la mer »626, et ce sont d’abord les servantes qui le comprennent, comme nous avons dit ci-dessus. Golaud ne dit rien sauf « Oh ! oh ! oh ! »627, tout comme le Prince Hjalmar dans La Princesse Maleine quand il apprend la mort de Maleine628. Maleine et Mélisande se ressemblent beaucoup plus qu’on dirait à première vue : Mélisande est une sœur de Maleine. Les deux Princesses ont le même âge, la même beauté irréelle, la même chevelure de lumière. L’une et l’autre, elles aiment dès le premier regard, et pour leur vie ; l’une et l’autre mourront de cet amour. Pourtant, dans les souvenirs des hommes, Maleine, bien qu’amoureuse, laissera l’image d’une victime, tandis que Mélisande, bien que victime, demeurera l’image de la passion amoureuse.629 On peut y ajouter encore une autre sœur : Ursule dans Les Sept Princesses, une autre femme délicate et fragile car elle meurt du simple regard du prince Marcellus. Bien que Mélisande soit un « symbole moins abstrait que ses devancières »630. Cette analyse prouve ce que nous avons annoncé ci-dessus : il y a une histoire d’amour dans Pelléas et Mélisande, mais l’amour ne peut pas vaincre les forces de la Fatalité. L’amour est même la cause de la mort des deux protagonistes. 626 Michèle Couvreur, art. cit. (http://www.textyles.be/livraisons1-4.htm). Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte V, scène 2. 628 Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, op. cit., tome 1, Acte V, scène 4. 629 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 350. 630 Guy Doneux, op. cit., p. 57. 627 109 11. Alladine et Palomides C'était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d'un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Edgar Allan Poe, Le Masque de la Mort Rouge 11.1 Introduction Alladine et Palomides et Pelléas et Mélisande se ressemblent sur certains points. Les deux pièces sont généralement cataloguées comme des drames de l’amour et on y trouve la force fatale de la mort dans des variantes différentes631. Mais les différences touchent tant le plan formel que le plan du contenu. Alladine et Palomides est une pièce beaucoup plus courte que Pelléas et Mélisande, bien qu’elle consiste aussi en cinq actes. Alladine et Palomides est parue en 1894, mais elle n’a jamais connue « de succès triomphal »632. Selon Maurice Lecat « Alladine et Palomides ne mérite pas que nous nous y arrêtions longtemps. Cette pièce qui est, au gré de son auteur, « une décoction de Pelléas », dramatise l’irréalité du bonheur humain »633. Pierre-Aimé Touchard a dit à propos du texte que « le style est d’une médiocrité consternante »634. Mais en tout cas il l’a écrite, il l’a laissée jouer et il l’a publiée dans son théâtre en trois volumes, alors qu’il en avait exclu les Sept Princesses. Il en donne sans doute l’explication en soulignant son intérêt pour « la belle Astolaine qui, pour la première fois parmi les princesses égarées, se hausse jusqu’au sacrifice ». Et c’est en effet ainsi qu’il faut voir Alladine et Palomides : comme une transition vers le futur personnage de Sélysette.635 Guy Doneux dit « que l’impression générale, si importante dans ce théâtre […] demeure trouble et hésitante. C’est comme si Maeterlinck lui-même, embrassé par ses richesses, n’avait pas su choisir »636. Malgré toute la critique négative sur la pièce, elle mérite sa place dans notre étude sur la mort. En plus, Alladine et Palomides est la première pièce de la trilogie des trois petits drames pour marionnettes, suivie d’Intérieur et La Mort de Tintagiles, toutes éditées chez 631 http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1911/press.html Marie Meurs, op. cit., p. 23. 633 Maurice Lecat, in Marcel Postic, op. cit., p. 92. 634 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 353-354. 635 Ibid., p. 354. 636 Guy Doneux, op. cit., 1961, p. 63-64. 632 110 Deman, collection du Réveil, en 1894637. Nous avons déjà mentionné l’importance des marionnettes dans l’œuvre théâtrale de Maeterlinck : « il comptait sans doute mieux mettre en lumière leur [les personnages] véritable nature, ses personnages étant des jouets entre les mains de la fatalité »638. Mais dans la pratique peu de pièces de Maeterlinck sont mises en scène par un théâtre de marionnettes. Compère n’en a trouvé que trois : Celle des Sept Princesses, à Paris (j’ignore dans quel théâtre [voir chapitre sur Les Sept Princesses]), en 1891 ; celle de La Mort de Tintagiles, le 31 juin 1937, au Puppetry Festival, à Cincinnati (Ohio) ; celle de L’Oiseau Bleu, à Pittsburg (Pennsylvanie), en 1922 (?).639 La représentation de La Mort de Tintagiles était par Majorie Batchelder’s Puppet Players de l’Ohio State University640. Dans notre analyse de cette pièce, nous référerons à la fois à l’amour et à la mort, comme nous avons fait pour Pelléas et Mélisande. 11.2 Analyse Le pièce s’ouvre par un monologue d’Ablamore, penché « sur Alladine endormie »641. Il se plaint du fait qu’elle s’endorme toujours quand il est avec elle : « Je crois que le sommeil règne jour et nuit sous ces arbres »642. Nous avons vu dans Les Sept Princesses que le sommeil est très proche de la mort. Quand Alladine s’éveille elle dit au roi : « J’ai fait un mauvais rêve… »643 : les événements malheureux se sont annoncés dans son rêve. Le roi annonce dans son monologue qu’il va réagir contre les forces invisibles du destin, contrairement aux autres personnages des pièces de Maeterlinck qui demeurent immobiles, sauf Marcellus dans Les Sept Princesses et Ygraine et Bellangère dans La Mort de Tintagiles : « […] j’ai reconnu que le malheur lui-même vaut mieux que le sommeil et qu’il doit y avoir une vie plus active et plus haute que l’attente »644. Un autre élément habituel dans le théâtre de Maeterlinck que nous retrouvons dans cette pièce est la désorientation : 637 Stefaan van den Bremt, op. cit., p. 51. Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 57. 639 Ibid., p. 58. 640 Illustration dans Maurice Maeterlinck. Gedichten / Toneel en Proza, Hasselt, Uitgeverij Heideland, 1962, p.92. 641 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, Genève, Slatkinde Reprints, 1979, tome 2, Acte I. 642 Acte I. 643 Acte I. 644 Acte I. 638 111 Une fois, je m’y suis égarée… J’ai poussé trente portes avant de retrouver la lumière du jour… Et je ne pouvais pas sortir ; la dernière porte s’ouvrait sur un étang… Et les voûtes qui ont froid tout l’été ; et les galeries qui se replient sans cesse sur elles-mêmes… Il y a des escaliers qui ne mènent nulle part et des terrasses d’où l’on n’aperçoit rien…645 Le décor est à nouveau un grand château froid, obscur, labyrinthique : le décor préféré de la mort. Et inconsciemment Alladine ressent la présence de la mort car son comportement change après son mauvais rêve : « Toi qui ne parlais pas, comme tu parles ce soir… »646 dit Ablamore. Selon Compère « cette abondance insolite de paroles a pour but de nous faire pressentir le changement indéfini qui s’opère dans l’âme de l’héroïne, la naissance d’une sorte de joie confuse »647. Dans la deuxième scène du deuxième acte, Alladine et Palomides se trouvent sur un pont-levis sur les fossés du palais. Palomides les décrit : « […] les fossés sont plus profonds qu’ailleurs en cet endroit, et […] l’eau noire qui descend des montagnes bouillonne horriblement entre les murs, avant d’aller se jeter dans la mer »648. Un paysage menaçant qui nous fait penser au château du roi Hjalmar dans La Princesse Maleine, mais de toute façon il y a moins de présages que dans La Princesse Maleine, la beauté de la pièce se trouve dans la sobriété649. Tout à coup l’agneau, symbole du printemps, de l’espoir, de la jeunesse et « de l’innocence »650, qui accompagne toujours Alladine, s’échappe de ses mains et « glisse sur le plan incliné du pont-levis et va rouler dans le fossé »651. La jeunesse, la nouvelle vie est dévorée par l’horrible masse d’eau et Ablamore « a le sentiment que le destin, à travers la mort de l’agneau, s’empare d’eux »652. La troisième scène du deuxième acte est presque entièrement un soliloque d’Ablamore, le roi sage, parfois interrompu par Alladine. Il explique sa conception des forces inconnues qui régissent l’homme : « Tu obéis à des lois que tu ne connais pas et tu ne pouvais agir autrement »653. Ici pour la première fois un personnage comprend vraiment comment la vie se déroule et il le dit explicitement : Maeterlinck n’a plus utilisé de symboles comme le troupeau de moutons dans Pelléas et Mélisande. L’homme ne peut pas réagir contre les forces du destin, il est mené, de bon ou de mauvais gré, vers le but que seulement la Fatalité connaît. 645 Acte I. Acte I. 647 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 165. 648 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte II, scène 2. 649 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 109. 650 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 89. 651 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte II, scène 2. 652 Marcel Postic, op. cit., p. 94. 653 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte II, scène 3. 