réflexions sur la question des «races»
Jean-François Paillard
« Se libérer de cette sensation nécessite un effort
de désaliénation. Il faut se dire que la densité
de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.
Que je suis mon propre fondement. Que c’est
en dépassant la donnée historique, instrumentale,
que j’introduis le cycle de ma liberté. »
Frantz Fanon
Nous sommes au milieu du xviiie siècle. Le naturaliste suédois Carl
von Linné (1707-1778) met la dernière main à son « système de
nomenclature binominale ». Cette classification hiérarchique fondée sur
des critères de ressemblance morphologiques permet de décrire
scientifiquement l’ensemble des espèces animales et végétales connues.
L’homme est un Homo sapiens , le lion une Panthera Leo et la trompette
de la mort une Craterellus cornucopioides. Partout en Europe, on se
passionne pour ce prodigieux tableau de la création du monde, preuve
éclatante s’il en est de la grandeur de la création divine (1) . Les
vocations de naturalistes se multiplient. On s’embarque pour le bout du
monde, on observe, on décrit, on affine les nomenclatures. Les
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(1) C’est notamment en raison de sa profonde religiosité que maints naturalistes
et philosophes français des Lumières (La Mettrie, Diderot et Buffon en tête)
critiqueront Linné et remettront en cause sa systématique.
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écoles anatomiques font florès. Dans les amphithéâtres, on dissèque à
tout-va. C’est l’époque des cabinets d’histoire naturelle où les savants et
les amateurs éclairés exposent leurs trouvailles et leurs cires colorées
façonnées à partir de dissections animales et humaines.
Appliquant sa nomenclature à l’espèce Homo sapiens , Linné la
subdivise en sous-groupes qu’il appelle « races ». Étymologiquement, le
terme vient de l’italien razza (« sorte » ou « espèce ») et de l’ancien haut
allemand reiza (« ligne » ou « lignée ») – eux-mêmes originaires du latin
ratio (« mesure », « catégorie » ou « espèce » en parlant des animaux).
Depuis la Renaissance, lorsqu’il se rapporte aux humains, le terme
désigne « tous ceux qui viennent d’une même famille » (Littré ). «
Noblesse de race » se dit de « celui à qui cette qualité a été transmise par
opposition à celui qui s’était fait anoblir » (Littré ). Notons à ce propos
que sous l’Ancien Régime, la plupart des professions et des métiers se
transmettent héréditairement.
Or, c’est précisément au xviiie siècle, au moment où l’idéal
bourgeois remet en cause l’élévation intrinsèque reçue par « privilège de
naissance » (la condition ) au profit de celle reçue par le « mérite » (la
qualité ) que le terme de « race » change de sens. Sous son acception
nouvelle, il désigne une « réunion d’individus appartenant à la même
espèce, ayant une origine commune et des caractères semblables
transmissibles par voie de génération ». Paré des vertus neutralisantes de
la « science zoologique de l’homme blanc », ce mot destiné à établir en
vérité une hiérarchie inédite entre les hommes est porteur de tous les
malentendus à venir. Avant toute réflexion sur la question ethnique, il
faut donc se risquer à en faire l’histoire.
Le racisme ordinaire des philosophes « éclairés »
Buffon, Blumenbach, Forster, Sömmering, Cuvier, Haeckel… On sait
que la quasi-totalité des scientifiques européens des xviiie et xixe siècles
étaient acquis aux thèses racialistes. On oublie souvent que la
justification de ces thèses émanait d’éminents philosophes, Voltaire au
premier chef. François-Marie Arouet était en effet raciste et polygéniste,
et il tenait à le faire savoir. C’est au nom de la « raison des Lumières »
qu’il soutenait que les hommes n’étaient point tous fils et filles d’Adam,
comme le voulait le récit biblique : « Il me semble que je suis assez bien
fondé à croire […] que les poiriers, les sapins, les chênes et les
abricotiers ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs
barbus, les Nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes
sans barbe, ne viennent pas du même homme », soutient-il dans son
Traité de métaphysique (1734).
