La négation La négation chez Hegel Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Introduction : position et négation Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes1. Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation2, le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence 1 Jacobi, David Hume et la croyance ou Idéalisme et réalisme, 1787, trad. Louis Guillermit, Université de Provence, 1981, p. 312-313. 2 Ces critiques sont précisées aussi bien dans « l’Appendice sur l’idéalisme transcendantal » du David Hume que dans Ueber das Unternehemen des Kriticismus die Vernunft zu Verstande zu bringen und der Philosophie überhaupt eine neue Absicht zu geben (1801). www.philopsis.fr dans son surgissement, aux structures eidétiques et ontologiques de la facticité 3 . Quelques décennies plus tard cette promesse de veiller à la positivité de l’existence a été trahie : qu’il s’agisse de Schopenhauer, tordant le transcendantalisme kantien en confondant l’apparition et l’apparence (le monde phénoménal étant le voile de Maya) ou de Friedrich Schlegel, faisant du système hégélien une divinisation de l’esprit de négation4, c’est la part méphistophélique, négatrice, qui semble l’avoir emporté sur la part faustienne, affirmatrice, accueillante à l’être. Certes les choses ne sont pas aussi tranchées : la plupart des critiques de Kant avaient déjà souligné la dimension destructrice de la philosophie critique, travail de sape de la métaphysique traditionnelle, voire de la morale par son rationalisme radical et son apparent subjectivisme. Et Jacobi lui-même ne manquera pas, comme on l’a dit, de faire chorus en faisant de l’idéalisme un nihilisme qui s’ignore5. On se propose ici de montrer comment la séquence ouverte par Kant permet de comprendre cette caractéristique de la pensée idéaliste qui pose l’être comme indépendant de la pensée (positivité) tout en donnant un nouveau sens à la négation qui n’est ni logique (contradiction) ni ontologique (le néant). Dans sa période précritique Kant soutient la thèse de l’être comme position, ce qui a des conséquences sur la façon de penser la négation comme variété de la position, si on admet la distinction kantienne entre opposition logique et opposition réelle. Hegel, de son côté, poursuit la désontologisation de la res cogitans commencée par Kant et désanthropologise la pensée en faisant du Concept la structure intelligible de tout être. Si la pensée est bien Concept, ou pensée objective, alors la contradiction n’est plus seulement affaire de discours : négation et contradiction deviennent alors des auxiliaires indispensables pour écrire l’être dans son déploiement catégoriel sans faire du négatif un être ou un moindre-être. La thèse kantienne : l’être comme Position et la positivité du négatif Avant d’analyser la signification de la négation chez Hegel on rappellera la façon dont Kant articule position et négation dans le cadre de la philosophie précritique : la négation dialectique s’éclaire quand on comprend pourquoi Hegel modifie la thèse kantienne de l’être comme position absolue. Cette thèse se comprend dans un contexte polémique contre la logicisation intégrale de l’être présente dans la métaphysique wolffienne à laquelle Kant oppose de nombreuses objections dès ses écrits précritiques, la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755) et L’Unique fondement possible d’une démonstration 3 Le développement de la W.L. de Fichte, la philosophie du dernier Schelling… 4 Schlegel, Philosophie des Lebens, 1828, Erste Vorlesung. 5 Jacobi, « Lettre de Jacobi à Fichte », in Lettre sur le nihilisme, trad. Ives Radrizzani, Paris, GF-Flammarion, 2009. © Philopsis – Laurent Giassi 2 www.philopsis.fr de l’existence de Dieu (1763). L’idéalisme critique de Kant suppose la remise en cause de la déduction de l’existence à partir du concept, le rejet de toute conception prédicative de l’existence irréductible et antérieure à la possibilité. Avant que Kant ne généralise cette thèse, c’est d’abord dans le cas de Dieu que s’effectue cette délogicisation de l’être qui devait faire vaciller la métaphysique wolffienne. Dans la seconde section de la Nouvelle explication consacrée à l’analyse du principium rationis sufficientis, suivant les critiques déjà esquissées par Crusius6, Kant distingue ce que Wolff a confondu : les raisons d’être de la chose et les raisons de la connaître. Dans son Ontologia Wolff avait ainsi défini le principium rationis sufficientis : « Ex rationem sufficientem intelligimus id, unde intelligitur, cur aliquid sit »7 La ratio sufficiens englobe pour ainsi dire le concept de causa car la ratio rend compte de l’existence des choses et de leur détermination intelligible : « […] Der Grund ist dasjenige, wodurch man verstehen kann, warum etwas ist, und die Ursache is ein Ding, welches den Grund von einem andern in sich enthält »8 [La raison est ce par quoi on peut comprendre pourquoi quelque chose est et la cause est une chose qui contient en soi la raison d’une autre] Comme rien ne vient de rien et qu’il est impossible que quelque chose vienne de rien9 tout ce qui n’existe pas de façon nécessaire a conséquemment une raison suffisante (zureichenden Grund) qui explique pourquoi il est et doit être en soi possible tout en ayant une cause (Ursache) qui le rende effectif (die es zur Würklichkeit bringen kann)10. Sur le plan des principes l’Ursache est entièrement subordonnée au Grund et cette priorité se trouve dans l’intitulé du principe de raison suffisante. Kant critique cette définition car elle est pour lui de nature redondante, pour ne pas dire tautologique : dire que le principe de raison suffisante explique pourquoi une chose est, c’est dire que « la raison est ce qui permet de comprendre pour quelle raison une chose est, au lieu de ne pas être » car Wolff a commis l’erreur de mêler « le défini » [la raison suffisante] à la définition [le principe de raison]. Le cur n’a aucune valeur explicative, il ne fait qu’expliciter la ratio. Afin d’éviter une telle stérilité et de redonner à l’être (cur..sit) toute sa place Kant distingue alors la « raison “antérieurement ” déterminante » et la « raison “postérieurement” déterminante » : 6 Wolff, Dissertatio de usu et limitatibus principii rationatis determinantis vulgo sufficientis, Leipzig, 1713. 7 Wolff, Philosophia prima sive Ontologia, 1736, caput II, §56. 8 Wolff, Vernünftige Gedancken von Gott, der Welt und der Seele des Menchen, auch allen Dingen überhaupt, §30. 9 Ibid., §28. 10 Ibid., §30. © Philopsis – Laurent Giassi 3 www.philopsis.fr « La raison “antérieurement ” déterminante est celle dont la notion précède ce qui est déterminé, c'est-à-dire sans la supposition de laquelle le déterminé n’est pas intelligible. La raison “postérieurement” déterminante est celle qui ne serait pas posée si la notion déterminée par elle ne l’était pas déjà d’ailleurs. On pourrait appeler aussi la première raison celle qui répond à la question « Pourquoi », c'est-à-dire celle qui concerne l’être ou le devenir, la seconde celle qui répond à la question « Quoi », c'està-dire celle qui concerne la connaissance. »11 Cette distinction scolastique entre deux raisons déterminantes essaie de déconstruire, à l’intérieur même de l’ontologie, la thèse métaphysique de la causa sive ratio qui confondait l’ordre ontologique et l’ordre logique, l’être et le connaître. L’exemple que prend Kant pour illustrer cette distinction ne fait pas sentir tout de suite les effets de ce dédoublement de la raison suffisante en deux raisons déterminantes : la « ratio antecendenter determinans » ou raison antérieurement déterminante explique pourquoi une chose est ce qu’elle est, en répondant à la question « Pourquoi ? » ; la « ratio consequenter determinans » ou raison postérieurement déterminante exprime le fait que la chose est. Kant prend un exemple tiré de la physique pour illustrer cette distinction : les éclipses des satellites de Jupiter sont la ratio cognoscendi – la raison postérieurement déterminante – de la connaissance de la propagation non-instantanée de la lumière qui a une certaine vitesse. Mais la raison d’être de cette propagation, la ratio essendi ou raison antérieurement déterminante, réside ici dans la nature des globules élastiques de l’éther12. Sans cette raison déterminante il n’y aurait rien de déterminé. Comme on le voit il y a loin ici de la thèse qui ferait de l’existence un quod brut irréductible au quid car Kant conserve le terme de ratio pour désigner l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être. C’est dans les conséquences qu’il en tire dans le cas du concept de Dieu que la thèse kantienne manifeste son originalité, lorsqu’il s’intéresse aux « raisons qui déterminent l’existence »13. Dans le cas de Dieu dont Kant présuppose ici l’existence nécessaire, conformément à la tradition, il n’est pas possible d’appliquer cette distinction. Aucune chose ne peut être la cause de son existence, ce qui est compréhensible pour tout être fini, mais cela vaut aussi de Dieu : comme la cause est par nature antérieure à l’effet, Dieu ne peut être à la fois antérieur et postérieur à lui-même14. Le Corollaire que Kant dégage est essentiel : « En conséquence, tout ce qui existe par une nécessité absolue existe, non pas à cause d’une raison, mais parce que l’opposé est tout à fait impensable. Cette impossibilité de l’opposé constitue la « raison de 11 Kant, Premiers principes, Section II, Prop. IV, Œuvres philosophiques, t. 1, Paris, Gallimard, 1980, p. 119-120. 12 Ibid., p. 121. 13 Ibid., Prop. V, p. 123. 14 Ibid., Prop. VI, p. 124. © Philopsis – Laurent Giassi 4 www.philopsis.fr connaître » de l’existence, mais la raison déterminante fait alors totalement défaut. Cela existe ; il suffit de l’avoir dit et de l’avoir conçu. »15 Dire qu’il n’y pas de raison antérieurement déterminante pour rendre compte de l’existence nécessaire de Dieu, c’est rendre difficile le trajet ontologique qui fait passer du possible à l’existence, le possible étant ce concept-limite entre l’être et le néant, concept qui rend possible la démonstration de l’existence nécessaire de Dieu. Kant tire la conséquence de cette absence de raison déterminante : au lieu d’aller du possible à l’existence selon une nécessité logique et ontologique – pour que A existe il faut que A soit possible, c'est-à-dire non-contradictoire – Kant inverse la relation comme l’indique la proposition VII : « Il existe un être dont l’existence précède la possibilité même et de lui et de toutes choses et dont on dit pour cette raison qu’il existe de façon absolument nécessaire. Cet être est appelé Dieu »16. La démonstration de Kant est la suivante : parler de possible en terme de non-contradiction, comme le fait la métaphysique, n’a de sens que si on pose a) une pluralité de notions compatibles/incompatibles entre elles, ce qui suppose un acte de comparaison b) une pluralité de choses déjà existantes à comparer. Si on opère un passage à la limite on comprend que tout possible suppose une existence nécessaire (Dieu) et on voit à quoi aboutit Kant avec son dédoublement du principe de raison suffisante : contester le traitement indifférencié que subissaient Dieu et les choses finies à partir de la catégorie de possible comme c’est le cas dans la Théologie naturelle de Wolff qui traite de l’existence nécessaire de Dieu. Selon Wolff Dieu est en effet le seul être qui, contenant dans son essence la raison suffisante de sa propre existence, contient la raison suffisante de l’existence de tout le reste. Si on cherche la cause de la cause de toutes les existences, il faut la trouver dans une essence dont les déterminations essentielles sont telles que l’existence en découle nécessairement : « Dieu contient toutes les réalités compossibles prises en leur degré absolument suprême. Or Dieu est possible. C’est pourquoi, puisque le possible peut exister, l’existence peut lui appartenir. En conséquence, l’existence est une réalité, et comme les réalités qui peuvent appartenir à la fois à un être sont compossibles, elle est du nombre des réalités compossibles. L’existence nécessaire appartient donc à Dieu, ou ce qui, revient au même, Dieu existe nécessairement »17 Une fois qu’on a démontré que Dieu est possible, puisque le possible peut exister, l’existence nécessaire peut lui appartenir à tire de propriété 15 Ibid. Ibid., p. 125 17 Wolff, Theologia naturalis, II, 21 (trad. par Etienne Gilson dans L’Être et l’Essence, Paris, Vrin, 1987, p. 183). 16 © Philopsis – Laurent Giassi 5 www.philopsis.fr compossible. De même que le principe de raison suffisante rend compte de l’existence de Dieu, de même il rend compte de la création des contingents. Kant remet en cause cette démonstration, de même qu’il montre le caractère passablement artificiel de l’argument ontologique qui prétend déduire l’existence d’un concept (Dieu comme être comprenant toutes les réalités) alors que ce concept est le seul qui justement rend impossible une telle déduction puisque « Dieu est le seul de tous les êtres en qui l’existence soit première, ou, si l’on préfère, en qui l’existence soit identique à la possibilité »18. Cette critique de la preuve de l’existence de Dieu forme le noyau de la Première partie de L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu où Kant poursuit sa critique de la métaphysique wolffienne en montrant qu’on ne peut déduire l’existence de l’essence de Dieu de façon analytique. D’abord l’existence n’est pas un prédicat, au sens de la détermination logique du sujet : logiquement on peut imaginer un être qui possède toutes les propriétés sans exister – c’est un abus de langage de considérer l’existence comme un prédicat analogue aux autres. Ce n’est pas l’existence qui est un prédicat du possible mais les prédicats du possible qui s’attribuent à un existant découvert par l’expérience. C’est pourquoi au lieu de dire « le narval existe » on devrait dire « à un certain animal qui existe, appartiennent les prédicats que je pense, en les réunissant dans le concept du narval »19. Le caractère non-prédicatif de l’existence fait que celle-ci n’est plus un relatif mais devient absolue, non pas au sens de l’absolu ontologique, de ce qui donne ou cause l’être mais au sens de la présence de la chose « posée en et pour elle-même »20 : « Le concept de position [der Begriff der Position oder Setzung] est absolument simple et, en somme, équivaut au concept d’être. Or quelque chose peut être posé d’une manière simplement relative ou, mieux, on peut penser simplement la relation (respectus logicus) de quelque chose en tant que caractère, avec une autre chose. Alors l’être, c'est-à-dire la position de cette relation, n’est rien d’autre que la copule dans un jugement. Si, au contraire, on ne considère pas simplement cette relation, mais la chose posée en elle-même et pour elle-même, alors le mot être est l’équivalent du mot existence »21. Il ne faut pas confondre le sens logique du « est » dans le jugement d’attribution et le sens existentiel : lorsque le prédicat logique est attribué à un sujet, le « est » est une copule ; en revanche lorsque le « est » signifie l’existence, on n’attribue aucun prédicat nouveau au sujet qui est déjà complètement déterminé par lui-même. Contre les tentatives métaphysiques de partir du possible pour aller vers l’existant Kant objecte qu’il n’y a pas plus dans l’existence que dans la simple possibilité : si on distingue entre le Was, le ce-qui-est-posé, et le Wie, le comment-cela-est-posé, pour ce qui est 18 Premiers principes, p. 127. Kant L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, Ière partie, Ière Considération, Œuvres Philosophiques, t. 1, p.327. 