Studia Theologica VI, 3/2008, 209 -223 La philosophie, médiatrice entre l’affirmation religieuse et l’attitude de foi Paul GILBERT sj Università Gregoriana, Roma Depuis toujours, des ambiguïtés inhérentes à l’expérience religieuse, un sort que la raison révèle en toute expérience humaine, ont été mises en évidence par les philosophes et les théologiens. L’expérience religieuse étant cependant particulière, ses difficultés sont propres à sa prétention originale, qui est de tenir des liens privilégiés avec l’absolu. Or les expressions de cette prétention peuvent être mortifères1. Les hommes sont hélas experts en transformation de ce qui est le plus noble en eux pour l’avilir et pour le détruire, de sorte qu’ils deviennent des ennemis d’euxmêmes sans même s’en rendre compte. C’est ainsi que les symboles les plus élevés de la sainteté peuvent être détournés de leur sens. La dénonciation de la sécularisation de ce qui devrait transfigurer notre existence singulière, par exemple la dénonciation de la sacralisation des pouvoirs étatiques, est commune chez les philosophes, dont la fonction est de servir la vérité. En prolongeant des textes de Varron, Augustin a mis en évidence l’ambiguïté des prétentions religieuses lorsqu’elles se donnent des figures trop humaines2. La réflexion que je propose ici indiquera comment le discernement de la philosophie peut tenir un rôle de garant de la vérité qui libérera l’expérience religieuse de ses ambiguïtés. Mon titre oppose deux termes, ‘affirmation’ et ‘attitude’3. Cette opposition peut paraître brutale et exagérée ; je me situerai en fait à un niveau purement schématique, d’essences pures autant qu’irréelles ; c’est là un choix de ma part, mais une décision utile pour mettre en évidence les arrêtes du problème. J’oppose de même, au seuil de mon exposé, la religion et la foi, exagérant ainsi l’idée que Thomas d’Aquin se faisait de la foi qui ne se fixe pas sur les énoncés littéraux des Ce n’est pas l’intention de notre réflexion d’approfondir ici la question du lien de la violence et du monothéisme, bien que cette question dramatique soit tenue ici en arrière fond. 2 Voir s. Augustin, La Cité de Dieu, VI, v-vi. 3 On pourrait renvoyer ici à la distinction entre l’‘attitude’ et la ‘catégorie’ que propose Weil, Éric ²1996, Logique de la philosophie. Paris: Vrin, p. 79-80 ; j’utiliserai ce vocabulaire, sans les nuances que Weil 1 209 croyances, mais qui s’élance au delà, vers le mystère qu’est Dieu même4. L’affirmation religieuse Par ‘affirmation religieuse’, je n’entends pas les présentations par les théologiens des systèmes spéculatifs de leurs religions respectives, mais plutôt les moyens que les religions utilisent pour s’affirmer, c’est-à-dire pour ‘prendre consistance’ dans nos sociétés, nos cultures, pour s’installer dans l’histoire. Parmi ces moyens, il faut évidemment compter la puissance politique, et donc la tendance toute naturelle à identifier la religion et l’État, comme dans l’Islam ou en Europe lorsque l’édit de Nantes consacra le mot « cujus regio, eius religio ». L’affirmation religieuse est une affirmation spontanée de l’homme, à laquelle participe toute personne et tout groupe humain et qui naît autant des passions de la vie que, nous le verrons, de la raison. S’affirmer, c’est se poser de manière ‘ferme’. L’étymologie du mot en précise l’idée. S’affirmer, c’est faire en sorte qu’on ait des aspects ‘fermes’ (firmare signifie ‘solidifier’, ‘fortifier’) ou des ‘formes’ (formare qui veut dire ‘façonner’, ‘régler’) en vue (ad) d’apparaître et de se faire reconnaître parmi les autres réalités du monde en se donnant une visibilité déterminée, une identité. Cela implique que cette affirmation de soi développe des processus qui permettent de se distinguer de toutes les ‘autres’ réalités et de faire voir les différences. C’est dans ce contexte que s’engendrent les volontés d’exclusion de ceux dont on ne reconnaît pas la participation aux mêmes affirmations identitaires. Le propre d’une religion, un mode d’être parmi tous les autres modes d’être qui affirment leur identité en se distinguant des autres formes de vie, est toutefois qu’elle se veut absolue, car la religion est par essence une manière de s’unir à l’absolu. Cette exclusivité en faveur de l’absolu entraîne le désir de l’emporter sur tout autre système religieux. On notera que la religion englobe et fixe les codes moraux de la société qu’elle régit, comme tout processus identitaire. Nous pouvons nous identifier à un mouvement de jeunesse, à un groupe d’entraide, à un club sportif, chaque fois sous le regard d’un symbole représentatif, d’un uniforme, d’une bannière, d’une représentation d’une valeur supposée absolue et indiscutable dans son genre. lui accorde dans sa perspective propre. 