646 112 Dans cette même scène nous apprenons qu’Ablamore il a perdu toutes ses filles, sauf une, Astolaine : Je n’ai qu’une pauvre fille… Toutes les autres sont mortes… J’en avais sept autour de moi… Elles étaient belles et pleines de bonheur ; et je ne les ai plus revues… La seule qui me restait allait mourir aussi… Elle n’aimait pas la vie… Mais un jour, elle a fait une rencontre à laquelle elle ne s’attendait plus, et j’ai vu qu’elle avait perdu le désir de mourir…654 Non seulement les protagonistes sont confrontés à la mort, elle est aussi présente au second plan. Malgré ses aptitudes à interpréter les forces du destin, Ablamore n’a pas pu empêcher la mort de ses six filles. Dans les pièces précédentes, Maeterlinck nous a montré l’homme qui sentait seulement la présence de la mort, sans savoir interpréter les signes, tandis qu’Ablamore sait interpréter la mort, mais il ne peut pas l’empêcher. L’homme est toujours inférieur au pouvoir de la Fatalité. Dans la dernière scène du deuxième acte Astolaine, la fille d’Ablamore et la fiancée de Palomides, dit la même chose que son père : « Il faut bien qu’il y ait des lois plus puissantes que celles de nos âmes dont nous parlons toujours »655. Dans cette même scène, il y a une conversation entre Palomides et Astolaine. Le premier raconte l’histoire de leur amour et il avoue en même temps, à mots couverts, que sa rencontre avec Alladine l’a fait changer d’opinion sur leurs fiançailles : […] un hasard est venu, qui m’a ouvert les yeux, au moment où nous allions nous rendre malheureux ; et j’ai reconnu qu’il devait y avoir une chose plus incompréhensible que la beauté de l’âme la plus belle ou du visage le plus beau ; et plus puissante aussi, puisqu’il faut bien que je lui obéisse…656 Astolaine comprend immédiatement ce que Palomides veut dire et elle lui dit « qu’on ne fait pas ce que l’on voudrait faire »657. La scène suivante nous montre Astolaine qui va annoncer la fin de ses fiançailles avec Palomides à son père (« J’ai reconnu que je ne pouvais pas aimer »658). Il ne veut pas le croire, probablement parce qu’il sait que l’amour entre Alladine et Palomides finira mal, tandis que l’amour entre sa fille et Palomides aura plus de chances à survivre. À partir de ce moment le comportement d’Ablamore change : « Il a une idée fixe qui trouble sa raison »659. Pendant toute la journée il erre « par les corridors et les salles du palais, et le long des fossés et des 654 Acte II, scène 4. Acte II, scène 4. 656 Acte II, scène 4. 657 Acte II, scène 4. 658 Acte III, scène 1. 659 Acte III, scène 3. 655 113 remparts »660. Et quand il dort, « il dort profondément, mais on voit que son âme n’a jamais de repos »661. En plus il a enfermé Alladine dans une chambre. Quand Palomides et Astolaine la découvrent, la scène se ressemble beaucoup à celle dans Les Sept Princesses dans laquelle les trois protagonistes se demandent si les sept sœurs dorment ou si elles sont mortes : PALOMIDES Elle est étendue sur le lit… Elle ne bouge pas… Je ne crois pas que… Venez ! Venez ! Tous entrent dans la chambre ASTOLAINE ET LES SŒURS DE PALOMIDES Dans la chambre. Elle est ici… Non, non, elle n’est pas morte… Alladine ! Alladine !... Oh ! oh ! la pauvre enfant !... Ne criez pas ainsi… Elle s’est évanouie… […] La différence est qu’elle s’éveille dans cette pièce, tandis que dans Les Sept Princesses Ursule est morte. Tout à coup Ablamore apparaît dans la chambre, il ouvre les volets car « il y fait aussi noir que si l’on se trouvait à mille pieds sous terre »662. Il montre à Alladine et Palomides, qui n’ont pas « le pressentiment douloureux de leur mort »663, l’extérieur du château, un paysage paradisiaque. Est-ce qu’il veut leur montrer la beauté du monde en dehors du château, ou est-ce que nous devons interpréter ce Paradis comme l’annonce de la mort des deux amants ? La contemplation de la beauté du paysage ne dure pas longtemps : « […] Ablamore ferme le volet sans avoir à l’esprit un dessein quelconque. Il n’a nullement conscience de la portée symbolique de cet acte »664. C’est la dernière fois que les deux amants voient une chose agréable car l’acte suivant se passe dans les grottes souterraines et au dernier acte ils se trouvent séparés l’un de l’autre dans leur lit de mort. Retournons un moment à la deuxième scène du troisième acte, car nous y trouvons quelques éléments qui apparaissent aussi dans les pièces précédentes : le voyage d’Alladine et Palomidees et les présages de la nature. Le voyage des deux amants est plutôt une fuite pour s’éloigner d’Ablamore, une fuite aux « pays merveilleux »665. Ces pays merveilleux contrastent avec le paysage autour du château : « sous un ciel qui ressemble aux voûtes d’une grotte, avec des arbres noirs que les tempêtes font mourir »666. Ce paysage n’annonce pas de bonheur, il est donc normal que les deux amants s’enfuient de ce lieu. Le voyage d’Alladine et Palomides ne se réalise pas, tout comme le voyage de Pelléas: « Les chevaux attendent dans 660 Acte III, scène 3. Acte III, scène 3. 662 Acte III, scène 3. 663 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 246. 664 Ibid., p. 82. 665 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte III, scène 2. 666 Acte III, scène 2. 661 114 la forêt, mais Palomides ne veut pas fuir »667. Compère dit que les drames de l’amour sont moins statiques que les drames de la mort, car l’amour est une force intérieure qui incite les personnages à bouger668. Mais il faut dire que dans cette pièce les personnages demeurent dans le château et que le voyage d’Alladine et Palomides ne se réalise pas. Les forces de la mort sont toujours plus fortes que celles de l’amour. Dans le premier chapitre nous avons dit que selon Maeterlinck il existe deux types de choix : un choix provisoire et un choix définitif. Les choix libres sont toujours contrés par les choix profonds et l’homme ne peut qu’obéir aux choix profonds et définitifs. Pelléas et Mélisande et Alladine et Palomides sont donc dans une certaine mesure aussi des drames statiques car les personnages sont toujours paralysés par les forces de la Fatalité, malgré le feu de l’amour qui brûle dans leurs cœurs. Le quatrième acte se déroule entièrement dans les grottes souterraines où Alladine et Palomides ont les mains liées et les yeux bandés, sans savoir où ils se trouvent. Après avoir arraché les bandeaux des yeux, ils aperçoivent les grottes : Nous sommes dans des grottes que je n’ai jamais vues… Ne semble-t-il pas que la lumière augmente ? Ŕ Quand j’ai ouvert les yeux je ne distinguais rien ; et maintenant, tout se découvre peu à peu.669 N’est-ce pas en quelque sorte l’histoire de leur amour ? Quand ils se sont rencontrés, leur amour semblait impossible car Palomides avait une fiancée, mais Alladine lui a ouvert les yeux et ainsi il a découvert son amour pour elle. Selon Guy Doneux l’amour dans Alladine et Palomides est « le véritable amour, celui qui n’est pas un piège ou un commandement du Destin »670. Personne ne s’oppose à leur amour, sauf Ablamore, qui « aime Alladine, petite esclave qu’il a ramenée du fond de l’Arcadie »671, mais il n’y a pas d’époux jaloux, comme Golaud. Leur avenir semblait heureux, ils iraient en voyage aux pays agréables, loin de l’atmosphère oppressante du château, loin du roi Ablamore. Tandis que dans Pelléas et Mélisande, Pelléas veut entreprendre le voyage sans Mélisande. Ils ne savent pas ce qu’ils doivent faire dans les grottes, ils ne se meuvent pas, ils attendent. Tout à coup ils entendent des « pics qui grincent sur la pierre »672 : quelqu’un veut les sauver. Des ouvertures dans la grotte se réalisent par ces pics et il y a un peu de lumière, 667 Acte III, scène 3. Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 70. 669 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte IV. 670 Guy Doneux, op. cit., p. 67. 671 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 143. 672 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte IV. 668 115 mais « c’est une autre lumière »673, probablement ce n’est pas la lumière bienfaisante qu’ils attendaient : […] la lumière entrant en flots de plus en plus irrésistibles leur révèle peu à peu la tristesse du souterrain qu’ils ont cru merveilleux ; le lac miraculeux devient terne et sinistre ; les pierreries s’éteignent autour d’eux et les roses ardentes apparaissent les souillures et les débris décomposés qu’elles étaient.674 La réalité qu’ils s’imaginaient se montre complètement différente de la vraie réalité. Alors ils se croient perdus, délivrés aux mains d’Ablamore ou à la Fatalité, « ils tombent et disparaissent derrière le rocher qui surplombe l’eau souterraine et sombre maintenant »675. Mais contre toute attente, ce sont Astolaine, « le seul personnage qui accède à la sagesse »676, et les sœurs de Palomides qui viennent les chercher. Elles les trouvent au fond du lac : TROISIÈME SŒUR Ils sont morts. QUATRIÈME SŒUR Non, non ; ils vivent ! ils vivent !... Voyez… LES AUTRES SŒURS Au secours ! au secours !... Appelez !... ASTOLAINE Ils ne font aucune effort pour se sauver !...677 Cette scène nous fait penser à la dernière scène du quatrième acte de Pelléas et Mélisande, quand Golaud surprend les deux amants. Pelléas s’écrie que Golaud les tuera, tandis que Mélisande se résigne à sa mort : « Tant mieux ! »678. Il paraît qu’ici Alladine et Palomides ne veulent pas non plus se battre pour survivre, ils comprennent l’inutilité de réagir contre les forces du destin. Au cinquième acte Alladine et Palomides se trouvent chacun dans un lit dans une chambre, séparés l’un de l’autre par un corridor où Astolaine, un médecin et les sœurs de Palomides se sont rassemblés. Cet acte est très important parce que beaucoup d’éléments dans les dialogues contiennent des éléments implicites. Selon Astolaine c’est en partie la faute de son père que tout a changé dans le château : il appelait autour de nous les événements qui se cachaient depuis longtemps à l’horizon. Il sont venus, hélas ! […] quelques jours ont suffi pour qu’ils règnent à sa place. Il a été leur première victime.679 673 Acte IV. Acte IV. 675 Acte IV. 676 Marcel Postic, op. cit., p. 101. 