20 Ibid. 21 Ibid. 19 © Philopsis – Laurent Giassi 6 www.philopsis.fr du Was, il n’y a pas de différence entre la chose possible et la chose réelle mais c’est au niveau du Wie que tout se joue, que « quelque chose de plus » est posé : « Dans le simple possible, ce qui est posé, ce n’est pas la chose même, mais seulement des relations entre quelque chose et quelque chose selon le principe de contradiction. Il est ainsi établi que l’existence n’est pas du tout le prédicat d’une chose quelconque »22. Sans la critique de la preuve ontologique et la thèse faisant de l’existence un concept non-prédicatif antérieur au concept du possible, Kant n’aurait pas pu si clairement rejeter les définitions que donnent Wolff, Baumgarten et même Crusius de l’existence. Rappelons encore que la thèse de l’être comme Setzung n’a pas de sens extra-ou anti-rationnel, faisant de l’existence ce qui échapperait à la raison. Il serait en effet tentant dans une perspective téléologique de voir dans le concept kantien de « position absolue » une préfiguration des essais du dernier Schelling essayant d’articuler une philosophie négative et une philosophie positive à partir d’un concept transcendant de l’existant nécessaire distinct du concept immanent de l’être suprême que se forme la raison23. On doit se garder bien entendu d’un tel procédé qui fait du kantisme l’Ancien Testament dont les systèmes post-kantiens (au choix selon les modes du moment, Fichte, Hegel, Schelling) seraient pour ainsi dire le Nouveau Testament, l’accomplissement des virtualités déposées par Kant. Ce qui nous intéresse ici par rapport au thème de la négation c’est que cette délogicisation de l’existence, la reconnaissance d’une différence irréductible entre l’être et le connaître, s’accompagne d’un travail sur le sens à donner à la négation. De même que l’existence ne se déduit pas formellement du possible car il y a cet « en plus », ce reste qui ne découle pas du concept, de même la négation ne saurait être réduite à la contradiction logique. Il y a une positivité du négatif que la philosophie wolffienne n’a pas pu penser à cause de son penchant naturel au logicisme. C’est dans l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives (1763) que Kant pense ce nouveau statut du négatif. Dans cet essai Kant se propose d’appliquer en philosophie le concept mathématique de grandeur négative : la grandeur négative n’est pas la négation de la grandeur 22 Ibid., p. 330. Schelling, Philosophie de la Révélation, L. I, trad. de la RCP Schellingiana, sous la direction de Jean-François Marquet et Jean-François Courtine, Paris, PUF, 1989, voir Leçon VIII, p. 195 : « Kant interdit la transcendance à la métaphysique mais il ne l’interdit qu’à la raison dogmatisante, c'est-à-dire à la raison qui veut par elle-même aboutir à l’existence au moyen de syllogismes ; mais il n’interdit pas (car il n’y a pas pensé, cette possibilité ne s’est même pas présentée à lui) d’aboutir à l’inverse au concept de l’être suprême comme posterius, à partir de l’existant pur et simple, donc infini ». 23 © Philopsis – Laurent Giassi 7 www.philopsis.fr positive « mais quelque chose de vraiment opposé en soi qui est seulement opposé à l’autre [grandeur] »24. Dans la première partie de l’Essai Kant rappelle qu’il y a opposition logique dans le cas de la contradiction lorsqu’une détermination est affirmée et niée en même temps d’un même objet. Mais dans les autres domaines on a affaire à un autre type d’opposition : l’opposition réelle. Dans une opposition réelle, deux prédicats sont opposés au sens d’une relation de négation. Du point de vue logique un corps ne peut pas en même temps et sous le même rapport être et ne pas être en mouvement. Une telle contradiction produit le rien25, « zéro = 0 […], une négation, un manque, une absence »26, alors que l’opposition réelle produit quelque chose : dans un même corps deux forces égales d’une direction opposée produisent le repos. Cette « opposition réelle » est «représentable » car les deux « tendances» opposées sont en fait « affirmatives » bien qu’il y ait une négation : la positivité de cette négation la rend homogène à ce qu’elle nie et donc intégrable au domaine de la représentation. « Une grandeur est négative par rapport à une autre dans la mesure où elle ne peut lui être unie que par l’opposition, c’est-à-dire de telle manière que l’une supprime dans l’autre une grandeur qui lui est égale »27. Aucune grandeur n’est en soi négative mais par rapport à et par opposition à d’autres grandeurs. Dans l’opposition réelle les deux choses considérées comme « des principes positifs » ne se suppriment pas mais ce sont leurs conséquences qui s’annulent : - 8 de dettes et - 8 de créances = 028. Ainsi, si on prend un navire qui se dirige vers l’ouest et vers l’est ce sont deux trajets positifs mais les distances parcourues s’annulent entièrement ou en partie s’il s’agit d’un même navire. Kant donne alors la définition suivante de la négation : « La négation, dans la mesure où elle est la conséquence d’une opposition réelle, je l’appellerai privation (privatio [Beraubung]) ; mais on doit appeler ici manque (defectus, absentia [Mangel]) toute négation qui ne découle pas de cette espèce d’opposition »29 Comme on le voit, la délogicisation de l’existence aboutit à penser de façon différente la position et la négation : la dualité ontologique de l’être et du néant laisse place à la dualité de deux positifs qui dans leur relation conflictuelle font surgir le négatif. Le négatif demeure un terme relatif de sorte que le scandale de la philosophie, depuis le Sophiste de Platon, est bel et bien évité, à savoir poser la positivité absolue du négatif, affirmer de 24 Kant, O.C., I, Essai…, p. 264. Ibid., p. 265. 26 Ibid., p. 266. 27 Ibid., p. 269. 28 Ibid., p. 271. 29 Ibid., p. 273. 25 © Philopsis – Laurent Giassi 8 www.philopsis.fr façon contradictoire l’être du non-être. La nature relative du négatif en fait un terme positif, le négatif absolu (néant) pouvant être pensé mais n’étant plus qu’une possibilité de pensée puisque l’existence nécessaire est antérieure à toute possibilité. Parce que l’existence est position (Position oder Setzung) tout ce qui existe est comme tel posé de façon absolue, une fois qu’il est posé. Reste que cette conception absolutiste de l’existence qui intègre la négation comme variante de la position était insuffisante comme le remarquait Kant de façon lucide à la fin de son Essai. Dans la Remarque générale Kant distingue le « principe logique » par lequel on dérive logiquement une conséquence d’un principe et le « principe réel » où une chose découle d’une autre sans passer par le principe d’identité30. Or se demande Kant : « Comment dois-je comprendre que, parce que quelque chose existe, il existe quelque chose d’autre ? »31. Comment passer d’une position absolue à une autre position absolue ? On sait que la réponse à cette question devait amener Kant à une profonde révision de sa pensée, notamment en se confrontant à la solution que donnait Hume pour ce qui est de la possibilité de penser la nécessité et l’objectivité de la relation causale entre phénomènes. Ce qui est certain et ce que la Critique de la raison pure confirmera, c’est qu’il faudra l’analyse de la faculté de connaître et l’invention de l’a priori transcendantal sous sa double forme, intuitive et catégorielle, pour rendre possibles, grâce à la médiation du schématisme transcendantal, une nature comme ensemble de phénomènes causalement liés et une science de la nature. Dans le même temps l’analyse kantienne de la négation est remplacée dans la Critique par une analyse du néant, reléguée dans un Appendice à la fin de l’Analytique des Principes. Comme dans le cas de ses travaux précritiques Kant rejette le point de départ de la métaphysique de Wolff et de Baumgarten, à savoir la distinction du possible et de l’impossible, pour penser l’opposition du quelque chose et du rien. De même que le possible supposait l’existence, de même « toute division suppose un concept divisé », celui d’« un objet en général »32, l’objet transcendantal qui est supérieur à la distinction aliquid-nihil, la pensée indéterminée de quelque chose qui n’est ni phénomène ni noumène. De même que le possible était subordonné à l’existence, de même le rien est subordonné à l’objectivité. La thèse précritique de l’être comme position se retrouve dans la critique kantienne de la Théologie rationnelle mais comme l’Analytique transcendantale se débarrasse du « terme pompeux d’ontologie » on peut dire que la thèse kantienne sur le rien exprime de façon paradoxale tant la vacuité de l’ontologie classique ignorant la distinction des phénomènes et des noumènes que la finitude radicale de l’homme qui ne se mesure pas seulement à l’impossibilité de déduire une existence a priori mais aussi à l’impossibilité de connaître quoi que ce soit quand l’intuition (a priori/a posteriori) et le concept (a priori/a posteriori) ne sont pas réunis33. 30 Ibid., p. 300. Ibid. 32 Critique de la raison pure, Œuvres philosophiques, t. 1, p. 1010. 33 Pour une analyse détaillée de la table du rien dans la Critique de la raison pure on renvoie au commentaire de Claude Romano dans Le Néant, Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, sous la direction de Jérôme 31 © Philopsis – Laurent Giassi 9 www.philopsis.fr La relativisation des présupposés de l’ontologie de la métaphysique classique laisse aux héritiers de Kant une conception de l’être comme position où l’existence précède la possibilité qui la fonde (période précritique) une fois qu’elle est posée. En outre la ruine de l’ontologie par l’Esthétique et l’Analytique transcendantale se traduit par une transformation de cette thèse : la phénoménalité rend impossible tout accès direct ou indirect à l’être et présuppose la participation de l’entendement du sujet pour ce qui est de la construction de la forme de l’expérience possible, c'est-à-dire de l’objectivité (période critique). L’existence reste toujours indéductible comme dans la phase précritique mais il n’est plus possible de dire que la chose est au sens existentiel quand elle est posée absolument : une telle chose posée absolument est la chose en soi qui est pensée et seulement pensée. L’existence n’est ni déductible a priori ni étrangère à la pensée, elle devient une catégorie de la modalité, catégories qui ne nous disent rien d’objectif mais seulement ce qui se rapporte à notre faculté de connaître. La table du rien, qui remplace les analyses kantienne sur la négation, part de la question de l’objectivité en général, comme on l’a vu précédemment, puisque l’horizon de la philosophie critique déboute aussi bien le rationalisme que l’empirisme de leurs prétentions exclusives à définir l’être sans prendre en compte les conditions de possibilité de la connaissance. La négation dans la Grande Logique de Hegel La négation comme métacatégorie D’abord on traitera brièvement du statut particulier de la négation qui n’est pas une catégorie tout en innervant le discours philosophique. Ensuite on montrera comment la négation et ses lexies (négation absolue, négation de la négation, etc.) prennent sens dans le passage de la Setzung kantienne à la Sich-Selbst-Setzung, de la Position à la negatio sui, la réflexivité de l’être remplaçant la subjectivité transcendantale. Enfin on s’intéressera au rapport de la négation chez Hegel avec la contradiction et la totalité : si la négation n’a rien à voir chez Hegel avec le nihilisme et si toute negatio est duplex negatio, Hegel soutient-il comme Kant la positivité du négatif ? La négation est omniprésente dans le discours hégélien, il suffit de consulter les lexiques des œuvres traduites en français pour constater la récurrence statistique de cette lexie et de ses dérivées multiples (négation de la négation, etc.). Que l’on compare entre eux les différents index de la traduction française de la Grande Logique 34 (les références en gras désignent les passages où le terme est employé de façon plus significative). Laurent et de Claude Romano, Paris, PUF, 2006, 2ème édition 2010, à partir de la Quatrième partie, De l’idéalisme allemand à la fin de la métaphysique. 34 Science de la Logique, L’Être (1812), Paris, Aubier, 1972 ; La Doctrine de l’Essence, Paris, Aubier, 1976, La Logique subjective ou Doctrine du Concept, Paris, Aubier, 1981, trad. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarcyck. © Philopsis – Laurent Giassi 10 www.philopsis.fr L’Être L’Essence Le Concept négatif, le 25, 27 négatif, le négatif 10, 15, négatif, négativement, le négatif 38 sq, 63, 65, 71, 72, négatif : sq., 70, : 16, 17 : negativ, das Negativ 80, 92, 94, 95, 118 das 73, 74, Negative, sqq., 20 sqq, 121, 123 sq, 127 87, 92, quelque chose de sq., 23, sq, 140, 142, 154, 95 sq., négatif 24, 25 170, 172, 175, 214, sq., 34, 226, 237, 242, 245, negativ, Négative, négation : negativ, : das ein Negation, 101, 111 Negierung, sqq., 45, 49, 255, 258, 262, 264, 117, 60, 61 287, 289, 291, 295, 118, 121 sqq., 64 298, 312, 319, 335, sq., 125 sqq., 67, 379, 380 sq, 383, sq., 132, 69 sqq., 385, 388. 134 sqq., 72, 73 144, 161, sqq., 76 187, 189 sqq., 79 sqq., 202 sq., 82 sq., 216, sq., 90, 218, 223 93 sq., 96 sq., 233, sq., 100, 235, 103, 109, Verneinung Negatives 152, 159, 247, 167, 182 249, 262 sq., sq., 277, 187 sq., 191, 281 sq., 193, 195 287 sq., sq., 203, 293, 216, 228, 298, 230 302, 309, sq., 233, 242, 326, 329, 249, 263, 344 sq., 266, 274 347 sqq., sq., 288, 351, 291, 295. 353, 359 sq., 362. négatif de soi 190, 213, négatif de soi (- (-même) (le) : 236, 242, même) (le) : das das Negative 281, 345, Negative seiner (selbst), 352, 360. (selbst) 83 , 260. négatif abstrait : das abstrakte 381. Negative seiner négation de soi (-même) : Negation seiner (selbst) © Philopsis – Laurent Giassi 11 www.philopsis.fr négatif en soi (-même) 184. : négatif comme posé 11 négatif négatif , 71, 75, de l'immédiat das 235, 235- : das Negative des negativ in sich (le) (selbst) Negative gesetzt 6, als Negatives 249, 296. négatif rapportant : se 121, 125, négation à 142, 213. Negation : 238, négatif 12, Negative des Negativen 15, 17-8, 18, sich auf sich 20 beziehende 25, 29, Negative, 30 sqq., négation 33, 37, se 40, 45, rapportant à 50, 54 soi (-même) : sq., 69, die 71, 73 (als) sich auf sqq., 76 sich sq., 79, (selbst) beziehend du négatif : das 72, 118, 382, 383. sq., (comme) Negation Unmittelbaren 2, 6, 11, soi (le) : das 380. 