Ann. Kinésith ér., 1989, t. 16, © Masson, Paris, 1989 nO MISE AU POINT 7-8, pp. 357-360 La douleur J.c. DE MAUROY Clinique Vendôme, 25, rue Duquesne, F 69006 Lyon. Définition de la douleur Chacun sait d'expérience ce que signifie la douleur, mais il est difficile d'en donner une définition satisfaisante et les termes utilisés par les neurophysiologistes, les psychiatres et les philosophes ne seront pas identiques. On peut essayer de la définir comme une expérience sensorielle et émotionnelle liée à une lésion corporelle ou potentielle, ou comme une sensation subjective désagréable toujours associée à un trouble émotionnel dominé par l'inquiétude. Cette composante émotive détermine la description douloureuse et perturbe toutes les méthodes de mesure prétendues objectives basées sur la description verbale. On distingue souvent la douleur de l'homme normal qui a valeur de signal d'alarme et qui met en jeu des comportements de fuite adaptés et destinés à protéger le corps, et la douleur pathologique ou douleur maladie qui se pérennise, s'aggrave avec le temps, envahit tout le champ de conscience et s'intrique de façon étroite avec l'anxiété et la dépression. Le champ d'investigation et de recherche en matière de douleur est extrêmement vaste comme en témoigne le programme de la Journée du 25 novembre 1988. Les données fondamentales comportent plusieurs volets anatomiques, neurophysiologiques et neurocliniques. Anatomie L'anatomie des voies impliquées dans la douleur est assez bien connue et l'on sait les caractéristiques et la localisation des fibres qui transportent spécifiquement cette sensation aussi bien au niveau des nerfs, de la moëlle épinière ou au niveau du système nerveux central : thalamus ou cortex. Le premier système est destiné à la localisation et à l'analyse spatio-temporelle et qualitative précise du phénomène douloureux. S'agit-il d'une brûlure ou d'une piqûre? où est-elle localisée? évoque-t-elle un phénomène déjà perçu? Ce temps d'analyse est indispensable pour une riposte adaptée. Le deuxième système, plus ancien est appelé pour cela paléo-spino-thalamique. Il est un système d'alerte se projetant de façon très diffuse sur le tronc cérébral et le cerveau, engendrant des modifications végétatives du pouls, de la tension artérielle, des sécrétions hormonales, des comportements de fuite, d'émotion, de cris'cde réveil... Ce système dont la mise en jeu estlènte par rapport au précédent est modulé par les substances opiacées endogènes, c'est-à-dire les morphines du cerveau. Par ses multiples composantes et modulations, on conçoit que sa mise en jeu soit différente d'un sujet à l'autre pour une même stimulation, et chez un même sujet des moments différents en fonction de l'expérience. Il a été prouvé en laboratoire que le seuil douloureux varie selon l'anxiété, le moment de la journée, l'état de joie ou de tristesse, la mémoire douloureuse et la connaissance éventuelle de situations analogues précédentes. D'un sujet à l'autre, les variations peuvent être importantes, probablement liées à des contrôles différents des phénomènes douloureux et peutêtre à des sécrétions endorphiniques variables d'un sujet à l'autre. Neurophysiologie Présentée à la Réunion des 25 et 26 novembre du Service de Santé des Armées. Tirés à part: 1988. École J.c. de MAUROY, à l'adresse ci-dessus. Les découvertes de ces dernières années ont dévoilé en partie, les mécanismes inhibiteurs du !... 358 Ann. Kinésithér., 1989, t. 16, nO 7-8 message nociceptif, en relevant le fait fondamental que chacun possède des systèmes de contrôle extrêmement puissants sur la douleur chronique. Cela débouche sur des possibilités de stimulation thérapeutique de ces. structures inhibitives physiologiques. Les modulations douloureuses s'exercent à deux niveaux : au niveau de la moëlle et au niveau cérébral. Contrôle médullaire Au niveau segmentaire médullaire, les fibres de la douleur, de petit calibre sont contrôlées par celles de la sensibilité tactile de gros calibre. Cette théorie de la porte (gate control) a donné un essor considérable aux thérapeutiques de la douleur fondées sur la stimulation des fibres de gros calibre soit par voie chirurgicale, soit plus simplement par application d'électrodes sur la peau aux alentours de la zone douloureuse (électrostimulation transcutanée). L'activité prédominante des grosses fibres mises en jeu par des stimuli tactiles ferme la porte aux messages nociceptifs et l'on comprend mieux la réaction habituelle qui consiste à se frotter la région brûlée, se secouer les doigts après un pincement. Il existe à l'entrée de la moëlle, dans la