Studia Theologica VI, 3/2008, 209 -222
La philosophie, médiatrice
entre l’affirmation religieuse et l’attitude de foi
Paul GILBERT sj
Università Gregoriana, Roma
Depuis toujours, des ambiguïtés inhérentes à l’expérience religieuse, un sort que
la raison révèle en toute expérience humaine, ont été mises en évidence par les
philosophes et les théologiens. L’expérience religieuse étant cependant particulière, ses
difficultés sont propres à sa prétention originale, qui est de tenir des liens privilégiés
avec l’absolu. Or les expressions de cette prétention peuvent être mortifères1. Les
hommes sont hélas experts en transformation de ce qui est le plus noble en eux pour
l’avilir et pour le détruire, de sorte qu’ils deviennent des ennemis d’eux-mêmes sans
même s’en rendre compte. C’est ainsi que les symboles les plus élevés de la sainteté
peuvent être détournés de leur sens. La dénonciation de la sécularisation de ce qui
devrait transfigurer notre existence singulière, par exemple la dénonciation de la
sacralisation des pouvoirs étatiques, est commune chez les philosophes, dont la fonction
est de servir la vérité. En prolongeant des textes de Varron, Augustin a mis en évidence
l’ambiguïté des prétentions religieuses lorsqu’elles se donnent des figures trop
humaines2. La réflexion que je propose ici indiquera comment le discernement de la
philosophie peut tenir un rôle de garant de la vérité qui libérera l’expérience religieuse
de ses ambiguïtés.
Mon titre oppose deux termes, ‘affirmation’ et ‘attitude’3. Cette opposition peut
paraître brutale et exagérée ; je me situerai en fait à un niveau purement schématique,
d’essences pures autant qu’irréelles ; c’est un choix de ma part, mais une décision
utile pour mettre en évidence les arrêtes du problème. J’oppose de même, au seuil de
1 Ce n’est pas l’intention de notre réflexion d’approfondir ici la question du lien de la
violence et du monothéisme, bien que cette question dramatique soit tenue ici en arrière fond.
2 Voir s. Augustin, La Cité de Dieu, VI, v-vi.
3 On pourrait renvoyer ici à la distinction entre l’‘attitude’ et la ‘catégorie que propose
Weil, Éric ²1996, Logique de la philosophie. Paris: Vrin, p. 79-80 ; j’utiliserai ce vocabulaire,
sans les nuances que Weil lui accorde dans sa perspective propre.
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mon exposé, la religion et la foi, exagérant ainsi l’idée que Thomas d’Aquin se faisait de
la foi qui ne se fixe pas sur les énoncés littéraux des croyances, mais qui s’élance au
delà, vers le mystère qu’est Dieu même4.
L’affirmation religieuse
Par ‘affirmation religieuse’, je n’entends pas les présentations par les théologiens
des systèmes spéculatifs de leurs religions respectives, mais plutôt les moyens que les
religions utilisent pour s’affirmer, c’est-à-dire pour ‘prendre consistance’ dans nos
sociétés, nos cultures, pour s’installer dans l’histoire. Parmi ces moyens, il faut
évidemment compter la puissance politique, et donc la tendance toute naturelle à
identifier la religion et l’État, comme dans l’Islam ou en Europe lorsque l’édit de Nantes
consacra le mot « cujus regio, eius religio ». L’affirmation religieuse est une affirmation
spontanée de l’homme, à laquelle participe toute personne et tout groupe humain et qui
naît autant des passions de la vie que, nous le verrons, de la raison.
S’affirmer, c’est se poser de manière ‘ferme’. L’étymologie du mot en précise
l’idée. S’affirmer, c’est faire en sorte qu’on ait des aspects ‘fermes’ (firmare
signifie ‘solidifier’, ‘fortifier’) ou des ‘formes’ (formare qui veut dire ‘façonner’,
‘régler’) en vue (ad) d’apparaître et de se faire reconnaître parmi les autres réalités du
monde en se donnant une visibilité déterminée, une identité. Cela implique que cette
affirmation de soi développe des processus qui permettent de se distinguer de toutes les
‘autres’ réalités et de faire voir les différences. C’est dans ce contexte que s’engendrent
les volontés d’exclusion de ceux dont on ne reconnaît pas la participation aux mêmes
affirmations identitaires. Le propre d’une religion, un mode d’être parmi tous les autres
modes d’être qui affirment leur identité en se distinguant des autres formes de vie, est
toutefois qu’elle se veut absolue, car la religion est par essence une manière de s’unir à
l’absolu. Cette exclusivité en faveur de l’absolu entraîne le désir de l’emporter sur tout
autre système religieux.
