réflexions sur la question des «races» Jean-François Paillard « Se libérer de cette sensation nécessite un effort de désaliénation. Il faut se dire que la densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Que je suis mon propre fondement. Que c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. » Frantz Fanon Nous sommes au milieu du xviiie siècle. Le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) met la dernière main à son « système de nomenclature binominale ». Cette classification hiérarchique fondée sur des critères de ressemblance morphologiques permet de décrire scientifiquement l’ensemble des espèces animales et végétales connues. L’homme est un Homo sapiens , le lion une Panthera Leo et la trompette de la mort une Craterellus cornucopioides. Partout en Europe, on se passionne pour ce prodigieux tableau de la création du monde, preuve éclatante s’il en est de la grandeur de la création divine (1) . Les vocations de naturalistes se multiplient. On s’embarque pour le bout du monde, on observe, on décrit, on affine les nomenclatures. Les --(1) C’est notamment en raison de sa profonde religiosité que maints naturalistes et philosophes français des Lumières (La Mettrie, Diderot et Buffon en tête) critiqueront Linné et remettront en cause sa systématique. --écoles anatomiques font florès. Dans les amphithéâtres, on dissèque à tout-va. C’est l’époque des cabinets d’histoire naturelle où les savants et les amateurs éclairés exposent leurs trouvailles et leurs cires colorées façonnées à partir de dissections animales et humaines. Appliquant sa nomenclature à l’espèce Homo sapiens , Linné la subdivise en sous-groupes qu’il appelle « races ». Étymologiquement, le terme vient de l’italien razza (« sorte » ou « espèce ») et de l’ancien haut allemand reiza (« ligne » ou « lignée ») – eux-mêmes originaires du latin ratio (« mesure », « catégorie » ou « espèce » en parlant des animaux). Depuis la Renaissance, lorsqu’il se rapporte aux humains, le terme désigne « tous ceux qui viennent d’une même famille » (Littré ). « Noblesse de race » se dit de « celui à qui cette qualité a été transmise par opposition à celui qui s’était fait anoblir » (Littré ). Notons à ce propos que sous l’Ancien Régime, la plupart des professions et des métiers se transmettent héréditairement. Or, c’est précisément au xviiie siècle, au moment où l’idéal bourgeois remet en cause l’élévation intrinsèque reçue par « privilège de naissance » (la condition ) au profit de celle reçue par le « mérite » (la qualité ) que le terme de « race » change de sens. Sous son acception nouvelle, il désigne une « réunion d’individus appartenant à la même espèce, ayant une origine commune et des caractères semblables transmissibles par voie de génération ». Paré des vertus neutralisantes de la « science zoologique de l’homme blanc », ce mot destiné à établir en vérité une hiérarchie inédite entre les hommes est porteur de tous les malentendus à venir. Avant toute réflexion sur la question ethnique, il faut donc se risquer à en faire l’histoire. Le racisme ordinaire des philosophes « éclairés » Buffon, Blumenbach, Forster, Sömmering, Cuvier, Haeckel… On sait que la quasi-totalité des scientifiques européens des xviiie et xixe siècles étaient acquis aux thèses racialistes. On oublie souvent que la justification de ces thèses émanait d’éminents philosophes, Voltaire au premier chef. François-Marie Arouet était en effet raciste et polygéniste, et il tenait à le faire savoir. C’est au nom de la « raison des Lumières » qu’il soutenait que les hommes n’étaient point tous fils et filles d’Adam, comme le voulait le récit biblique : « Il me semble que je suis assez bien fondé à croire […] que les poiriers, les sapins, les chênes et les abricotiers ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs barbus, les Nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme », soutient-il dans son Traité de métaphysique (1734). De ce polygénisme fondamental, Voltaire ne démordra plus jamais : « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les albinos, les Hottentots, les Chinois, les Américains, soient des races entièrement différentes », écrit-il deux décennies plus tard dans son Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1656). Emmanuel Kant va peut-être encore plus loin dans la pensée racialiste. Plus clairement que Voltaire, dont la plume --(2) Rappelons que chez Kant et dans toute l’École kantienne, les formes a priori et les catégories sont innées à titre de lois du sujet connaissant : les lois nécessaires et universelles ne peuvent provenir de l’expérience, soutient Kant (voir à ce sujet notre Conseil no 5). D’où l’idée chez lui que certaines connaissances sont purement passives, dépendantes de catégories, qui sont les « lois immanentes de son activité » – en un mot innées. --cherche autant à provoquer le ricanement que le raisonnement, Kant pare l’intelligence de l’homme d’un innéisme qu’il estime inégalement réparti selon le « sexe » et la « race » (2) . Mais il ne fait pas que cela. Il biologise pour le siècle à venir la notion même de « race ». Il l’essentialise . Mais lisons-le plutôt : « Une femme a un sentiment fort et inné de ce qui est beau, gracieux et orné », écrit-il dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764). Plus loin (3) : « Les Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de la niaiserie. M. Hume invite tout le monde à citer un exemple par lequel un Nègre aurait prouvé des talents, et il affirme ceci : parmi les centaines de millions de Noirs qui ont été chassés de leur pays vers d’autres régions, bien que beaucoup d’entre eux aient été mis en liberté, on n’en pourrait pas trouver un seul qui, soit en art ou en science, soit dans une autre discipline célèbre, ait produit quelque chose de grand. Parmi les Blancs, au contraire, il est constant que certains s’élèvent