L`évolution de la résistance au cancer dans les communautés

PERRET Cédric Master 2 Darwin Janvier 2016
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Mémoire Bibliographique
Lévolution de la résistance au cancer dans les communautés naturelles
Au cours de son évolution, le monde du vivant a subi plusieurs transitions majeures
(Szathmáry & Smith 1995). L’une des plus remarquables d’un point de vue évolutif comme
écologique est l’apparition de la multicellularité (Buss 1987). Celle-ci apparaît il y a plusieurs
centaines de millions d’années, de la coopération étroite entre plusieurs organismes
unicellulaires (Strassmann, 2009). Désormais composante majeure de la biosphère, l’origine
et l’évolution de ce phénomène reste un profond et complexe sujet de recherche.
Afin de préserver cette coopération et limiter les potentiels conflits, les organismes
multicellulaires ont développé au cours de l’évolution différentes règles et mécanismes. La
multicellularité se base ainsi sur 5 grandes fondations : le contrôle de la prolifération, la mort
programmée, le transport et l’allocation des ressources, la spécialisation des tâches avec une
division du travail et la maintenance d’un milieu extracellulaire (Aktipis et al. 2015).
Lorsquune cellule ne suit plus ces lois, elle se met à se développer de manière égoïste et
incontrôlée, favorisant sa fitness bien souvent au dépit du reste du groupe. Celle-ci et ses
descendantes vont recevoir les bénéfices apportés par leurs semblables tout en ne payant
aucun coût. Sous la pression d’une sélection somatique, elles vont alors proliférer, évoluer et
se multiplier jusqu’à provoquer la mort de l’organisme. C’est ce qu’on appelle le cancer.
Ce phénomène n’est pas restreint à l’Homme et presque l’ensemble de l’arbre du vivant
multicellulaire ont des cancers ou des phénomènes proches (prolifération et/ou différentiation
anormale) (Aktipis et al. 2015). Associé à l’apparition multiple et indépendante de la
multicellularité (Knoll 2011; Niklas & Newman 2013), ce phénomène semblerait inhérent à la
coopération cellulaire (Domazet-Loso & Tautz 2010).
Plus que capitale du point de vue de la santé publique avec environ 19,6% des décès chez
l’Homme dus à un cancer en 2012 (World Health Organization 2012), celui-ci semble aussi
avoir une importance dans les communautés animales. Bien qu’au départ jugé rare, les
observations de cancer dans la nature s’accumulent. Ainsi 20 à 40% des animaux (mollusques
et mammifères) pourraient être atteint d’un cancer (Leroi et al. 2003; McAloose & Newton
2009) . Par conséquent, celui-ci pourrait impacter fortement les populations, leurs dynamiques
et leurs évolutions (McAloose & Newton 2009; Vittecoq et al. 2013; Vittecoq et al. 2015). On
peut dailleurs citer le cas spécifique de tumeurs faciales transmissibles, facteur majeur de
risque d’extinction des populations de diable de Tasmanie (Sarcophilus harrisii) (McCallum
et al. 2007; Lachish et al. 2007).
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Au départ majoritairement étudié par la médecine, notamment à cause de sa forte prévalence
et de sa difficulté à être soigné, il devient aussi à la suite des travaux de Cairn (Cairns 1975) et
Nowell (Nowell 1976), perçu comme un phénomène dont les origines et la dynamique
dépendent de processus évolutifs. Les cellules cancéreuses vont se développer dans
l’écosystème qu’est l’organisme, confrontant leurs phénotypes aux phénotypes des autres
cellules. A laide de nombreuses observations et expériences, il a ainsi été identifié différentes
caractéristiques phénotypiques hallmarks ») du passage d’une cellule « normale » à une
cellule cancéreuse. On peut ainsi citer la capacité à résister à la mort cellulaire ou à
développer un potentiel réplicatif illimité (Hanahan & Weinberg 2000; Hanahan & Weinberg
2011). Actuellement au nombre de dix, ces changements phénotypiques correspondent à des
modifications de l’expression des gènes par des changements génétiques (Stratton 2011)
voire épigénétiques (Riley & Anderson 2011). Afin de comprendre la dynamique et
l’évolution des populations de cellules cancéreuses et à fortiori leurs impacts sur l’organisme,
de nombreux modèles ont vu rapidement le jour, s’inspirant des avancées en évolution et en
écologie.
Durant la première moitié du XXème siècle, plusieurs chercheurs commencent à s’intéresser
aux raisons du passage d’une cellule dite normale à une cellule cancéreuse. De nombreuses
expériences d’application de produits carcinogènes semblent indiquer que plusieurs étapes
seraient nécessaires, introduisant alors les premiers modèles de carcinogenèse avec le modèle
à deux étapes (Berenblum & Shubik 1949). Par la suite, basé sur l’observation d’une
incidence du cancer dépendante de l’âge, les années 1950 voit l’apparition d’un modèle de
carcinogenèse en plusieurs étapes encore utilisé actuellement («multistage carcinogenesis »)
(Charles & Luce-clausen 1942; Nordling 1953; Rauth Doll 1954; Vogelstein et al. 2013).