4 Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 1, a. 2, ad 2 : « L’acte du croyant n’a pas son horizon [non terminatur] dans un énoncé, mais dans la chose [rem] même ». Cette règle, note l’Aquinate dans le même passage, vaut aussi pour les sciences. 210 Nous aurons à chaque fois des codes de conduite spécifiques, qui donnent à ceux qui y participent le sentiment d’appartenir par leur pratique quotidienne à un ensemble vivant, plus large que leur seule individualité. La sociologie s’occupe de ces phénomènes d’identification par construction de cellules sociales autodéterminées mais particulières. Les processus d’identification peuvent aboutir à ce que toute détermination posée fermement par un autre groupe au sein d’un même genre social soit vu comme une menace et donc insupportable. Cela arrive dès qu’un groupe humain juge son principe d’agrégation absolu, c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot ‘absolu’, sans aucune nuance possible de relativité. Beaucoup de nos groupes humains se prétendent absolus dans leur genre. Mais dès qu’un groupe humain pense que son principe d’agrégation est le meilleur de tous ceux que l’on peut poser, c’est-à-dire sans égal, dès qu’il prend conscience d’en exprimer entièrement la nonrelativité, il engendre immédiatement la violence, polie ou non, de ses membres. C’est ce qui se passe lorsque des supporters de football guerroient dans les tribunes à la manière de leurs équipes qui s’opposent sur le terrain où l’une l’emportera sur l’autre. Le principe d’identité (et sa revendication d’absoluité) est accentué dangereusement quand il se conjoint à la pratique de la compétition, car l’égalité ou la relativité réciproque des groupes sociaux s’y révèle insupportable, la qualité du meilleur ne souffrant aucun partage. Dans la mesure où toute religion se définit comme une expression adéquate d’une perception du meilleur et d’un absolu qui concerne la totalité de l’existence, elle ne peut pas ne pas se vouloir entièrement exclusive ; toute rencontre avec une autre religion sera nécessairement compétitive et violente. La volonté de rendre pacifique la cohabitation des religions ne peut que manifester la perte du sens religieux au sein de nos sociétés. Les religions se veulent naturellement omnicompréhensives, intégratives de tous ceux qui y participent et de toutes leurs actions. Leurs théologiens peuvent ainsi prétendre enseigner la structure réelle du monde. Les attitudes que les religions imposent à la suite de leurs travaux et de leurs réflexions ont alors pour fonction de rendre possible la vie dans un monde qui n’est pas seulement agréable pour tous (règles d’hygiène, pour le vêtement, pour reproduction des membres du groupe, etc.) parce que sans questionnement fondamental, mais qui est surtout en harmonie avec l’ordre cosmique sacralisé. Les actions accomplies religieusement expriment par principe l’ordre idéal du monde ; elles ont pour rôle de faire venir cet ordre à la visibilité ; elles veulent représenter et exprimer adéquatement le cosmos sous des aspects symboliques à la fois pratiques et cognitives. De là les rituels scrupuleux et somptueux, détaillés, où chaque moment d’exécution et chaque position des acteurs dans l’espace est à comprendre en fonction d’un temps sacré et d’un ordre cosmique immense. Les religions symbolisent l’absolu dans le concret. Cela dit et redit par les historiens et les sociologues modernes et contemporains, le point à 211 considérer est cependant le suivant : comment se fait-il que naisse l’idée d’une symbolisation de l’absolu dans l’existence de chacun qui, de toute manière, est relative, contingente ? D’où viennent les religions ? Comment comprendre que l’appel et la représentation de l’absolu dans la vie quotidienne soit source de violence, alors que l’absolu est précisément ce qui devrait tout unir, ce qui devrait donc assurer une communion et une paix universelle ? Ma thèse est que l’homme est naturellement religieux en tant qu’il est rationale5, la religion étant une expression directe de sa raison. Voilà pourquoi la religion peut utiliser des aspects violents de la raison. L’homme jouit de la raison quand il en pratique les fonctions, par exemple quand il fait mémoire de son passé ou qu’il projette son futur. Mais nous devons dire surtout que la raison transcende ces mêmes fonctions puisqu’elle est capable de s’y tenir ou non, d’en manier les objets, de les analyser dans une sorte d’atemporalité pour les organiser d’une manière plus ou moins libre. Les créations de la raison ne sont pas déterminées par le seul fait qu’elle connaît et analyse leur succession événementielle ; la raison transcendante est en effet inventive, capable de perturber l’ordre des