de la plus basse populace et acquièrent une certaine considération dans le monde, grâce à l’excellence de leurs dons supérieurs. Si essentielle est la différence entre ces deux races humaines ! et elle semble aussi grande quant aux facultés de l’esprit que selon la couleur de la peau. » --(3) « Blancs » et « Noirs » ne sont pas les seuls agrégats considérés par l’honorable recteur de l’université de Königsberg. D’autres hommes ont droit à ses doctes jugements d’un goût assez peu « éthique » ? (voir le Conseil no 5) : « Les Indiens ont un goût dominant pour les bouffonneries […]. Quelles stupides grimaces n’accompagnent-elles pas les compliments savants aux multiples courbettes des Chinois… », in Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764. --Kant s’oppose à Voltaire sur un point fondamental. Pour le philosophe allemand, l’espèce humaine ne peut qu’être unique. La raison ne peut qu’adhérer au dogme d’Adam et Ève, soutient-il. Un dogme selon lequel un seul miracle a présidé à l’apparition de l’homme sur Terre – ce qui est, estime Kant, déjà considérable. L’homogénisme de Kant s’inscrit dans la continuité de la pensée du naturaliste GeorgesLouis Leclerc de Buffon (1707-1788) pour qui l’apparence des hommes se différenciait suivant les latitudes, en vertu de l’influence du climat et de la nourriture. Kant s’oppose au polygénisme prôné par le naturaliste allemand Goerg Forster (1754-1794) qui « fera cohabiter l’idée d’une influence de l’environnement sur le corps humain et l’hypothèse d’une pluralité des souches humaines », explique l’historien Raphaël Lagier (4) . « La réponse de Kant (à Forster) formulée dans l’Essai sur les différentes races humaines (1775) consiste à imaginer que la souche humaine était originairement pourvue de caractères adaptatifs potentiels. Quand les hommes se sont répandus sur la planète, les germes (Keime ) de ces caractères se sont activés au contact d’un climat donné, et ont conféré aux populations leur aspect “racial” », analyse Lagier. Buffon, Forster, Kant ou Voltaire et, avec eux, l’immense majorité des hommes et femmes de leur temps se rejoignent sur un point : l’indiscutable supériorité de la « race » dite « blanche » sur tout autre « race » humaine terrestre. Il existe également un consensus sur le fait que tant que la « science » n’a pas tranché --(4) Raphaël Lagier, « Un outsider de la fondation de l’anthropologie : Georg Forster », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 1/2006, en lecture gratuite sur http://www.cairn.info. Voir aussi du même auteur : Les Races humaines selon Kant, Paris, PUF, 2004. --sur la question de savoir si les hommes appartiennent à une espèce unique plutôt qu’à des espèces différentes, on peut toujours utiliser avec profit la classification « morphologique » de Linné. Classements, reclassements, déclassements... Que dit cette classification ? Lors de la seconde édition (1740) de son Systema Naturæ , Linné a divisé la catégorie de l’Homo sapiens en cinq « races » : Africanus, Americanus, Asiaticus, Europeanus et Monstrosus (5) . Établies à l’origine à partir du lieu géographique où elles étaient « observées », elles sont définies dorénavant en fonction d’une couleur de peau et d’ « humeurs » supposées « endémiques ». C’est ainsi que les Indiens d’Amérique sont « colériques, rouges de peau, francs, enthousiastes et combatifs » ; les Africains « flegmatiques, noirs de peau, lents, détendus et négligents » ; les Asiatiques « mélancoliques, jaunes de peau, inflexibles, sévères et avaricieux » ; les Européens « sanguins et pâles, musclés, rapides, astucieux et inventifs ». La catégorie des hommes « monstrueux » regroupe quant à elle les « nains des Alpes », les « géants de Patagonie » et, plus improbable encore, les « Hottentots monorchistes » – autrement dit, des créatures du sud de la Namibie qui ne seraient dotées que d’un seul testicule ! À partir du dernier quart du xviiie siècle, les naturalistes européens sont pris d’une véritable frénésie de mesure. Il --(5) Dans son Amoenitates academicae (1763), Linné ajoute à sa liste un curieux Homo anthropomorpha, sorte de créature mythologique, qui prendrait la forme du troglodyte, du satyre, de l’hydre et du phoenix. --faut clarifier, hiérarchiser, évaluer en détail les « types raciaux ». On multiplie les enquêtes anthropométriques. Mettant en avant l’observation des crânes et des cerveaux, le traité d’anatomie comparée des Blancs et des Noirs du médecin et anatomiste Samuel Thomas Sömmering (1755-1830) fait sensation. En 1859, paraît De l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle , du naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882). Presque immédiatement, les biologistes Herbert Spencer et Ernst Haeckel utilisent en toile de fond la théorie de l’évolution pour construire des arbres phylogénétiques des « différentes espèces humaines ». À celles de « Noir », « Blanc », « rouge » et « jaune » sont peu à peu substituées les races « caucasienne », « mongole », « nègre » et « américaine » ; puis, à mesure que les classifications s’affinent et que les yeux se décillent, on se met à distinguer les variétés « américaine » et « malaise » ; les « Blancs méditerranéens » des « Blancs européens » ; l’ « Allemand » du « Français », etc. Mais n’anticipons pas… Les fondements idéologiques du racialisme Nous sommes à la fin du xixe siècle. En France, Paul Broca règne en maître sur l’École anthropologique de Paris, qu’il a fondée en 1876. Parmi les cours proposés figurent en bonne place « l’anthropologie anatomique », « l’anthropologie biologique » et « l’ethnologie », définie comme « science des races » (6) . Outre celle de la « supériorité » incontestable de la race dite « blanche », cette « science nouvelle » entérine l’idée de fixité des différences physiques entre les groupes humains, apportant la pleine justification qui manquait