88, 100, 106, 128, 135, 140, 152 sq., 172, 174 sq., 180 sqq., 189, 206, 208, 211 sq., 214, 216, 229, 234 sq., 239, 242, 250, 259, 263, 264 sq., 266 sq., 285, 288, 293 sq. négation absolue 113 : négation absolue : absolute Nega- die absolute Negation 40 , 77, 239, négatif formel : das formelle 383. Negative 266. tion négation de la 113 sqq., négation comme 18 négation : 117, 121, négation : Né- , 32, 60, Negation der 129, 226, gation 242. 234, 249, Negation Negation, négation du als négatif premier : das erste 379, 383. Negative 326, 360, © Philopsis – Laurent Giassi 12 www.philopsis.fr négatif Negation : 362. des Negativen négation de l'autre Negation 360 sq. négation de la : négation : Nega- des tion der Negation 174, 180. négatif vide : das leere 3 Negative 79, 390 andern . négation de l'être 89. : Negation des Seins négation de la 9. négation : Negation 42 sq, 62, 70, 111, sphère de l'Etre 120, 122, 127, 184, en 213, 259, 267, 296, général Negation : der 316, 374, 380, 383. Sphäre des Seins überhaupt négation de l'être-autre Negation : 94, 113, négation de soi (- 54, 105, négation abstraite : abstrakte 126. même) : Nega- 133. Negation 3. négation des tion Andersseins, négation 377. seiner (selbst) de tout être-autre : Negation ailes An- dersseins négation immédiate 117, 125. : négation extérieure : die unmittelbare de la négation : 61, 69, 70, 72, 95, Negation der Negation 122, 124, 184, 296. négation de la singularité : 193. äusserliche Negation Negation négation 151. négation se niant infinie de soi- : même negierende : unendliche die 239. sich Negation der Einzelheit Negation Negation seiner selbst négation pure : 135. reine Negation négativement : negativ 24, 69, négation 84, 103, Negation totale : ganze 120. 108, 131, 135, 137, 140, 190, 207, 213, 215, 229, 243, 284, 288 négation réfléchie 113. : négativité Negativität : 5 sq., 14 négativement : negativ 168, 251. sqq., 17, reflectirte 19, 21, Negation 38, 45 © Philopsis – Laurent Giassi 13 www.philopsis.fr sqq., 53, 75, 78, 85, 89, 93, 97, 102, 104, 109, 145, 179, 181, 184, 187, 189 sq, 214, 222, 273, 278, 295 sq. négation 117. négativité simple 15 négativement-infini (le) : das sq, 18, Negativ-Unendliche absolute 78, 88, Negativität 97, 101, absolue (première) : einfache erste : die Negation 123. 103 sqq, 145, 178, 191, 193, 265 sq. négativité : Negativität 70, 95, négativité 11. négativité : Negativität 37, 43 sq, 56, 69, 72, 113, 122, absolue de l'être : 77, 93, 95, 111, 112, 137, 290, die 113,119,121, 294, 360. Negativität absolute des 126,132, 145, 147, Seins 155,174, 193, 197, 200, 208, 229, 231,243, 256, 259, 264, 279,288, 269, 291 271, sqq, 295, 320, 382 sqq, 385, 386 sq. négativité 71, 112, négativité 97, 143, : 191, 222, essentielle : die 191. absolute Nega- 351, 356, wesentliche tivität 359 sq. Negativität 28. négativité de la 146, 157, négativité absolue : absolute 42, 65, 68 sq, 70, 72, réflexion : Ne- 159, 179. Negativität 74, 79, 84, 92 sq, absolue négativité intérieure innere : Nega- gativität tivität négativité pure : der 383. Reflexion 70, 135. reine die reine Nega- Negativität négativité simple de soi- négativité pure : 18 négativité abstraite : abstrakte , 29, 88. Negativität se 16, 19, négativité de l'immédiateté : rapportant à soi 21, 39 Negativität der Unmittelbarkeit 229, 292, 383. tivität : 362. négativité © Philopsis – Laurent Giassi 390. 14 www.philopsis.fr même : (-même) einfache sich Negativität (selbst) seiner selbst beziehende : auf die sich sq., 97, 236, 244, 274. Negativität négativité véritable 137. : négativité 19, 101. sursumée : die wahrhafte aufgehobene Negativität Negativität négativité infinie : unendliche nier, le nier : 2, 15, 18 négativité se rapportant à soi : negieren, das sq., 20, sich se 22, 24 Negativität sich sq., 26, 29, 38, Negieren, nier : negieren 61. Negativität 49, 51, 63, 83, 89 sq., auf sich 37 sqq, 201, 210. beziehende 108, 213 sq, 229. négativité se repoussant de soi : 256. die sich von sich abstossende Negativität On peut ainsi vérifier que la lexie de la négation et de ses dérivés est omniprésente dans les trois volumes sans que la négation comme telle soit à proprement parler une catégorie : c’est seulement lors de l’étude de la catégorie de la différence dans la Doctrine de l’Essence que le négatif est posé comme tel – et encore on pourrait arguer que le négatif comme détermination-de-réflexion en rapport avec le positif ce n’est pas la négation puisque celle-ci se retrouve dans toute la Logique. Un tel statut métacatégoriel de la négation est compréhensible : si la dialectique repose sur la négativité de l’être dans l’approfondissement/le déploiement de ses catégories qui font que l’Être s’intériorise en Essence avant de se développer comme l’Objectivité du Concept, il n’est pas possible de faire de la négation une catégorie parmi d’autres. Ou encore si la thèse hégélienne est celle de l’automédiation de l’être qui ne se révèle qu’à la fin du processus, il faut attendre la fin de la Logique pour qu’un discours sur la négation en tant que telle soit possible, ce qui est le cas lorsque Hegel réfléchit le mouvement dialectique des catégories de la Logique en parlant de la dialectique35. Non pas qu’il soit impossible de parler de la négation comme telle qui travaille l’être comme les nombreuses remarques émaillant le développement de la Logique le montreraient aisément, mais c’est à la fin qu’il est possible de passer de la négation au sens du dialectique (comme moment) à la dialectique comme processualité de l’être posée en tant que telle. 35 La Logique subjective ou Doctrine du Concept, 3ème section, chap. III, L’Idée absolue, p. 376 sq. © Philopsis – Laurent Giassi 15 www.philopsis.fr La thèse hégélienne de la negatio sui On indiquera brièvement les étapes qui ont conduit Hegel à faire de la négation (et de la négation de la négation) un moment essentiel de la pensée spéculative. Pour cela, sans entrer dans l’histoire de la formation de la pensée logique hégélienne, ce qui supposerait une prise en compte de tous les écrits depuis Francfort jusqu’à Iéna, on insistera ici sur les raisons qui conduisent Hegel à passer de l’être comme Setzung à l’être comme negatio sui. En faisant de l’objet de la pensée l’identité de l’être et de la pensée, Hegel remplace le paradigme kantien de l’existence comme positio par l’être comme positio/negatio sui. Penser l’existence comme positio c’est penser le caractère indéductible, irréductible de l’existence, c’est souligner la différence entre l’Idée de l’être et l’être, entre l’Idée et l’être. L’ontologie précritique de la Setzung se traduit en 1781 par une censure portant sur la superstructure métaphysique du monde – la forme intelligible du monde pour parler comme la Dissertation de 1770 – et par une investigation systématique sur la forme sensible du monde qui devient le seul cadre de l’expérience possible. Dans ce nouveau contexte les catégories et les principes de la nature deviennent constitutifs de la nature et il n’est pas exagéré de dire que Kant trouve la réponse à la question qu’il se posait à la fin de l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives – « Comment passer de quelque chose à quelque chose d’autre ? » Comment penser le nexus si on ne recourt plus aux concepts de la métaphysique traditionnelle ? Les différents principes de l’entendement pur qui rendent à la fois possible la nature et la science de la nature sont censés rendre compte de la nature comme système de phénomènes causalement liés sans passer par la thèse d’un ordre de la nature créé par Dieu. Ce qui intéresse Hegel dans la Critique de la raison pure ce ne sont pas les présupposés qui, à ses yeux, invalident la philosophie kantienne mais la découverte par Kant de la nécessité du négatif dans le développement des concepts. C’est dans la Doctrine de l’Être (1812), dans l’examen de la catégorie de la Quantité pure que Hegel reconnaît ce mérite à Kant dans une Remarque consacrée à l’Antinomie kantienne de la divisibilité infinie de la matière36. Dans l’enchaînement des catégories la Quantité pure correspond à l’unité des moments opposés de la discrétion et de la continuité37 et, à cette occasion, Hegel renvoie à l’examen des antinomies de la cosmologie dans la Dialectique de la Critique de la raison pure. Là où Kant voyait un pseudoconflit entre thèse et antithèse, au motif que l’objet de ce combat est inconnaissable, Hegel prétend découvrir la nature contradictoire de tout concept fondée sur l’opposition de déterminations positive et négative. Hegel déplore tout d’abord que Kant n’ait pas séparé le traitement des catégories en elles-mêmes de leur application aux représentations spécifiques. Pour Kant la preuve de l’inanité de la cosmologie rationnelle suppose un examen des thèses principales de celle-ci, pour Hegel c’est une erreur de penser que seule la cosmologie donnerait lieu à l’opposition car 36 37 La Doctrine de l’Être, p. 173. Ibid., p. 168-169. © Philopsis – Laurent Giassi 16 www.philopsis.fr tout concept comme tel est unité de moments opposés. Ce qui indigne le plus Hegel c’est le recul kantien devant la négation et la contradiction : « […] La solution critique par le truchement de ce qu’on appelle l’idéalité transcendantale du monde de la perception n’a pas d’autre résultat que de faire du prétendu conflit quelque-chose de subjectif, en quoi ce conflit demeure évidemment toujours la même apparence, c'est-à-dire sans plus de solution qu’auparavant. Sa solution véritable ne peut consister qu’en ce que deux déterminations, en tant qu’elles sont op-posées et nécessaires au même concept, ne peuvent valoir dans leur unilatéralité, chacune pour soi, mais en ce qu’elles n’ont leur vérité que dans leur être-sursumé »38. Jamais Kant ne s’est approché si près du rôle constitutif de la négation dans la pensée. Hegel voit dans la démonstration apagogique par Kant de la thèse et de l’antithèse de la première antinomie une procédure laborieuse et inutile, présupposant ce qu’elle est censé prouver et qui sépare les deux moments qui sont le développement nécessaire du concept de quantité. L’Entweder/Oder qui oppose la thèse rationaliste et l’antithèse empiriste posant l’existence de la continuité sépare artificiellement les deux moments nécessaires de la quantité, discrétion et continuité. Si Hegel peut si facilement intégrer la philosophie kantienne dans les antécédents de la pensée dialectique, c’est bien parce qu’il a étendu à l’en soi ce que Kant estimait valable uniquement sur le plan phénoménal : en affirmant que la philosophie partait de l’identité de l’être et de la pensée, en rejetant la distinction kantienne entre la Ding an sich et l’Erscheinung, Hegel affirme la réflexivité de l’être, l’autoréflexivité de l’être qui rend à son tour indispensable le recours à la négation dans la nouvelle syntaxe de la pensée. La Préface de la Phénoménologie le montre de façon précise. Est-ce un hasard si ce texte fondateur s’ouvre par l’exemple scabreux de la réfutation du bouton par la fleur, réhabilite la finalité en en faisant une catégorie, détruit la forme propositionnelle ou la syntaxe du jugement et dévalorise le mode de pensée mathématique ? C’est le prix à payer pour une pensée qui prend au sérieux la nécessité du Discours, de l’écriture discursive et qui fait de la négation un concept central de la pensée. Hegel est un des rares philosophes à avoir pris au sérieux non pas le langage mais le Discours philosophique, la philosophie comme Discours, et à avoir fait de la négation autre chose que l’inverse de l’affirmation. Si la philosophie est Discours et si la négation prend sens dans cette façon d’actualiser les possibilités du langage qu’est la dialectique, comme les dialogues de Platon le montrent dans l’échange des questions et des réponses – et surtout comme le Parménide le démontre de façon supérieure pour Hegel, alors il n’est pas absurde de voir dans la négation autre chose qu’un simple opérateur logique inversant la valeur de vérité d’un jugement, c’est-à-dire un opérateur permettant de dire et de penser l’être. Si toute pensée est articulée comme son medium, le langage, alors la pensée qui dit l’être en sa vérité ne fera pas exception – l’articulation de l’être signifiant ici la façon dont l’être s’organise, se présente comme totalité 38 Ibid., p. 174. © Philopsis – Laurent Giassi 17 www.philopsis.fr de relations. Pour reprendre une formule célèbre de Hegel (« c’est dans le nom que nous pensons »39) nous ne pensons pas l’être par le Discours mais l’être en tant qu’il est être pensé se dit et s’exprime dans le Discours. Cette discursivité intégrale de l’être distingue Hegel de Fichte et de Schelling qui, à un moment donné de leur pensée, ont eu recours au schématisme de l’image pour penser l’être dans ses déterminations ultimes, les relations de l’Absolu et du fini. Hostile à toute philosophie de l’intuition et niant toute conception iconique du logos, Hegel identifie de façon radicale le procès de la pensée de l’être et du logos : du logos-image ou reflet on passe au logos comme autoréflexion de l’être. La négation devient alors un opérateur biface : d’un côté sa fonction intradiscursive permet le passage d’un moment à un autre moment, d’une détermination à son opposée, la nécessité du passage par l’opposé remplaçant l’intervention toujours un peu arbitraire du penseur qui l’effectue, sans pouvoir le justifier, comme si la linéarité du discours suffisait ; d’autre part cette négation ne correspond à rien de réel si on veut dire par là que la négation correspondrait à un hypothétique néant ou bien à un manque. La négation n’est pas quelque chose en moins du réel ou dans le réel car elle ne peut être réalisée sous une quelconque forme que ce soit, la spéculation interdisant de séparer le positif du négatif et de faire du négatif quelque chose qui existe de façon autonome. On insiste généralement peu sur cet aspect de la pensée de Hegel : pourtant quand Hegel insiste sur le fait que le contradictoire n’existe pas en tant que contradictoire il ne dit pas autre chose. Mais tout d’abord revenons au texte de la Phénoménologie pour confirmer cette interprétation de la négation. a) La Widerlegung du bouton par la fleur Rappelons le fameux passage sur le bouton de fleur qui indignait tant Goethe40 : « Elle [l’opinion] conçoit la diversité de systèmes philosophiques non pas tant comme le développement progressif de la vérité qu'elle ne voit dans la diversité que la contradiction. Le bouton disparaît dans le surgissement de 39 Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 462, p. 261. 