677 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte IV. 678 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène 4. 679 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte V. 674 116 Tout était calme et paisible au château, mais quand Ablamore appelle les forces de la Fatalité, elles n’ont aucune pitié. Le médecin dit à propos des deux amants qu’ « ils souffrent tous deux du même mal, et c’est un mal que je ne connais pas »680. À nouveau c’est l’opposition entre la raison et l’émotion que Maeterlinck nous montre ici : le médecin, avec ses connaissances positivistes ne sait pas comment il pourrait guérir les deux amants. Leur maladie ne peut être diagnostiquée que par l’intuition. Astolaine retire ses mots sur son père : « Il a cru faire le bien et il a fait le mal sans le savoir »681. Ce qui implique que l’homme ne peut pas toujours contrôler ses actes. On peut donc se demander si c’était Ablamore qui a agi, ou si s’était sous l’influence d’une force irrésistible ? Un peu plus loin une des sœurs de Palomides dit qu’Alladine est la « cause de tout ce mal »682. C’est une grave exagération, car nous savons des pièces précédentes et aussi de cette pièce qu’une telle affirmation est impossible. L’homme est régi par des forces inconnues et il n’est donc pas toujours responsable pour ses actes. Les causes de tout ce malheur dans les pièces de Maeterlinck ont leurs origines dans les forces inconnues, et puisqu’elles sont inconnues, l’homme ne peut pas désigner le coupable. Selon Jacques Roos il faut chercher la cause chez l’âme : L’âme, c’est selon Maeterlinck le mystérieux tréfonds de notre être que la lumière de notre conscience n’éclaire plus, mais d’où sortent pourtant les impulsions fortes qui décident notre sort et qui ont toujours le dernier mot.683 Cette phrase implique que les forces inconnues viennent de l’intérieur de l’homme, tandis que dans presque chaque pièce nous avons vu que ces forces sont extérieures à l’homme, ce qui apparaît clairement dans L’Intruse où la mort pénètre de l’extérieur dans le château. La solution de Gerrit Hulsman nous convient mieux : nous obéissons à des lois que nous ne connaissons pas et qui font que nous agissons comme nous agissons684. Ce sont les lois du destin que nous ne connaissons pas et qui attaquent les points vulnérables des hommes « en les forçant à des abandons successifs jusqu’à les acculer à leur perte »685. La suite du dernier acte est une conversation à distance entre Alladine et Palomides, « invisibles aux spectateurs »686 : LA VOIX D’ALLADINE On dirait que ta voix a perdu tout espoir… LA VOIX DE PALOMIDES 680 Acte V. Acte V. 682 Acte V. 683 Jacques Roos, art. cit., p. 64. 684 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 110. 685 Marcel Postic, op. cit., p. 101. 686 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 144. 681 117 On dirait que la tienne a traversé la mort…687 Ils se rendent compte que leur vie se terminera bientôt: « Nous ne nous verrons plus, les portes sont fermées… »688, mais ils s’aiment encore (« Si, si, je t’aime encore, mais c’est triste à présent »689), c’est à peu près la même situation que dans Pelléas et Mélisande. La différence est que Pelléas et Mélisande sont soulagés de pouvoir mourir. Les dernières vraies paroles des deux sont signifiantes : LA VOIX DE PALOMIDES Alladine, où vas-tu ? On dirait qu’on t’éloigne… […] LA VOIX DE PALOMIDES […] nous reverrons les douces choses vertes !... LA VOIX D’ALLADINE J’ai perdu le désir de vivre…690 La mort vient chercher les deux protagonistes et le « on » est clairement la mort qui enlève Alladine. La seconde réplique de Palomides fait référence aux pays paradisiaques qu’ils ont vu au loin quand ils se préparaient pour leur fuite. Maintenant nous pouvons dire que ce paysage annonçait leur mort et surtout l’au-delà de la mort, le ciel représenté comme un locus amoenus. La fin ressemble beaucoup à la fin de L’Intruse : […] Puis la garde-malade ouvre, de l’intérieur, la porte de la chambre de Palomides, paraît sur le seuil, fait un signe, et toutes entrent dans la chambre qui se referme. […] Peu après, la porte de la chambre d’Alladine s’ouvre à son tour ; l’autre garde-malade sort aussi, regarde dans le corridor, et ne voyant personne rentre dans la chambre dont elle laisse la porte grande ouverte.691 Aussi dans L’Intruse quelqu’un sort de la chambre de la malade au moment de sa mort pour l’annoncer aux autres personnages. Dans l’analyse de La Mort de Tintagiles nous parlons de l’importance des portes dans le théâtre de Maeterlinck, une autre caractéristique qui apparaît ici. De tout ce qui précède nous pouvons dire qu’Alladine et Palomides est une pièce moins réussite. Elle se présente comme un amalgame d’éléments des autres pièces de Maeterlinck, il y a peu d’originalité, sauf le personnage d’Astolaine, qu’on ne peut pas comparer avec aucun autre personnage de l’œuvre dramatique de Maeterlinck. La pièce 687 Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, op. cit., tome 2, Acte V. Acte V. 689 Acte V. 690 Acte V. 691 Acte V. 688 118 pourrait être jouée dans le même décor (les mêmes grottes et le même château) que Pelléas et Mélisande, avec à peu près les mêmes personnages. La garde-malade de la scène finale peut être jouée par la même sœur de charité que dans L’Intruse. Ablamore et Arkël sont des frères et ils sont tous les deux plus sages que les autres personnages. Il y a beaucoup de parallélismes entre Alladine et Palomides et les autres pièces du premier théâtre de Maeterlinck, comme nous avons démontré dans notre analyse. Alladine et Palomides est un des drames de l’amour, mais nous avons vu que l’amour perd la lutte contre la mort, comme dans Pelléas et Mélisande. Les drames de l’amour seraient moins statiques que les drames de la mort, ce qui n’est pas non plus le cas ici. Les protagonistes ne font rien pour éviter le malheur et leur fuite ne se réalise pas. 119 12. Intérieur Ne pourrait-il exister une Annonciation de la mort, qui soit, elle aussi, empreinte de la grâce et de la plus complète béatitude ? Philippe Claudel, Meuse l’oubli 12.1 Introduction Intérieur est la deuxième pièce que Maeterlinck a réunie en 1894 dans un volume de trois petits drames pour marionnettes. C’est la pièce la plus courte que nous analysons, une pièce en un acte, et elle a été représentée le « 15 mars 1895 par le Théâtre de l’Œuvre au Nouveau Théâtre »692 « obtenant un succès notable »693. Le grand succès se montre aussi dans le grand nombre de traductions qu’on a faites de la pièce : une allemande (1899), une anglaise (1894), une espagnole (1904), une italienne (1914),… et elle est devenue une pièce du répertoire de la Comédie-Française le 21 octobre 1919694. Selon Gerrit Hulsman c’est grâce à Intérieur que le nom de Maeterlinck s’est fait immortel dans le monde de l’art et des lettres695 et pour Marcel Postic, « Intérieur peut être présentée comme une des réussites de l’œuvre dramatique de Maeterlinck »696. La pièce diffère des autres, non seulement par sa brièveté, mais surtout par le style réaliste, c’est « une pièce simple et nue »697 : « C’est que pour la première fois, Maeterlinck nous raconte une histoire simple et vraie, une histoire de la vie quotidienne des hommes »698. Il n’y a pas de château obscur, ni de princes, ni de princesses, ni de nature menaçante, ni de grottes souterraines,… Maeterlinck a mis sur scène une simple maison avec des personnages réalistes, une famille comme il y en a beaucoup. Les noms sautent aux yeux : deux personnages seulement ont un nom, les autres sont désignés par leurs caractéristiques. Les noms dans le théâtre de Maeterlinck sont un objet d’étude fort difficile car il utilise rarement des noms courants. Compère en a consacré un petit chapitre699. Là où dans les autres pièces les personnages ont un nom inhabituel (sauf quelques exceptions : Allan, Stéphano, Anne, Godelive (La Princesse Maleine) ; Marcellus (Les Sept Princesses) ; Geneviève (Pelléas et 692 Pascale Alexandre-Bergues, art. cit., p. 22. Marie Meurs, op. cit., p. 22. 694 Pascale Alexandre-Bergues, art. cit., p. 22. 695 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 117. 696 Marcel Postic, op. cit., p. 111. 697 Martine de Rougemont, Maeterlinck: la vision terrible du bonheur, in Intérieur, Paris Ŕ Genève, Editions Champion Ŕ Slatkine, 1985, p. 10. 698 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 356. 699 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 60-63. 