2SCÈNES N°17 LARTISTE ET LINSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE
Avant/pendant/après Nina
Jeanne Dandoy
Itinéraire bis
J’habite Liège. De plus en plus
une rareté… Mais les acteurs
connaissent peu les frontières,
surtout dans un pays à peine
plus étendu qu’un mouchoir
de poche. Les représentations
de LA MOUETTE mise en scène par
Jacques Delcuvellerie au Théâ-
tre National la saison dernière
avaient été avancées à 19h30
vu la longueur du spectacle2;
aussi, Monique Ghysens3 et moi,
quittions-nous la « province » à
15h15 pour y revenir douze heu-
res plus tard, à peu de chose
près. Pour assumer quotidien-
nement ce rôle, Nina, chaque
jour, je me rends sur mon lieu
de travail trois heures avant
le début du spectacle (pour
d’autre partitions, ce temps
de préparation peut se réduire,
mais globalement, je laisse glis-
ser lentement en moi les êtres
que je suis chargée d’habiter,
au propre comme au guré).
C’est sans doute cette lenteur
et la minutie avec laquelle je
répétais inlassablement, cha-
que soir, les mêmes gestes ni
magiques, ni sacrés mais prati-
ques, introspectifs, nécessaires
et profonds, qui a intrigué mon
metteur en scène et l’a poussé
à me demander de coucher par
écrit de la façon la plus précise
possible, le parcours concret
que j’effectuais jour après jour
pour servir notre Mouette. C’est
sur sa proposition que j’écris
ces lignes.
Prologue
Après avoir affronté les embou-
teillages périphériques perma-
nents, trouvé où caser le véhi-
cule béni qui nous a conduites
à destination, et salué Graziella
ou Robert à l’entrée du théâtre,
je monte au troisième étage,
dans ma loge individuelle, et y
dépose mes sacs – toujours trop
nombreux. En tout premier, je
me démaquille ou me nettoie la
peau, je l’hydrate. Impossible
de sauter cette première étape,
vu les « litres » de larmes que je
déverse chaque soir ; mon visage
ne survivrait4 pas s’il n’était un
minimum entretenu… Mon met-
teur en scène plaisante parfois
sur le fait que, normalement, je
suis « trop vieille » pour jouer
ce rôle5 et ne cesse de m’exhor-
ter, le plus gentiment du mon-
de, à prendre soin de moi. Bon,
« il faut rester belle et jeune ».
C’est la loi du nouvel ordre
mondial, redoublée de la loi du
métier où les rôles se raré ent
avec l’âge. La deuxième étape,
ma « corvée », m’attache à la
loge durant trois quarts d’heure
(parfois une heure si je suis plus
maladroite ce jour-là). C’est-à-
dire : j’en le alors un peignoir
sur une partie de mon costume
(string, jeans, soutien-gorge) et
je commence les « gaufrettes »,
munie non du « moule » ad hoc
mais du fer approprié. Chaque
mèche de mes longs cheveux
doit y être enserrée a n d’en
sortir ondulée, très seventies. Il
s’agit de remettre chaque mor-
ceau de la coiffure dans l’em-
preinte du précédent, un calvai-
re où je risque à chaque instant
de me brûler, mais qui présente
l’avantage de m’obliger à res-
ter immobile, concentrée sur
une action très concrète, et de
commencer à évacuer toutes
les pensées discursives, parasi-
tes, quotidiennes. Si je bâcle le
travail, j’aurai tout juste l’air
d’une baba-cool sortant d’une
motte de foin, si je gaufre trop
longtemps, je pourrai postuler
pour le rôle-titre de Cléopâtre.
Suite à cette longue séance de
coiffure, mon organisme s’est
généralement recentré, et mon
cerveau y a atterri sans trop de
dif cultés…
Phase suivante : le maquillage.