aux idéologues promoteurs de la « pureté de la race ». Nous y reviendrons. Retenons pour le moment que la science anthropologique dans son ensemble tend à « naturaliser » ces groupes, renforçant le préjugé selon lequel il est « antinaturel » qu’un « Blanc », un « Noir » ou un « Esquimau » donnât naissance à quelqu’un d’autre qu’un « Blanc », un « Noir » ou un « Esquimau ». À cette fixité des « caractères acquis », s’ajoute l’idée de fixité culturelle des populations considérées comme « non blanches ». Cette fixité s’opposerait au dynamisme des populations dites « blanches » dès lors destinées « naturellement » à dominer le monde. Au risque d’anticiper sur ce qui va suivre, notons que cette idéologie justifie pleinement le projet colonialiste lancé au long du xixe siècle par les puissances --(6) Voici, à titre d’exemple, comment Le Magasin pittoresque d’Édouard Charton définit en 1840 l’ethnologie, qualifiée de « science toute récente », qui a pour objet l’étude des « différentes races d’hommes dont se compose la famille humaine » : « Il s’agit pour elle, quand elle aura déterminé les similitudes ou les dissemblances qui rapprochent ou qui éloignent telle ou telle race, de donner une bonne classification de tous ces types, en un mot, de bien marquer la place qu’occupe chaque nation dans la hiérarchie du genre humain. » Exposant des taxinomies de Blumenbach (« caucasienne, mongole, nègre et américaine »), le rédacteur se déclare favorable à une classification tripartite (« blancs , noirs » et « jaunes ») et plus particulièrement à une classification distinguant les « sémites » (« au teint basané et aux moeurs mercantiles, poétiques et religieuses »), des « hamites » (« de couleur noire et au degré de civilisation duquel il règne une grande obscurité ») et « japhétiques » (« que les érudits allemands appellent indo-germaniques » et « qui se distinguent par une intelligence très développée qui les rend aptes aux découvertes scientifiques, et par un caractère entreprenant que rien ne fait reculer ; audax japeli genus : la race audacieuse de Japhet »). S’agissant de cette « race japhétique », le rédacteur prédit qu’il la faudra soumettre prochainement à une « nouvelle division », « ses rangs se grossissant chaque jour de nouvelles recrues ». Le Magasin pittoresque était une encyclopédie illustrée extrêmement populaire, qui parut en fascicule de 1833 à 1938. Dès sa deuxième année de parution, elle compta 100 000 lecteurs. --européennes. Cette idéologie aura valeur d’évidence pour les populations d’Europe jusqu’à la période de décolonisation. Lisons à ce propos ce qu’écrit le psychiatre et essayiste français Frantz Fanon (1925-1961), l’homme à qui nous avons donné la parole en exergue : « Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction. L’histoire des peuples colonisés est transformée en agitation sans aucune signification et, de ce fait, on a bien l’impression que pour ces peuples l’humanité a commencé avec l’arrivée de ces valeureux colons. » Ce texte, tiré de L’An V de la révolution algérienne , date de... 1959. La « naturalisation » des populations « non blanches » opérée par l’anthropologie dix-neuvièmiste ne s’arrête pas aux opérations leur attribuant une anatomie, une morphologie, une couleur de peau et un « degré de culture » réputés « spécifiques », « non évolutifs » voire « primitifs ». Les thèses en vogue de la spatialisation des étapes du développement civilisationnel ajoutent au tableau « racialo-culturel » un critère de fixité géographique . C’est la cerise sur le gâteau en quelque sorte. Rivés aux régions arctiques, les Esquimaux ne pourraient, sauf à perdre leur « pureté originelle », se perdre dans les plaines américaines… Fondateur de toute idéologie raciste, ce fixisme cardinal, qui tend à attribuer une bonne fois pour toutes un « type humain » à un territoire donné (quand il n’essaie pas de justifier un « nomadisme essentiel ») est né en Europe de bien étrange façon. Il est en effet l’émanation des idéologies romantiques et émancipatrices qui concoururent à la création des États-nations européens au début du xixe siècle. Peuples ?... oui, mais lesquels ? Retournons quelques décennies en arrière. En 1815. L’acte final du congrès de Vienne vient d’être signé. L’empire de Napoléon, battu à Waterloo, est en ruine. « L’Europe a retrouvé sa cage, celle du chancelier Metternich et du tsar de Russie, les princes autocrates de la SainteAlliance », résume l’historien Pierre Miquel (1930-2007). C’est sans compter avec les voix qui s’élèvent partout en Europe pour contester l’ordre des « princes ». En Grèce, Hongrie ou Pologne, dans l’Italie coupée en huit comme dans les trente-neuf États d’Allemagne placés sous la dépendance de la Prusse et de l’Autriche, on s’enflamme pour la cause de l’unité nationale : « En cette première moitié du xixe siècle, les histoires des États libérés de la férule des rois ne doivent plus se réduire aux hagiographies des monarques, mais raconter le long et puissant cheminement des peuples vers leur “identité nationale” », rappelle l’historien Jean Touchard (1918-1971). Ces « peuples » dont le philosophe Friedrich Hegel (1770-1831) a fait le « moteur de l’Histoire ». Va pour raconter l’histoire des « peuples ». Mais de quels peuples faut-il parler ? Quelle histoire faut-il inventer ? L’Europe est faite d’un brassage de populations diverses, aux langues et cultures multiples. Avant qu’ils fissent leur Révolution, la plupart des populations européennes vivaient sous l’autorité de monarques multinationaux dont la chronique complexe des lignées faisait l’Histoire. Après tout, qu’est-ce qu’un Grec ? Un Allemand ? Un Autrichien ? Un Hongrois ? Quel territoire lui attribuer ? Sur quelle base réunir le Piémontais et le Calabrais ? Le Prussien et le Bavarois ? De quel passé doivent-ils légitimement se revendiquer ? Quel « liant » serait à