Celui-ci propose qu’un certain nombre de mutations ou « hits » seraient nécessaires à une
cellule pour devenir cancéreuse. Bien qu’éprouvé par les observations faites sur le cancer de
la rétine qui nécessiterait seulement deux « hits » (Knudson 1971), d’autres auteurs ont par la
suite confirmé ce modèle avec plusieurs observations de l’accumulation de ces mutations
(Chapal-Ilani et al. 2013; Zhou et al. 2013; Behjati et al. 2014; Carlson et al. 2011). Il a
finalement été déterminé que 2 à 8 mutations étaient nécessaires selon les tissus (Doll 2004).
Ces modèles font figures de proue dans le développement de modèles évolutionnistes du
cancer.
Dans la même foulée, certains chercheurs se sont détachés du niveau cellulaire et ont tenté de
comprendre les différences prédites ou observées entre tissus et organismes. Inspiré du
modèle de carcinogenèse en plusieurs étapes et d’observations expérimentales (Peto et al.
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1975), Peto propose une relation positive entre incidence du cancer et taille de l’organisme
(Peto 1977). Cette théorie part d’un postulat simple : les organismes de grandes tailles ont un
plus grand nombre de cellules. Celles-ci étant chacune une cible potentielle de mutations
cancérigènes, une plus grande quantité de cellules devrait correspondre à une plus grande
probabilité d’apparition d’une cellule cancéreuse et donc du cancer. Cependant, les données
ne correspondent pas à cette théorie. Bien qu’observée au niveau intraspécifique, par exemple
chez l’Homme (Green et al. 2011) ou chez le chien (Fleming et al. 2011) il existe une
relation significative entre la taille de l’individu et l’incidence de cancer, cette relation ne se
vérifie pas entre espèces (Rangarajan & Weinberg 2003; Caulin et al. 2015; Peto 2015). C’est
ce qu’on appelle désormais le paradoxe de Peto (Peto et al. 1975). L’avancée apportée par ce
paradoxe réside dans la preuve que non seulement l’évolution a pu sélectionner des
mécanismes de résistances au cancer mais en plus, de manière différentielle pour chaque
espèce (Roche et al. 2012).
Depuis son énoncé, celui-ci a servi de base à de nombreux modèles théoriques ainsi que
plusieurs observations notamment dans le domaine de l’oncologie comparative (Nunney et al.
2015). Associé à des recherches au niveau cellulaire, moléculaire et génétique, il a permis
d’identifier plusieurs mécanismes de résistances contre le cancer (Caulin & Maley 2012).
Pour ne citer que les plus connus, on compte la réduction du nombre de cellules souches,
(Pepper et al. 2007; Tomasetti & Vogelstein 2015; Noble et al. 2015), l’augmentation du
nombre et donc de la redondance de gènes suppresseurs de tumeurs « TSG » (et donc du
nombre de « hits » nécessaires à l‘apparition d’une cellule cancéreuse) (Abegglen et al. 2015)
ou encore la réduction de taux et de certains produits métaboliques (Dang 2015). Cependant
de nombreux autres mécanismes semblent entrer en jeu (Caulin & Maley 2012). Bien que
fortement exploré, le paradoxe de Peto repose sur des hypothèses simplistes, limitant
l’utilisation de celui-ci en tant qu’hypothèse nulle afin identifier le rôle de l’évolution
(Ducasse et al. 2015; Nunney et al. 2015). Il est encore difficile de conclure sur un mécanisme
général et l’existence de pressions de sélection différentes entre organes suggère que des
analyses plus précises au niveau tissulaire sont nécessaires (Tomasetti & Vogelstein 2015;
Noble et al. 2015; Roche et al. 2015).
Avec l’identification de mécanismes de résistances formés par la sélection, le cancer s’inscrit
lui-même dans une dynamique d’évolution. En effet, comme considéré dans les modèles
étudiant les infections (Restif & Joella 2004) et prouvé par l’existence du cancer encore à nos
jours, ces mécanismes de sistances ne seraient pas sans coûts (Moses & Brown 2003). La
présence de compromis avec des traits influant la fitness semble inévitable. Coïncidant avec
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des études déjà présentes dans le champ de recherche abordant les compromis entre traits
d’histoire de vie, notamment sur les tailles des organismes (Clutton-Brock & Huchard 2013;
Arendt 1997; Blanckenhorn 2000; Promislow & Harvey 1990), le cancer fut intégré dans des
modèles semblables (Brown et al. 2015; Kokko et al. 2015; Boddy et al. 2015; Roche et al.
2013) permettant d’identifier plusieurs facteurs clés. Ainsi même des individus qui n’ont pas
de cancer durant leur vie subissent son effet par l’évolution et la sélection qui les ont
précédés.