Dans les coulisses des représentations de LA MOUETTE mise en scène par
Jacques Delcuvellerie au Théâtre National la saison dernière1, une Jeanne, chaque jour,
se rend sur son lieu de travail, trois heures avant le début de son entrée en Nina. « Cest
sans doute cette lenteur et la minutie avec laquelle je répétais inlassablement les mêmes
gestes ni magiques, ni sacrés mais pratiques, introspectifs, nécessaires et profonds, qui a
intrigué mon metteur en scène » dit-elle, car cest lui qui la poussée à coucher, par écrit, le
parcours concret de la comédienne avant dentrer en scène. Cest donc sur sa proposition que
Jeanne Dandoy a écrit ce texte.
1 Reprise du 27 février 2007 au 17 mars 2007 au Théâtre National. Meilleur spectacle aux Prix du Théâtre 2006.
2 4h30, deux entractes compris.
3 Qui jouait le rôle de Paulina.
4 Depuis ce spectacle, je compte la première vraie marque du temps irréversible sur mon visage : des plis aux coins des yeux qui, je le jure, sont apparus à la n des
répétitions. Trop de larmes sur le maquillage.
5 Au début de la pièce, Nina a 19 ans, à la n, 21. Et moi… 31.
6 Zaza de Fonseca.
7 Alexandre Trocki.
8 Lorent Wanson.
9 Albine De Wasseige.
3
Ni trop (je me rapprocherais
dangereusement de Cher sans
lifting et avec son grand nez,
période Sony and Cher), ni trop
peu (un peu fatiguée, la jeune
première). Je tente de respec-
ter les indications de Zaza6, sa
créatrice. Les deux ronds de
fard à joue rose orangé vif que
j’appose sur les pommettes, et
qui, en coulisse, évoquent plus
Martine à la plage qu’une héroï-
ne de Tchekhov, ne manqueront
pas de susciter les habituelles
moqueries de mon Trigorine7 de
partenaire, affectionnant, tout
comme moi, je l’avoue, le co-
mique de répétition à l’extrê-
me. J’en le boucles d’oreilles,
chemisier et pantou es (trois
heures et demie juchée sur des
talons très très compensés…
j’épargne un peu mes jambes
avant le début du spectacle),
et commence ma « mise » sur
le plateau. Le carton contenant
les maquillages, il faut le pla-
cer sous l’estrade qui gure le
petit théâtre de Treplev8, ne
pas oublier la boîte à kleenex,
les lingettes humides, et les fa-
meuses chaussures plates-for-
mes. Albine9, notre habilleuse,
« Je suppose que ceux qui posent aux acteurs cette inévitable insultante et stupide
question “ Ah ah, vous êtes acteur ? Et à part ça, quest ce que vous faites ? ” ne
lisent pas ce magazine. Dommage. »
Issue du Conservatoire royal de Liège, Jeanne Dandoy est actrice, auteur, et metteur en
scène. En 2000, elle reçoit le Prix René Hainaux récompensant l’étudiant qui, à travers
son parcours à l’intérieur et hors de l’école, a fait preuve d’une singularité créatrice
particulièrement remarquable. En 2001, elle co-écrit, met en scène et interprète JANE. En
2005, elle fait de même avec LAXE DU MAL (qu’elle a écrit toute seule !). Elle fait partie
du Groupov de Jacques Delcuvellerie (son professeur au Conservatoire). Et en 2007, elle
reprendra LA MOUETTE et ANATHÈME mis en scène par ce dernier.