même de conférer à chaque « peuple en marche » une identité nationale incontestable ? Outre-Rhin, le poète, théologien et philosophe allemand Johann Gottfried von Herder (1744-1803) et le philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) inventent l’idée de « culture nationale » (volkstum) . « L’Allemand possède un moi métaphysique ! » proclame Fichte, un ancien descendant d’une famille suédoise, dans son célébrissime « Discours à la nation allemande» (1807). Pour Herder, initiateur du mouvement littéraire nationaliste Sturm und Drang (Orage et tempête), le peuple (das Volk) est un « être en soi », une « force organique vivante »... Acquis aux thèses racialistes du « darwinisme social », les Danilevski, Gobineau, Poesche, Penka, Rendall et autre Chamberlain vont plus loin dans la « naturalisation » de l’idée de peuple. Pour eux, la langue, la culture, les mythes, le « caractère » ne suffisent pas à définir l’identité profonde d’une nation. Il y a plus que cela, proclament-ils. Plus que la conception dite « ethnique » de la nation, portée par Fichte, plus que son idée jugée trop abstraite de « moi métaphysique », il y a la « race ». Européenne, caucasienne, saxonne, prussienne, aryenne... Une « race » dont ils cherchent à puiser dans un passé brumeux les traces plus ou moins fantasmatiques : «Dans l’Allemagne travaillée par le mythe aryen, dans les pays d’Europe de l’est et la Russie panslavistes, l’idée nationale se concentre autour d’un groupe culturel et linguistique dominant, idolâtré comme peuple-race originel », analyse l’historien israélien Schlomo Sand (7) . --- (7) Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard, 2008. --- « Nos ancêtres les Gaulois » On pourrait croire que dans ce xixe siècle tout entier acquis aux idées racialistes, la France universaliste, patrie des droits de l’homme et mère de la Révolution française ait été épargnée.. Il n’en est rien. Lorsque l’on fait la généalogie du sentiment national français, on a beau jeu d’évoquer l’idée généreuse de « nation civique » prônée par le philologue, philosophe et essayiste Ernest Renan (1823-1892). Opposé à l’idée qu’une « race » (en laquelle il ne croyait pas) pût constituer l’origine d’une nation, Renan définissait effectivement l’idée nationale comme une association libre et volontaire d’individus de toute langue, culture et origine confondues : « Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. […] La volonté de la Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu’une similitude souvent obtenue par des vexations », écrivait-il dans une célèbre conférence donnée à la Sorbonne en 1882, intitulée Qu’est-ce qu’une nation ? (8). Mais ce serait oublier qu’en France, l’histoire officielle a largement bu à d’autres sources. Celle d’Augustin Thierry (1795-1856) notamment. Dans ses Considérations sur l’histoire de France (1840), l’académicien proche de Guizot n’hésite pas --(8) Il y ajoutait ceci : « La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. […] L’Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le sud a été gaulois. Tout l’est, à partir d’Elbe, est slave. Et les parties que l’on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus… » La suite est à lire gratuitement sur Internet... --à expliquer l’histoire des peuples par « la lutte entre la race conquérante et la race conquise ». Dans les écoles de la IIIe République, le Français « de souche » est d’ailleurs présenté comme le descendant direct des tribus gauloises, faisant naître le mythe ravageur de « l’ennemi héréditaire » que semble attester le « caractère séculaire » de l’affrontement entre « Germains » et « Gaulois ». Apprenons au passage que l’inventeur de la plupart de nos mythes nationaux – celui de nos ancêtres gaulois, du sacre de Clovis ou de la prise de la Bastille – est Jules Michelet (1798-1874). Avec sa monumentale Histoire de France (1833-1846), l’homme fut le principal propagandiste du fonds identitaire français qui sera enseigné dans toutes les écoles de la République – colonies et comptoirs compris – à partir de la seconde moitié du xixe siècle. « Zoos humains » Retour aux années dix-huit cent quatre-vingt. Nous sommes à l’apogée du l’impérialisme européen. Le Congo est une possession personnelle du roi Léopold II de Belgique ; l’Allemagne, qui a noué des relations privilégiées avec l’Empire ottoman, s’est établie dans le sudouest africain (actuelle Namibie), au Cameroun, au Togo, dans l’Afrique orientale et au Ruanda- Urundi ; l’Angleterre est en Inde, à Singapour, en Nouvelle-Zélande, au Kenya, au Soudan et en Afrique du Sud ; la France a jeté son dévolu sur le Maghreb, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Moyen-Congo, Madagascar, la Nouvelle-Calédonie, la Cochinchine et le Cambodge. La recherche ethnographique européenne circonscrit de plus en plus son champ d’investigation sur les populations dites « exotiques » de l’ « espace colonial ». La France a notamment créé à cet effet des spécialisations géographiques, avec une dominante « africaniste ». Parallèlement aux travaux de classification des « races » effectuées au sein du monde « savant », les « ethno-expositions » destinées à « l’homme de la rue » se multiplient sur le vieux continent. La vogue de ce genre de spectacles (exhibitions de « races » humaines à l’occasion d’expositions nationales ou universelles, représentations à sujet « ethnique », « zoos humains »…) durera jusque dans les années trente (9) . Blanc, certes… mais europeus, alpinus ou contractus ? En France, la folie évaluatrice et mensuratrice des « types humains » bat son plein. Les techniques restent axées sur l’anthropologie physique. Des dizaines de médecins anatomistes formés au sein de l’école d’anthropologie de Paul Broca mesurent avec une précision extrême les nez, profils, crânes et membres qui passent à leur portée. Le hic, c’est qu’ils s’écharpent