corne postérieure, un véritable barrage dont le seuil de franchissement est fonction de l'intensité respective de l'influence activatrice douloureuse et des influences inhibitrices des grosses fibres, cette modulation subtile et segmentaire fait appel à des neuromédiateurs et la substance « P » (comme pain) est le plus puissant des excitateurs sur les neurones nociceptifs profonds de la corne postérieure de la moëlle qui transmettent la douleur. Dans les mêmes régions, la morphine et les enképhalines inhibent la libération de la substance « P » en se fixant sur des récepteurs spécifiques. Ceci explique l'efficacité de l'administration de morphine directement dans le liquide céphalo-rachidien. Il existe en fait beaucoup d'autres neuropeptides qui interviennent dans le contrôle douloureux : gaba, dopa, sérotonine, somatostatine ... Contrôle cérébral Il existe de multiples modulations cérébrales encore mal connues : certaines ont une origine rhinencéphaliques : ainsi la peur, l'émotion, l'appréhension, l'anticipation de la douleur facilitent ou au contraire, diminuent la transmission du message nociceptif, on peut citer l'analgésie parfois considérable, liée au stress expliquant que certains ne s'aperçoivent pas immédiatement d'une fracture ou d'une amputation en temps de guerre ou lors d'une activité sportive intense. Certaines régions du cerveau ont un pouvoir analgésique extrêmement puissant et l'on sait depuis la découverte de Reynolds en 1948, que l'on peut opérer'des animaux sans anesthésie, en stimulant certaines régions du tronc cérébral, noyau du raphé et substance grise péri-aqueducale avec un effet identique à l'administration de morphine. Tous ces sites sont riches en récepteurs morphiniques et sont le siège de hautes concentrations d'endorphines. Certains ont proposé ce type de stimulation chez le cancéreux, ce qui est tout à fait réalisable, mais l'effet antalgique s'épuise avec le teJJ?ps et comporte des effets d'habituation et d'accoutumance peu différents de ceux obtenus par l'administration pharmacologique habituelle. Les endorphines S'il est facile de définir les endorphines, ces substances endogènes dotées de propriétés analogues à celles de la morphine et des opiacés, il est plus délicat d'en préciser le rôle dans la transmission douloureuse. 1. Ces substances ont la possibilité de produire un analgésique en se fixant sur certains récepteurs morphiniques. Leur rôle probable est attesté par l'abaissement de leur taux chez certains douloureux chroniques, ou malades atteints de névralgie essentielle. Au contraire, leur taux est élevé lors de l'antalgie induite par l'acupuncture ou la stimulation de la substance grise péri-acqueducale. Le dosage de ces substances peptides issus de la béta lipo-protéine est délicat et la corrélation entre le taux des Ann. Kinésith ér., 1989, t. 16, n° 7-8 359 endorphines ou enképhalines et la douleur est tout à fait incertaine au point que ce dosage ne réalise pas un critère objectif de la douleur. 2. Ces substances suscitent des fonctions de tolérance et de dépendance croisées avec la morphine .. 3. Enfin, les endorphines agissent sur plusieurs systèmes neuronaux régulateurs de leur fonctionnement modulation de la libération de la substance « P », modulation de systèmes de neurotransmetteurs très variés (dopa, noradrénaline, acétylcholine ...) expliquant que les morphines interviennent non seulement sur la douleur, mais beaucoup plus largement sur la motricité, les investigations, la mémoire, les états affectifs. Un des progrès les plus notables de la recherche neurophysiologique et neurochimique a été l'identification des récepteurs morphiniques cérébraux dans des structures qui expliquent bien les effetsprimaires et secondaires de l'opium et de la morphine utilisés depuis des millénaires: analgésie, euphorie, suppression de la toux, de la diarrhée, des nausées... L'utilisation thérapeutique des endorphines, bute sur le franchissement difficile de la barrière hémato-encéphalique qui sépare le sang du cerveau et la rapidité de dégradation de ces produits par des enzymes diffusement répartis sur le cerveau (peptidases). On a réussi à mettre au point des agents cliniques qui bloquent sélectivement ces enzymes tels le tiorphan, premier inhibiteur de l'enképhalinase qui a un effet analgésique. Pour le moment, ces inhibiteurs enzymatiques ne sont pas encore des outils pharmaceutiques usuels, mais ils représentent un espoir parmi les antalgiques du futur qui respecteront davantage la physiologie en agissant directement sur les systèmes inhibiteurs avec moins d'effets secondaires que les