De ce polygénisme fondamental, Voltaire ne démordra plus jamais : «
Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les
albinos, les Hottentots, les Chinois, les Américains, soient des races
entièrement différentes », écrit-il deux décennies plus tard dans son
Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1656).
Emmanuel Kant va peut-être encore plus loin dans la pensée
racialiste. Plus clairement que Voltaire, dont la plume
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(2) Rappelons que chez Kant et dans toute l’École kantienne, les formes a priori et
les catégories sont innées à titre de lois du sujet connaissant : les lois
nécessaires et universelles ne peuvent provenir de l’expérience, soutient Kant
(voir à ce sujet notre Conseil no 5). D’où l’idée chez lui que certaines
connaissances sont purement passives, dépendantes de catégories, qui sont les
« lois immanentes de son activité » – en un mot innées.
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cherche autant à provoquer le ricanement que le raisonnement, Kant
pare l’intelligence de l’homme d’un innéisme qu’il estime inégalement
réparti selon le « sexe » et la « race » (2) . Mais il ne fait pas que cela. Il
biologise pour le siècle à venir la notion même de « race ». Il
l’essentialise .
Mais lisons-le plutôt : « Une femme a un sentiment fort et inné de ce
qui est beau, gracieux et orné », écrit-il dans ses Observations sur le
sentiment du beau et du sublime (1764). Plus loin (3) : « Les Nègres
d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus
de la niaiserie. M. Hume invite tout le monde à citer un exemple par
lequel un Nègre aurait prouvé des talents, et il affirme ceci : parmi les
centaines de millions de Noirs qui ont été chassés de leur pays vers
d’autres régions, bien que beaucoup d’entre eux aient été mis en
liberté, on n’en pourrait pas trouver un seul qui, soit en art ou en
science, soit dans une autre discipline célèbre, ait produit quelque chose
de grand. Parmi les Blancs, au contraire, il est constant que certains
s’élèvent de la plus basse populace et acquièrent une certaine
considération dans le monde, grâce à l’excellence de leurs dons
supérieurs. Si essentielle est la différence entre ces deux races
humaines ! et elle semble aussi grande quant aux facultés de l’esprit que
selon la couleur de la peau. »
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(3) « Blancs » et « Noirs » ne sont pas les seuls agrégats considérés par l’honorable
recteur de l’université de Königsberg. D’autres hommes ont droit à ses doctes
jugements d’un goût assez peu « éthique » ? (voir le Conseil no 5) : « Les Indiens
ont un goût dominant pour les bouffonneries […]. Quelles stupides grimaces
n’accompagnent-elles pas les compliments savants aux multiples courbettes des
Chinois… », in Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764.
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Kant s’oppose à Voltaire sur un point fondamental. Pour le
philosophe allemand, l’espèce humaine ne peut qu’être unique. La
raison ne peut qu’adhérer au dogme d’Adam et Ève, soutient-il. Un
dogme selon lequel un seul miracle a présidé à l’apparition de l’homme
sur Terre – ce qui est, estime Kant, déjà considérable. L’homogénisme de
Kant s’inscrit dans la continuité de la pensée du naturaliste Georges-
Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) pour qui l’apparence des hommes
se différenciait suivant les latitudes, en vertu de l’influence du climat et
de la nourriture. Kant s’oppose au polygénisme prôné par le naturaliste
allemand Goerg Forster (1754-1794) qui « fera cohabiter l’idée d’une
influence de l’environnement sur le corps humain et l’hypothèse d’une
pluralité des souches humaines », explique l’historien Raphaël Lagier
(4) . « La réponse de Kant (à Forster) formulée dans l’Essai sur les
différentes races humaines (1775) consiste à imaginer que la souche
humaine était originairement pourvue de caractères adaptatifs
potentiels. Quand les hommes se sont répandus sur la planète, les
germes (Keime ) de ces caractères se sont activés au contact d’un climat
donné, et ont conféré aux populations leur aspect “racial” », analyse
Lagier.