sur les leçons à tirer de leurs multiples chiffrages. Tous sont d’accord pour opposer une « race blanche, aryenne et dolichocéphale (10) » considérée comme porteuse de la « grandeur civilisatrice » à une race dite « brachycéphale (11) », unanimement --(9) Les Européens finiront par se lasser de ces shows caricaturaux. Subsista cependant pendant longtemps dans les esprits une trace mnésique attestant d’une fracture insurmontable entre « l’indigène » et « l’occidental » exploitée par la littérature et l’imagerie populaires. Cf. la « réclame » pour le Banania (1914), à Tintin au Congo (1930) ou Mickey l’Africain (1939). (10) « Au crâne allongé », du grec ancien kephalê (tête), et dolikhos (allongé). (11)« Au crâne court », du grec ancien brakhus (court). --regardée comme « arriérée ». Le « scandale » vient de ce que certains scientifiques émettent l’idée d’une hiérarchie entre les races dites « blanches »… C’est le cas de l’anthropologue français Georges Vacher de Lapouge (1854-1936). Disciple de Darwin et Spencer, cet ancien magistrat promeut un étrange socialisme à la fois sélectionniste et aryeniste. Son classement des « races blanches » fait apparaître plusieurs types. En haut de la hiérarchie trône l’Homo europeus , présenté comme « grand, blond et dominateur ». Puis vient l’Homo alpinus ; commun à « l’Auvergnat et au Turc », il est désigné comme « parfait esclave craignant le progrès ». Tout en bas : l’Homo contractus , ou méditerranéen, de type napolitain et andalou, que Lapouge apparente aux « races inférieures ». La communauté scientifique française s’étrangle. Dans un pays qui a pris la peine de s’inventer des ancêtres gaulois, cela ne peut pas coller. Paul Broca récuse toute idée de hiérarchie entre des « races blanches ». Reste que les savants emboîtements de Vacher de Lapouge (12) recevront un accueil enthousiaste de personnalités aussi diverses que le journaliste antisémite Édouard Drumont (1844-1917) et le penseur marxiste Georges Sorel (1847-1922). Surtout, ils inspireront les théoriciens allemands du mythe aryen. Au seuil de la Première --(12) Notons tout de même que les thèses racialistes de Broca et Vacher de Lapouge ont été régulièrement et fortement critiquées (et démontées point par point) par les sociologues Émile Durkheim (1858-1917) et Marcel Mauss (18721950), ce dernier étant considéré comme le père de l’anthropologie moderne. Voir à ce sujet l’article éclairant du sociologue Laurent Mucchielli : http://laurent.mucchielli.free.fr/raciologie.htm --- Guerre mondiale, les thuriféraires du « dolichocéphale blond » se feront un plaisir de stigmatiser une France « arriérée » et « décadente », où dominent la dénatalité, le « mélange des races » et le cosmopolitisme. Du racisme à l’eugénisme Deux autres aspects liés à la typologie raciale de Vacher de Lapouge sont dignes d’être gardés en mémoire. Le premier atteste de l’ancrage primordial du terme d’ « ethnie » dans la pensée racialiste. Selon le sociologue André Béjin, Vacher de Lapouge est en effet le premier anthropologue à proposer ce mode de classement pour désigner « une communauté constituée d’éléments de “races” différentes, mais partageant une même culture (13) ». Vacher de Lapouge est également le premier scientifique à avoir introduit dans la langue française le terme d’ « eugénisme », emprunté à l’anthropologue anglais Francis Galton (1822-1911). Inventeur de la méthode d’identification des individus par empreintes digitales, Galton, cousin de Darwin, est considéré comme le fondateur de cette discipline qu’il assimilait à de l’ « hygiène raciale ». Autrement dit à un véritable « racisme en action ». On connaît l’atroce passion que l’Allemagne nazie mit dans l’application des thèses eugénistes de Galton. Elle donna lieu à partir de 1933 à des vagues massives de stérilisation, le génocide en lui-même étant considéré comme l’aboutissement d’un long --(13) André Béjin, Georges Vacher de Lapouge, darwiniste social, fondateur de l’anthroposociologie, Cahiers Internationaux de Sociologie, Nouvelle Série, vol. 73, juil.-déc., 1982. --processus d’élimination des « éléments humains » considérées comme « inférieurs » ou « non adaptés ». On sait moins que les États-Unis mèneront via l’Institut Rockefeller des campagnes de stérilisation jusque dans l’entre-deux-guerres, et que la Suisse, la Suède, la Norvège et la Finlande continueront de stériliser des individus dotés d’une « hérédité » jugée « inférieure » jusque dans les années soixante-dix. Dans un cours prononcé en 1976 au Collège de France (14) , le philosophe Michel Foucault (1926-1984) emploie le terme de « biopouvoir » pour désigner l’eugénisme invisible qui traverse nos sociétés modernes. Autrefois aux mains des États, cette forme de « techno-sélection » qui ne dit pas son nom s’est aujourd’hui « individualisée ». C’est dans l’intimité du bureau du généticien que le couple prendra la décision de « garder » ou non l’enfant sur lequel pèserait un « facteur de risque lié à l’organisation génétique de l’individu pouvant causer une maladie ou un traumatisme », pour reprendre la terminologie de l’Index International et Dictionnaire de la Réadaptation et de l’Intégration Sociale (IIDRIS). De la racialisation à l’ethnicisation du monde On a vu que Vacher de Lapouge avait le premier suggéré l’emploi du terme d’« ethnie », pour circonscrire des populations de « race différente », mais de « culture commune ». La pensée ethnologique a longtemps lié les notions d’ethnie et de nation, --(14) « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976. Archive numérique écoutable gratuitement en ligne sur : http://michel-foucault-archives.org/?Il-fautdefendre-la-societe --la seconde étant censée procéder de la première. Plus près de nous, l’idéologue du parti nazi Alfred Rosenberg définissait l’ « ethnicité » (Volkstum ) en des termes franchement biologiques