© Pierre Dandoy
La loge en tournée
© Lou Hérion
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y déposera le costume néces-
saire à la représentation treple-
vienne. Véri cation du bouquet
de eurs offert par Nina à Dorn,
et qui sera déchiqueté par Pau-
lina dans la minute. Malheureu-
sement la production a dû opter
pour des eurs en tissu et plasti-
que, beaucoup moins agréables
à manipuler ou à détruire (pour
ma partenaire) mais moins oné-
reuses sur la longueur. J’éva-
lue l’étendue des dégâts de la
veille. Bilan : ne plus investir
dans les hortensias. Je commu-
nique mon rapport à Yvan, notre
régisseur général, en lui indi-
quant quelles sont mes fausses
eurs préférées à racheter (les
petites roses en grappes, les la-
vandes, surtout pas de grosses
grandes eurs) pour la confec-
tion rapide de bouquets scéni-
ques. Cette motte, je la dépose
non composée, en désordre, en
masse, sous la chaise (sur la-
quelle repose mon bandeau de
colin-maillard) où j’attends de
faire mon entrée pour le deuxiè-
me acte, juste à côté d’un go-
belet d’eau. Très peu de temps
pour boire à ce moment, et très
peu de temps pour aller vider
ma vessie… La tasse contenant
les pois chiches n’a pas bougé
et le pendentif de l’acte trois
Si un jour tu as besoin de
ma vie, viens et prends-la »),
Alex l’a évidemment déjà remis
en place. Je démêle sa petite
chaîne si nécessaire. Je sur-
veille les boîtes de kleenex. En
redescendant vers ma loge, je
salue mes partenaires si je ne
les ai pas encore croisés ou s’ils
ne m’ont pas encore visitée à
domicile (c’est-à-dire dans ma
loge). Tous mes accessoires ont
été véri és, vient le moment de
me retrancher du groupe pour
protéger ma concentration et
l’amener au cœur de l’histoire
et du/des lien(s) que j’ai tissé(s)
avec elle. Je m’allonge sur ma
couchette, fais quelques étire-
ments, chandelle, dérouille mes
membres. Calme. Jacques nous
avait priés de nous munir, pour
ce projet, de photos d’êtres
aimés (famille ou autres), de do-
cuments d’êtres chers, de pho-
tos d’enfance. « Travailler sur
la photographie de ses parents,
de son enfant, de son premier
amour, ou de tout être cher. Pas
sur une idée de ces photos, el-
les doivent exister réellement,
on peut même les porter sur
soi, dans son costume comme
un talisman, une dédicace. Pho-
tos d’êtres chers disparus ou à
disparaître. Les regarder avant
de lire, de jouer. En particulier
les scènes gaies (et qu’elles
soient gaies !).10 » J’ai obéi de
manière zélée à la consigne et
ma loge s’est presque transfor-
mée en mausolée m’obligeant
(ou plutôt obligeant notre ado-
rable équipe technique) à trans-
porter tout ce brol en tournée,
partout où nous déposions no-
tre « ouvrage ». Pas une photo,
pas une carte dans laquelle
je ne plonge mon regard, mes
souvenirs, chaque soir pour en
saisir la moelle, l’indicible, m’y
connecter. « Nous allons tous
mourir un jour, restent les pho-
tos, c’est-à-dire quoi ? » répète
à nouveau Jacques. Associations
d’idées, d’images, de sons, cou-
leurs, voix, sensations. Surgis-
sement d’émotion. Une petite
porte s’ouvre. Les paroles du
metteur en scène, accoucheur
d’âmes, me reviennent, enco-
re, douces, profondes, amènes
et douloureuses à la fois… Le
travail d’une vie, la somme des
expériences dont il nous fait
béné cier. Sois béni, porteur
d’êtres en souffrance, homme,
humain entre tous. Ses phrases,
ses mots et le regard qui leur
donne sens et force, voyagent
devant mes yeux ouverts qui
déjà ne m’appartiennent plus
entièrement. « Tout doit être
doux. C’est un spectacle doux.
Eux aussi sont doux, dans le re-
gret, sincère, d’avoir été bles-
sants, égoïstes, méchants dans
leur vie et de ne pouvoir rattra-
per ces instants… Ils ne sont pas
doux d’une manière appropriée.