40 Dans son livre, Goethe und der deutsche Idealismus, Eine Einführung zu Hegels Realphilosophie, Leipzig, 1932, Hoffmeister rapporte combien cette application de la dialectique à la floraison avait scandalisé Goethe : c’est dans une lettre à Seebeck de 1812 que Goethe s’indigne de la manière hégélienne de saisir ainsi la nature car elle lui semble substituer l’argumentation sophistique conceptuelle à la manière vivante, intuitive de se rapporter à la nature. Néanmoins il faut corriger cette affirmation par ce qu’il dit au même Seebeck le 15/1/1813 qui lui a expliqué les propos litigieux : « j’ai pardonné à Hegel ». Goethe avait en en effet lu ces propos sur le bourgeon en épigraphe d’un livre de Troxmer, sans leur contexte. Cette entente entre Hegel et Goethe ne pouvait se faire que de façon minimale car la pensée dialectique n’est pas homogène à la pensée goethéenne de la métamorphose et de l’Urphänomen, la métamorphose étant à l’opposé de la dialectique par sa manière positive de penser le développement de la plante à partir de la feuille. © Philopsis – Laurent Giassi 18 www.philopsis.fr la fleur, et l'on pourrait dire que celui-là se trouve réfuté par celle-ci, tout aussi bien par le fruit la fleur se trouve qualifiée de faux être-là de la plante, et celui-là vient à la place de celle-ci comme sa vérité [nous soulignons]. Ces formes ne se différencient pas seulement, mais elles se chassent aussi comme mutuellement insupportables. Mais leur nature fluide fait d'elles en même temps des moments de l'unité organique où non seulement elles n'entrent pas en conflit, mais une-chose est aussi nécessaire que l'autre, et cette égale nécessité vient à constituer la vie du tout. Mais la contradiction en regard d'un système philosophique a coutume pour une part de ne pas se concevoir elle-même de cette manière, mais pour une part aussi la conscience qui [la] saisit ne sait pas communément la libérer ou la maintenir libre de son unilatéralité, et dans la figure de ce qui paraît en conflit ou contraire à soi connaître des moments mutuellement nécessaires »41. Ce passage est proprement scandaleux en remplaçant une explication naturelle du développement de la fleur comme succession de moments causalement reliés par une formulation étrange où on lit que le bouton est « réfuté » par la fleur. Normalement la Widerlegung n’a de sens que dans le cadre de l’échange humain : un locuteur A réfute un autre locuteur B mais dire qu’une détermination de l’objet est réfutée par une autre détermination est dépourvu de sens…si on s’en tient à l’ontologie naïve de la représentation pour qui les choses sont formées de propriétés distinctes que le langage peut énumérer en les reliant par la forme lâche du « Auch ». On pourrait croire que c’est par inadvertance que Hegel emploie widerlegen ici : partant de la thèse commune selon laquelle les systèmes philosophiques se réfutent réciproquement sans aucun progrès, la philosophie Hegel aurait appliqué par analogie le même terme à la relation du bouton et de la fleur, puis à celle de la fleur et du fruit. Au lieu de dire, en bonne dialectique, que la fleur nie le bouton et le fruit la fleur, Hegel parle de réfutation. On peut soutenir qu’il n’y a ni inadvertance ni analogie : ce qu’on croit être seulement une opération de la pensée humaine vaut aussi de l’être en général et parler d’un moment de la fleur qui en réfute un autre montre l’impossibilité d’instaurer une coupure entre ce qui serait seulement une expression langagière et ce qui renverrait au domaine de l’étant naturel indifférent aux signes par lesquels on l’exprime. Dire que le bouton réfute la fleur ne vise pas à remplacer le discours du naturaliste sur la fleur ou le discours du jardinier qui sait comment pousse une fleur : c’est dire autrement que la fleur est une totalité de moments qui interdit d’identifier la fleur à un eidos transcendant (« l’absente de tous bouquets ») ou bien à un de ses moments particuliers (graine, tige, bourgeon, fleur, etc.). Et quand on veut penser cette totalité de moments qui ne peuvent pas exister simultanément (« formes… mutuellement insupportables ») comment le faire autrement si ce n’est en l’exprimant négativement (« se chassent ») alors que partout l’ontologie naïve de la représentation ne voit qu’une succession de présences qui se remplacent ? On comprend que Hegel parte et parle souvent du vivant pour montrer que l’idéalisme absolu n’est pas seulement une thèse philosophique en plus mais que la réalité elle-même est idéaliste : le vivant 41 Phénoménologie de l’Esprit, trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, Préface, p. 68-69. © Philopsis – Laurent Giassi 19 www.philopsis.fr par la succession de ses moments formant un cycle faisant retour sur soi, pour le dire en termes modernes, l’autopoïèse du vivant illustre la circularité spéculative où le début n’est posé qu’à la fin. Il serait naïf de faire de l’autoproduction de l’être vivant le modèle de la pensée spéculative comme si Hegel avait fait de la relation biologique entre le genre, l’espèce, l’individu la matrice du Concept et de celui-ci la structure de la réalité par une généralisation abusive. Le discours spéculatif ne reflète aucune réalité : c’est la thèse hégélienne sur l’être comme autoréflexion et comme négation qui fait du vivant un exemple typique de la spéculation et non l’inverse. b) La réhabilitation de la finalité : l’autoréflexivité ou la séité de l’être La Préface de la Phénoménologie souligne la dimension constituante de la finalité pour penser l’être et formuler dans un nouveau langage ce qui a échappé à la téléologie naïve de la métaphysique classique et à la téléologie transcendantale de la troisième Critique. Dès l’Antiquité l’atomisme avait rejeté la finalité pour l’inversion causale qui la rendait inacceptable : si la fin de l’œil, la vision, explique la structure de l’organe, alors on a un effet qui produit sa cause, ou un effet qui se produit lui-même en suscitant sa cause, ou bien encore un effet qui est déjà cause (de soi), au lieu d’avoir un effet séparé de la cause comme deux événements matériels reliés par une relation de causalité irréversible. La métaphysique wolffienne, soucieuse de préserver le concordisme leibnizien entre causes mécaniques et causes finales, réservait une place à la finalité après la Physique, le nexus rerum n’étant pas dû seulement à un mécanisme aveugle mais à la sagesse divine42. Cette réhabilitation de la finalité ne remettait pas en cause la nature du discours ontologique. En revanche la téléologie transcendantale kantienne découvre la réflexivité de l’être dans le cadre de ce que le Hegel de Iéna appellerait une philosophie de la réflexion mais n’en tire aucune conséquence sur le plan des principes – l’exception des êtres organisés comme fin naturelle semblant même confirmer la règle de l’universalité du mécanisme et son mode de représentation spécifique de l’étant. En effet dans la troisième Critique Kant identifie deux critères principaux pour parler d’une fin naturelle : - la détermination des parties et de leur liaison par le tout contre la conception qui fait du tout la somme de ses parties sans rétroaction possible sur elles : « [Il faut] que les parties (selon leur existence et leur forme), ne soient possibles que par leur relation au tout. En effet la chose elle-même est une fin et par conséquent elle est comprise sous un concept ou une Idée, qui doit <muss> a priori déterminer tout ce qui doit être compris sous la chose »43. 42 Wolff, Discours préliminaire sur la philosophie en général, trad. Thérèse Arnaund, W. Feuerhahn, J.F. Goubet, J/M. Rohrbasser, Paris, Vrin, 2006, §100. 43 Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin., 1993, p. 295. © Philopsis – Laurent Giassi 20 www.philopsis.fr - la réversibilité des concepts de moyen et de fin pour chaque partie de la chose : « Il faut que les parties de cette chose se lient dans l’unité d’un tout, en étant réciproquement les unes par rapport aux autres cause et effet de leur forme. C’est de cette manière seulement qu’il est possible qu’inversement (réciproquement) l’Idée du tout détermine à son tour la forme et la liaison de toutes les parties : non en tant que cause –puisqu’il s’agirait alors d’un produit de l’art – mais comme principe de connaissance, pour celui qui juge, de l’unité de la forme et de la liaison de tout le divers, qui est contenu dans la matière donnée »44. Quand ces deux critères sont présents on a « [un] être organisé et s’organisant lui-même » <organisiertes und sich selbst organisierendes Wesen>. Kant découvre la réflexivité de l’être, sa séité, sa Selbstheit, sans pouvoir la formuler dans le langage de l’Analytique transcendantale : alors que Kant écrit que l’être organisé comme fin naturelle s’organise lui-même il n’a de cesse de rattacher cette découverte au jugement réfléchissant et d’en faire un simple principe heuristique pour la science de la nature. En d’autres termes la finalité n’est pas et ne saurait être une catégorie car c’est dans les marges de la science de la nature et du mécanisme, à partir de la contingence, qu’elle devient pensable. A la différence de Kant, Hegel écrit, inscrit dans le discours cette détermination du tout par les parties et cette réversibilité des concepts de moyen et de fin : à chaque fois il faut pour ainsi dire faire violence au langage qui nous conduit à juxtaposer des affirmations différentes, à les hiérarchiser ou à les organiser de façon temporelle (d’abord…ensuite). La syntaxe tourmentée de la phrase hégélienne traduit cette décision d’écrire entièrement ce qui était hors-discours, ce qui était pensé sans être réellement exprimé. Deux passages de la Préface de la Phénoménologie montrent comment Hegel pense cette séité de l’être à partir de la réinterprétation de la finalité chez Aristote : « La substance vivante est en outre l'être qui [est] en vérité sujet, ou, ce qui veut dire la même-chose, qui est en vérité effectif seulement dans la mesure où elle est le mouvement du se poser soi-même, ou la médiation avec soi-même du devenir autre à soi <insofern sie die Bewegung des Sich-selbstsetzens, oder die Vermittlung des Sich-anders-werdens mit sich selbst ist>. Elle est, comme sujet, la pure négativité simple, par là justement le dédoublement du simple, ou le redoublement op-posant, qui est à nouveau la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ; c'est seulement cette égalité se rétablissant ou la réflexion dans soi-même dans l'être-autre — non une unité originaire comme telle, ou immédiate comme telle, qui est le vrai. Il est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose son terme comme sa fin et [l’]a pour commencement, et n'est effectif que par 44 Ibid., pp. 295-296. © Philopsis – Laurent Giassi 21 www.philopsis.fr l'exécution et son terme <Es ist das Werden seiner selbst, der Kreis, der sein Ende als seinen Zweck voraussetzt und zum Anfange hat, und nur durch die Ausführung und sein Ende wirklich ist>. »45 « Ce qui a été dit peut aussi se trouver ainsi exprimé que la raison est l’agir conforme à la fin. L'élévation de la prétendue nature au-dessus du penser méconnu, et d'abord le bannissement de la finalité extérieure, a mené au discrédit la forme de la fin en général <zunächst die Verbannung der äußern Zweckmäßigkeit hat die Form des Zwecks überhaupt in Mißkredit gebracht>. Seulement, au sens où Aristote détermine la nature comme l'agir conforme à la fin, la fin est l'immédiat, ce qui est en repos, qui est lui-même moteur, ou sujet. Sa force abstraite à mouvoir est l’être-pour-soi ou la négativité pure. Le résultat n'est la même-chose que le commencement que pour la raison que le commencement est fin ; — ou l'effectif n'est la mêmechose que son concept que pour la raison que l'immédiat comme fin a dans lui-même le Soi ou l'effectivité pure. La fin exécutée ou l'effectif étant-là est le mouvement et le devenir déployé ; mais c'est justement cette inquiétude qui est le Soi <Der ausgeführte Zweck oder das daseiende Wirkliche ist die Bewegung und das entfaltete Werden ; eben diese Unruhe aber ist das Selbst] ; et à cette immédiateté et simplicité du commencement il est égal, pour la raison qu'il est le résultat, ce qui a fait retour dans soi, — mais ce qui a fait retour dans soi [est] justement le Soi, et le Soi est l'égalité et simplicité se rapportant à soi. »46 L’expression de la séité de l’être fait violence au régime ordinaire des significations : le cercle est la causalité irréversible qui a fait retour sur soi, le commencement qui est son propre résultat et la négation est l’expression de l’autoposition de l’être qui n’est pas ce qu’il est avant de passer par les étapes de son devenir-effectif. Le langage de la Setzung est inadéquat pour rendre compte de la réflexivité de l’être, die Bewegung des Sich-SelbstSetzens de même que la temporalité est insuffisante pour exprimer cette Bewegung. Aucun des deux passages cités ne doit être pris au sens temporel même si la finalité dans son application aux êtres organisés incite, invite à le faire. Hegel d’ailleurs ne se prive pas de recourir à un exemple de nature temporelle, lorsque quelques lignes avant le second passage, il évoque « l’embryon [qui] est bien homme en soi » sans l’être encore « pour soi »47. Cet exemple ne remet pas en cause la distinction entre la séité de l’être, son autoréflexivité que le langage signifie en malmenant la syntaxe de la représentation ordinaire – et la conception habituelle qui pense les choses comme se développant dans le temps comme cadre immanent universel. La processualité de l’être peut être illustrée par la temporalité mais ne s’y réduit pas : toutes les grandes œuvres de Hegel montrent que c’est à la fin qu’on connaît le véritable commencement, le commencement posé comme tel. Ce n’est pas un hasard si Hegel, soucieux de la philosophie comme chose écrite, est un des rares philosophes à prendre au sérieux la question du 45 Phénoménologie, p. 81-82. Phénoménologie, p. 84-85. 47 Phénoménologie, p. 84. 