fortement influencés par le darwinisme social. Pendant toute la période coloniale française de l’après-guerre, le terme de « race » étant définitivement disqualifié, celui « d’ethnie » est venu le remplacer dans le discours des politiques et des anthropologues français. Aujourd’hui, il est passé dans le langage courant. Ponctuant les discours de l’homme de la rue, du politicien, de l’artiste, du penseur médiatique autant que de l’expert ès cathodique, il est souvent suivi des catégories de « rom », « juif », « black», « beur », « arabe » ou « arabo-musulman »… Disons-le tout net : le terme d’« ethnie » est aussi inutile et dangereux que celui de « race », au point que les ethnologues d’aujourd’hui récusent l’emploi de cette catégorisation. D’abord parce qu’il désigne un ensemble impossible à circonscrire. Comment en effet définir un groupe humain selon des critères « culturels » ? Faut-il ne retenir que la langue ? Un Londonien d’origine indienne et un Texan né à Mexico seraient alors de la même « ethnie » ? Doit-on considérer l’histoire commune? Mais laquelle ? Celle des flux migratoires, des histoires villageoises, des « mythistoires » nationales, des légendes colportées ? Doit-on retenir le critère religieux ? Tenir compte des différentes pratiques ? Des obédiences ? Des traditions ? Des coutumes ? Des regroupements de type tribal ? Tout cela à la fois ? Une partie seulement ? Appliquer des coefficients ? Et pourquoi ne pas s’intéresser aux costumes ? À la façon dont les individus se nomment ? Se classent ? Se traitent, etc ? La liste des questionnements est infinie ! Introuvable ethnie Prenons un exemple parmi des dizaines d’autres : les Roms. Posonsnous la question : existe-t-il des critères objectifs qui pourrait constituer les Roms en « ethnie » ? La réponse est non. Il n’en existe aucun. Les Roms n’ont pas de langue commune, pas de dénomination commune, pas de religion commune, pas de traditions communes. Ceux qui se disent Roms se sont mélangés avec toutes les populations au milieu desquelles ils ont vécu. Le mot « rom » ne trouve sa vérité que dans une pure subjectivité : être « rom », c’est se sentir « rom », c’est se dire soimême « rom », c’est évoluer dans un groupe qui revendique cette dénomination de « rom ». Conclusion : ce qui apparaissait a priori « évident » aux yeux du classificateur (une évidence née d’un regard simplificateur porté par un esprit classificateur qui n’est pas sans rappeler l’effet suscité par les soi-disant « races » d’antan) n’est que le produit d’une opération purement subjective. Qu’à cela ne tienne ! dira-t-on. Celui qui se dit Rom est d’ethnie rom. Le problème est réglé. Non. Le problème n’est pas réglé. Pas plus qu’une prétendue objectivité scientifique, un point de vue purement subjectif ne saurait faire naître une catégorie anthropologique, même si ce point de vue peut avoir en lui-même un « effet de réel ». Prenons, pour mieux nous faire comprendre, les termes de « hutu », « tutsi » et « twa ». Ces appellations étaient censées désigner les « ethnies » rwandaises et burundaises jusqu’à ce qu’on supprimât ce mode de catégorisation après le génocide des Tutsi. Qu’est-ce qui différenciait un Hutu, d’un Tutsi et d’un Twa ? Parlant la même langue, ces soi-disant « ethnies » se mariaient entre elles, partageaient la même culture, les mêmes croyances ancestrales, la même histoire. Simplement, elles étaient catégorisées par l’administration belge en Hutu, en Tusti et en Twa. Sous couvert d’objectivation, l’administration coloniale avait inventé une catégorisation arbitraire et discriminante et l’avait tout simplement imposée au fil du temps à la population. Sommée de s’y conformer, la population avait intériorisé subjectivement cette catégorisation, d’autant mieux qu’elle était discriminante. Cette intériorisation a pu ensuite servir de preuve que les catégories de Hutu, Tutsi et Twa existaient bel et bien : à la fois « subjectivement » et «objectivement». La boucle était bouclée ! Les dangers de la naturalisation d’une catégorie anthropologique Lorsque, évoquant une population « berbère », « africaine », « juive », «arabe », arabo-musulmane », etc., l’homme de la rue, le politicien ou l’expert cathodique le fait précéder du terme « d’ethnie » : qu’a-t-il exactement en tête ? N’utilise-t-il pas ce mot comme il eût naguère usé celui de « race » ? Sait-il seulement de quoi il parle ? Prenons le mot « arabe » ou « arabo-musulman », par exemple. Aucun critère génétique, généalogique, géographique, de nationalité ou de langue ne permet de lui donner un contenu concret autre que purement subjectif . Habiter un pays dit « arabe » ne signifie pas que l’on veuille se prétendre arabe. On peut se vouloir berbère, copte ou kurde. Le critère religieux n’est pas plus pertinent. Les Indonésiens et les Turcs qui constituent la majorité des musulmans dans le monde ne vivent pas dans les pays dits « arabes ». Du reste, il existe des citoyens arabophones de confession juive qui se considèrent comme « judéoarabes ». L’argument génétique est-il plus valable ? Non. Parler de peuple arabe voire « sémitique » n’a absolument aucun sens (15) . Linguistique ? Pas plus. Beaucoup de nations de langue arabe n’ont aucun lien avec « l’Arabie ». C’est le cas de la Syrie, du Liban, de la Palestine, du Soudan, du Maroc, de la Mauritanie, de Djibouti, etc. Pas plus que les parlers dialectaux latins, les parlers dialectaux arabes ne sont du reste entièrement compréhensibles entre eux. Le concept même de langue arabe pose un problème de définition : il désigne l’arabe standard moderne, mais aussi l’arabe classique ancien, l’arabe coranique, l’arabe classique post-coranique, les dialectes, etc. Alors quoi ? Alors ? il faudrait encore parler de l’invention de la catégorie de « Juif ». Montrer, preuve à l’appui, comment la vision essentialiste tirée de l’Ancien Testament, celle