On notera que la religion englobe et fixe les codes moraux de la société qu’elle
régit, comme tout processus identitaire. Nous pouvons nous identifier à un mouvement
4 Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 1, a. 2, ad 2 : « L’acte du
croyant n’a pas son horizon [non terminatur] dans un énoncé, mais dans la chose [rem]
même ». Cette règle, note l’Aquinate dans le même passage, vaut aussi pour les sciences.
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de jeunesse, à un groupe d’entraide, à un club sportif, chaque fois sous le regard d’un
symbole représentatif, d’un uniforme, d’une bannière, d’une représentation d’une valeur
supposée absolue et indiscutable dans son genre. Nous aurons à chaque fois des codes
de conduite spécifiques, qui donnent à ceux qui y participent le sentiment d’appartenir
par leur pratique quotidienne à un ensemble vivant, plus large que leur seule
individualité. La sociologie s’occupe de ces phénomènes d’identification par
construction de cellules sociales autodéterminées mais particulières. Les processus
d’identification peuvent aboutir à ce que toute détermination posée fermement par un
autre groupe au sein d’un même genre social soit vu comme une menace et donc
insupportable. Cela arrive dès qu’un groupe humain juge son principe d’agrégation
absolu, c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot ‘absolu’, sans aucune nuance possible de
relativité. Beaucoup de nos groupes humains se prétendent absolus dans leur genre.
Mais dès qu’un groupe humain pense que son principe d’agrégation est le meilleur de
tous ceux que l’on peut poser, c’est-à-dire sans égal, dès qu’il prend conscience d’en
exprimer entièrement la non-relativité, il engendre immédiatement la violence, polie ou
non, de ses membres. C’est ce qui se passe lorsque des supporters de football guerroient
dans les tribunes à la manière de leurs équipes qui s’opposent sur le terrain l’une
l’emportera sur l’autre. Le principe d’identité (et sa revendication d’absoluité) est
accentué dangereusement quand il se conjoint à la pratique de la compétition, car
l’égalité ou la relativité réciproque des groupes sociaux s’y révèle insupportable, la
qualité du meilleur ne souffrant aucun partage.
Dans la mesure toute religion se définit comme une expression adéquate
d’une perception du meilleur et d’un absolu qui concerne la totalité de l’existence, elle
ne peut pas ne pas se vouloir entièrement exclusive ; toute rencontre avec une autre
religion sera nécessairement compétitive et violente. La volonté de rendre pacifique la
cohabitation des religions ne peut que manifester la perte du sens religieux au sein de
nos sociétés. Les religions se veulent naturellement omni-compréhensives, intégratives
de tous ceux qui y participent et de toutes leurs actions. Leurs théologiens peuvent ainsi
prétendre enseigner la structure réelle du monde. Les attitudes que les religions
imposent à la suite de leurs travaux et de leurs réflexions ont alors pour fonction de
rendre possible la vie dans un monde qui n’est pas seulement agréable pour tous (règles
d’hygiène, pour le vêtement, pour reproduction des membres du groupe, etc.) parce que
sans questionnement fondamental, mais qui est surtout en harmonie avec l’ordre
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cosmique sacralisé. Les actions accomplies religieusement expriment par principe
l’ordre idéal du monde ; elles ont pour rôle de faire venir cet ordre à la visibilité ; elles
veulent représenter et exprimer adéquatement le cosmos sous des aspects symboliques à
la fois pratiques et cognitives. De les rituels scrupuleux et somptueux, détaillés,
chaque moment d’exécution et chaque position des acteurs dans l’espace est à
comprendre en fonction d’un temps sacré et d’un ordre cosmique immense. Les
religions symbolisent l’absolu dans le concret.
Cela dit et redit par les historiens et les sociologues modernes et contemporains,
le point à considérer est cependant le suivant : comment se fait-il que naisse l’idée d’une
symbolisation de l’absolu dans l’existence de chacun qui, de toute manière, est relative,
contingente ? D’où viennent les religions ? Comment comprendre que l’appel et la
représentation de l’absolu dans la vie quotidienne soit source de violence, alors que
l’absolu est précisément ce qui devrait tout unir, ce qui devrait donc assurer une
communion et une paix universelle ? Ma thèse est que l’homme est naturellement
religieux en tant qu’il est rationale5, la religion étant une expression directe de sa raison.