choses et de créer des réalités nouvelles. Les prouesses de la technique contemporaine le montrent en suffisance : la raison humaine est créative. De là sa conviction : elle n’est pas soumise au destin des choses relatives. En outre, elle se connaît critère des relatifs, indépendante d’eux qu’elle transcende, et donc absolue. Les religions assument cette même capacité de la raison à transcender les faits isolés, à les organiser pour leur donner un sens qu’en eux-mêmes ils semblent ne pas avoir. Elles possèdent elles aussi une puissance d’invention. Inventer n’est cependant pas créer n’importe quoi par pure fantaisie. L’inventivité de la raison et de la religion suppose toujours que soient cohérents les différents éléments du monde. Aucune invention ne pourrait être envisagée si le monde à partir duquel on va la réaliser n’était pas fiable. Mais ce n’est pas là un destin qui pèse sur la raison. L’invention par l’homme rend témoignage au fait qu’il sait a priori qu’il est dans un monde ordonné, mais aussi que son travail rationnel va révéler cette invisibilité, la rendre visible de sorte qu’elle va devenir davantage disponible. L’invention, en son acte producteur, fait venir en visibilité l’ordre a priori du monde qui, autrement, resterait à jamais dans une obscurité menaçante6. La raison reconnaît l’avènement de ce fond obscur dans ses réalisations techniques, et cela lui donne de l’espoir pour aller plus loin. Toutefois, elle doit être prudente. Elle ne pourra pas faire en effet 5 Voir la définition classique de la personne, chez Boèce : persona est naturae rationalis individua substantia (dans le De duabus naturis et una persiona Christi, chap. 3 [Migne, PL 64, col. 1345]). 6 Ladrière, Jean (2005), ‘L’intelligence de la foi et le devenir de la raison’, dans Bousquet, François & Capelle, Philippe (éds) (2005), Dieu et la raison. L’intelligence de la foi parmi les rationalités contemporaines. Paris: Bayard, p. 15-28. L’espérance de la raison et légitimée par le fait qu’elle s’élance 212 qu’elle n’ait pas eu la possibilité de faire émerger l’ordre du monde en quittant un désordre préalable : de là l’idée que l’ordre, qui n’avait pas été préalablement perçu par le savoir, ne pourra sans aucun doute jamais être entièrement connu et dit. Quant aux religions, elles font elles aussi venir à la lumière l’ordre caché du monde, en prétendant cependant se situer à la pointe extrême de sa révélation totale. En ce sens, elles sont plus pressées que la raison, plus impatientes que les sciences. Voilà d’ailleurs pourquoi les religions sont susceptibles d’être soumises à la critique et au doute. Les processus qui soutiennent leur imagination peuvent être interprétés de nombreuses manières ; la culture philosophique occidentale le sait depuis des siècles, avant même que l’étude spécifique de la philosophie de la religion ne prenne son envol 7. On pourrait par ailleurs se demander, en considérant que la religion et la raison ont des structures tout-à-fait semblables8, si les interprétations qui déconstruisent les religions au nom de la raison n’épousent pas ou ne profitent pas des mêmes processus qui ont été à leur origine, en travaillant également à bloquer le mouvement de la recherche du sens dans quelque substance ou raison anthropomorphe, à la mesure du seul homme. Mais arrêtons-nous maintenant au second segment de mon titre : l’attitude de foi. L’attitude de foi Pour se défendre des interprétations malveillantes de la religion, des théologiens chrétiens ont distingué la ‘religion’ et la ‘foi’ jusqu’à les séparer radicalement. Cette distinction, fort présente à l’époque de Vatican II mais déjà ancienne dans la littérature critique9, s’enrichit en étant confrontée à d’autres, par exemple à celle de la chrétienté sociologique et du christianisme évangélique10, ou encore, dans un langage proprement philosophique, du catégorial et du vers un sens total, qui ne peut pas ne pas lui être donné au présent, mais seulement de façon inchoative. 7 Laquelle est née en 1772. Cf. Greisch, Jean (2002), Le buisson ardent et les lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion. I. Héritages et héritiers du XIXe siècle. Paris: Cerf, p. 31. 8 Même affirmation d’un ou de plusieurs principes premiers sous la lumière de l’idée d’absolu ; même affirmation pour laquelle cet absolu se lit dans la particularité de l’expérience sensible et quotidienne. 9 Voir les travaux de Paul Tillich, qui distingue les domaines du conditionné et de l’inconditionné (cf. Greisch, Jean [2002], p. 415-441). 10 Voir Vattimo, Gianni (2002), Dopo la cristianità. Per un cristianesimo non religioso. Milano: Garzanti. 