d’un peuple-nation, ethniquement homogène, né en Judée, relève d’une même « mythistoire» que celle qui alloua des ancêtres gaulois aux citoyens de la République française (16) … --(15) Le terme « sémitique » désigne une famille de langues, parmi lesquelles l’arabe et l’hébreu. Il a été forgé par l’Allemand August L. von Schlözer (1735-1809) à partir du nom « Sem », qui désigne un des fils de Noé. Les principales langues sémitiques sont l’amharique, l’arabe, l’hébreu, le syriaque, le tigrinya et le farsi. Par là on voit que le terme « d’antisémitisme » est source de confusion puisqu’il « substantialise » une notion qui ne se rapporte en rien à un « peuple sémite ». Quant aux « tribus arabes », elles peuvent être de souche chamitique, hébraïque, égyptienne, araméenne, assyrienne, élamite, phénicienne, babylonienne, etc. (16) Comment le peuple juif fut inventé, l’ouvrage de l’historien israélien Schlomo Sand est à cet égard fort éclairant, sans remettre en question la légitimité de l’État d’Israël qui s’est bâti comme tout État-nation sur sa propre « mythistoire ». Il rappelle simplement que cette « mythistoire » a été façonnée au xixe siècle au coeur de la Mitteleuropa à partir d’une vision essentialiste tirée de l’Ancien Testament, celle d’un « peuple-nation », « ethniquement homogène », « né en Judée », qui est historiquement erronée. Après la chute de Samarie en 722 av. J.-C., les habitants du royaume d’Israël ont, par exemple, été disséminés dans tout l’Empire. Ceux qui sont restés se sont mélangés à des populations amenées sur place par les Assyriens. Il faut tenir compte aussi des mouvements de conversion massive au judaïsme dans le pourtour méditerranéen, dans la presqu’île d’Arabie, en Éthiopie et dans le royaume Khazar… L’invention d’un peuple « ethniquement homogène » comporte bien des points communs avec celle, née au même moment et au même endroit, dans le vieux fonds d’humeur mystique, réactionnaire, irrationnel et raciste de l’aryenisme allemand et du panslavisme de certaines nations d’Europe de l’Est placées sous la férule des tsars, ces « pays de passe » et autres « lieux des merles » où les pires nationalismes se sont nourris des racismes les plus exacerbés. (17) Nous préférons les termes de « foncé » et « clair » à ceux de « blanc » et « noir ». Reste qu’ils sont sujets à caution, un continuum de nuances existant entre l’absence totale de mélanine et le taux maximal de mélanine contenue dans la peau. (18) « Les populations qui vivent dans les zones tropicales et intertropicales ont la peau plus foncée que celles qui vivent dans les régions tempérées. […] Il est intéressant de noter que les Asiatiques qui ont colonisé l’Amérique, il y a 20 000 à 10 000 ans et sont les ancêtres des Amérindiens ont acquis une couleur de peau beaucoup plus foncée dans la zone tropicale », explique le paléontologue Jean Chaline dans son ouvrage Un million de générations (éd. Seuil, 2000, coll. « Science ouverte »). --Et puisque nous en sommes à pulvériser les « idées reçues », faisons un sort à celle qui voudrait que la « couleur de la peau » soit un signe de proximité génétique. Les populations vivant en Afrique, « à couleur de peau foncée (17) » sont plus proches génétiquement des populations vivant en Europe, « à couleur de peau claire », que des populations mélanésiennes ou océaniennes dont la couleur de peau est majoritairement foncée (18) . On note même parfois une identité génétique entre des populations à la peau claire et des populations à la peau foncée : « Les caucasoïdes sont essentiellement des peuples à la peau blanche, mais ils comprennent également les populations de l’Inde du sud, située en zone tropicale et où l’on observe un fort noircissement de la peau, la couleur de la peau étant pour eux une adaptation au climat, constate le généticien Cavalli-Sforza. Cela signifie qu’il s’agit d’une adaptation qui peut se faire rapidement par sélection naturelle au sein d’une variation continue réversible (19) ». Le discours ethnique, un effet pervers de la domination Qu’ai-je voulu faire en me livrant à ce long développement ? J’ai essayé de montrer que les catégories de « race » ou d’ « ethnie » étaient le reflet de rapports de domination d’ordre socio-économique , quel que soit le regard et/ou le discours plus ou moins « biologisant », «naturalisant » ou même ouvertement raciste qu’un groupe social peut porter sur un autre. Dans les années dix-huit cent quatre-vingt-dix, au début de sa carrière universitaire, le sociologue allemand Max Weber mena une enquête sur les rapports entre le monde agricole et les grands propriétaires terriens de la Prusse (les junkers ), ces derniers abandonnant le régime féodal traditionnel en employant de plus en plus de journaliers russo-polonais immigrés. Weber --(19) Sur le sujet de l’existence éventuelle de sous-espèces humaines ou races géographiques, la génétique apporte des réponses claires et précises, ainsi que l’ont montré les généticiens Albert Jacquard (1925), Richard Lewontin (1929), l’équipe d’André Langaney (1942). Leurs recherches portant sur les systèmes immunitaires, les groupes sanguins et rhésus ont permis de démontrer l’unité de l’espèce humaine : « La raison en est fort simple. Née il y a environ 180 000 ans, l’espèce humaine est trop récente pour avoir subi suffisamment de mutations permettant de constituer des différences géographiques significatives. Les seules variations observées et considérées à tort comme raciales sont la couleur de la peau et quelques caractères associés », explique le paléontologue Jean Chaline (op. cit.). --découvrit que le « discours de répulsion » des paysans prussiens à l’égard des Polonais qui les dépossédaient de leur labeur se cramponnait « à tout prix » à des éléments irrationnels renvoyant à des « différences culturelles » autant qu’à des « marques phénotypiques ». Weber chemina par