Buffon, Forster, Kant ou Voltaire et, avec eux, l’immense majorité des
hommes et femmes de leur temps se rejoignent sur un point :
l’indiscutable supériorité de la « race » dite « blanche » sur tout autre «
race » humaine terrestre. Il existe également un consensus sur le fait que
tant que la « science » n’a pas tranché
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(4) Raphaël Lagier, « Un outsider de la fondation de l’anthropologie : Georg
Forster », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 1/2006, en lecture gratuite
sur http://www.cairn.info. Voir aussi du même auteur : Les Races humaines
selon Kant, Paris, PUF, 2004.
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sur la question de savoir si les hommes appartiennent à une espèce
unique plutôt qu’à des espèces différentes, on peut toujours utiliser avec
profit la classification « morphologique » de Linné.
Classements, reclassements, déclassements...
Que dit cette classification ? Lors de la seconde édition (1740) de son
Systema Naturæ , Linné a divisé la catégorie de l’Homo sapiens en cinq
« races » : Africanus, Americanus, Asiaticus, Europeanus et Monstrosus
(5) . Établies à l’origine à partir du lieu géographique où elles étaient «
observées », elles sont définies dorénavant en fonction d’une couleur de
peau et d’ « humeurs » supposées « endémiques ». C’est ainsi que les
Indiens d’Amérique sont « colériques, rouges de peau, francs,
enthousiastes et combatifs » ; les Africains « flegmatiques, noirs de peau,
lents, détendus et négligents » ; les Asiatiques « mélancoliques, jaunes de
peau, inflexibles, sévères et avaricieux » ; les Européens « sanguins et
pâles, musclés, rapides, astucieux et inventifs ». La catégorie des hommes
« monstrueux » regroupe quant à elle les « nains des Alpes », les « géants
de Patagonie » et, plus improbable encore, les « Hottentots monorchistes
» – autrement dit, des créatures du sud de la Namibie qui ne seraient
dotées que d’un seul testicule !
À partir du dernier quart du xviiie siècle, les naturalistes européens
sont pris d’une véritable frénésie de mesure. Il
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(5) Dans son Amoenitates academicae (1763), Linné ajoute à sa liste un curieux
Homo anthropomorpha, sorte de créature mythologique, qui prendrait la forme
du troglodyte, du satyre, de l’hydre et du phoenix.
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faut clarifier, hiérarchiser, évaluer en détail les « types raciaux ». On
multiplie les enquêtes anthropométriques. Mettant en avant
l’observation des crânes et des cerveaux, le traité d’anatomie comparée
des Blancs et des Noirs du médecin et anatomiste Samuel Thomas
Sömmering (1755-1830) fait sensation.
En 1859, paraît De l’Origine des espèces au moyen de la sélection
naturelle , du naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882). Presque
immédiatement, les biologistes Herbert Spencer et Ernst Haeckel
utilisent en toile de fond la théorie de l’évolution pour construire des
arbres phylogénétiques des « différentes espèces humaines ». À celles de
« Noir », « Blanc », « rouge » et « jaune » sont peu à peu substituées les
races « caucasienne », « mongole », « nègre » et « américaine » ; puis, à
mesure que les classifications s’affinent et que les yeux se décillent, on
se met à distinguer les variétés « américaine » et « malaise » ; les « Blancs
méditerranéens » des « Blancs européens » ; l’ « Allemand » du « Français
», etc. Mais n’anticipons pas…
Les fondements idéologiques du racialisme
Nous sommes à la fin du xixe siècle. En France, Paul Broca règne en
maître sur l’École anthropologique de Paris, qu’il a fondée en 1876.
Parmi les cours proposés figurent en bonne place « l’anthropologie
anatomique », « l’anthropologie biologique » et « l’ethnologie », définie
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