213 transcendantal11. La religion appartiendrait aux figures de l’histoire, à la visibilité des actes humains, tandis que la foi déploierait le monde invisible des valeurs transcendantes. On aperçoit de suite les risques que peut entraîner une semblable distinction de la religion et de la foi, surtout celui de déconnecter la foi de l’histoire et de n’en faire qu’un aspect irrationnel et libre de la pensée et de la vie privée12 ; la raison universelle serait la seule responsable de la dignité de l’homme, la seule juge d’une « religion » authentique et à sa mesure, et la foi une libre opinion. Nous aurons à affronter cette difficulté, d’autant que les religions sont effectivement ambiguës, comme l’a montré la réflexion précédente. Mon titre évoque une ‘attitude’ de la foi. Par ‘attitude’, j’entends une manière de nous situer au sein du monde, de l’envisager, de nous y sentir présents. On parle ainsi d’attitude généreuse ou agressive, de confiance ou de défiance, etc. Or, tout discours s’élève sur fond d’attitude. La ‘religion’ vient d’une attitude qui prétend voir l’invisible et le rendre ‘présent’ ; les discours théologiques légitiment ensuite cette thèse conformément aux normes rationnelles de ce qui est précisément « présent ». Bien qu’on oppose souvent l’attitude subjective qui relève de l’action, c’est-à-dire de la volonté et de la liberté, et le savoir objectif conquis par l’entendement attentif aux nécessités causales, toute recherche intellectuelle résulte d’une certaine manière de regarder le monde, c’est-à-dire d’une attitude spécifique. La raison déploie son énergie en étant animée par des attitudes, en épousant des perspectives libres qui définissent ou délimitent ses approches du monde. Tout savoir, scientifique et théologique, est déterminé par une attitude. L’attitude peut être spontanée, en quelque sorte innée et liée au tempérament, ou acquise au gré des événements, des joies ou des blessures expérimentées durant l’existence, ou encore décidée au cœur d’une option fondamentale. Elle est souvent collective, car nos cultures nous imposent des manières d’être et de sentir, de voir les choses d’une certaine façon ; l’Occident est aujourd’hui livré globalement à l’idéologie scientiste et à ses décisions. Les attitudes sont également déterminées par les structures transcendantales de notre nature humaine, de sorte que nous ne puissions pas les choisir n’importe comment. L’attitude scientifique, de la physique par exemple, dépend de la tournure à la fois empirique et mathématique de nos puissances de connaître et ne peut pas se développer en dehors de celles-ci. Nos actes de science sont ainsi prédéterminés par nos 11 On peut penser que la distinction du catégorial et du transcendantal de Karl Rahner (voir par exemple Rahner, Karl [1983], Traité fondamental de la foi. Paris: Le Centurion, p. 190) avait des perspectives semblables. 12 Voilà pourquoi des ouvrages d’Henry Duméry ont été mis à l’index en 1969 (cf. Aguti, Andrea [2004] Henry Duméry. Filosofia della religione e critica del cristianesimo. Brescia: Morcelliana. 214 formes transcendantales. Notre connaissance n’est pas vraiment un simple miroir de la réalité, à moins qu’on ne dise que ce miroir soit déformant. Voilà pourquoi nous pouvons accentuer, par option, tel ou tel aspect de nos structures transcendantales. Par exemple, l’analyse de l’entendement scientifique fait librement appel à d’autres puissances que celles dont profitent les compositions de l’artiste. Les théologiens chrétiens considèrent qu’une attitude spécifique de la foi engendre des actions humaines et des constructions raisonnables. Cette attitude concerne le cœur des libertés des personnes. Si les interprétations immanentes aux structures du monde ainsi qu’aux formes subjectives transcendantales sont possibles puisque la liberté n’est libre qu’en s’engageant dans ces contextes de nécessité, elles ne le sont que parce qu’il y a d’abord un surgissement de la liberté qui s’est effectivement engagée dans le monde en prenant telle ou telle attitude devant les événements qui lui arrivent. Certes, la liberté s’exprime inévitablement selon les lois du monde et de la nature de l’homme, mais elle y trace aussi ses chemins qui lui permettent de poursuivre ses desseins propres. Voilà d’ailleurs pourquoi l’on peut dire que la science, qui vise à connaître tellement bien les lois du monde qu’elle peut les faire jouer les unes sur (ou contre) les autres (et ainsi les déjouer afin de donner libre cours à ses volontés de puissance et à son imagination), vient elle aussi d’un acte libre. Répétons que la connaissance scientifique n’est pas sans une attitude qui exprime une manière libre d’être. Reste à savoir si cette connaissance exprime suffisamment la disponibilité authentique et entière de la liberté. Nos différentes attitudes connaissent une charpente