693 120 Mélisande)) ou n’ont simplement pas de nom (Les Aveugles, L’Intruse : les personnages réduits de toute « individualité spécifique »700), Maeterlinck a appelé les deux filles du Vieillard Marthe et Marie. Deux noms bibliques701 (Godelive (généralement Godelieve) est aussi un nom chrétien : celle qui aime Dieu) qui apparaissent dans les évangiles de Luc (Luc, 10 : 38-42) et de Jean (Jean, 11 & 12). Et aussi dans les évangiles ce sont deux sœurs, elles ont encore un frère : Lazare, qui était mort mais que le Christ a ressuscité. Les derniers moments de la pièce nous font également penser à une scène biblique : le moment où Judas en embrassant le Christ le trahit aux autorités romaines. C’est aussi une foule qui suit Judas quand il entre dans le jardin des olives où le Christ est en train de prier. Nous ne nous occuperons plus de l’influence chrétienne dans les pièces de Maeterlinck, Raymond Pouilliart a consacré un article aux influences mystiques dans l’œuvre de l’auteur702. Le thème principal de la pièce est la question comment l’homme peut communiquer la mort d’une fille à sa famille et comment il est confronté d’une manière inattendue aux forces de la Fatalité703. La mort a eu lieu avant le début de la pièce, elle n’apparaît pas sur la scène, mais elle flotte comme un nuage menaçant au-dessus de la pièce entière. Contrairement aux autres pièces de Maeterlinck, l’arrivée de la mort n’est pas annoncée par des présages 704, il n’y a rien d’extraordinaire à cette mort : « c’est la mort de chacun, celle qui vient nous trouver dans nos maisons »705. Puisque l’événement principal a eu lieu avant le début de la pièce, tous semblent paralysés par les forces du destin : « Intérieur est un drame tout à fait immobile qui réalise le chef-d’œuvre du théâtre statique »706. À propos de cette pièce nous pouvons dire qu’elle est sans doute statique, et contrairement aux autres pièces qu’on appelle aussi statiques, les personnages ne sont pas aveugles, ils n’ont donc pas de limites physiques qui les empêchent de bouger. À l’immobilité des personnages dans la maison s’ajoute qu’on ne les entend jamais parler, nous voyons leurs réactions seulement à travers la fenêtre : « Non seulement ils ne bougent pas, mais encore sont-ils muets »707. Et le silence ne règne pas seulement à l’intérieur de la maison : « les silences ont été ménagés avec un soin particulier […] Maeterlinck était préoccupé de l’instant où il fallait faire taire les personnages »708. Les 700 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 36. Gerrit Hulsman, op. cit., p. 115. 702 Raymond Pouilliart, Maurice Maeterlinck de 1889 à 1891, in « Annales. Tome Huit. Actes du Colloque International de Gand (31 août Ŕ 1 et 2 Septembre 1962) », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1962. 703 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 112. 704 Jethro Bithell, op. cit., p. 75. 705 Robert Vivier, art. cit., p. 141-142. 706 Marie Meurs, op. cit., p. 22. 707 Adela Gerardino, op. cit., p. 39. 708 Robert O. J. Van Nuffel, art. cit., p. 27. 701 121 silences illustrent la difficulté que les deux hommes éprouvent pour aller communiquer la mort de la fille à sa famille. 12.2 Analyse La scène se divise en trois : le jardin avec le vieillard, l’étranger, les deux filles et un paysan ; toute la foule, « la mort et son cortège »709 ; et la maison avec la famille, « famille qui pourrait être la nôtre »710. Nous n’entendons jamais la famille ; le lecteur et les autres en dehors de la maison la voyons à travers de la fenêtre. La famille ne bouge presque pas : elle ne se soucie de rien (« […] le père assis au coin du feu. Il attend, les mains sur les genoux… »711). Pendant toute la pièce le vieillard et l’étranger se demandent comment ils pourrons dire aux parents ce qui s’est passé, « l’agent de l’action est moins le malheur que sa connaissance »712 : « Un malheur qu’on n’apporte pas seul est moins net et moins lourd… […] j’ai peur du silence qui suit les dernières paroles qui annoncent un malheur… »713. À ce moment nous ne savons pas de quoi ou de qui ils parlent exactement. Un peu plus loin le vieillard dit : Elle flottait sur le fleuve et ses mains étaient jointes… L’ÉTRANGER Ses mains n’étaient pas jointes ; ses bras pendaient le long du corps.714 L’étranger a trouvé la fille dans un fleuve : Je marchais, les yeux fixés sur le fleuve parce qu’il était plus clair que la route, lorsque je vois une chose étrange à deux pas d’une touffe de roseaux… Je m’approche et j’aperçois sa chevelure qui s’était élevée presque en cercle, audessus de sa tête, et qui tournoyait ainsi, selon le courant…715 Le vieillard se sent coupable de la mort de la fille, mais l’étranger dit : « Nous avons fait tout ce que l’homme pouvait faire »716. L’homme ne peut rien faire contre les forces du destin. Si la fille est morte, c’est que la Fatalité a voulu sa mort et non à cause de la négligence du vieillard. 709 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 126. Marcel Postic, op. cit., p. 106. 711 Maurice Maeterlinck, Intérieur, op. cit., tome 2, p. 176. 712 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 126. 713 Maurice Maeterlinck, Intérieur, op. cit., tome 2, p. 177. 714 Ibid., p. 178. 715 Ibid., p. 179. 716 Ibid., p. 180. 710 122 Le dialogue continue entre les deux hommes, et ils disent que la fille s’est peut-être suicidée : L’ÉTRANGER […] Il se peut que sa mort… LE VIEILLARD […] Elle était peut-être de celles qui ne veulent rien dire, et chacun porte en soi plus d’une raison de ne plus vivre… On ne voit pas dans l’âme comme on voit dans cette chambre. […]717 Rien ne prouve que la fille se soit vraiment suicidée, peut-être elle est tombée dans le fleuve par accident. Si elle s’est suicidée, c’est la première fois dans le théâtre de Maeterlinck qu’un personnage n’a pas attendu sa mort naturelle. Mais le suicide n’implique pas qu’elle aurait pu s’échapper au pouvoir du destin, qui peut la mener vers la mort avec une telle force irrésistible que le suicide semble être la seule possibilité, même pour un enfant. Les deux hommes ont de la compassion pour les parents, qui ne sortent pas de leur maison et s’y sentent en sécurité : Il sont fermé les portes ; et les fenêtres ont des barreaux de fer… Ils ont consolidé les murs de la vieille maison ; ils ont mis des verroux [sic] aux trois portes de chêne… Ils ont prévu tout ce qu’on peut prévoir.718 Cette situation contraste avec celle de L’Intruse où la mort n’a éprouvé aucune difficulté à entrer dans la maison. Ici toutes les mesures de précaution sont prises par la famille pour tenir le malheur en dehors de la maison, mais c’est en vain car « le malheur, c’est solide, c’est sûr, c’est presque rassurant »719. Nous verrons plus loin que ce sera quelqu’un qu’ils connaissent, qui leur communiquera la mauvaise nouvelle. Ainsi Maeterlinck nous propose la tension entre la famille dans la maison, qui ne sait rien de la mort de la fille, et ceux en dehors de la maison qui sont au courant. Non seulement les deux hommes, mais tout le village le sait, sauf ceux qui doivent le savoir : « Ils sont là, séparés de l’ennemi par de pauvres fenêtres… Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte »720, mais malheureusement pour la famille « le monde ne finit pas aux portes des maisons »721. Pour la première fois dans les pièces que nous analysons, le lecteur se sent réellement impliqué dans le déroulement de la pièce : « nous aurions envie de protéger ce bonheur tranquille, nous savons que ce péril peut nous toucher, que le menace est au-dessus de nous autant qu’au-dessus d’eux »722. 717 Ibid., p. 181. Ibid., p. 184. 719 Martine de Rougemont, art. cit., p. 11. 720 Maurice Maeterlinck, Intérieur, op. cit., tome 2, p. 190. 721 Ibid., p. 190-191. 722 Marcel Postic, op. cit., p. 106. 718 123 Tout à coup la tranquillité de la maison est interrompue par les deux sœurs qui se lèvent, « viennent vers les fenêtres »723 et appuient « les mains sur les vitres, regardant longuement dans l’obscurité »724. Est-ce qu’elles pressentent le malheur qui arrive ou la présence des deux hommes qui savent plus ? C’est une explication plausible, car nous avons vu dans les pièces précédentes les pouvoirs intuitifs des enfants. Au début de ce chapitre nous avons distingué deux types d’amour : l’amour entre personnages qui ne se connaissent pas au début de la pièce et l’amour entre membres d’une famille. Ici nous trouvons un exemple du second type : MARIE Elles [les deux sœurs] embrassent leur mère… L’ÉTRANGER L’aînée a caressé les boucles de l’enfant qui ne s’éveille pas… MARIE Oh ! voici que le père veut qu’on l’embrasse aussi…725 Bien que le thème central soit l’annonce de la mort de la fille, Maeterlinck ne nous propose pas une pièce froide. Ainsi il est clair que dans les drames de la mort, il y a également une place pour l’amour. Mais peu après l’événement on porte le corps de la fille dans le jardin : « Elle a l’air de dormir »726. À nouveau, Maeterlinck joue avec les nuances entre le sommeil et la mort, comme dans Les Sept Princesses. Malgré tout, quelqu’un doit aller à la maison et dire à la famille ce qui s’est passé. D’abord le vieillard veut attendre jusqu’au lendemain car « […] la lumière est douce à la douleur »727. Mais un peu plus loin dans la pièce, le vieillard se dirige vers la maison et avant qu’il puisse y frapper une des deux filles « se lève et va pousser les verrous de la porte »728. Il est clair maintenant que les filles pressentent l’arrivée du malheur. Le vieillard frappe à la porte et le père ouvre la porte : « L’ouverture ou le passage de la porte équivaut à la révélation et à la compréhension de la mort »729. À partir de ce moment le lecteur apprend la suite des événements à travers les didascalies de Maeterlinck, car on n’entend rien de l’intérieur de la maison. Le vieillard hésite, il ne sait pas comment il faut aborder ce sujet difficile. Nous apprenons quand il arrive à le dire à travers les réactions de la mère qui « tressaille et se 723 Maurice Maeterlinck, Intérieur, op. cit., tome 2, p. 186. Ibid., p. 186. 