A partir de ces études et déductions, plusieurs opportunités émergent. L’étude de l’évolution
de la résistance contre le cancer pourrait permettre en un premier temps de s’inspirer de ceux-
ci pour combattre ou soigner le cancer. Réciproquement, étudier l’impact du cancer sur les
communautés apporterait une perspective supplémentaire à la compréhension des
écosystèmes tout en développant les connaissances et compétences en biologie de
conservation. Cependant, l’étude de ces deux facettes d’une même relation reste encore peu
explorée (Vittecoq et al. 2013; Roche et al. 2012). En effet, le manque de preuves associé à un
impact du cancer sur l’individu présumé post-reproductif ou superficiel, ont poussé les
écologistes à négliger ce facteur. Cependant, ces suppositions se basent majoritairement sur
des observations de laboratoire souvent éloignées des conditions naturelles. Des remarques et
des démarches similaires ont dailleurs été faites sur le parasitisme, cas présentant de
nombreux points communs avec le cancer (Anderson & May 1979; May & Anderson 1979).
Pourtant l’impact de celui-ci sur les communautés et leurs dynamiques est désormais plus
qu’avérée (Thomas et al. 2012; Dobson & Hudson 1986; Dobson & Hudson 1992; Wood et
al. 2007). De même, bien que difficile à observer, plusieurs raisons semblent indiquer que le
cancer joue probablement un rôle dans les dynamiques des communautés (Vittecoq et al.
2013; Kokko et al. 2015). En effet, la mortalité due en partie ou en totalité à des cancers a peu
de chance d’être observé en milieu naturel. Les tumeurs sont majoritairement internes et une
inspection exhaustive peut être nécessaire pour repérer ces dernières. Les cadavres des
individus sont aussi très rapidement consommés, limitant leurs observations. De plus, la
contribution du cancer dans la mort d’un individu reste compliquée à distinguer des autres
causes de mortalité. Les interactions avec de nombreux autres facteurs empêchent des
conclusions claires et précises. En effet, peu d’individus meurent de manière directe du
cancer. Ceux-ci vont plutôt subir l’accumulation de tumeurs et de cellules malignes pendant
plusieurs mois voire plusieurs années. Bien que la relation entre développement du cancer et
fitness de l’individu soit inconnue pour la plupart des espèces et des organes concernés, il y a
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cependant plusieurs preuves et indices qui indiquent qu’un effet négatif significatif, bien
qu’indirect, soit possible (Vittecoq et al. 2015; Vittecoq et al. 2013).
Dans le milieu naturel, les nombreuses interactions entre organismes pourraient fortement
amplifier l’impact du cancer sur les communautés et donc l’évolution des mécanismes de
résistance associés. En effet, le cancer est susceptible de provoquer unegradation des
caractéristiques phénotypiques d’un individu augmentant alors sa vulnérabilité face à d’autres
menaces telles que la prédation ou le parasitisme (Møller & Nielsen 2007; Alves et al. 2010).
De manière semblable à l’impact des infections, le cancer va aussi induire un plus fort
investissement dans le système immunitaire au détriment d’autres fonctions telles que la
survie ou la reproduction (Coussens & Werb 2002; Aubert 1999). La capacité de dispersion,
caractéristique majeure dans le maintien de métapopulations semble elle aussi dépendante de
la condition des individus (Bonte & De la Peña 2009; Clobert et al. 2009). Les infections
pourraient aussi favoriser le développement du cancer par le biais de divers processus
(réaction inflammatoire, immuno-dépression, déstabilisation du matériel génétique) (Ewald
2009; Ewald & Swain Ewald 2015; zur Hausen 2009). Enfin, les relations indirectes et
complexes des réseaux trophiques naturels pourraient induire des conséquences importantes et
imprévues pour l’individu comme pour l’ensemble de la communauté (Møller 2008). Par
exemple, la réaction immunitaire provoquée par le prédateur chez la proie semblerait favoriser
le parasitisme chez celui-ci (Navarro 2004), parasitisme qui à son tour contribuerait au
développement de cancers (Maria et al. 2004).
Ces interactions biotiques en induisant des pressions de sélection réciproques (Thompson
1999) pourraient impacter de manière complexe l’évolution de mécanismes de résistance cette
relation semble être un domaine de recherche propice et essentiel.
Le cancer est un phénomène qui évolue à plusieurs niveaux de sélection. Subissant diverses
pressions de sélection au niveau cellulaire, tissulaire ainsi qu’au niveau de l’organisme, son
évolution est complexe. Pour pouvoir comprendre son importance et son influence dans les
communautés naturelles, une problématique majeure semble s’imposer. Quelles sont les
relations entre statut écologique des espèces, types d’habitats, et traits d’histoire de vie et
évolution de la résistance au cancer ? Jusque dans quelles mesures ces interactions viennent
elles compléter lhypothèse nulle du paradoxe de Peto ? L’objectif de ce stage sera d’investir
cette question et tenter d’amener des éléments de réponses aux deux facettes portées par ce
problème. Quel impact pourrait avoir le cancer sur les dynamiques des communautés ? Quel
est le rôle des interactions biologiques dans l’évolution des mécanismes de résistance au
cancer ?
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