fondamentale commune. Toutes sont faites de désirs, ou d’intérêts ; toutes médiatisent, d’une part, la subjectivité venue à elle-même dans ses actes libres et, d’autre part, les diverses configurations objectives où cette subjectivité s’engage, qu’elle voit et sait hors d’elle-même mais avec lesquelles elle sait aussi pouvoir tisser des relations d’alliance et de compréhension. En cette tension vers ce qui est, en cela que la phénoménologie nomme ‘intentionnalité’ et que la réflexion reprend en ‘interprétations’, la subjectivité exerce son acte libre d’être. Il y a cependant ici un risque de narcissisme pour la liberté. En étant littéralement fidèle à Husserl, on pourrait conclure que la liberté ne reconnaît que ce qu’elle peut connaître au gré des formes de son désir ; selon les conférences de la Sorbonne13, la connaissance d’autrui est en effet la reconnaissance du ‘moi’ en lui. D’où la nécessité, pour sortir de ce narcissisme, d’élaborer 13 Voir de Husserl, Edmund (1947), la cinquième des Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Paris: Vrin, p. 75-77. 215 des manières « hérétiques »14 de phénoménologie. Des auteurs récents ont par exemple insisté sur la nécessité de construire des phénoménologies ‘non-intentionnelles’15, c’est-à-dire qui ne sont pas déterminées par les objets situés à l’horizon de nos intentions. En fait, aucun recourbement de la liberté vers elle-même, aucun narcissisme, ne pourra faire qu’elle n’ait pas d’abord surgi dans le monde en existant en acte intentionnel premier, qu’elle existe à la condition d’aller d’abord hors de soi, de s’ouvrir et de se disposer à ce qui n’est pas enclos dans son individualité indivisible. L’attitude première de la liberté est d’ouverture à ce qu’elle n’est pas. Son ‘intention’ ne finit pas à elle-même. Elle ne commence d’ailleurs pas non plus en ‘elle-même’, car elle s’éveille à soi grâce à l’appel d’autrui16. Personne ne s’accorde sa propre liberté en s’arrachant de lui-même à un destin qui le constituerait antérieurement. Notre liberté est notre lot, mais nous n’y accédons qu’en y étant provoqué par une autre liberté. Par conséquent, la liberté ne pourra jamais se totaliser en elle-même, se posséder. Nous expérimentons bien sûr, et trop souvent, un fort sentiment de peur devant la possibilité de nous perdre ; la puissance de notre narcissisme est par ailleurs essentielle pour défendre notre vie privée, nos actes libres en tant que nôtres, ‘miens’. Mais cette puissance ne se révèle pas de manière première. Le narcissisme n’est pas originaire, mais un contrecoup déformant du désir où la liberté, répondant à l’appel d’autrui, accède à sa puissance, à un ‘soi’ propre qui n’arrivera pas autrement à être. Le désir qu’éveille autrui ne crée aucune rupture du ‘soi’. Il donne au contraire à la liberté son être le plus propre. Mais l’exaltation du désir comblé par la vivacité même de sa réponse généreuse à l’appel d’autrui est susceptible d’être confondue avec un accomplissement heureux du ‘soi’ maître de soi ; l’ouverture à l’autre est alors annexée par le soi narcissique. L’attitude de foi apparaît dès lors profondément conforme à la dignité humaine. Il s’agit pour le ‘soi’ de laisser être le désiré afin de vivre d’un désir pur 17. Le repliement du désir sur la subjectivité le réduit aux possibilités du soi devenu substance de référence, donnée à soi a priori. Le désir n’est plus alors qu’un accident dont il faudra se méfier, se débarrasser même. On en arrive ainsi à une véritable méconnaissance de notre être original, et à une perversion ontologique. Voir de Patočka, Ian (1981), Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. Paris: Verdier. Voir Lévinas, Emmanuel (32001), ‘Intentionnalité et métaphysique’ dans ID., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Paris: Vrin, p. 189-200 ; Henry, Michel (1995), ‘Phénoménologie non-intentionnelle : une tâche pour la phénoménologie à venir’ dans Janicaud, Dominique (éd.) (1995), L’intentionnalité en question. Entre phénoménologie et recherches cognitives. Paris: Vrin, p. 383-397. 16 C’est là l’apport le plus évident de la philosophie de Lévinas. 