725 Ibid., p. 189. 726 Ibid., p. 192. 727 Ibid., p. 191. 728 Ibid., p. 195. 729 Roger Vandenbrande, art. cit., p. 40. 724 124 lève », puis « se détourne et se cache le visage dans les mains », et « interroge le vieillard avec angoisse »730. Ces moments ont des échos dans la foule qui s’est rassemblée dans le jardin. Finalement les parents et les deux filles sortent de leur maison. Il y a donc l’approche de la mort sur deux plans: d’abord on apporte la fille morte au jardin et puis le vieillard va raconter à la famille le décès de leur fille. Les effets sont différents : les personnages dans le jardin sont contents qu’elle est là, tandis que la famille ne se doute de rien et l’appréhension de la mauvaise nouvelle est inattendu et choquant. L’image finale est inhabituelle dans le théâtre de Maeterlinck : « On aperçoit le ciel étoilé, la pelouse et le jet d’eau sous le clair de la lune, tandis qu’au milieu de la chambre abandonnée, l’enfant continue de dormir paisiblement dans le fauteuil »731. Normalement la nature reflète l’état d’âme des personnages, ce qui n’est certainement pas le cas ici. La terrible nouvelle contraste avec la nature agréable et avec l’enfant qui « ne s’est pas éveillé »732. Devons-nous interpréter la mort de la fille comme un suicide ? Que tout le monde, sauf les parents, avait compris que la fille n’aurait pas une longue vie ? Nous ne le savons pas, mais le décor n’est pas celui qu’on attendrait dans cette pièce. Ainsi nous devons interpréter la mort de la fille comme une rédemption, simplement parce qu’elle ne pouvait pas vivre. Mais nous ne les saurons jamais : « au lieu de montrer les raisons intimes, le conflit intérieur qui ont déterminé l’acte de la jeune fille, au lieu de tirer un drame de là, Maeterlinck ne fait qu’en suggérer l’existence »733. Nous voyons dans la pièce que, malgré le bonheur apparent dans la vie de l’homme, il y a toujours la menace de la mort, du malheur : « c’est le drame de l’homme, qui ne peut espérer aucun bonheur durable, qui vit dans la crainte du malheur »734. 730 Maurice Maeterlinck, Intérieur, op. cit., tome 2, p. 198. Ibid., p. 199. 732 Ibid., p. 199. 733 Adela Gerardino, op. cit., p. 34. 734 Marcel Postic, op. cit., p. 109. 731 125 13. La Mort de Tintagiles Les trois sœurs du mystère Vont, la main dans la main, Et par mer et par terre, Poursuivant leur chemin William Shakepseare, Macbeth 13.1 Introduction La Mort de Tintagiles est le dernier des trois drames pour marionnettes et en même temps la dernière pièce que nous analysons. C’est une courte pièce en cinq actes. Elle est publiée comme les deux précédentes en 1894 aux éditions Deman et la première représentation était au Théâtre de la Maison d’Art l’année suivante735. La première édition est modifiée par Maeterlinck en 1905 : Maeterlinck a supprimé le quatrième acte, modifié la fin du troisième. Les personnages allégoriques, la mort et ses servantes deviennent ainsi complètement invisibles, et sont victorieuses dès leur première tentative. A première vue, la deuxième édition semble plus pessimiste ; en réalité elle est moins tragique […]736 Cette modification montre le changement thématique dans le théâtre de Maeterlinck. Le premier théâtre est considéré comme pessimiste et obscur, tandis qu’à partir d’Aglavaine et Sélysette Maeterlinck s’est orienté vers un théâtre plus positif, moins tragique. Nous utilisons la première édition, telle qu’elle a apparu dans son théâtre complet de 1901. Il est généralement admis que La Mort de Tintagiles est la pièce la plus pessimiste : M. Esch trouve que : « La Mort y règne comme un despote souverain » ; A. Gerardino écrit : « l’inconnu se peuple de puissances formidables et hostiles dont l’unique souci semble être de détruire le bonheur et de broyer des vies ».737 Selon Roger Vandenbrande « La Mort de Tintagiles est […] un véritable cauchemar d’agonie. Chaque phrase, chaque mot y recèle une angoisse et devient présage de mort »738 et Gerrit Hulsman dit que Maeterlinck nous y montre la cruauté de la mort739. Maeterlinck recourt aux principes qu’il avait abandonnés dans Intérieur : il y a à nouveau un château, la mort sur la scène, quelques présages de la nature,… En fait, « la plus simple explication à cette rechute serait que cette courte pièce, bien qu’elle ait été publiée la dernière du recueil, ait été écrite 735 Marie Meurs, op. cit., p. 22. Marcel Postic, op. cit., p. 104. 737 Ibid., p. 146. 738 Roger Vandenbrande, art. cit., p. 36. 739 Gerrit Hulsman, op. cit., p. 123. 736 126 antérieurement à Alladine et, en tout cas, à Intérieur »740. Ceci explique la prépondérance du thème de la mort dans cette pièce, bien qu’on ne puisse pas dire que l’amour soit absente. La plus grande innovation de cette pièce est sans doute la personnification de la mort par la reine : « il ne s’agit pas d’une mort abstraite et le symbolisme ici perd toute chance d’être accusé d’obscurité »741. Pour la première fois Maeterlinck présente la mort comme un être humain ; dans les pièces précédentes la mort était toujours une force inconnue, insaisissable pour l’homme. Dans cette pièce, la mort ne se montre pas, mais nous savons qu’elle s’est déguisée en une reine, hors d’atteinte, enfermée dans une tour, « tyrannique et impitoyable »742. Comme nous avons annoncé dans les analyses précédentes, à côté de l’analyse de la pièce, nous nous concentrons aussi sur le motif des portes dans le premier théâtre de Maeterlinck et son importance en combinaison avec les actes de la Fatalité. Gaston Compère a consacré un chapitre entier au sens symbolique des portes dans les pièces de Maeterlinck743. 13.2 Analyse L’ouverture de la pièce nous montre la coïncidence bizarre de la menace de mort et l’amour entre deux membres d’une famille, typique de Maeterlinck. D’une part « la mer hurle […] et les arbres se plaignent »744, nous apprenons que « notre vieux père mourait et nos deux frères disparaissaient […] »745 ; mais d’autre part il y a l’amour entre le frère et la sœur : « Viens ici ; assieds-toi sur mes genoux. Embrasse-moi d’abord ; et mets tes petits bras, là, autour de mon cou… »746. Ceci prouve ce que nous avons mentionné au début du chapitre : même dans les drames de la mort il y a de l’amour. Mais la mort vainc toujours l’amour, aussi dans cette pièce, où les raisons de la mort ne sont pas claires : YGRAINE Mais pourquoi fallait-il partir ? TINTAGILES Parce que la reine le voulait. 740 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 358. Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 359. 742 Alex Pasquier, op. cit., p. 161. 743 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 108-118. 744 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte I. 745 Acte I. 746 Acte I. 741 127 YGRAINE On n’a pas dit pourquoi elle le voulait ? […] TINTAGILES Petite sœur, je n’ai rien entendu.747 La Fatalité n’annonce pas quand elle va frapper et certainement pas pourquoi elle le fait, « c’est bien elle et elle seule qui commande »748. À la lecture de La Princesse Maleine, nous nous sommes demandé pourquoi Maleine devait mourir et nous ne le savions pas, ni pourquoi tous les autres devaient mourir. Sauf dans le cas de Pelléas, que Golaud tue par jalousie. Comme dans Les Sept Princesses, le château contraste avec le paysage qui l’entoure : Les monts sont bleus durant le jour… On aurait respiré. On aurait vu la mer et les prairies de l’autre côté des rochers… Mais ils ont préféré le [le château] mettre au fond de la vallée ; et l’air même ne descend pas si bas… Il tombe en ruines, et personne n’y prend garde… Les murailles se fendent et l’on dirait qu’il se dissout dans les ténèbres…749 Le paysage semble agréable avec une belle vallée, mais la tache noire du château rompt l’image idyllique. Contrairement aux autres pièces, le paysage ne joue aucun rôle de présage dans cette pièce. Dans presque toutes les pièces précédentes, « c’est […] le paysage qui annonce des changements imprévus »750. Ici l’atmosphère menaçante est créée par le château. C’est un château vétuste, dont une tour est la seule partie qui n’est pas encore atteinte par la ruine : « Il n’y a qu’une tour que le temps n’attaque point… Elle est énorme ; et la maison ne sort pas de son ombre… »751. La reine vit dans cette tour, il est donc facile de voir l’idée qui se trouve derrière les images. La tour est la mort, et la maison est l’homme qui passe sa vie entière sous l’ombre de la mort. Malgré l’âge de la mort, elle existe depuis toujours, rien ne semble toucher sa position autoritaire, pendant que tout le reste du monde tombe en ruines. Puisque l’homme est dominé par les forces de la Fatalité, il passe toute sa vie dans l’ombre, dominé par la mort. Malgré son omniprésence, la mort reste invisible à tous : TINTAGILES Je ne la verrai pas, la reine ? YGRAINE Personne ne peut la voir.752 747 Acte I. Guy Doneux, op. cit., p. 66. 