46 © Philopsis – Laurent Giassi 22 www.philopsis.fr commencement (Anfang) 48 : non pas à cause de l’angoisse de la page blanche ou par souci architectonique d’une pensée fondatrice ou fondamentale sans présupposés, mais bien parce que Hegel considère que tout commencement absolu est une fiction et que le départ sera en fait un départ immobile, une involution, un approfondissement, tout autant qu’une évolution. Comme on le verra, Hegel pensera avoir trouvé la forme discursive adéquate pour articuler la position et la négation, pour penser la processualité de l’être dans le cadre du syllogisme – mais cela ne changera rien à la violence qu’il faut faire subir au langage pour écrire ce qu’il nous permet de penser puisque sans lui nous ne pensons rien. Une fois cette autoréflexivité de l’être posée – car elle ne s’applique pas qu’aux êtres organisés mais à tout être et à la Substance posée comme sujet – on comprend les conséquences philosophiques de cette thèse : le constructivisme mathématique ou philosophique est disqualifié car il sépare la position et la négation en faisant de la réflexivité l’opération du penseur au lieu d’y voir la Chose elle-même. On sait l’agacement prodigieux de ceux qui voient Hegel se réclamer de la Sache selbst et s’indignent de l’obstacle que représentent le jargon hégélien et sa syntaxe tourmentée. Mais cette Chose n’est pas un référent hors langage auquel le discours devrait correspondre, elle est, encore une fois, l’articulation du Discours spéculatif qui fait coïncider l’écriture et la lecture du sens : c’est le chapitre final qui révèle la vérité du premier chapitre, comme dans un roman traditionnel. Or tout constructivisme souffre d’un défaut majeur : ainsi dans le cas de la démonstration mathématique, à chaque fois le mouvement ou la négativité demeure extérieur à la Chose, au contenu, ce qui fait de la discursivité géométrique le contraire de la spéculation à cause de la séparation, de l’extériorité des moments de la démonstration, du rapport permanent à la grandeur et à l’égalité qui évacuent l’hétérogène et la différence49. c) Négation et contradiction : le scandale logique Comme on l’a vu avec Kant, toute étude de la négation ne peut manquer d’évoquer la contradiction, l’opposition au sens logique ne produisant rien contrairement à la fécondité de l’opposition réelle. On a vu précédemment comment le langage de la négation était déjà difficilement supportable mais la thèse hégélienne sur la contradiction semble nous mener aux limites du non-sens. Depuis Aristote on sait que l’injonction de dire quelque chose et quelque chose qui a du sens sert de garde-fou pour éviter le péril de la transgression du principe de contradiction. Sans ces deux conditions le locuteur s’exclut de l’humanité, il devient un végétal et son propos devient inconsistant. Comme l’indique Aristote si les contradictoires sont vraies simultanément, alors tous les êtres ne feront qu’un : « il y aura, en effet, identité entre une trirème, un rempart et un homme, si, de tout sujet, il est possible d’affirmer ou de nier, indifféremment, n’importe quel prédicat […] »50. Le Discours philosophique hégélien en donnant un statut différent à la négation, en prenant au sérieux le négatif dans la négation au lieu d’en 48 Science de la Logique, L’Être, p. 9 sq. Phénoménologie, p. 100-104. 50 Aristote, Métaphysique, livre Γ. 49 © Philopsis – Laurent Giassi 23 www.philopsis.fr faire une variante de la position, modifie aussi le statut donné à la contradiction. De même que la négation ne doit pas être considérée comme une opération extérieure à l’être, de même la contradiction doit cesser d’être reléguée aux marges de l’inintelligibilité et devenir un nouveau critère pour penser un régime de vérité qui tient compte de la totalité. Si comme le dit Hegel dans la Préface de la Phénoménologie « le vrai est le tout »51, cela ne signifie pas que tout est vrai comme le croyait Aristote dans sa réfutation de la sophistique : cette thèse n’affirme pas une confusion sémantique traduisant une indistinction ontologique (le devenir-trirème de l’homme, etc.) mais qu’on ne doit plus penser la vérité à partir d’un critère formel ou matériel mais à partir des concepts complémentaires de processualité, de totalité et de négation. Un étant vérifie son concept en se développant dans une processualité où on dira qu’un de ses moments contredit le précédent aussi longtemps que la totalité ne se posera pas par l’Aufhebung de chacun des moments dans le moment supérieur. Le langage de la négation conduit à penser d’une façon nouvelle le concret, au sens de cum-crescere, comme une unité de déterminations opposées unies par le lien paradoxal de la négation, qui ne signifie plus exclusion car toute négation est pour ainsi dire intentionnelle, elle est toujours négation de…, d’un contenu déterminé. C’est dans la Doctrine de l’Essence que Hegel insiste sur la transformation de sens que doit subir le concept de Widerspruch. Rappelons brièvement le contexte de cette analyse. Hegel montre que l’identité se développe en contradiction et que ce qui est contradictoire se dissout dans une unité supérieure. L’identité abstraite se contredit elle-même, elle affirme l’identité et pose la différence (formelle) entre le sujet et le prédicat en affirmant que « A est A ». Hegel comprend le principe d’identité comme le fait qu’un seul et même terme se rapporte à soi, se repousse de soi et fait retour à soi. Cette différence encore formelle, encore transparente de soi à soi, signifie que l’identité contient, sans le savoir, le moment de la différence (Unterschied). La différence peut d’abord être prise au sens de différence immédiate : chacun des termes est indifférent aux autres, chacun est posé pour soi, sans relation aux autres. C’est un tiers qui exprime leur relation, qui affirme l’égalité ou l’inégalité des termes. Mais l’égalité est relation de termes qui ne sont pas égaux, et l’inégalité est relation de termes inégaux ; la comparaison n’a de sens que si on suppose une différence donnée et la différenciation suppose une égalité donnée. L’identité supposant la différence et la différence l’identité on passe alors de la différence extérieure à la différence déterminée. Cette différence déterminée ou différence essentielle donne l’opposition entre le terme positif et le terme négatif : le positif n’est pas le négatif, le négatif n’est pas le positif, mais chacun ne peut se définir que par rapport à l’autre. Dans le cas de la diversité on a le même qui se rapporte à l’Autre, ici le même se rapporte à son Autre et sans ce rapport à son altérité il ne serait pas ce qu’il est. Ici le positif représente l’ancien moment de l’identité mais médiatisé par le négatif, et le négatif l’ancien moment de la différence mais médiatisé par le positif. Ce stade de la pensée correspond au principe logique du tiers-exclu : à savoir que de deux prédicats opposés, seul l’un revient à un sujet. Ce principe force à choisir entre +A ou –A, sans s’apercevoir que ce tertium quid est donné : c’est 51 Phénoménologie, p. 83. © Philopsis – Laurent Giassi 24 www.philopsis.fr justement ce A qui est posé tout aussi bien que +A et –A. Cette médiation réciproque du positif et du négatif fait qu’ils sont à la fois identiques et se suppriment réciproquement : l’unité supérieure produite est le Grund, le fondement. Dans le fondement on a un terme Autre (différence) produit à partir du même mais la relation entre le fondement et le fondé n’est pas une relation d’altérité absolue, mais d’altérité relative. En langage hégélien on dira que la différence essentielle est différence de soi avec soi, différence qui contient l’identique – ou encore l’opposé contient en soi-même son Autre. Contre toute la tradition Hegel souligne ici la positivité de la contradiction52 : « […] C'est l'un des préjugés fondamentaux de la logique jusqu'alors en vigueur et du représenter habituel que la contradiction ne serait pas une détermination aussi essentielle et immanente que l'identité ; pourtant s'il était question d'ordre hiérarchique et que les deux déterminations étaient à maintenir-fermement comme des [déterminations] séparées, la contradiction serait à prendre pour le plus profond et [le] plus essentiel. Car, face à elle, l'identité est seulement la détermination de l'immédiat simple, de l'être mort ; tandis qu'elle est la racine de tout mouvement et [de toute] vitalité ; c'est seulement dans la mesure où quelque-chose a dans soi-même une contradiction qu'il se meut, a [une] tendance et [une] activité. »53 Quelques lignes plus loin Hegel répète son propos : quelque chose n’est, au sens emphatique du terme, n’est vivant (lebendig) que s’il « contient » la contradiction et la « supporte » 54 . Très peu d’êtres sont capables de supporter la contradiction sans disparaître car généralement les moments opposés se séparent, causant la destruction de cet être : l’animal est capable de supporter la tension entre l’ipséité de son organisme en relation de tension avec le monde extérieur (la faim) ou son altérité (dans la sexualité) alors que l’inorganique a du mal à supporter cette contradiction car il ne peut s’unifier à son Autre – s’il persiste il reste indifférent à l’Autre, s’il s’unit à l’Autre il disparaît. La question est de savoir ce que signifie ici précisément la contradiction car on voit bien qu’il ne s’agit plus de la contradiction au sens de la logique formelle. On a rappelé précédemment le 52 Voir aussi la Remarque du § 120 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, t. 1, Paris, Vrin, 1986 : « Au lieu de parler suivant la proposition du tiers exclu (…), il y aurait bien plutôt à dire : « tout est opposé ». Il n’y a, en réalité, nulle part, ni dans le ciel ni sur la terre, ni dans le monde spirituel ni dans le monde naturel, un aussi abstrait « ou bien – ou bien » comme l’entendement en affirme un. Tout ce qui de quelque façon est, est un être concret, par conséquent en lui-même différent et opposé. (…) Ce qui d’une façon générale meut le monde, c’est la contradiction, et il est ridicule de dire que la contradiction ne se laisse pas penser. Ce qu’il y a de juste dans cette affirmation, c’est seulement ceci, qu’on ne peut pas s’en tenir à la contradiction et que celle-ci se supprime par elle-même » (p. 554-555). Nous reviendrons sur cette dernière affirmation plus loin. 53 Science de la Logique, Doctrine de l’Essence, chap. II, C, La contradiction, Remarque 3, La proposition de contradiction, p. 81. 54 Ibid., p. 83. © Philopsis – Laurent Giassi 25 www.philopsis.fr contexte dans lequel prend sens cet éloge de la contradiction, à savoir le passage de la différence extérieure à la différence intérieure, lorsqu’il s’agit de penser sous sa forme la plus générale les conditions d’une pensée concrète sans passer par la référence à une réalité extra-discursive de nature empirique ou intellectuelle. Hegel rejette simultanément le critère du principe d’identité et celui de l’adaequatio pour penser le nouveau régime de vérité énoncé dans la Phénoménologie : la contradiction dit de manière formelle la caractéristique de tout concret d’être « une unité de moments différents et différenciables qui passent, par la différence déterminée, essentielle, en [moments] contradictoires » 55 . Habituellement on fuit la contradiction car elle est une sorte de scandale logique, elle témoigne d’une incohérence qui fait hommage, pour ainsi dire, à la vérité en rappelant les règles de bonne conduite dans la pensée : éviter la contradiction ce serait la politesse la plus élémentaire à l’égard de celui qui nous lit ou nous écoute. Avec Hegel tout change : on ne voit pas la contradiction à l’œuvre dans tout ce qui est quand on veut l’exprimer parce qu’on ne sait pas écrire ce qu’on pense et on sépare artificiellement les moments opposés, positif et négatif, comme si la page blanche était pour les concepts ce que l'espace et le temps sont pour les êtres physiques, une sorte de medium neutre permettant de relier entre eux des termes différents selon les rapports de contiguïté ou de subordination (dans le cas de la causalité). Dire que la contradiction est essentielle pour penser, cela ne signifie pas qu’on cherche intentionnellement à contredire l’autre ou à se contredire mais que, par-delà l’ontologie de la représentation naïve (il y a des choses) et fixiste (une chose est ce qu’elle est), il est possible d’exposer le contenu d’un concept sans passer par l’hypothétique unification synthétique du divers opérée par un Ich denke. L’analyse de la contradiction dans la Doctrine de l’Essence permet de dire anticipativement ce que la Doctrine du Concept établira : la fiction d’un Ich denke n’a fait que remplacer la fiction d’une res cogitans dans l’instauration du discours philosophique de la modernité – comme la thèse de l’autoréflexivité de l’être, la thèse hégélienne de la contradiction rejette la distinction kantienne entre le jugement réfléchissant et le jugement déterminant qui attribue à l’entendement la fonction de synthèse du divers sensible. La contradiction dit sur le plan des déterminations-de-réflexion de l’Essence ce que la négation disait déjà dans la Doctrine de l’Être sans pouvoir le thématiser comme un moment particulier dans le développement des catégories : l’autoposition de l’être est processualité et quand elle posée comme telle, quand la négation de l’être devient autonégation de l’être, alors la contradiction peut faire l’objet d’une réévaluation sérieuse. En même temps cette analyse de la contradiction n’est pas redondante par rapport à la négation car Hegel n’a de cesse de répéter que si tout est contradictoire la contradiction n’est pas au sens duratif du terme. « [L]e contradictoire se dissout sans contredit en néant, il revient dans son unité négative. Or la chose, le sujet, le concept sont justement cette unité négative elle-même ; c'est quelque chose de contradictoire en soi-même, mais tout autant la contradiction dissoute ; c'est le fondement, qui contient et porte ses déterminations. La chose, le sujet ou le concept sont, comme 55 Ibid., p. 86. © Philopsis – Laurent Giassi 26 www.philopsis.fr réfléchis dans soi dans leur sphère, leur contradiction dissoute, mais leur sphère totale est aussi à nouveau une [sphère] déterminée, diverse ; ainsi estelle une [sphère] finie, et cela veut dire une [sphère] contradictoire. De cette contradiction supérieure elle n'est pas elle-même la dissolution, mais [elle] a une sphère supérieure pour unité négative sienne, pour fondement sien. Les choses finies, en leur variété indifférente, ont par conséquent pour caractéristique en général d'être contradictoires en soi-même, d'être brisées dans soi et de revenir dans leur fondement »56. Comment comprendre ce passage ? A quoi sert de prendre à contrepied toute la tradition pour dire finalement que la contradiction n’est pas ? Ce propos confirme les analyses précédentes : quand on cherche à penser ce que Hegel veut dire quand il parle de négation et de négation de la négation il ne faut pas chercher quelque chose au sens d’un référent mental ou extra-mental. La contradiction comme catégorie ontologique ne signifie pas que la contradiction est une chose parmi d’autres choses, une propriété des choses – et encore moins une tare de l’esprit – elle signifie de manière logique ce que Hegel appelait encore de façon métaphorique la Bewegung des Sich-Selbt-Setzens dans la Préface de la Phénoménologie. La contradiction n’est pas et ce non-être ne signifie pas le silence du discours, une impasse ou une aporie mais la production d’une nouvelle sphère, autrement dit une nouvelle catégorie dans chaque partie du système : la dissolution de la contradiction n’est pas le retour à un fonctionnement normal du discours mais la progression à une catégorie/un niveau/une sphère plus complexe, lourd/e du procès logique antérieur et relançant la contradiction par son appartenance à ce même procès logique tant que la totalité n’aura pas été exhaustivement posée. On s’intéressera cependant ici tout particulièrement à la fin de cette Remarque : « Selon une considération qui se trouvera faite ultérieurement, le syllogisme vrai [qui conclut] de quelque chose de fini et de contingent à une essence absolument-nécessaire ne consiste pas en ce que l'on conclut à quelque chose d'absolument nécessaire à partir du fini et du contingent [entendu] comme l'être se trouvant au fondement et y demeurant, mais en ce que, chose qui se trouve aussi immédiatement dans la contingence, [l'on conclut à quelque chose d'absolument