17 On notera que la définition de la foi dans l’Épître aux Hébreux, 11:1 insiste moins sur l’aspect de connaissance (quoiqu’on y parle de ‘preuve’) que sur celui d’espérance et de confiance dans la promesse de 14 15 216 L’attitude de foi accomplit par contre une déprise totale du désirant devant le désiré. Pour approfondir ce point, on pourrait se référer à certains courants de la philosophie moderne et contemporaine, particulièrement aux études phénoménologiques sur le don18, ou encore aux thèmes originaux développés autour de l’intersubjectivité, chez Lévinas par exemple. L’attitude de foi, qui laisse être le désiré et qui se confie à lui, n’est pas aliénante mais fidèle à un attrait originel ; le passage en l’autre ne fait pas disparaître celui qui se confie à lui, mais il le pose en son acte propre, en son exercice d’acte d’être. Voilà d’ailleurs pourquoi certains auteurs croyants19 en arrivent à penser que la théologie chrétienne pourrait sauver la philosophie qui désespère d’arriver au principe premier que le rationalisme moderne voulait encercler entièrement dans son discours. La foi, ou la confiance en celui à qui elle est donnée, constitue ainsi la disposition rationnelle la plus originale, le cœur du cœur de l’homme. Si une interprétation philosophique de la théologie semblait tout à fait possible et souhaitable jusqu’il y a peu, ne seraitce que pour donner une intensité de rationalité au discours théologique20, la situation semble aujourd’hui s’inverser. La théologie, un discours rationnel dont la fonction est de rendre aussi témoignage à Dieu, peut sauver la philosophie confrontée à l’impossibilité de se clôturer en ellemême. La médiation philosophique L’essence de la philosophie n’est pas entendue partout et toujours de la même manière. Pour les uns, elle est une science ; pour les autres elle est une sagesse. Pour les uns, la pointe extrême de la philosophie, ou la métaphysique, est la science première, souveraine, la clef de voûte du système de nos sciences organisées hiérarchiquement ; pour les autres, la philosophie est une sagesse qui invite l’esprit à s’ouvrir à une réalité qui transcende tout savoir adéquat, quitte à ce que l’intellect ait le sentiment de se perdre. La première définition de la philosophie rejoint ce qui a été exposé dans Dieu, l’Autre par excellence. 18 Voir Gilbert, Paul & Petrosino, Silvano (2000), Le don. Paternité et amitié. Bruxelles: Lessius. 19 Voir Marion, Jean-Luc (2005), Le visible et le révélé. Paris: Cerf, p. 33, 116-117. 20 C’est là le mérite des philosophes idéalistes allemands au tournant du 18 e au 19e siècle. Mais que l’Écriture soit soumise à une interprétation philosophique, l’exigence en est née avec la Modernité. Le Tractatus theologico-politicus de Spinoza en est un signe. On verra sur ce thème quelques-uns des nombreux ouvrages de Tilliette, Xavier, particulièrement son (1990) Christ de la philosophie. Prolégomènes à une 217 la première section de mon exposé, et la seconde dans la seconde section. Ces deux définitions s’entrecroisent en fait là où nous repérons la médiation de la philosophie. Voyons donc maintenant, tout d’abord, comment la philosophie reprend le meilleur de l’intention scientifique et de sa reprise imitative par les religions ; nous envisagerons ensuite l’autre bord de la médiation philosophique, son rapport sapientiel avec la foi. En tant que recherche et définition des causes, la philosophie, ou l’attachement à la sophia, s’allie aisément aux sciences et à la religion, et à leurs manières d’affirmation. Dans la mesure où la religion entend promouvoir un certain ordre du monde pour en vivre, elle y établit une hiérarchie de principes ou de causes. Par exemple, ce que l’on nomme ‘Dieu’ est pour la religion la ‘cause’ première du monde. En fait, un tel Dieu est soumis à l’entente préalable de la relation de causalité. Il est pour cela typiquement onto-théologique, c’est-à-dire conçu à la manière des choses du monde soumises aux règles que l’entendement se donne en fonction et selon les limites de son expérience. ‘Dieu’ est en effet compris là grâce à l’interprétation que nous donnons des choses en un premier accueil ingénu ; le principe de causalité, dont la structure fondamentale est celle de l’efficience, constitue le schème que nous construisons et appliquons spontanément pour comprendre tout ce qui nous apparaît. L’entreprise rationaliste considère tous les phénomènes en proportion de la raison, ou plus exactement de la pratique rationnelle soumise à l’a priori non critiqué de la causalité et de l’implication. La science première devient alors la mathématique, science maîtresse de l’implication, qui ouvre des pans immenses devant l’imaginaire et les projets humains. Sur ce point, les ‘déconstructions’ heideggériennes21 sont définitives. Quant à la religion, elle tombe elle aussi sous les coups de l’interprétation des rationalistes qui y lisent une expression de la raison tout occupée à se créer une image du monde, à le faire venir en visibilité. Commence ainsi l’ère de l’herméneutique des religions, de leur interprétation en volonté de mainmise précipitée sur le monde. Le rationalisme croit alors pouvoir révéler la vérité naïve et précipitée de la religion. Ces perspectives, ou décisions libres devant la puissance de la raison, sont contestées aujourd’hui à cause des débordements, parfois inhumains, des sciences. La phénoménologie propose une autre entente, non scientifique, de la philosophie. Contrairement au rationalisme christologie philosophique. Paris: Cerf. 21 Voir par exemple Heidegger, Martin (1959), Qu’appelle-t-on penser ? Paris: PUF ; ID. (1962), Le principe de raison. Paris: Gallimard. 