suppose toujours que soient cohérents les différents éléments du monde. Aucune
invention ne pourrait être envisagée si le monde à partir duquel on va la réaliser n’était
pas fiable. Mais ce n’est pas là un destin qui pèse sur la raison. L’invention par l’homme
rend témoignage au fait qu’il sait a priori qu’il est dans un monde ordonné, mais aussi
que son travail rationnel va révéler cette invisibilité, la rendre visible de sorte qu’elle va
devenir davantage disponible. L’invention, en son acte producteur, fait venir en
visibilité l’ordre a priori du monde qui, autrement, resterait à jamais dans une obscurité
menaçante6. La raison reconnaît l’avènement de ce fond obscur dans ses réalisations
techniques, et cela lui donne de l’espoir pour aller plus loin. Toutefois, elle doit être
prudente. Elle ne pourra pas faire en effet qu’elle n’ait pas eu la possibilité de faire
émerger l’ordre du monde en quittant un désordre préalable : de là l’idée que l’ordre, qui
n’avait pas été préalablement perçu par le savoir, ne pourra sans aucun doute jamais être
entièrement connu et dit. Quant aux religions, elles font elles aussi venir à la lumière
l’ordre caché du monde, en prétendant cependant se situer à la pointe extrême de sa
révélation totale. En ce sens, elles sont plus pressées que la raison, plus impatientes que
les sciences.
Voilà d’ailleurs pourquoi les religions sont susceptibles d’être soumises à la
critique et au doute. Les processus qui soutiennent leur imagination peuvent être
interprétés de nombreuses manières ; la culture philosophique occidentale le sait depuis
des siècles, avant même que l’étude spécifique de la philosophie de la religion ne prenne
son envol7. On pourrait par ailleurs se demander, en considérant que la religion et la
raison ont des structures tout-à-fait semblables8, si les interprétations qui déconstruisent
les religions au nom de la raison n’épousent pas ou ne profitent pas des mêmes
processus qui ont été à leur origine, en travaillant également à bloquer le mouvement de
la recherche du sens dans quelque substance ou raison anthropomorphe, à la mesure du
seul homme. Mais arrêtons-nous maintenant au second segment de mon titre : l’attitude
6 Ladrière, Jean (2005), ‘L’intelligence de la foi et le devenir de la raison’, dans
Bousquet, François & Capelle, Philippe (éds) (2005), Dieu et la raison. L’intelligence de la foi
parmi les rationalités contemporaines. Paris: Bayard, p. 15-28. L’espérance de la raison et
légitimée par le fait qu’elle s’élance vers un sens total, qui ne peut pas ne pas lui être donné au
présent, mais seulement de façon inchoative.
7 Laquelle est née en 1772. Cf. Greisch, Jean (2002), Le buisson ardent et les lumières
de la raison. L’invention de la philosophie de la religion. I. Héritages et héritiers du XIXe
siècle. Paris: Cerf, p. 31.
8 Même affirmation d’un ou de plusieurs principes premiers sous la lumière de l’idée
d’absolu ; même affirmation pour laquelle cet absolu se lit dans la particularité de l’expérience
sensible et quotidienne.
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