nécessaire] à partir d'un être qui tombe seulement, qui se contredit en soi-même, ou en ce que plutôt l'on met en évidence que l'être contingent revient en soi-même dans son fondement, où il se sursume, — en outre en ce que c'est par ce revenir qu'il pose le fondement seulement de telle sorte qu'il se fait plutôt lui-même le posé. Dans le syllogiser habituel l'être du fini apparaît comme fondement de l'absolu ; c'est parce que [quelque chose de] fini est que l'absolu est. Mais la vérité est que c'est parce que le fini est l'opposition contradictoire en soi-même, parce qu'il n'est pas, que l'absolu est. Au premier sens la proposition du syllogisme s'énonce ainsi : l’être du fini est l'être de l'absolu ; mais au second sens [elle s'énonce] ainsi : Le non-être du fini est l'être de l'absolu »57 56 57 Ibid., p. 86. Ibid., p. 86-87. © Philopsis – Laurent Giassi 27 www.philopsis.fr Hegel cite ici une structure commune aux arguments destinés à prouver l’existence de Dieu à partir du fini, c'est-à-dire partir de l’étant pour régresser à la cause de l’étant – que la preuve soit a contingentia mundi, physico-théologique, etc. peu importe58. A chaque fois il y a divorce entre ce que la pensée soumise au régime représentationnel dit et ce qu’elle fait : elle dit qu’elle part de l’étant, du monde pour aller vers Dieu comme sa cause nécessaire, intelligente, etc. mais elle fait le contraire car elle ne peut opérer cette régression que parce que l’autoanéantissement du fini comme tel rend possible ce mouvement de la pensée vers la cause du fini. Dire que le fini est dialectiquement « contradictoire en soi-même » ne signifie pas qu’il se détruit, se désintègre mais que discursivement la preuve ne devient efficiente que si elle pense ce qu’elle fait et fait ce qu’elle pense : si on veut prouver l’absoluité, la causalité de Dieu il suffit de laisser se manifester l’inanité du fini, ou plutôt il faut penser le fini dans sa finitude même pour voir l’infini apparaître comme la vérité du fini. Cet exemple n’est pas destiné simplement à illustrer l’auto-dissolution du contradictoire car Hegel ne mentionne pas par hasard le syllogisme. Au fond si le contradictoire se dissout non pas en rien mais en une sphère particulière, c’est que la contradiction reconnue positivement par Hegel n’est pas une si grande menace que cela ; et de toute façon il n’y a qu’à lire Hegel pour comprendre que l’autoréflexivité de l’être, la nécessité de la contradiction et de son autodissolution servent de préliminaires pour l’expression ultime de la négativité, la rationalité comme syllogisme. d) La formalisation de la négation C’est à la fin de la Doctrine du Concept, avant que l’Idée absolue ne passe dans l’immédiateté de l’être spatial de par son absoluité même ou son abstraction, qu’on trouve le passage où la négation est formalisée, ce qui ne signifie pas que la dialectique puisse être formalisée comme telle sous peine de devenir un schéma vide de sens 59 . En ce sens les critiques de la dialectique hégélienne auraient raison de faire valoir que, de la négation d’un terme, fût-ce un terme déterminé, n’importe quoi pourrait être tiré. La force de la dialectique hégélienne est ce qui fait peut-être sa faiblesse, ce qui la rend inapplicable comme méthode au sens habituel du terme : pas plus que le passage d’une catégorie à l’autre n’est de « sentiment » selon la fameuse expression60 la dialectique n’est pas une forme applicable à un contenu déterminé. Elle est la forme-d’un-contenu, ce qui rend impossible aussi bien la thèse de la positivité et de l’extériorité du contenu à la forme, 58 Pour plus de détails on se rapportera aux Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu, trad. Jean-Marie Lardic, Paris, Aubier, 1994. 59 Voir l’essai de Dubarle qui tente de penser ce que le « formalisme » de la Logique hégélienne pourrait apporter à la logique formelle, tout en en évitant ce qu’il appelle « une soi-disant formalisation de la logique hégélienne » (« Logique formalisante et Logique hégélienne » in Hegel et la pensée moderne, Paris, PUF, 1970, p. 113-114). 60 Lucien Herr. © Philopsis – Laurent Giassi 28 www.philopsis.fr caractéristique du réalisme de la représentation – que la thèse parallèle de la forme organisant ce contenu en l’unifiant, caractéristique de l’idéalisme de la représentation. Le procédé par lequel on traite un contenu est alors remplacé par la thèse de la processualité de l’être, étape ultime de la désubstantialisation du Cogito commencée par Kant et poursuivie par les post-kantiens. En d’autres termes ce qu’il y a de formel dans la dialectique est ce qui la rend non formalisable sous les traits d’une méthode que l’on pourrait appliquer de façon aveugle, mécanique. Voyons comment la négation en régime dialectique peut être formalisée comme telle sans devenir un formalisme. Comme ce passage intervient à la fin du procès logique, sa dimension récapitulative et totalisante implique que Hegel se réfère à des séquences particulières de la Logique pour rendre compte de la négation et de ses lexies. §1 . « […] Un [terme] premier universel, considéré en et pour soi, se montre comme l'autre de soi-même. Saisie de façon tout à fait générale, cette détermination peut se trouver prise de telle sorte que par là ce qui est d'abord immédiat [est] ainsi [posé] comme [quelque chose de] médiatisé, rapporté à un autre, ou que l'universel est posé comme un particulier. Le [terme] second qui par là [a] surgi, est donc le négatif du premier ; et, en tant que nous considérons par avance le parcours ultérieur, le négatif premier. Selon cet aspect négatif, l'immédiat s'est perdu dans l'autre, l'autre pourtant est essentiellement, non pas le négatif vide, le néant, que l'on prend pour le résultat habituel de la dialectique, mais il est l’autre du premier, le négatif de l'immédiat ; il est donc déterminé comme le médiatisé, — contient en général dans soi la détermination du premier. Le premier est ainsi essentiellement conservé et maintenu également dans l'autre. — Tenir-fermement le positif dans son négatif, le contenu de la présupposition dans le résultat, c'est là le plus important dans le connaître rationnel ; en même temps, il n'est besoin à cet effet que de la réflexion la plus simple pour se convaincre de la vérité et de [la] nécessité absolues de cette exigence, et, en ce qui concerne les exemples de preuves ordonnées à cela, toute la logique consiste dans cela. » Ce premier paragraphe décrit le passage de l’immédiat au médiatisé non sous la forme d’une succession de déterminations étrangères mais comme un procès où la détermination immédiate passe dans une détermination seconde qui la nie et la conserve (Aufhebung). Ce passage immanent dans l’altérité est un passage-du-premier-terme comme tel et pour signifier cette immanence du passage le terme adéquat est la négation. Ainsi dans la Doctrine du Concept Hegel a montré comment l’universel se particularise pour se réaliser comme universel : cette immanence fait que le passage est un terme impropre ici et que Hegel parle de développement pour rendre compte de l’autodifférenciation du Concept. On reconnaît clairement ici la thèse hégélienne de la négation déterminée : la négation est toujours négation de… En même temps c’est dans cette négation que le premier terme est posé comme tel : dans la relativisation du premier terme par sa négation s’opère la position du premier comme premier nié-et-maintenu dans le second qui le nie. © Philopsis – Laurent Giassi 29 www.philopsis.fr §2. « Ce qui par-là est désormais présent, c'est le médiatisé, pris d'abord ou également de façon immédiate, aussi une détermination simple, car, comme le [terme] premier s'est perdu dans lui, il n'y a que le second de présent. Puisque maintenant aussi le premier est contenu dans le second, et [que] celui-ci est la vérité de celui-là, cette unité peut se trouver exprimée comme une proposition où l'immédiat est placé comme sujet mais le médiatisé comme son prédicat, par exemple le fini est infini, un est beaucoup, le singulier est l'universel. Mais la forme inadéquate de telles propositions et de [tels] jugements saute de soi aux yeux. A propos du jugement, on a montré que sa forme en général, et surtout la [forme] immédiate du jugement positif, est incapable de saisir dans soi le spéculatif et la vérité. Le complément prochain de ce même [jugement positif], le jugement négatif, devrait au moins tout aussi bien se trouver ajouté. Dans le jugement, le [terme] premier, comme sujet, a l'apparence d'un subsister autonome, puisqu'il est plutôt sursumé dans son prédicat [entendu] comme son autre ; cette négation est bien contenue dans le contenu de ces propositions, mais sa forme positive contredit ce même [contenu] ; ainsi ne se trouve pas posé ce qui est contenu dedans ; ce qui serait précisément le dessein [qui conduit] à user d'une proposition. » Faisons comme s’il était possible de limiter le procès dialectique à la relation entre le premier et le second terme, entre l’immédiat et le médiatisé, entre le positif et le terme qui le nie. Si l’attention se porte sur le second terme obtenu par la négation du premier, c'est-à-dire le médiatisé, alors celui-ci semble la vérité de celui-là, ce que Hegel traduit sous la forme propositionnelle : « x (l’immédiat) est y (le médiatisé) ». L’originalité de Hegel est de montrer que le double sens de la copule, existentiel et logique, ne suffit pas pour rendre compte de la relation entre le sujet et ses prédicats : le rapport statique entre les constituants du jugement est détruit par la dialectique qui montre comment les formes du jugement se complètent les unes les autres puisque le jugement effectue de manière inadéquate dans la dimension de la phrase la médiation des déterminations du Concept que le syllogisme développera dans l’ordre du raisonnement. Dire que « le fini est infini » est tout aussi vrai que de dire « le fini n’est pas l’infini » pour cette raison que le fini est fini et l’infini infini. C’est lorsqu’il est possible de poser simultanément ces deux propositions dans une seule et même structure discursive qu’on peut exprimer la vérité de la relation entre le fini et l’infini, c'est-à-dire le syllogisme. Dans la Phénoménologie de l’Esprit le passage d’une figure de la conscience à une autre se passait dans le dos de celle-ci : elle faisait à chaque fois l’expérience d’un nouvel objet dans l’ignorance du procès logique qui faisait surgir cet objet. Délivré de la dualité phénoménologique (ce qu’éprouve la conscience comme vérité, ce que le philosophe sait comme la vérité niant cette vérité première, la vérité de la vérité), le procès logique montre l’inadéquation du sens, le contenu, à la forme propositionnelle, qui le dit. On notera que Hegel emploie ici un vocabulaire ambigu (« le premier est contenu dans le second »), ce qui pourrait accréditer l’idée d’une présence ontologique du Tout dans chacune de ses parties, le procès logique devenant alors le développement de ce qui est déjà contenu à l’origine, ce qui diminuerait la portée du négatif. Cette relation de contenu à contenant pour penser la relation de l’immédiat au © Philopsis – Laurent Giassi 30 www.philopsis.fr médiatisé, du premier terme à sa négation qui le pose comme premier, n’est qu’une façon d’exprimer la négation intentionnelle, la présence de ce qui est nié dans ce qui le nie et le conserve. Il n’y a donc aucun préformationnisme logique comme on a souvent pu le reprocher à Hegel car si la Téléologie est un moment essentiel qui clôt l’Objectivité au titre de la rationalisation du réel et la réalisation du rationnel sur le plan logique, il semble difficile de dire que la dialectique hégélienne serait invalidée parce qu’elle aurait une fin, une visée particulière61. Autant dire que le pacte de lecture avec un auteur serait un mensonge sous prétexte que l’auteur en saurait plus que le lecteur lorsque celui-ci commence à lire son livre –comme si ce décalage entre le début de la lecture et la fin n’était pas partie prenante du processus d’assimilation du sens. §3. « La seconde détermination, la négative ou médiatisée, est en outre en même temps la médiatisante. Tout d'abord elle peut se trouver prise comme détermination simple, mais, selon sa vérité, elle est un rapport ou [une] relation ; car elle est le négatif, mais du positif, et inclut dans soi ce même [positif]. Elle est donc l'autre, non pas comme d'un en regard duquel elle est indifférente, ainsi ne serait-elle pas un autre, ni un rapport ou [une] relation ; — mais l’autre en soi-même, l'autre d'un autre ; c'est pour cette raison qu'elle inclut son autre dans soi, et qu'elle est donc comme la contradiction, la dialectique posée d'elle-même. — Parce que le premier ou immédiat est le concept en soi, par conséquent aussi seulement en soi le négatif, le moment dialectique, chez lui, consiste en ce que la différence qu'il contient en soi se trouve posée dans lui. Le second, par contre, est lui-même le déterminé, la différence ou relation ; le moment dialectique, chez lui, consiste par conséquent à poser l'unité qui est contenue dans lui. — Pour cette raison, si le négatif, [le] déterminé, la relation, [le] jugement et toutes les déterminations tombant sous ce second moment n'apparaissent pas déjà 61 On reconnaît là la thèse critique d’Althusser. Quand Marx utilise les catégories de la Logique dans le Livre I du Capital est-ce que Marx ne sait pas lui non plus où il veut en venir ? Bien entendu qu’il est légitime de se demander si le passage de la dialectique dans l’idéalisme à la dialectique matérialiste ne change pas le régime de la signification de la négation –ce qui est le cas, vide infra –mais la thèse du préformationnisme logique pour discréditer la dialectique hégélienne nous semble faible. – Pour un exemple de cette critique on renverra aux analyses d’Althusser dans « Sur la dialectique matérialiste », 1963 in Pour Marx, Paris, Maspero, 1972 : « Ce que refuse le marxisme c’est la prétention philosophique (idéologique) de coïncider exhaustivement avec une « origine radicale », quelle qu’en soit la forme (la tabula rasa, point zéro d’un processus, l’état de nature ; le concept de commencement qu’est par exemple chez Hegel l’être immédiatement identique au néant ; la simplicité qui est aussi dans Hegel ce par quoi (re)commence indéfiniment tout processus, qui restaure son origine, etc….) ; aussi rejette-t-il la prétention philosophique hégélienne qui se donne cette unité simple originaire (reproduite à chaque moment du processus) qui va produire ensuite, par son autodéveloppement, toute la complexité du processus, mais sans jamais s’y perdre elle-même, sans jamais y perdre ni sa simplicité ni son unité – puisque la pluralité et la complexité ne seront jamais que son propre « phénomène », –chargé de manifester sa propre essence » (p. 203). © Philopsis – Laurent Giassi 31 www.philopsis.fr comme la contradiction et comme dialectiques, c'est là simple manque du penser, qui ne rassemble pas ses pensées. Car le matériau, les déterminations