218 moderne, elle a le projet de laisser venir en présence ce qui est22, sans imposer aucune règle d’apparition mais en laissant apparaître le phénomène, en lui permettant d’apparaître comme phénomène et non comme effet d’une cause autre, de quelque noumène qui s’y cacherait et que la science pourrait étaler devant nos regards23. Telle serait l’orientation prise par la phénoménologie de Michel Henry et de Jean-Luc Marion, par exemple24. On voit alors que la phénoménologie, en invitant la raison scientifique à la modestie, vient au secours de la religion abaissée et substituée par le rationalisme ; elle peut y faire reconnaître ce qu’il y a de plus authentique, l’avènement du mystère et l’expression de la foi. Pour cela, elle ne se contente pas d’analyser nos puissances cognitives ; elle met plutôt au jour l’attitude fondamentale qui soutient tout effort humain pour accueil de ce qui est. L’epochè phénoménologique a là son sens profond. De là le tournant éthique, pour ne pas dire théologique, des phénoménologues récents 25. On peut croire cependant que ce tournant avait trouvé déjà une expression dans les multiples considérations antiques sur l’analogie. L’analogie n’est pas qu’un discours logique ; elle est surtout une manière de dire ce que la réflexion saisit d’une altérité qui transcende absolument les pouvoirs de la raison. Considérons maintenant l’autre bord de la médiation philosophique, l’attitude de foi. Comme on l’a déjà signalé, certains auteurs soulignent que la foi, ainsi que le discours où la foi chrétienne expose ses raisons, pourrait rendre à la raison savante la conscience des limites de l’entendement calculateur et orienter vers d’autres dimensions du savoir. La Modernité, qui a certes posé la raison au principe de tout savoir, conjoint cependant à cette décision, en fait, d’importantes nuances. La raison moderne connaît en effet sa fragilité. Elle doit continuellement se surveiller, faire effort pour demeurer droite car elle n’a aucun appui assuré – sinon son attention scrupuleuse à son approche de ce qui est. L’attitude de foi n’est pas vraiment éliminée par la Modernité, malgré sa tentation rationnaliste. C’est ce que retrouve aujourd’hui la phénoménologie. La théologie chrétienne, ou le discours de la foi, a également pour mission de porter au langage ce que nos forces humaines ne peuvent pas mesurer ; elle est un discours qui se constitue dans le rapport le plus radical qui soit à l’Autre, dans l’attention au Transcendant, dans son écoute. Tel est la signification du ‘laisser-être’, de l’‘abandon’ dont parle Heidegger dans sa conférence de 1955 intitulée Gelassenheit. 23 Un bel exemple de cette exigence peut se lire dans l’article de Lévinas, Emmanuel (1991), ‘La souffrance inutile’ dans ID, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre. Paris: Grasset, p. 100-112. 24 Voir la critique du principe de causalité par Marion, Jean-Luc (1997), Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation. Paris: PUF, p. 232-235. 22 25 Voir Janicaud, Dominique (1991), Le tournant théologique de la phénoménologie française. Combas, Éditions de l’Éclat. 219 L’attitude profonde mise en exergue par la foi n’est pas sans rencontrer chez les philosophies classiques aussi bien que modernes des signes de sa vitalité. Les Antiques voyaient l’origine des sciences dans la disposition spirituelle à l’étonnement devant tout ce qui est en tant qu’il est en sa substance propre ; mais ils déployaient ensuite un discours axé sur l’ordre du monde établi a priori et soumis à l’animation du « premier moteur »26. Les Modernes, attirés par l’anthropologie, sont par contre attentifs davantage aux possibilités affectives et rationnelles de l’homme, et surtout à ses opérations méthodiques. À chaque fois, que ce soit chez les Antiques ou chez les Modernes, la philosophie naît d’une distance, d’une altérité, de la transcendance cosmique pour les Antiques ou de l’homme à distance de soi pour les Modernes. La raison peut sans doute mettre en œuvre toute la puissance de son entendement pour réduire ces diverses formes de distance, mais personne ne pouvait faire qu’une distance ne soit pas advenue et n’advienne pas sans cesse sous des formes diverses. C’est alors que la sagesse philosophique, la phronèsis, montre l’originalité de sa médiation. Elle considère les efforts que nous déployons pour surmonter, en vain, les diverses formes de transcendance qui s’ouvrent