Voilà pourquoi la religion peut utiliser des aspects violents de la raison. L’homme jouit
de la raison quand il en pratique les fonctions, par exemple quand il fait mémoire de son
passé ou qu’il projette son futur. Mais nous devons dire surtout que la raison transcende
ces mêmes fonctions puisqu’elle est capable de s’y tenir ou non, d’en manier les objets,
de les analyser dans une sorte d’atemporalité pour les organiser d’une manière plus ou
moins libre. Les créations de la raison ne sont pas déterminées par le seul fait qu’elle
connaît et analyse leur succession événementielle ; la raison transcendante est en effet
inventive, capable de perturber l’ordre des choses et de créer des réalités nouvelles. Les
prouesses de la technique contemporaine le montrent en suffisance : la raison humaine
est créative. De sa conviction : elle n’est pas soumise au destin des choses relatives.
En outre, elle se connaît critère des relatifs, indépendante d’eux qu’elle transcende, et
donc absolue.
Les religions assument cette même capacité de la raison à transcender les faits
isolés, à les organiser pour leur donner un sens qu’en eux-mêmes ils semblent ne pas
avoir. Elles possèdent elles aussi une puissance d’invention. Inventer n’est cependant
pas créer n’importe quoi par pure fantaisie. L’inventivité de la raison et de la religion
5 Voir la définition classique de la personne, chez Boèce : persona est naturae
rationalis individua substantia (dans le De duabus naturis et una persiona Christi, chap. 3
[Migne, PL 64, col. 1345]).
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suppose toujours que soient cohérents les différents éléments du monde. Aucune
invention ne pourrait être envisagée si le monde à partir duquel on va la réaliser n’était
pas fiable. Mais ce n’est pas là un destin qui pèse sur la raison. L’invention par l’homme
rend témoignage au fait qu’il sait a priori qu’il est dans un monde ordonné, mais aussi
que son travail rationnel va révéler cette invisibilité, la rendre visible de sorte qu’elle va
devenir davantage disponible. L’invention, en son acte producteur, fait venir en
visibilité l’ordre a priori du monde qui, autrement, resterait à jamais dans une obscurité
menaçante6. La raison reconnaît l’avènement de ce fond obscur dans ses réalisations
techniques, et cela lui donne de l’espoir pour aller plus loin. Toutefois, elle doit être
prudente. Elle ne pourra pas faire en effet qu’elle n’ait pas eu la possibilité de faire
émerger l’ordre du monde en quittant un désordre préalable : de là l’idée que l’ordre, qui
n’avait pas été préalablement perçu par le savoir, ne pourra sans aucun doute jamais être
entièrement connu et dit. Quant aux religions, elles font elles aussi venir à la lumière
l’ordre caché du monde, en prétendant cependant se situer à la pointe extrême de sa
révélation totale. En ce sens, elles sont plus pressées que la raison, plus impatientes que
les sciences.
Voilà d’ailleurs pourquoi les religions sont susceptibles d’être soumises à la
critique et au doute. Les processus qui soutiennent leur imagination peuvent être
interprétés de nombreuses manières ; la culture philosophique occidentale le sait depuis
des siècles, avant même que l’étude spécifique de la philosophie de la religion ne prenne
son envol7. On pourrait par ailleurs se demander, en considérant que la religion et la
raison ont des structures tout-à-fait semblables8, si les interprétations qui déconstruisent
les religions au nom de la raison n’épousent pas ou ne profitent pas des mêmes
processus qui ont été à leur origine, en travaillant également à bloquer le mouvement de
la recherche du sens dans quelque substance ou raison anthropomorphe, à la mesure du
seul homme. Mais arrêtons-nous maintenant au second segment de mon titre : l’attitude
6 Ladrière, Jean (2005), ‘L’intelligence de la foi et le devenir de la raison’, dans
Bousquet, François & Capelle, Philippe (éds) (2005), Dieu et la raison. L’intelligence de la foi
parmi les rationalités contemporaines. Paris: Bayard, p. 15-28. L’espérance de la raison et
légitimée par le fait qu’elle s’élance vers un sens total, qui ne peut pas ne pas lui être donné au
présent, mais seulement de façon inchoative.
7 Laquelle est née en 1772. Cf. Greisch, Jean (2002), Le buisson ardent et les lumières
de la raison. L’invention de la philosophie de la religion. I. Héritages et héritiers du XIXe
siècle. Paris: Cerf, p. 31.
8 Même affirmation d’un ou de plusieurs principes premiers sous la lumière de l’idée
d’absolu ; même affirmation pour laquelle cet absolu se lit dans la particularité de l’expérience
sensible et quotidienne.
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