morphiniques. Prise en charge médicale de la douleur Des cliniques ou centres de la douleur existent depuis des dizaines d'années en France. La mentalité vis-à-vis de la douleur a changé. D'une fonction secondaire et inéluctable qui avait le mérite d'aider au diagnostic de la cause, la douleur est maintenant traitée en tant que telle, même si la cause responsable est au-delà des ressources thérapeutiques. L'arsenal antalgique s'est considérablement élargi et les indications se sont précisées. Les techniques sont parfois si sophistiquées, qu'elles exigent la collaboration d'une équipe rodée comprenant différents spécialistes neurochirurgiens, pharmacologues, neurologues, psychiatres ... Quand on sait la diversité des contrôles du message douloureux par l'organisme, on conçoit la multitude des moyens d'action qui doivent le plus souvent être associés et qui vont de la sophrologie à l'utilisation de la neurostimulation transcutan~e ou de la morphine intrathécale. Toute décision thérapeutique est précédée d'une étude sémiologique précise du type de douleur et du terrain psychologique dans laquelle elle s'inscrit. En matière de douleur chronique, on distingue les phénomènes d'hypernociception comme le réalisent, les inflammations, les cancers, les phénomènes rhumatologiques avec une stimulation nociceptive répétée sur un système nerveux intact, des phénomènes de différentiation ou 'les récepteurs de la douleur ne sont pas sollicités en périphérie, mais où une lésion du système nerveux périphérique ou central modifie la mise en jeu de contrôles et crée une douleur auto-entretenue: douleurs des zonas, des amputés, de certaines scléroses en plaque ou accidents vasculaires cérébraux ... Dans les douleurs d'hypernociception, on fait appel à la morphine, éventuellement à des techniques chirurgicales de section, des nerfs, des racines, voire de certaines voies de la moëlle. Dans les douleurs de différentiation, on doit recourir aux antidépresseurs et à la neurostimulation. L'expérience des Centres de la Douleur apprend l'importance des facteurs psychologiques et psychiatriques dans la perénisation des douleurs chroniques. La prise en charge de ces patients qui refusent le rôle de la psychologie est parfois difficile. Il faut toutefois éviter l'écueil dichotomique de la douleur organique et de la douleur psychogène. La douleur chronique est le type même du phénomène psychosomatique. A côté des techniques de relaxation et de sofrologie, une véritable rééducation comporte- 360 Ann. Kin ésithér., 1989, t. 16, nO 7-8 mentale permet de vivre avec sa douleur en la contrôlant au maximum sans la supprimer complètement. L'analyse des situations aggravantes ou au contraire qui atténuent la douleur, la prise de conscience du phénomène psychologique qui interfère permèt en adaptant le mode de vie à un bon contrôle du phénomène douloureux bien préférable à l'utilisation abusive d'antalgiques. Une ambiguïté existe dans l'esprit du public et même des médecins à propos des douleurs chroniques. Si certaines douleurs cancéreuses répondent complètement aux traitements à administration intrathécale de morphine, blocs analgésiques, neurochirurgie ... d'autres telles que les douleurs succédant à un zona, à une chirurgie du rachis lombaire, à une amputation, ou parfois simplement une migraine ne sont calmées complètement par aucune thérapeutique. L'échec médical est souvent source d'aggressivité réciproque dans la relation patientmédecin. Cette aggressivité sera d'autant plus forte que le patient est dans une situation p3;ssive, espérant une solution « miracle » à son problème et qu'il sera forcément déçu. C'est dans cette situation que les Centres de la Douleur seront les plus utiles. La dimension psychologique est forcément prise en compte dans l'appréciation la plus objective possible du symptome douloureux. Objectiver la douleur est un rêve irréaliste des fondamentalistes qui aimeraient par l'enregistrement de potentiels évoqués, de dosages chimiques, ou par l'étude de réflexes médullaires quantifier la douleur. De nombreuses techniques ont été proposées, permettant de mieux comprendre la physiologie, mais aucune d'elles ne peut témoigner réellement de la souffrance dont la description sera toujours subjective, globale et complexe. Cette dimension explique la participation du psychanalyste, du philosophe, du sociologue au cours de cette journée. Il est souvent beaucoup plus facile de s'intéresser aux nouvelles techniques antalgiques que d'approfondir la complexité de la douleur, souffrance qui n'appelle souvent qu'indifférence même si son coût social et individuel est Immense.