op-posées dans Un rapport sont déjà posées, et présentes pour le penser. Mais le penser formel se donne pour loi l'identité, laisse le contenu contradictoire qu'il a devant soi tomber dans la sphère de la représentation, dans espace et temps, où ce qui se contredit se trouve tenu en extériorité réciproque, dans la juxtaposition ou la succession, et vient ainsi devant la conscience sans contact mutuel. Se fait à ce propos l'axiome déterminé, que la contradiction ne serait pas pensable ; mais en fait c'est le penser de la contradiction qui est le moment essentiel du concept. Le penser formel pense aussi de fait cette même [contradiction], seulement il s'en détourne aussitôt, et, dans cet acte-de-dire, ne fait que passer d'elle à la négation abstraite. » Ce n’est que de façon artificielle qu’on peut immobiliser les termes de la relation dialectique et faire que les termes-en-relation signifient quelque chose en dehors de la relation qui les constitue. La simplicité du second terme (einfache Bestimmung), « la [détermination] négative ou la médiatisée », ne saurait clore le processus car elle est médiatiséemédisatisante, ce que Hegel traduit en parlant de « l’autre en soi-même, l'autre d'un autre » qui correspond à la contradiction. La perte du premier terme, immédiat, dans le second, fait que le second terme contient le premier mais cette relation de contenant à contenu ne ferait pas progresser d’un seul pas si le second terme n’était pas l’autre qui altère le premier et donc s’altère lui-même puisqu’il est devenu ce premier. La négation au sens dialectique fait passer de l’altérité qui ne prête pas à conséquence (A est autre que B qui est autre que C in indefinitum) à l’altération qui altère : si B est l’autre véritable de A alors cette négation doit se vérifier – en langage hégélien cela signifie qu’on doit passer de la différence extérieure à la contradiction. Si B est son Autre pour A, la négation se concentre dans B qui altère A et cette altérité ne demeure pas étrangère au terme négateur qui est l’unité de termes opposés, lui-même et le terme qu’il nie. Comme il nie ce qui le constitue dans son altérité, il n’est pas seulement un autre de A (parmi d’autres) mais l’autre-de-A et comme A le constitue, en niant A il se nie lui-même : il est bien l’autre en soi-même. Encore une fois on remarquera que pour rendre plus simple la pensée de cette altérité altérante qu’est l’autre en soi-même, altérité qui ne se contente pas d’altérer l’autre mais d’altérer celui qui altère l’autre, Hegel a de nouveau recours à la relation non-dialectique du contenant et du contenu : l’immédiat étant le concept en soi, contenant donc toutes les déterminations du concept (Universalité, Particularité, Singularité), il contient aussi sa différence (le négatif) en lui et doit la poser hors de soi. Le second moment correspond à la différence, l’extériorité du concept, et amorce le retour réflexif au premier en faisant de l’extériorité une extériorisation du concept – il doit montrer l’articulation de la différence à l’unité, ce qui est contradictoire puisque chaque moment est ainsi sa négation. Hegel rappelle brièvement qu’il est beaucoup plus simple de fuir la contradiction, la nécessité de penser « les déterminations op-posées dans Un rapport » en séparant les déterminations dans le medium en apparence neutre de l’espace et du temps : l’Aussereinander- et le Nacheinander-sein sont le moyen d’éviter le caractère moteur de la contradiction, l’économie © Philopsis – Laurent Giassi 32 www.philopsis.fr dialectique du négatif. On a déjà eu l’occasion de préciser cette remarque en prenant précédemment le fameux exemple du bouton réfuté par la fleur (vide supra a) La Widerlegung du bouton par la fleur). §4 . « La négativité considérée constitue maintenant le tournant du mouvement du concept. Elle est le point simple du rapport négatif à soi, la source la plus intime de toute activité, d'auto-mouvement vivant et spirituel, l'âme dialectique que tout vrai a en lui-même par laquelle seulement il est vrai ; car c'est sur cette subjectivité seulement que repose le sursumer de l'opposition entre concept et réalité, et l'unité qui est la vérité. — Le second négatif, le négatif du négatif, auquel nous [sommes] parvenus, est ce sursumer de la contradiction, est pourtant aussi peu que la contradiction un faire d'une réflexion extérieure, mais le moment le plus intime, le plus objectif, de la vie et de [l']esprit, par quoi il y a un sujet, [une] personne, [quelque chose de] libre. — Le rapport du négatif à lui-même est à considérer comme la deuxième prémisse du syllogisme total. La première, on peut, si l'on utilise dans leur opposition les déterminations d'analytique et synthétique, la regarder comme le moment analytique, en tant que l'immédiat est là immédiatement en relation à son autre, et par conséquent passe ou plutôt est passé dans ce même [autre] ; — bien que ce rapport, comme [on l'a] déjà rappelé, soit également synthétique justement pour cette raison que c'est son autre dans lequel il passe. La seconde prémisse ici considérée peut se trouver déterminée comme la [prémisse] synthétique parce qu'elle est le rapport du différent comme tel à son différent. — Comme la première [est] le moment de l’universalité et de la communication, ainsi la seconde est-elle déterminée par la singularité, qui se rapporte à l'autre d'abord de façon excluante et comme pour soi et diverse. C'est comme le médiatisant qu'apparaît le négatif, parce qu'il syllogise dans soi lui-même et [ l]'immédiat dont il est la négation. Dans la mesure où ces deux déterminations se trouvent prises comme extérieurement rapportées selon une relation quelconque, il n'est que le formel médiatisant ; mais, [entendu] comme la négativité absolue, le moment négatif de la médiation absolue est l'unité qui est la subjectivité et [l'] âme. » Ce paragraphe expose de manière tranchée les causes qui rendent la négation dialectique difficilement compréhensible : comment Hegel peut-il faire de la négation « la source la plus intime de toute activité, d'automouvement vivant et spirituel », « le moment le plus intime, le plus objectif, de la vie et de [l']esprit, par quoi il y a un sujet, [une] personne, [quelque chose de] libre », sauf à prendre une abstraction pour la réalité ? Mais justement la thèse hégélienne est qu’il n’y a rien de plus naïf que la réalité prise comme une présence massive avec des choses, des êtres, des états qui seraient reliés entre eux par des relations qui leur seraient extérieures. D’abord on ne parle pas ici du mouvement physique mais du mouvement logique par lequel le vrai se vérifie en se développant dans la totalité de ses moments. Quitte à choquer on pourrait dire que l’idéalisme absolu hégélien a une part de réalisme qui a souvent échappé à ses adversaires, car Hegel récuse l’identification ontique de la Subjektivität au sujet humain : la © Philopsis – Laurent Giassi 33 www.philopsis.fr subjectivité s’identifie à la processualité anonyme et globale de l’être62 qui se réfléchit et se médiatise dans les formes du Jugement, du Syllogisme et dans les structures de l’Objectivité (Mécanisme, Chimisme, Téléologie). On peut trouver cette métaphysique chimérique, contraire au bon sens, un défi à la logique, bref, on peut trouver tous les défauts au Discours hégélien mais au moins il faut savoir de quoi on parle. Hegel rejette ce qu’il appelle cette tare du Discours philosophique habituel qui est le « faire d'une réflexion extérieure » : la structure du sujet transcendantal ego-cogito-cogitatum ne remet pas en cause la séparation du Ich denke et de l’objet transcendantal, la distinction entre les principes heuristiques de la raison et les principes constitutifs de l’entendement accentuant la séparation à l’intérieur même de la raison. Au fond pour Hegel la Critique de la raison pure est plutôt une scission, une division de la raison, une séparation de la pensée incapable par là même de penser l’être qu’elle refoule dans l’inconnaissable Ding an sich. La thèse de Hegel est que le Sujet, la Liberté ont une infrastructure logique et sont la culmination même du Logos : ce n’est pas un hasard si la Logique Subjective est la Doctrine du Concept car si on prend au sérieux l’identité spéculative de l’être et de la pensée, alors la Grande Logique est la science de ce que Kant pense de façon séparée dans les trois Critiques et tente de médiatiser par la faculté de juger. Avant même la philosophie de l’Esprit le lecteur de la Grande Logique sait que le mouvement catégoriel du Logos est une présentation des structures ontologiques de la liberté comme processualité, comme libération : la liberté c’est libérer l’altérité et se libérer de la relation aliénée à l’autre, ce que l’Objectivation du Concept présente par l’articulation de ses structures. Comme le jugement est une forme logique particulièrement inadaptée pour penser le spéculatif, l’unité des opposés, Hegel recourt au syllogisme pour articuler l’immédiat et le médatisé : Première prémisse du « syllogisme total » : le rapport de l’immédiat au terme (le médiatisé) qui le nie. L’extériorité apparente des termes, l’absence d’une économie de la réflexion, fait que, pour penser le rapport, c’est le terme d’Übergang (passage) que Hegel utilise ici, terme qui caractérise le procès logique dans la Doctrine de l’Être. Mais du point de vue du Concept la première prémisse correspond en même temps à l’ouverture de l’unité conceptuelle, ce qui correspond à « l’universalité et de la communication », l’universel se manifestant dans son déploiement puisque le terme qui le nie n’est autre que la différence qui est sa différence. Ce pourquoi Hegel peut souligner que la première prémisse peut faire l’objet d’une interprétation analytico-synthétique : le premier terme se développe (analyse) dans une différence qui est sa différence (synthèse). Seconde prémisse : elle correspond au développement de la contradiction développée dans le paragraphe précédent, « le rapport du négatif à lui-même », ce terme altérant et s’altérant lui-même, ce qui correspond à l’autodissolution du contradictoire. D’un certain point de vue c’est plutôt cette seconde prémisse qui serait la prémisse synthétique puisqu’elle est le rapport instable du « différent comme tel à son différent » – c’est elle qui pose explicitement ce qui était sous-entendu dans le rapport 62 Tant qu’on en reste au niveau logique et tant qu’on n’envisage pas l’Esprit. Hegel n’est pas Mallarmé et ne cherche pas la disparition du sujet et du moment de la personnalité. © Philopsis – Laurent Giassi 34 www.philopsis.fr statique du premier terme au second dans la première prémisse. Cette autodissolution du terme contradictoire signifie que le terme médiatisant sort de cette relation contradictoire en se syllogisant avec soi-même : la négation de l’immédiat par le terme médiatisant, négation qui est auto-négation du terme constitué par ce qu’il nie (l’immédiat) peut s’exprimer comme négation de la négation (« négativité absolue ») ou syllogisation avec soimême. Exprimé de façon aussi abstraite Hegel a bien conscience qu’il ne s’agit là que d’un « formel médiatisant », d’une forme qui menace d’être une simple forme sans contenu. §5 . « Dans ce tournant de la méthode, le cours du connaître retourne en même temps dans soi-même. Cette négativité, [entendue] comme la contradiction se sursumant, est l'établissement de l'immédiateté première, de l'universalité simple ; car c'est immédiatement que l'autre de l'autre, le négatif du négatif, est le positif, [l']identique, [l’]universel. Ce second immédiat, si après tout l'on veut compter, est dans le cours total le troisième [terme] par rapport à l'immédiat premier et au médiatisé. Mais il est aussi le troisième par rapport au négatif premier ou formel et à la négativité absolue ou au deuxième négatif ; dans la mesure maintenant où ce premier négatif est déjà le deuxième terme, ce qui est compté comme troisième peut aussi se trouver compté comme quatrième, et, au lieu de la triplicité, on peut prendre la forme abstraite comme une quadruplicité ; le négatif ou la différence est de cette manière compté comme une dualité. — Le troisième ou le quatrième est de façon générale l'unité du premier et [du] deuxième moment, de l'immédiat et du médiatisé. — Qu'il [soit] cette unité, [et] de même que la forme totale de la méthode soit une triplicité, n'est certes tout à fait que le côté superficiel, extérieur, de la manière du connaître ; mais aussi d'avoir mis en évidence celle-ci, et de l'avoir fait dans une application plus déterminée, car on sait que la forme numérique abstraite elle-même s'est trouvée établie il y a déjà longtemps, mais sans concept, et par conséquent sans suite, — c'est également à regarder comme un mérite infini de la philosophie kantienne. Le syllogisme, [qui est] aussi le triple, s'est toujours trouvé connu comme la forme universelle de la raison, mais pour une part il valait de façon générale comme une forme tout extérieure, ne déterminant pas la nature du contenu, [et] pour une part, comme au sens formel il se déploie dans la détermination d'entendement de l'identité, lui fait défaut le moment essentiel, dialectique, la négativité; mais ce [moment] intervient dans la triplicité des déterminations, parce que le troisième [terme] est l'unité des deux premières déterminations, mais que celles-ci, comme elles sont diverses, ne peuvent être en unité que comme sursumées. — Le formalisme s'est certes emparé également de la triplicité, et s'en [est] tenu au schéma vide de cette même [triplicité] ; les inconséquences plates et la misère de ce que l'on appelle le construire philosophique moderne, qui ne consiste en rien qu'à accrocher partout ce schéma formel, sans concept ni détermination immanente, et à [l']utiliser pour un acte-de-mettre-en-ordre extérieur, a rendu cette forme ennuyeuse et de mauvaise renommée. Mais ce caractère insipide de son usage ne peut lui faire perdre de sa valeur, et il faut toujours tenir très haut [le fait] que l'on ait d'abord découvert ne serait-ce que la figure noncomprise du rationnel. » © Philopsis – Laurent Giassi 35 www.philopsis.fr Dans ce paragraphe Hegel raffine pour ainsi dire la présentation de la négativité en montrant la possibilité d’adopter plusieurs lectures possibles du procès dialectique en adoptant un schème ternaire ou quaternaire, la forme de la triplicité ou de la quadruplicité. Comme le contradictoire n’est pas et ne saurait perdurer, le rapport du négatif à soi rétablit un terme positif, la duplex negatio produisant une nouvelle positivité qui résulte du procès logique. - schème ternaire : (1) immédiat premier– (2) terme médiatisé/médiatisant (rapport négatif à soi) – (3) second immédiat comme produit du rapport négatif à soi - schème quaternaire : (1) immédiat premier –(2) terme médiatisé – (3) terme médiatisant– (4) immédiat second. Les deux présentations sont équivalentes même si historiquement c’est le syllogisme qui représente dans la logique formelle le moment de la triplicité alors