devant la raison. Elle fait observer que ces efforts rendent hommage à une profondeur originaire essentielle. Elle insiste sur la conscience qui en naît, sur le savoir que l’esprit a de ‘soi’ en tant qu’autre que le monde et qu’autre que quelque représentation du ‘soi’ immédiatement présent à ‘soi’. Elle dispose ainsi l’esprit à entendre l’appel de la foi malgré la raison qui veut à tout prix combler les distances qui provoquent ses efforts. Les Antiques distinguaient deux types, théorique et pratique, de sagesse. Le premier type, la sophia proprement dite, appartient au savoir et couronne le mouvement spirituel indiqué dans la première section de mon exposé. Le second type, la phronèsis, est pratique et appartient au domaine auquel ma seconde section s’est intéressé. Dans le vocabulaire contemporain, ces deux types de sagesse sont unis : les langues en général (l’italien, qui distingue sapienza et saggezza, est une des rares exceptions) utilisent pour les désigner un seul terme où se confondent les deux significations antiques. Les commentateurs récents ne parviennent d’ailleurs pas à vraiment isoler ces deux significations : en réalité, l’essence de l’homme étant une, chaque signification appelant l’autre. La philosophie contemporaine semble toutefois plus attentive que l’antique à l’action qui construit le savoir. Pour la philosophie classique, spontanément rationalisante, le vrai et la sophia précèdent le Voir ARISTOTE, Métaphysique, XII, 7 (1072b9) ; on lira à ce propos de Berti, Enrico (2005), ‘La causalità del motore immobile secondo Aristotele’ dans ID., Nuovi studi aristotelici. II, Fisica, Antropologia e metafisica. Brescia: Morcelliana, p. 453-470. 26 220 bien. La recherche du vrai est toutefois un bien, et même le bien par excellence du point de vue du chercheur. La réalité du vrai ‘en soi’ n’est pas pour autant soumise au bien, dont les réalisations sont multiples. Elle garantit plutôt, mais d’une manière eschatologique, la rectitude du déploiement de la recherche savante, cette rectitude caractérisant précisément la phronèsis, le mouvement spirituel qui conduit au bien. L’éthique, intérieure au savoir qu’elle anime, demande cependant de comprendre son déploiement d’une manière qui lui soit propre. En effet, elle ne peut pas attendre l’avènement du vrai ‘en soi’. Mais comme elle se situe au cœur du mouvement de l’esprit, la philosophie peut en méditer réflexivement les conditions de rectitude et indiquer par là le vrai eschatologique. Le mot ‘religion’ a traditionnellement deux significations : ‘relier’ ou ‘donner sa confiance’27. En tant qu’elle ‘relie’ l’homme et le divin, elle exerce l’essence de la raison dont la fonction est précisément d’établir des liens entre les réalités, de les synthétiser, de les unifier. La sagesse, la sophia, la vertu de la raison, court toutefois le risque de tout porter à l’abstraction et de tout confondre, surtout de ramener le divin aux mesures de l’homme, de sacraliser l’immanence de la logique humaine. La première section de mon exposé a traité de ce problème : c’est à ce niveau que, la plupart du temps, notre culture actuelle entend le mot ‘religion’. Mais la sagesse est aussi phronèsis, ‘prudence’ dit-on, en tout cas la vertu la plus essentielle de l’action. Elle anime alors la religion au sens où la personne religieuse donne sa foi en un autre, se confie en un Autre. Ma seconde section a développé ce point. La philosophie est à la fois sophia et phronèsis, mais elle donne la priorité à la foi sur les figures du savoir où le mouvement spirituel risque de se fixer et de s’arrêter. Elle montre la nécessité et l’essentialité de l’attente, de la confiance d’être dans le vrai qui ne s’est pas encore entièrement révélé au savoir, qui est à écouter au long d’un chemin de connaissance mené en se disposant à accueillir ce qui s’y annonce. Cela ne signifie pas que la foi ne sache rien d’aucune manière ; sa connaissance est cependant d’un autre ordre que celui d’un savoir de pure raison immanente humaine. La philosophie en sa forme phénoménologique, lorsqu’elle met en lumière l’essence eschatologique du vrai, donne de comprendre la raison du progrès des sciences, et surtout de l’évolution purificatrice des religions lorsque les anime l’attitude de la foi. Sommaire 221 Le 21e siècle sera religieux, disait Maritain. Mais les religions semblent aujourd’hui plus guerrières que jamais. N’ont-elles cependant pas pour fonction d’unir les hommes ? En fait, il convient de distinguer les religions (dont les figures sont d’immanence) et la foi (dont l’intention est de transcendance), tout en les conjoignant. La philosophie, qui est sophia autant que phronèsis, a pour tâche de les articuler. 27 Voir Greisch, Jean (2002), p. 14-15. 222