Pas au bon moment, pas avec la
bonne personne, pas de la fa-
çon qui conviendrait. Ou rare-
ment. Ils souffrent de façon ru-
gueuse, agressive, désespérée,
pas devant la bonne personne,
pas au moment où elle pourrait
compatir, pas de la façon qui
pourrait la toucher. Leur pro-
pre souffrance les rend sourds
à la souffrance, la détresse de
l’autre les blesse comme une
insulte personnelle. Ils peu-
vent nir par s’étreindre alors,
comme des animaux affolés et,
un bref instant, ils se donnent
chaud. Mais ils n’ont rien en-
tendu. Et cependant tout est
doux. Personne, personne n’est
méchant, mauvais. Personne
n’est puissant. Personne ne
prend plaisir au mal. »11 Ou en-
core : « “ LITTLE WING ”, ce n’est
pas qu’une chanson hippie des
années 60 par le plus grand gui-
tariste de tous les temps. C’est
aussi une indication de jeu pour
tous. Tendresse, erté, techni-
que maîtrisée au bord de la per-
te de contrôle, désir d’amour et
désir de se perdre, une énergie
qui pourrait durer des heures
pour quelques minutes de per-
fection seulement12. » Ou : « Un
sourire, un vrai sourire, inat-
tendu, chacun, une fois13» et
« Treplev se tue, Nina “ porte
sa croix ”. Certains personnages
ont une attitude explicitement
nie envers la vieillesse et
la mort. Arkadina : ne jamais y
penser (dit-elle… ). Sorine : la
repousser en se soignant, vou-
loir vivre intensément dans ses
vieux jours ce qu’on n’a pas
vécu plus jeune. Dorn : s’y pré-
parer avec sérieux, l’accepter
avec stoïcisme. Et les autres ?
Et les acteurs à travers les per-
10 Note aux acteurs de LA MOUETTE, Jacques Delcuvellerie.
11-15 Idem.
16 Mathilde Lefèvre.
17 Medvedenko, Olindo Bolzan.
18 Maurice Sévenant.
19 Julien Roy.
20 Christian Léonard.
21 Alfredo Canavate.
22 Musicien modulateur magicien (ça c’est moi qui rajoute).
Itinéraire bis
5
sonnages14 ? » « LA MOUETTE, représentation d’un
adieu ultime, pudique et dé nitif. Restent les
photos… 15»
« Le public entre dans dix minutes ! », annonce
Yvan. Dernier pipi avant de se mettre en place
sur le plateau, la scénographie me contraignant
à rester derrière l’estrade dès l’entrée du public
bien que je n’apparaisse que dans la scène trois.
Merde à ma Star comme je l’appelle alors (Anne-
Marie-Arkadina-Loop) et à sa starissime chienne
Netka (toujours impeccable sur scène, même
malade, une pro), merde à Ma Cha, Chacha, Ma-
cha16, merde au pauvre Medved’17, merde à l’on-
cle Sorine quand c’est possible (il arrive toujours
en dernière minute, notre bourreau de travail,
essouf é, et se fait bien sûr sermonner par tous,
trop de travail Maurice18, trop !), merde à Dorn/
Juju19 (qui m’émeut encore : autant d’expé-
rience et toujours le trac !) et merde à l’infâme
Chamraëv20 comme il se surnomme lui-même (s’il
est visible), merde à mon Trigorine (cher compa-
gnon de route récurrent depuis quelques années),
s’il est sorti de ses méditations, merde à Kung
Fu Paulina (aux prises avec je ne sais plus quel-
les gures d’art martial), merde à mon évreux
Treplev, la jambe tremblante,
le regard rivé sur les gens qui
pénètrent notre espace, entre
deux plis de tenture argentée.
Et aussi merde à vous les tech-
nos qui ne faites plus qu’un avec
nous pour mener à bien ce fra-
gile et pourtant solide esquif :
Yvan, Albine, Py, Mich, Romain,
Greg, Didier, Julien, Lino, et un
bisou à l’assistant21, en prime.
Et s’il est là, lui, le metteur, il
dépose délicatement mais fer-
mement sa main sur mon crâne.
Étrange comme je ne me sens
pas tranquille tant que je n’ai
pas passé toute l’équipe en re-
vue.