749 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte I. 750 Aniele Slomkowska Lublin, art. cit., p. 30. 751 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte I. 752 Acte I. 748 128 À cause de son invisibilité, personne ne connaît ses raisons d’agir : « Ses ordres s’exécutent sans qu’on sache comment… »753 et « Elle a une puissance que l’on ne comprend pas ; et nous vivons ici avec un grand poids sans merci sur notre âme »754. De ce qui précède, nous pouvons dire qu’il y a dans cette pièce « des éléments traditionnels de contes de fées : le château ténébreux, la tour surnaturelle, la vilaine reine quelque peu sorcière »755. On y voit des éléments d’un conte de fées, avec un élément différent : la fin malheureuse. À cette atmosphère menaçante, déjà présente dans les autres pièces, s’ajoute le pressentiment d’Ygraine : « Je ne sais ce qu’il y a dans mon cœur… J’étais triste et heureuse de te savoir si loin, de l’autre côté de la mer… Et maintenant… »756. Ce sentiment ambigu s’explique de la manière suivante : elle était triste parce que son frère était éloigné d’elle, il lui manquait, mais en même temps elle était heureuse car grâce à cet éloignement la reine ne pouvait pas l’atteindre. Tout ce premier acte se passe en dehors du château, ce n’est qu’à partir du deuxième acte que les personnages y pénètrent. Le lecteur rencontre aussi l’autre sœur Bellangère et l’homme qui habite aussi le château, Aglovale. Le petit Tintagiles dort, car « l’atmosphère du château […] a surpris sa petite âme. Il pleurait sans raison »757. Tintagiles était très impressionné par l’image du château (« la malédiction du lieu »758), et peut-être pressentait-il inconsciemment les menaces de la mort et que ce sentiment a provoqué ses larmes. Comme nous avons annoncé pendant quelques analyses précédentes, nous regardons de plus près le motif des portes dans le premier théâtre de Maeterlinck dans ce chapitre. Il ne faut quand même pas exagérer l’analyse d’un seul élément textuel : On parle souvent du symbolisme d’une porte ou d’une fenêtre, pour oublier que les maisons ont besoin d’une entrée, et les chambres de lumière.759 De toute façon, Maeterlinck a usé de portes et de fenêtres de manière très particulière, pensons au décor des Sept Princesses et d’Intérieur car « qu’une porte soit fermée, s’ouvre ou soit ouverte, n’est jamais indifférent »760. Il y en a dans tout le premier théâtre de Maeterlinck : dans La Princesse Maleine (la porte de la chambre de Maleine), dans L’Intruse (la petite porte par laquelle la mort est entrée), dans Les Sept Princesses (une dalle que Marcellus doit soulever pour entrer dans la salle des sept sœurs), dans Pelléas et Mélisande 753 Acte I. Acte I. 755 Marcel Postic, op. cit., p. 101. 756 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte I. 757 Acte II. 758 Robert Vivier, art. cit., p. 143. 759 Michael Wood, art. cit., p. 6. 760 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 108. 754 129 (la première scène de la pièce), dans Alladine et Palomides (comme nous verrons plus loin), et aussi dans Intérieur (la porte sépare ceux qui sont au courant et la famille ignorante). La première fois qu’elles apparaissent dans La Mort de Tintagiles est au début du deuxième acte, quand Bellangère dit à Ygraine : « Une porte était entr’ouverte ». Elle parle d’une porte près de la tour où se trouve la reine. Les portes sont toujours des limites qu’il faut franchir pour avoir accès à une autre chambre, si les portes sont fermées, rien ne peut entrer dans la chambre : Les « portes » de Maeterlinck ont un trait caractéristique, un trait de la profondeur : elles sont « franchissables », les personnages (et les accessoires de théâtre) passent d’un côté à l’autre, ils sortent ou ils entrent.761 Il est vrai que les portes sont franchies, mais elles ne peuvent pas toujours être ouvertes comme le voudraient les personnages. Nous verrons que les servantes de la mort peuvent ouvrir les portes, contrairement à Ygraine quand elle veut sauver son frère et qu’elle constate que la porte ne peut être ouverte que du côté de la reine. Nous avons vu dans L’Intruse et dans Intérieur que fermer les portes ne garantit pas la sécurité totale contre tout malheur. Bellangère a entendu des voix derrière cette porte, les voix des servantes de la reine : « Elles parlaient de l’enfant que la reine voulait voir… Elles monteront probablement ce soir »762. Ces phrases ne cachent rien : la reine a demandé qu’on lui donne l’enfant de cette famille dont elle avait déjà tué le père et les deux fils. Tintagiles est le troisième fils qui sera tué par elle. La reine ne se montre jamais, elle se cache dans sa tour, mais elle envoie ses servantes aux pieds silencieux763 qui enlèvent les victimes. La reine est ce personnage sublime que Maeterlinck désignait comme « personnage énigmatique, invisible mais partout présent »764. Selon Compère la reine se trouve « à mi-chemin entre […] Anne, dans La Princesse Maleine, et la mort dans L’Intruse : incarnée mais invisible »765. Ygraine et Bellangère savent qu’elles ne peuvent rien faire contre la volonté de la reine, mais elles sont combatives (Bellangère = celle qui fait la guerre) : YGRAINE Elle ne le prendra pas sans peine… BELLANGÈRE Nous sommes seules, sœur Ygraine… YGRAINE Ah ! c’est vrai, nous sommes seules !... Il n’y a qu’un remède et il nous réussit toujours !... Attendons à genoux comme les autres 761 Stanisław Jakóbczyk, art. cit., 1971. Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte II. 763 Jethro Bithell, op. cit., p. 78. 764 Maurice Maeterlinck, Préface, in « Théâtre », Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. XVI. 765 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 129. 762 130 fois… D’une voix ironique. Elle aura peut-être pitié !... […] elle a l’habitude d’épargner tous ceux qui s’agenouillent… […] Il est temps qu’on se lève enfin… On ne sait pas sur quoi repose sa puissance et je ne veux plus vivre à l’ombre de sa tour…766 Elle veulent lutter contre les forces de la Fatalité. C’est la première fois que nous voyons que l’homme s’oppose au destin, dans les autres pièces l’homme s’est résigné à son sort car il a compris que réagir était inutile. Ici les deux femmes veulent agir, elles ne sont pas immobiles. Aglovale a une vision plus réaliste : « Ils ont tous essayé… Mais au dernier moment, ils ont perdu la force… Vous aussi vous verrez… »767. Selon lui il est inutile d’essayer de résister à la volonté du destin, certainement pas avec les capacités dont l’homme dispose : « Ce n’est pas ces mains-là qu’il faudrait […] »768. L’homme n’est pas capable de s’opposer à la Fatalité, il n’y a rien à faire. Ygraine et le prince Marcellus sont les deux personnages qui désobéissent à la volonté des forces du destin : tout le monde dans le théâtre de Maeterlinck n’est donc pas toujours passif ou immobile769. Grâce à cette opposition à la mort, « l’échec inévitable lui fait davantage prendre conscience de son impuissance »770. Au début du troisième acte Ygraine, « active d’une façon saisissable, éclatante »771, se prépare néanmoins à se battre contre les servantes de la reine, les envoyées de la mort : « J’ai visité les portes. Il y en a trois. Nous garderons la grande… Les deux autres sont épaisses et basses »772. Elles commettent une erreur en ne protégeant que la plus grande porte. Nous avons vu dans notre analyse de L’Intruse que la mort entre dans la chambre par la plus petite porte qu’on utilise seulement pour y entrer sans être aperçu. La mort n’entre pas nécessairement par la grande porte comme on attendrait, une petite porte lui suffit. En plus ils attendent l’arrivée des servantes dans l’obscurité, la situation préférée de la mort : « Pourquoi n’y a-t-il pas de lumière, sœur Ygraine ? »773. Aglovale se défendra avec sa vieille épée : « Elle m’a servi bien des années ; mais depuis quelque temps, j’ai perdu toute confiance en elle, et je crois qu’elle va se briser »774. Quand Tintagiles regarde Aglovale, il dit qu’ « il a des blessures » et qu’ « il a l’air triste »775. Celui qui protégera la vie du petit garçon 766 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte II. Acte II. 768 Acte II. 769 Marcel Postic, op. cit., p. 140. 770 Ibid., p. 150. 771 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 48. 772 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte III. 773 Acte III. 774 Acte III. 775 Acte III. 767 131 avec une arme ne semble pas très énergique et son épée est trop vieille pour garantir une bonne protection. Elle se brisera dès le premier mouvement contre les servantes. Ils sont prêts à se défendre et à la fin de l’acte Tintagiles est le premier qui entend les servantes : TINTAGILES J’ai entendu !... Elles… elles viennent ! YGRAINE Mais qui donc ?... qu’as-tu donc ?... TINTAGILES La porte ! la porte ! Elles y étaient !...776 Il tombe à renverse sur les genoux d’Ygraine Nous avons déjà dit dans les autres analyses que les enfants ressentent mieux l’approchement de la mort. C’est à nouveau le cas ici : les autres personnages n’ont rien remarqué alors que le petit Tintagiles entend l’arrivée des servantes de la reine. Malgré toutes les précautions les servantes entrent de la façon la plus simple : AGLOVALE Elles ébranlent la porte… écoutez… doucement… Elles chuchotent… Elles frôlent… On entend une clef grincer dans la serrure. YGRAINE Elles ont la clef !...777 L’arrivée des servantes n’est nullement spectaculaire, elles ouvrent la porte comme tout le monde. L’épée d’Aglovale se brise du premier mouvement, mais il pousse de toute force contre la porte que les servantes essaient d’ouvrir. D’abord les servantes semblent gagner la lutte, mais à tout à coup Tintagiles, qui s’était évanoui, « revient à lui, pousse un long cri de délivrance et embrasse sa sœur » et immédiatement « la porte qui ne résiste plus se referme brusquement »778. Tous pensent qu’ils ont gagné, que Tintagiles est sauvé et que les servantes ne reviendront plus. C’est la même situation que dans la deuxième scène du quatrième acte de Pelléas et Mélisande, quand le roi Arkël dit : « Maintenant que le père de Pelléas est sauvé, et que la maladie, la vieille servante de la mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison »779. C’est une conclusion téméraire car nous connaissons la fin malheureuse de la pièce. La Fatalité n’abandonne jamais la lutte. Elle est d’une force beaucoup plus grande que la force humaine. 