que philosophiquement c’est Kant qui a justifié le sens éminent de cette forme dans la déduction des catégories. La fin du paragraphe consiste dans une pointe contre le formalisme schellingien des Potenzen qui banalise l’usage de la triplicité en en faisant une forme applicable de façon schématique. On reconnaît là les critiques déjà faites à Schelling et à ses disciples dans la Préface de la Phénoménologie. §6 . De façon plus précise, maintenant, le troisième [terme] est l'immédiat, mais par sursomption de la médiation, le simple par sursumer de la différence, le positif par sursumer du négatif, le concept qui se réalise par l'être-autre, et, par sursumer de cette réalité, [a] coïncidé avec soi et a établi sa réalité absolue, son rapport simple à soi. Ce résultat est par conséquent la vérité. Il est tout aussi bien immédiateté que médiation ; — mais ces formes du jugement : le troisième [terme] est immédiateté et médiation, ou il est l'unité de ces mêmes [immédiateté et médiation], ne sont pas en mesure de le saisir, parce qu'il n'est pas un troisième [terme] en-repos, mais, justement comme cette unité, le mouvement et l'activité se médiatisant avec soi-même. — De même que ce qui commence est l'universel, ainsi le résultat est-il le singulier, [le] concret, [le] sujet ; ce que celui-là [est] en soi, celui-ci l'est maintenant tout aussi bien pour soi, l'universel est posé dans le sujet. Les deux premiers moments de la triplicité lui-même, pour nous tout d'abord, est tout autant l'universel étant en soi que le négatif étant pour soi, [et] aussi que le troisième [terme] étant en et pour soi, l'universel qui traverse de part en part tous les moments du syllogisme ; mais le troisième [terme] est la conclusion, dans laquelle il [se] médiatise avec soi-même par sa négativité, du même coup est posé pour soi comme l'universel et [l’]identique de ses moments. »63 Ce dernier paragraphe ne pose pas de problème particulier de compréhension : Hegel y présente la signification particulière du second immédiat qui n’est pas un retour au premier immédiat, sans quoi le processus serait un retour au Même alors que la processualité consiste à produire un 63 Science de la Logique, Doctrine du Concept, L’Idée absolue, p. 379-385. © Philopsis – Laurent Giassi 36 www.philopsis.fr autre immédiat. Le développement circulaire logique est itératif sans tourner en rond pour ainsi dire : le positif produit par l’Aufhebung de la différence est un autre positif qui est résultat. Inévitablement la forme propositionnelle menace toujours de séparer ce qui est indissociable et qui n’a pas la forme d’une synthèse d’éléments hétérogènes en disant que ce résultat « est immédiateté et médiation » alors que l’essentiel ici est « le mouvement et l'activité se médiatisant avec soi-même », expression qui correspond à ce que Hegel appelait dans la Phénoménologie la Bewegung des Sich-selbst-setzens, oder die Vermittlung des Sich-anders-werdens mit sich selbst. Conclusion On propose ici de donner quelques brefs éléments de réflexion sur le destin de la négation chez ceux qui ont voulu utiliser la dialectique comme méthode de pensée, en séparant le dialectique et le rationnel, c'est-à-dire en gardant la négation comme concept permettant de penser la processualité de l’être et en rejetant l’ambition de penser la réconciliation des opposés dans le Système. Chez Hegel la négation et la dialectique n’ont de sens que dans leur rapport à la spéculation, ce que Hegel avait exprimé dans la fameuse image dans la Préface des Principes de la philosophie du droit : « La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule »64 La philosophie comprend ce qui est, ce qui a été (philosophie de l’histoire) mais n’a aucun pouvoir prédictif, la spéculation ne permettant aucune futurition. Marx, Engels et les partisans du matérialisme dialectique ont au contraire franchi cette limite en faisant subir à la négation et à la dialectique une série de transformations qui vident la négativité de sa dimension spéculative. Sans prétendre à l’exhaustivité on mentionnera trois étapes dans ce processus : d’abord la naturalisation de la dialectique avec Marx et Engels, conséquence de la thèse matérialiste ; ensuite la dénaturalisation de la dialectique ou son anthropologisation chez Kojève et Sartre ; la tentative de penser une dialectique sans négativité avec l’interprétation structuraliste d’Althusser ; enfin la tentative de penser une négation sans spéculation, une négation sans réconciliation des opposés avec Adorno. MARX, ENGELS : matérialisme, naturalisation, historicisme KOJEVE, SARTRE : matérialisme, anthropologisation, historicisme 64 Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998, Préface, p. 88 © Philopsis – Laurent Giassi 37 www.philopsis.fr ALTHUSSER : matérialisme, structuralisme, anti-humanisme, antihistoricisme ADORNO : anti-totalisme et dialectique négative MARX, ENGELS Les « pères fondateurs » du matérialisme dialectique et du matérialisme historique modifient de façon radicale la négativité hégélienne : sous prétexte de mettre la dialectique la tête à l’endroit, Marx et Engels donnent un sens naturaliste/historiciste au processus dialectique, la processualité cyclique devenant alors une séquence événementielle où la contradiction devient le terme passe-partout pour désigner les conflits, les antagonismes humains dans l’histoire, ou bien pour signifier le passage d’un état de la matière dans un autre état avec les pseudo-lois de la dialectique65. La double dimension involutive/évolutive par laquelle l’immédiat s’automédiatise est réduite à la dimension de l’évolution qui se fait vers un telos qui, quoi qu’en dise Althusser, est tout aussi présent chez Marx et Engels, la destruction du capitalisme, sauf que le telos n’est plus comme chez Hegel immédiatement et actuellement réalisé mais projeté sous la forme vague d’un Reich der Freiheit, une fois dépassés les antagonismes de classes. Le Marx du Capital ne s’aventure plus sur le terrain glissant des Manuscrits de 1844-1845 où il se livrait à des spéculations audacieuses sur la réconciliation de l’homme et de la nature par-delà le régime du travail aliéné et du capitalisme. On comprend que l’école althussérienne ait disqualifié ces Manuscrits, invoquant une pseudo-rupture épistémologique ou un anti-humanisme du Marx de la maturité : en fait ces Manuscrits présentent ce qu’aurait été la dialectique marxiste si elle avait conservé la dimension spéculative (la réconciliation des opposés), c'est-à-dire la projection des oppositions présentes dans un au-delà du présent qui aurait évidemment fait ressembler la doctrine marxienne à ce socialisme utopique que Engels consentait à présenter comme la préhistoire du socialisme scientifique66. Les affirmations célèbres de Lénine recommandant de lire la Grande Logique de Hegel pour comprendre le (Livre I du) Capital ne changent rien au fait que la doctrine marxienne doit séparer la dialectique de la spéculation et l’unir à l’histoire pour se préserver de l’objection d’idéalisme. KOJEVE, SARTRE En France Kojève dans ses cours sur Hegel donna une interprétation particulière à la négativité hégélienne en rejetant la naturalisation marxienne de la dialectique. On pense ici à l’affirmation maintes fois répétée par Kojève selon laquelle la dialectique ne saurait s’appliquer à la nature, sous prétexte que cette dialectique vaudrait seulement des phénomènes historico65 Engels, La Dialectique de la nature, Paris, Editions sociales, 1975 : « La loi du passage de la quantité à la qualité et inversement ; la loi de l’interpénétration des contraires ; la loi de la négation de la négation » (p. 69). 66 On aura reconnu la brochure de Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). © Philopsis – Laurent Giassi 38 www.philopsis.fr spirituels ou parce que la négativité dialectique aurait son origine dans le travail humain. Kojève fait une lecture délibérément anthropologique de la dialectique hégélienne. En effet, d’après lui, « l’ontologie, dans la Logique, est en fait anthropologique »67 et c’est surtout dans l’appendice intitulé La dialectique du réel et la méthode phénoménologique chez Hegel 68 que Kojève montre tout son talent pour tordre les textes dans le sens de son anthropologie athée. La méthode chez Hegel ne serait pas dialectique, mais uniquement contemplative au sens où Hegel serait positiviste (sic) puisque l’être se réfléchirait dans son discours69. Le réel ne serait pas dialectique par lui-même mais uniquement par le travail humain qui transforme les choses dans l’histoire universelle70. « (…) Le gland, le chêne et la transformation du gland en chêne (ainsi que l’évolution de l’espèce « chêne ») ne sont pas dialectiques ; par contre la transformation du chêne en table de chêne est une négation dialectique du donné naturel, c'est-à-dire la création de quelque chose d’essentiellement nouveau : c’est parce que l’homme « travaille » le chêne qu’il a une « science » du chêne, du gland, etc. ; cette science est dialectique, mais non dans la mesure où elle révèle le gland, sa transformation en chêne, etc., qui ne sont pas dialectiques ; elle est dialectique dans la mesure où elle évolue en tant que science (de la Nature) au cours de l’Histoire ; mais elle n’évolue ainsi dialectiquement que parce que l’Homme procède à des négations dialectiques réelles du donné par le Travail et la Lutte »71. Hors du contexte spéculatif et du sens particulier qu’y prend la duplex negatio, la négation dont parle Kojève n’est plus qu’un vague synonyme pour désigner une opération de transformation portant sur la réalité extérieure. Il est à noter d’ailleurs que c’est justement cette confusion du changement, de la transformation avec la dialectique qui sert de motif à Sartre pour contester un matérialisme dialectique qui applique la dialectique à la nature sans voir qu’elle en reproduit à son insu les présupposés idéalistes72. ALTHUSSER Avec l’école althussérienne on parvient à l’extinction progressive de la négativité : la dialectique est dénaturalisée, désanthropologisée, et pensée à partir de concepts étrangers à l’idéalisme hégélien et au matérialisme marxien, le concept bachelardien de la rupture épistémologique, la lecture symptômale héritée de la psychanalyse et l’approche structuraliste. Dans 67 Introduction à la lecture de Hegel (1947), Paris, Gallimard, 1992, Cours de 1933-1934, p. 39. 68 Ibid., Cours de 1934-1935. 69 Ibid., p. 449-452. 70 Ibid., p. 455. 71 Ibid., Note 1, p. 474 72 Matérialisme et Révolution (1946), Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 87-91 ; voir aussi les passages contre la dialectique de la nature dans la Critique de la raison dialectique, t. 1, Paris, Gallimard, 1960, p. 125-129). © Philopsis – Laurent Giassi 39 www.philopsis.fr son analyse comparative de la dialectique hégélienne et de la dialectique marxienne73, Althusser liquide la négativité en ne gardant de la dialectique que le concept de contradiction retraduit dans le langage freudien appliqué aux formations économico-sociales : si la contradiction reste motrice ce n’est pas sous la forme hégélienne de la négation de la négation. En effet aux moments distingués par Lénine dans ses Cahiers philosophiques – nonantagonisme, antagonisme et explosion – correspondent selon Althusser les changements quantitatifs (contradiction dans la forme dominante du déplacement), les conflits (contradiction dans la forme dominante de la condensation), la révolution (moment où la condensation instable provoque le démembrement du tout, une restructuration globale du tout sur une base qualitativement nouvelle)74. ADORNO Il n’est pas question ici de traiter du projet adornien de créer une dialectique non mystifiée, une dialectique négative75, un mode de penser qui ne retombe pas dans la positivité et la réconciliation verbale des opposés : la dialectique négative signifie par contraste ce que la dialectique intégrée à la spéculation a de faussement négatif. La dialectique hégélienne apparaît alors de ce point de vue conservatrice, beaucoup plus positive qu’on ne pourrait le croire puisqu’au final c’est toujours le positif sous la figure du spéculatif, comme totalité, qui l’emporte sur le négatif. A cet égard on évoquera les réflexions d’Adorno tirées d’un cours sur la métaphysique76 : « Avec Auschwitz –et, avec ce nom, je ne vise pas seulement Auschwitz mais le monde de la torture qui continue d’exister après Auschwitz et de la continuation duquel nous recevons les plus horribles comptes rendus en provenance du Viêt Nam – le concept de métaphysique s’est effectivement transformé au plus profond de lui-même. Celui qui continue à faire de la métaphysique à l’ancienne sans se préoccuper de ce qui est arrivé, celui qui tient cela pour indigne de la métaphysique et s’en détourne en considérant qu’il ne s’agit là que de quelque chose de simplement terrestre et humain prouve par-là même qu’il est inhumain. (…) Il est par conséquent impossible dirais-je, d’insister après Auschwitz sur la présence d’un sens positif dans l’être. (…) Le caractère affirmatif que possède la métaphysique dans la doctrine aristotélicienne (et déjà dans la métaphysique platonicienne) est devenu impossible. Affirmer d’une existence ou d’un être qu’ils auraient un sens en soi et seraient subordonnés au principe divin, si l’on veut s’exprimer ainsi, serait, tout comme les principes de vérité, beauté et bonté, que les philosophes ont inventés, une pure moquerie à l’endroit des victimes et de l’infinité de leurs tourments. »77 73 Pour Marx, « Sur la dialectique marxiste », 1963. Ibid., p. 222 75 Adorno, Dialectique négative, trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut, Dagmar Trousson, Paris, Payot, 1992. 76 Adorno, Métaphysique, concept et problèmes, trad. Christophe David, Paris, Payot, 2006. 77 Ibid., 14ème Leçon, 14 juillet 1965, p. 154-155. 74 © Philopsis – Laurent Giassi 40 www.philopsis.fr Selon Adorno la négation réelle (les camps d’extermination, la bombe atomique, la torture…) interdirait dorénavant toute récupération, toute intégration du négatif dans une totalité dont le système philosophique serait l’expression. La pensée métaphysique aujourd’hui ne devrait plus être apologétique, « elle doit penser contre elle-même. Cela signifie qu’elle doit se mesurer à ce qu’il y a de plus extrême, à l’absolument impensable afin de justifier son existence en tant que pensée »78. Après Auschwitz les thèses affirmative ou positive de la métaphysique seraient carrément devenues des blasphèmes car ce qui importe, d’un point de vue philosophique, ce n’est pas tant de changer le monde que de se confronter par une expérience de pensée à la négativité afin d’éviter qu’elle se répète79. Bref le retour du négatif dans la réalité sous sa forme tératologique d’un refoulé violent et barbare contraindrait la pensée à inventer une nouvelle façon de penser le négatif qui ne soit plus une variante du positif. 78 79 Ibid.,15ème Leçon, 15 juillet 1965, p. 171-172. Ibid.,16ème Leçon, 22 juillet 1965. © Philopsis – Laurent Giassi 41