Allongée sur le sol de ma « ca-
bane », je lève les jambes en
espèce de semi-trépied ou
chandelle. Parfois je les rabats
derrière ma tête. J’écoute de
toutes mes oreilles c’est-à-dire
celle du cœur aussi, non moins
que celle du ventre, la musi-
que, la bande-son concoctée
par Jean-Pierre22 et Jacques.
Associations libres, parfois des
images de la journée même me
reviennent en tête, une parole
de l’homme que j’aime, un re-
gard, une phrase qu’il m’aurait
fallu dire mais que j’ai tue, le
visage de mon père mort trop
tôt (81 ans on peut déjà trouver
ça pas mal, mais c’est toujours
trop tôt), des sourires amis,
des visages familiers… Parfois
je focalise toute mon attention
sur un fait précis dès le dé-
but, d’autres fois elle voyage,
puis s’attarde plus tard sur un
mot, une voix ou un visage, qui
m’absorbe tout entière. Il ar-
rive que j’aie du mal à me xer.
C’est que je ne suis pas encore
tout à fait là. C’est que je suis
brouillée par trop de parasites
quotidiens, « je m’en servirai »
(comme dit Trigorine), je suis
actrice, c’est tout ce que j’ai :
ce qui m’arrive. D’autres fois
encore, la musique me déchire
en deux et j’ai toutes les peines
du monde à réprimer un sanglot.
« La porte » un peu trop grand
ouverte. Raccord maquillage
pour éviter les traces de coulu-
res de larmes. J’entends Macha
et Medvedenko papoter avec le
public, comme détendus. Les
premières vibrations, bonnes ou
mauvaises, de nos spectateurs,
Jeanne Dandoy & Lorent
Wanson acte IV de LA MOUETTE,
mise en scène Jacques
Delcuvellerie © Lou Hérion
23 C’est une sensation très concrète pour moi
aujourd’hui que celle de la dernière fois en matière
théâtrale. Lors de la dernière représentation (de la
saison) de LÉCOLE DES FEMMES (mis en scène par Jacques
Delcuvellerie à l’Atelier Théâtre Jean Vilar) où j’avais,
avec Alexandre Trocki, Max Parfondry comme partenaire
en Arnolphe, nous jouions à Rochefort, me semble-t-il,
et vivions une soirée un peu dif cile. Peu de temps pour
les raccords malgré une implantation substantiellement
différente, désagrément à l’entracte par un specta-
teur très gentil mais trop zélé, peu d’espace dans les
coulisses… etc. Nous étions à vrai dire tous épuisés par
une longue tournée mais ravis à l’idée de reprendre le
spectacle la saison suivante et de repartir de plus belle.
Ce n’était pas notre meilleure représentation. Et pour-
tant je m’étais dit, très théoriquement, comme tous les
soirs, « Allez, comme si c’était la dernière ! » En sortant
de scène, j’étais déçue par mon travail, déception légère-
ment atténuée par la certitude d’une reprise la saison
suivante. J’ignorais qu’il s’agissait là de notre dernière
représentation en l’état. Max est mort quelques mois plus tard. Mort dé nitivement donc. Comme toujours
lorsque cela arrive. Il a été remplacé. Mais le spectacle dans la forme que nous lui connaissions, tel que nous
l’avions créé, n’existerait plus jamais. Un autre objet était né. Différent. J’abuse un peu de ces lignes pour
rendre ici un petit (oh bien petit, comparé au talent et à la bonté de l’homme) hommage à Max Parfondry.
Parce qu’on oublie ceux dont on ne parle pas, et je refuse qu’on oublie Max. Son énergie, celle qu’il a impul-
sée à plusieurs générations d’acteurs issus du Conservatoire de Liège. À moi, à nous, plein. Que le lecteur me
pardonne. Là au moins, je suis certaine de ne pas gaspiller d’encre. Merci Max.
Max Parfondry (détail) © Lou Hérion
6SCÈNES N°17 LARTISTE ET LINSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE
nous arrivent. Prendre. Et puis
le « Pourquoi êtes-vous toujours
en noir ? », bien clair, bien son-
nant. C’est maintenant que ça
se passe. C’est maintenant que
ça se passe. C’est maintenant
que ça se passe. Et peut-être
pour la dernière fois. Chaque
jour pourrait être le dernier.
