considérer est cependant le suivant : comment se fait-il que naisse l’idée d’une symbolisation de
l’absolu dans l’existence de chacun qui, de toute manière, est relative, contingente ? D’où viennent
les religions ? Comment comprendre que l’appel et la représentation de l’absolu dans la vie
quotidienne soit source de violence, alors que l’absolu est précisément ce qui devrait tout unir, ce
qui devrait donc assurer une communion et une paix universelle ? Ma thèse est que l’homme est
naturellement religieux en tant qu’il est rationale
, la religion étant une expression directe de sa
raison. Voilà pourquoi la religion peut utiliser des aspects violents de la raison. L’homme jouit de la
raison quand il en pratique les fonctions, par exemple quand il fait mémoire de son passé ou qu’il
projette son futur. Mais nous devons dire surtout que la raison transcende ces mêmes fonctions
puisqu’elle est capable de s’y tenir ou non, d’en manier les objets, de les analyser dans une sorte
d’atemporalité pour les organiser d’une manière plus ou moins libre. Les créations de la raison ne
sont pas déterminées par le seul fait qu’elle connaît et analyse leur succession événementielle ; la
raison transcendante est en effet inventive, capable de perturber l’ordre des choses et de créer des
réalités nouvelles. Les prouesses de la technique contemporaine le montrent en suffisance : la raison
humaine est créative. De là sa conviction : elle n’est pas soumise au destin des choses relatives. En
outre, elle se connaît critère des relatifs, indépendante d’eux qu’elle transcende, et donc absolue.
Les religions assument cette même capacité de la raison à transcender les faits isolés, à les
organiser pour leur donner un sens qu’en eux-mêmes ils semblent ne pas avoir. Elles possèdent elles
aussi une puissance d’invention. Inventer n’est cependant pas créer n’importe quoi par pure
fantaisie. L’inventivité de la raison et de la religion suppose toujours que soient cohérents les
différents éléments du monde. Aucune invention ne pourrait être envisagée si le monde à partir
duquel on va la réaliser n’était pas fiable. Mais ce n’est pas là un destin qui pèse sur la raison.
L’invention par l’homme rend témoignage au fait qu’il sait a priori qu’il est dans un monde
ordonné, mais aussi que son travail rationnel va révéler cette invisibilité, la rendre visible de sorte
qu’elle va devenir davantage disponible. L’invention, en son acte producteur, fait venir en visibilité
l’ordre a priori du monde qui, autrement, resterait à jamais dans une obscurité menaçante
. La
raison reconnaît l’avènement de ce fond obscur dans ses réalisations techniques, et cela lui donne de
l’espoir pour aller plus loin. Toutefois, elle doit être prudente. Elle ne pourra pas faire en effet
Voir la définition classique de la personne, chez Boèce : persona est naturae rationalis individua
substantia (dans le De duabus naturis et una persiona Christi, chap. 3 [Migne, PL 64, col. 1345]).
Ladrière, Jean (2005), ‘L’intelligence de la foi et le devenir de la raison’, dans Bousquet, François
& Capelle, Philippe (éds) (2005), Dieu et la raison. L’intelligence de la foi parmi les rationalités
contemporaines. Paris: Bayard, p. 15-28. L’espérance de la raison et légitimée par le fait qu’elle s’élance