776 Acte III. Acte III. 778 Acte III. 779 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, op. cit., tome 2, Acte IV, scène II. 777 132 Au quatrième acte nous pouvons regarder pour la première fois du premier théâtre de Maeterlinck au cœur de la mort. Et pour la première fois dans cette pièce le lecteur voit les servantes de la reine ; elles demeurent invisibles pour les personnages qui se sont endormis. Avant cet acte on en a parlé, mais elles étaient invisibles : « […] la porte qui continue de s’ouvrir lentement, sans qu’on entende ou que l’on voie personne »780. Elles ne veulent pas être vues par les autres personnages, car la mort opère toujours en secret : « […] la reine ne veut pas qu’elles le sachent… »781. Au moment où elles remarquent qu’ « ils ne veillent plus »782, la première servante ouvre la porte et entre dans la chambre où se trouvent Tintagiles, Ygraine, Bellangère et Aglovale. Pour la première fois dans la pièce les servantes sortent de leur partie du château pour entrer dans la chambre des vivants en ouvrant une porte, la frontière entre les deux domaines. La Fatalité va chercher ses victimes activement dans le monde des vivants. La première servante retourne immédiatement après avoir vu la situation à l’intérieur de la chambre : « Il entoure leur cou de ses bras ; et leurs bras l’entourent aussi… »783. Cette scène nous fait penser au début de la pièce, quand Ygraine dit à Tintagiles : « Embrasse-moi d’abord ; et mets tes petits bras, là, tout autour de mon cou… on ne pourra jamais les dénouer… »784. Tintagiles s’accroche maintenant à la vie et la vie ne veut pas le lâcher. Les servantes doivent être prudentes pour pouvoir enlever le petit garçon car elles se rendent compte qu’ « ils savent quelque chose »785. L’homme peut pressentir quelque chose, mais il n’arrive pas à interpréter les présages, ce qui est bien pour les servantes : « Ils le savent toujours ; mais ils ne comprennent pas »786. Elles doivent donc dénouer les bras agrippés autour de Tintagiles et les bras de Tintagiles qui se tiennent autour de ses sœurs et d’Aglovale : « Vous aurez de la peine à démêler leurs membres… »787. Il faut qu’elles le fassent sans les éveiller, ce qui semble réussir sans beaucoup de problèmes : « L’aînée voudrait crier, mais elle n’y parvient pas… »788, comme dans un cauchemar. Elle sent inconsciemment ce qui se passe, mais elle ne peut pas réagir, comme beaucoup d’autres personnages dans les pièces analysées. 780 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte III. Acte IV. 782 Acte IV. 783 Acte IV. 784 Acte I. 785 Acte IV. 786 Acte IV. 787 Acte IV. 788 Acte IV. 781 133 Finalement les servantes arrivent à enlever Tintagiles et elles « sortent en toute hâte de l’appartement sombre »789. Quand elle sont « au bout du corridor, Tintagiles, tout à coup réveillé, pousse un grand cri de détresse suprême »790 qui fait réveiller Ygraine. Quand elle a allumé une lampe, elle voit que Tintagiles n’est plus là et que « la porte est grand ouverte »791. Elle se lance dans le corridor à la poursuite de son petit frère. Le dernier acte est un dialogue dramatique entre Tintagiles et Ygraine, séparés l’un de l’autre par « une grande porte de fer »792, une simple séparation entre la vie et la mort. Contrairement à L’Intruse la mort utilise dans cette pièce une grande porte pour enlever sa victime. À cause de sa poursuite, Ygraine s’est approchée de la mort : « […] ma pauvre vie ! […] elle est tout au bord de mes lèvres et elle veut s’en aller… »793, mais elle ne peut pas mourir, elle ne peut pas franchir la porte car « elle est en fer uni ; tout uni et n’a pas de serrure… […] Je ne vois pas de gonds… »794. L’homme ne peut pas mourir selon sa propre volonté, c’est la mort qui décide toujours. La poignée de porte et les charnières se trouvent à l’autre côté de la porte de sorte que seulement la mort peut l’ouvrir. Dans le dernier acte d’Alladine et Palomides Maeterlinck joue à nouveau avec le sens des portes. Les deux amants se trouvent dans deux chambres séparées. À la fin de la pièce, quand ils sont morts, la porte de Palomides est fermée : « le destin de Palomides est irrémédiablement coupé de celui d’Alladine »795. Tandis que la porte d’Alladine demeure ouverte, ce qui représente « une attente inlassable, un appel inapaisé »796. Peu à peu Tintagiles sent que la mort s’approche de lui et il demande à sa sœur d’ouvrir la porte pour qu’il puisse s’échapper, mais elle ne peut pas l’ouvrir. Tout à coup Tintagiles voit la lumière de la lampe que sa sœur a apportée et un peu d’espoir entre dans leurs cœurs, car il voit « la lumière de la vie »797, mais c’est en vain, parce qu’ « elle [la lumière] est si petite »798 : « La mort derrière la porte, voilà le drame maeterlinckien par excellence. […] Rien qu’une porte avec une raie de lumière dessous. Et l’attente anxieuse devant cette porte […]799 789 Acte IV. Acte IV. 791 Acte IV. 792 Acte V. 793 Acte V. 794 Acte V. 795 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 144. 796 Gaston Compère, op. cit., 1992, p. 144. 797 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 115. 798 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte V. 799 Roger Vandenbrande, art. cit., p. 39. 790 134 Puis Ygraine essaie d’ouvrir la porte en y frappant avec sa lampe, mais la lampe « s’éteint et se brise. […] tout est noir tout à coup ! »800. Il n’y a plus d’espoir, ni du côté d’Ygraine qui se trouve dans l’obscurité, ni du côté de Tintagiles qui ne voit plus la lumière. Nous savons que l’obscurité est préférée par la mort et en plus « ne contribue-t-elle pas puissamment à l’horreur déchirante de la scène ? »801 Peu à peu Tintagiles se résigne à son sort : « Ce n’est plus possible »802. Il sent qu’il n’a plus les capacités physiques à se défendre, malgré les encouragements de sa sœur : « Débats-toi, défends-toi, déchire-la !... »803. Il n’est malheureusement pas possible de résister aux forces de la mort, certainement pas pour un petit garçon. Et l’inévitable a lieu : « On entend la chute d’un petit corps derrière la porte de fer »804. Tintagiles est mort. Ygraine implore la grâce à la reine et elle ferait tout pour sauver son petit frère, mais le ton de supplications change et elle commence à injurier la reine : « Monstre !... Monstre !... Je crache !... »805. Selon Adela Gerardino, le fait que le drame se passe derrière la porte fermée produit « une des plus intenses impressions que l’art dramatique puisse donner »806. La suggestion est plus forte que la présentation de l’horreur à la vue du lecteur. C’est aussi une des caractéristiques du symbolisme : « Suggérer : toutes les innovations apportées par Maeterlinck au théâtre n’ont d’autre but »807. Dans cette pièce Maeterlinck nous présente une pièce dans laquelle « la mort, aveugle et impitoyable, frappe les êtres les plus innocents »808 en y montrant « l’impuissance humaine »809. Comme s’il savait que cette pièce serait la dernière pièce de son premier théâtre, il nous montre les mécanismes de la Fatalité de l’autre côté que dans les pièces précédentes. Nous voyons comment elle procède à l’intérieur de la Fatalité, nous voyons les servantes de la reine et nous entendons les cris de Tintagiles quand il se trouve à peu près dans les mains de la reine. Le lecteur ressent « la montée de l’épouvante […] réalisée avec une vigueur et une sûreté incomparables »810. Une stratégie qu’il reprend après une pièce peu violente, Intérieur. 800 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte V. Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 99. 802 Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles, op. cit., tome 2, Acte V. 803 Acte V. 804 Acte V. 805 Acte V. 806 Adela Gerardino, op. cit., p. 33. 807 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 72. 808 Marcel Postic, op. cit., p. 103. 809 Gaston Compère, op. cit., 1955, p. 71. 810 Pierre-Aimé Touchard, art. cit., 1962, p. 359. 