la suite vers l’idée que le discours racialiste qui surgit parfois entre les groupes humains n’est jamais l’effet d’une véritable « répulsion biologique », fût-elle clairement exprimée, mais qu’il est le résultat d’un « rapport de domination » d’ordre social. « En se référant à la hiérarchie entre Noirs et Blancs aux États-Unis, Weber contestera définitivement l’idée que la place de l’individu dans la société est déterminée par l’appartenance raciale », nous apprend la sociologue canadienne Elke Winter dans Max Weber et les relations ethniques (2005). Si les discours « raciste » et « ethnique » reflètent une quelconque rationalité, nous apprend Weber, c’est uniquement dans la mesure où cette rationalité sert les intérêts matériels et symboliques de ceux qui ont la haute main sur les critères irrationnels avancés par ces discours : junkers, colons ou WASP . Autrement dit, constate Weber, le discours irrationnel de la « répulsion ethnique ou biologique » a ceci de rationnel qu’il sert toujours un « discours de domination ». On a vu par ailleurs combien, au-delà du discours classificatoire, le traitement différentiel objectif d’une population suffisait à provoquer une série d’effets pervers, le moindre n’étant pas qu’en la circonscrivant d’une manière ou d’une autre, on la stigmatise. On oblige ceux qui n’appartiennent pas à cette population à la considérer comme «différente ». Quant aux membres de ladite population, ils sont mis dans la situation décrite par Jean-Paul Sartre à propos des Juifs dans ses Réflexions sur la question juive (1946). Faute d’être traités comme des citoyens lambda, ils en arrivent à s’identifier au regard qui est jeté sur eux, à s’enfermer à leur corps défendant dans une « identité », à se réjouir ou s’alarmer des droits qui les exceptent de la règle commune. Bref, à se sentir eux aussi « différents » : « Ainsi n’est-il pas exagéré de dire que ce sont les chrétiens qui ont créé le Juif en provoquant un arrêt brusque de son assimilation en lui pourvoyant une fonction […]. C’est l’antisémite qui fait le Juif », écrit à raison Sartre. La boucle est de nouveau bouclée : il s’agit bien d’engluer l’autre dans un discours justifiant les conditions objectives qui lui sont faites. Souvenons-nous ce que disaient Jacques Lacan à propos du « discours du maître » (voir Conseil no 8) ou Pierre Bourdieu au sujet du « bouffon du roi » (voir Conseil no 12) : par l’arbitraire de son seul discours, le maître « invente » la catégorie d’esclave – un esclave dont le moindre des signes de son asservissement n’est pas qu’il est condamné à penser par les « catégories du maître ». S’affranchir du « discours du maître » Sortir de l’ « ethnicisation » dont on se sent la victime – voire l’obligé –, c’est donc tenter d’échapper par tous les moyens au « discours du maître », un discours qui ne se contente pas de stigmatiser l’autre, mais qui, dans une manoeuvre enveloppante, exige de cet autre qu’il réponde de cette stigmatisation. C’est exactement ce que Frantz Fanon dénonce, lorsqu’il écrit dans les dernières pages de Peau noire, masques blancs (1952) : « Je suis mon propre fondement […], je refuse d’être instrumentalisé. » Comment lutter contre cette instrumentalisation ? En refusant de jouer le jeu des catégories du maître, répond Fanon. « Blanc» ou « Noir ». « Juif » ou « Arabe ». « Tutsi » ou « Hutu »... Non pas en les récusant ni en tentant de les contourner ou de les détourner à son profit : en refusant purement et simplement de prendre position à leur propos, « ce qui nécessite un effort de désaliénation », concède Frantz Fanon. Le prix, en somme, de la liberté. Le philosophe rejoint en cela la pensée de Sartre pour qui l’homme est « maître de ses propres destinées », quand bien même le prix à payer serait une « responsabilité angoissante et infinie » (Réflexions sur la question juive ). Rappelons que la pensée de Sartre récuse tout essentialisme . L’homme n’est pas déterminé a priori par une quelconque propriété précédant son existence comme le voudraient les pensées idéalistes, innéistes ou racialistes. Dès la naissance, nous sommes plongés dans la contingence du monde, concède Sartre. Mais si ce monde est à bien des égards aliénant , nous n’y existons que par ce que nous y faisons. Cela signifie en dernière instance que nous sommes libres d’y agir et de nous y définir comme bon nous semble. Notre identité existentielle est l’objet d’un choix éminemment individuel – celui d’un homme qui, quand bien même garrotté par mille déterminismes et injonctions sociétaux, culturels et psychologiques doit être en dernière instance le seul habilité à définir, en toute souveraineté – « en pleine conscience » – sa propre identité . Le reste est affaire de « mauvaise conscience », martèle Sartre. Au premier chef, celle qui taraude l’existence du « raciste » : « L’antisémite est un homme qui a peur », écrit Sartre. Non pas des Juifs mais « de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des Juifs. C’est un lâche. » Il n’y a pas « d’origine ethnique » qui vaille la peine d’y assujettir sa propre liberté. Il n’y a pas de « Blancs » ou de « Noirs ». Il n’y a que des rapports de violence symbolique déguisés en « ethnicismes » et en préjugés raciaux, nous apprend Frantz Fanon. Écoutons encore courir sa parole d’homme libre au dernier chapitre de Peau noire, masques blancs : « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre “race”. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma “race”. Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiques. Il n’y a pas de mission “nègre” ; il n’y a pas de fardeau “blanc” […]. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un “Noir”. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix. » J.-F. P. ___ Extrait des pages 201 à 228 de Conseils Hautement Philosophiques à Usage Quotidien, (c) Jean-François Paillard, éd. Milan, 2012