801 135 14. Conclusion Après cette analyse détaillée des huit pièces qui appartiennent au premier théâtre de Maurice Maeterlinck, nous pouvons conclure notre recherche par la reprise des points importants. À terme de notre analyse il est clair que la mort occupe une place centrale dans les pièces de Maeterlinck. Non seulement dans ses textes de fiction, mais aussi dans sa vie personnelle la mort était très présente. Le décès de son frère cadet Oscar en particulier et de sa mère ont marqué sa vision sur la vie et la mort. Il a été lui-même à deux reprises proche de la mort. Son premier texte fictionnel, Le Massacre des Innocents, écrit manifestement sous l’influence du réalisme, témoigne de sa fascination pour le phénomène de la mort. Cette fascination se montre clairement dans les textes « philosophiques » qu’il a écrits après la publication des pièces analysées. Ce Maeterlinck cherche, réfléchit et trouve des solutions aux questions de la vie et de la mort. Les deux ne sont pas indépendantes. Elles forment une forte unité, car sans la vie il n’y a pas de mort et sans la mort il n’y a pas de vie. Il explique l’influence des forces inconnues de la Fatalité (le choix provisoire et le choix définitif), qui apparaît aussi dans ses pièces. La mort n’est pour lui pas le point final, car il y a quelque chose après ce moment. Il distingue quatre possibilités dont il ne retient finalement que la survivance avec une conscience différente après la mort. Dans ses textes « philosophiques » il parle aussi de l’infini. Nous pouvons interpréter ces textes comme l’approfondissement des thèmes qu’il a abordés dans ses pièces et en même temps ils nous présentent un fond plus philosophique. Il est impossible de donner une définition unique du symbolisme, même pas du symbolisme belge. Pour Maeterlinck l’élément symboliste le plus important consiste à nommer l’innommable. Il a trouvé les fondements de cette esthétique chez Ruysbroeck. Maeterlinck en a tiré la solution pour le développement de son esthétique et ainsi il a pu se libérer du réalisme et du naturalisme. Ces deux courants littéraires dominaient la scène française à l’époque de Maeterlinck. Il ne voulait pas perpétuer cette tradition et le théâtre qu’il a créé était fixé sur le texte et sur le message qu’il voulait passer aux spectateurs et aux lecteurs. Selon lui, et selon les autres auteurs symbolistes, le corps humain empêche ce passage. Il faut donc écarter la présence humaine de la scène et la remplacer par des marionnettes. Ces poupées sont maniées par des fils dans les mains d’une force plus grande que ces poupées, tout comme les personnages dans le théâtre de Maeterlinck, où l’homme est dominé par les forces inconnues de la Fatalité. 136 Pendant notre analyse des pièces, nous avons examiné le thème de la mort, mais presque toujours en combinaison avec un autre élément qui apparaît dans les pièces. C’était souvent l’amour, qu’on fait généralement contraster avec la mort. Nous avons vu que ce lien quasi obligatoire n’est pas toujours correcte pour le théâtre de Maeterlinck. D’abord il faut distinguer deux types d’amour : l’amour entre deux personnes qui ne se connaissent pas au début de la pièce et l’amour entre des membres d’une famille. Ensuite nous avons vu que l’amour et la mort sont en fait deux parties de la Fatalité, de sorte qu’ils se ressemblent beaucoup. L’amour mène les personnages à la mort, elle est donc une stratégie du destin pour s’emparer de l’homme. Que l’amour incite l’homme à agir n’est pas tout à fait vrai. Les personnages amoureux - Maleine et Hjalmar, Pelléas et Mélisande, Alladine et Palomides - ne font rien pour éviter le malheur, ils s’abandonnent aux forces de la Fatalité. Par contre les personnages qui aiment quelqu’un de leur famille (le prince Marcellus et Ygraine) sont les plus actifs. À l’occasion de l’analyse de La Mort de Tintagiles, nous avons référé aussi à d’autres pièces dans lesquelles les portes ont un rôle qui va plus loin qu’une simple partie du décor. Dans presque toutes les pièces abordées les portes sont la barrière entre la vie et la mort. Dans La Princesse Maleine, la porte sépare ceux qui sont impliqués dans l’assassinat de la princesse et ceux qui ne le savent pas. Dans L’Intruse les portes ne peuvent pas empêcher l’entrée de la mort dans la chambre. Qu’elle entre par la porte la plus petite est évidemment typique de la mort : elle veut agir sans être vue. Alladine et Palomides se trouvent à la fin de la pièce dans deux chambres différentes. Quand ils sont morts, la porte de Palomides est fermée, tandis que celle d’Alladine demeure ouverte, comme une attente perpétuelle. La porte de la maison dans Intérieur sépare la foule dans le jardin qui sait ce qui s’est passé et la famille qui n’est pas au courant. Malgré les précautions (une fille a poussé les verrous de la porte), la mort entre dans la maison de manière inattendue : c’est quelqu’un de connu par la famille qui annonce la mauvaise nouvelle. La pièce dans laquelle les portes ont le plus grand rôle est sans doute La Mort de Tintagiles. Dans ce drame la vie et la mort habitent le même château, séparées par une porte. Cette porte ne peut être ouverte que par la mort, car les servantes de la mort peuvent aller chercher Tintagiles, mais Ygraine est incapable de rouvrir la porte pour sauver son frère. La mort décide quand elle enlève ses victimes et l’homme ne peut pas réagir contre les actions de la mort. Dans presque chaque pièce la nature a annoncé le malheur final. Cet élément est le plus clair dans La Princesse Maleine, où la nature et le décor ont une apparence apocalyptique. La nature joue le rôle de présage et Maeterlinck nous la montre à travers le 137 choix des arbres (les saules pleureurs), du temps (les tempêtes), de l’obscurité, du lieu (un vieux château avec des fossés entouré par une forêt),… Ces présages sont impossibles à interpréter pour les personnages, il les remarquent, ils savent qu’ils signifient quelque chose, mais ils n’arrivent pas à les comprendre. Sauf l’aïeul aveugle dans L’Intruse et le roi Arkël dans Pelléas et Mélisande. Ces personnages ont accès aux valeurs humaines profondes par le biais de l’intuition, car l’homme qui essaie d’expliquer les mystères de la vie en utilisant la raison n’y parvient pas. À côté des deux vieillards, il y a encore d’autres personnages qui comprennent mieux que la majorité des hommes les présages de la nature. Ce sont les enfants : Allan dans La Princesse Maleine, la fille dans L’Intruse, l’enfant dans Les Aveugles, Yniold dans Pelléas et Mélisande et les deux filles dans Intérieur, les malades mentaux : le fou dans La Princesse Maleine et les animaux : le chien de Maleine et dans Les Aveugles, les cygnes, les colombes dans Pelléas et Mélisande et l’agneau d’Alladine. Grâce à sa cécité, l’aïeul dans L’Intruse peut interpréter les signes qu’il entend et que les autres perçoivent, mais ne comprennent pas. En guise de conclusion nous pouvons dire que l’œuvre entière de Maurice Maeterlinck est un memento mori : Le message caché sous les voiles que nous venons d’analyser, s’est avéré au plus profond un Vous mourrez […] Cependant chaque mot, chaque silence, chaque bruit annoncent la mort ; chaque obscurité et chaque lumière sont susceptibles d’en être les signes. Et toute présence peut à elle seule en être un message.811 Le message des pièces est clair. Maeterlinck a essayé de nous montrer les procédés de la Fatalité et l’arbitraire aveugle du destin, car les enfants aussi meurent dans les drames. Il n’y a aucun moyen d’échapper quand la Fatalité a l’intention de tuer un homme. L’omniprésence de la mort pèse sur l’homme « comme une rosée de plomb ». 811 Roger Vandenbrande, La mort voilée: mise en scène et mise en langage chez Maeterlinck, ou analyse d’un registre sémantico-pragmatique, in « Annales. Tome Vingt-sept », Gand, Fondation Maurice Maeterlinck A.S.B.L., 1989, p. 41. 138 Bibliographie Sources - Pascale ALEXANDRE-BERGUES, Présentation, in Maurice Maeterlinck, « L’Intruse & Intérieur », Genève, Éditions Slatkine, 2005. - Charles AMMIRATI, Brigitte LEFEBVRE, Christine MARCANDIER-COLARD, Littérature française. Manuel de poche., Paris, Presses Universitaires de France, 1998. - Jean-Marie ANDRIEU, Actualité de Maeterlinck, in « Annales. 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La mort dans l’œuvre non théâtrale de Maurice Maeterlinck p. 6 2.1 Introduction p. 6 2.2 Maurice Maeterlinck et la mort p. 6 2.3 La mort dans les essais de Maurice Maeterlinck p. 13 2.4 Conclusion p. 22 3. Le symbolisme, le symbolisme belge et le symbolisme de Maeterlinck p. 23 3.1 Introduction p. 23 3.2 Le symbolisme dans la littérature francophone p. 23 3.3 Le symbolisme en Belgique p. 27 3.4 Maurice Maeterlinck et le symbolisme p. 30 3.5 Conclusion p. 38 4. Maurice Maeterlinck et le théâtre p. 39 4.1 Introduction p. 39 4.2 Le théâtre de son temps p. 39 4.3 L’innovation de Maeterlinck p. 41 5. Analyse des pièces p. 49 5.1 Introduction p. 49 5.2 Délimitation du champ p. 49 6. La Princesse Maleine p. 53 6.1 Introduction p. 53 6.2 Analyse p. 54 7. L’Intruse p. 66 7.1 Introduction p. 66 7.2 Analyse p. 68 8. Les Aveugles p. 77 8.1 Introduction p. 77 8.2 Analyse p. 78 9. Les Sept Princesses p. 86 9.1 Introduction p. 86 9.2 Analyse p. 88 144 10. Pelléas et Mélisande p. 96 10.1 Introduction p. 96 10.2 Analyse p. 97 11. Alladine et Palomides p. 110 11.1 Introduction p. 110 11.2 Analyse p. 111 12. Intérieur p. 120 12.1 Introduction p. 120 12.2 Analyse p. 122 13. La Mort de Tintagiles p. 126 13.1 Introduction p. 126 13.2 Analyse p. 127 14. Conclusion p. 136 Bibliographie p. 139 Sources p. 139 Sources électroniques p. 143 Table p. 144 145