La dernière représentation23.
Comme la première et comme
la dernière.
Je ne vais pas ici développer
tout ce qui me passe par la tête
au moment de jouer, trop peu
de place dans cet article, et
trop personnel. Je m’attarderai
plus sur les aspects techniques
si nécessaire, la cuisine, c’est-
à-dire tout ce qu’il faut gérer
en plus de « jouer », quoi qu’on
entende par le mot.
Par exemple : ne pas oublier de
rabattre mon pantalon, précé-
demment retroussé pour mar-
cher en pantou es, sur mes
chaussures, sinon, j’ai l’air
d’aller à la pêche !
Acte I
« Je ne suis pas en retard ? Cer-
tainement pas, je ne suis pas en
retard ! » Me diriger vers Tre-
plev et Sorine, me jeter dans les
bras de Sorine sans plaquer mon
visage contre son gilet au risque
de le maculer de rouge à lèvres
et de perdre tout crédit dans
l’opération (bouche barbouillée
douteuse après avoir foncé sur
le tonton !). Ne pas atterrir
trop bas sur son ventre, ques-
tion de « décence ». Dif cile
pourtant après avoir enjambé
les spectateurs affalés sur des
poufs, et chaussée sur d’im-
menses talons. À la n de cette
séquence, nouveau « danger » à
éviter : quand je saute dans les
bras de Treplev, ne pas prendre
trop d’élan au risque de le faire
tomber en arrière, ne pas non
plus assommer un spectateur
(risque réel vu leur proximité)
avec mon énorme talon en faux
liège. Véri er pour la scène du
baiser, où l’on voit mon soutien-
gorge, qu’un de mes seins n’a
pas « bondi » hors de son bon-
net, dans la course.
Une fois en coulisses, dans ma
cabane sous la scène treple-
vienne, changement ultra-ra-
pide, avec l’aide d’Albine.
Ôter mon costume et en ler
la grande robe blanche pour
le petit spectacle. Placer le
serre-tête sur mes cheveux,
enlever les boucles d’oreilles.
Raccord maquillage vu le baiser
et les larmes dues au clip et à
la chanson/cadeau de Treplev
pour Nina. Monter sur l’estrade
derrière le rideau, ne pas se
prendre les pieds dans la robe
longue dont l’arrière est ra-
battu sur mon visage, j’avance
à l’aveugle, donc enfourner une
partie de la robe dans la bou-
che pour pouvoir marcher. Py
et Mich m’aideront à ouvrir le
rideau pour mon entrée, néan-
moins le risque de trébucher
est toujours présent puisque je
suis censée apparaître très pe-
tite, les jambes repliées et très
courbée (position inconfortable
à tenir, respirer). Éviter de se
prendre les pieds dans un rideau
à l’ouverture souvent hésitante.
Si je ne le vois pas, j’accroche
avec mon pied et risque la chu-
te ou la foulure… et le ridicule.
La robe reste en partie calée
dans ma bouche jusqu’à ce que
je sois plus ou moins en place.
Je la déglutis. Un peu dégoû-
tant, une partie de mon rouge
à lèvres dessine un arc de cer-
cle brunâtre sur l’immaculé de
la surface blanche. Inévitable.
Repérer le micro pour s’instal-
ler devant, dans cette lumière
noire. Heureusement, je suis
censée jouer à ce moment une
Nina à la fois pleine de charme
et de maladresse… À l’instant
où je rabats l’arrière de la robe
à sa place normale, il est pos-
sible que j’embarque le micro,
mauvaise idée, geste déplacé.
À éviter. Si cela arrive, il est
possible que le micro me heurte
la lèvre et l’ouvre (entraînant
blessure et sang) : autre mau-
vaise idée, douloureuse. La sor-
tie de scène par ce même rideau
ne se fait pas aisément non plus
à cause du mouvement rapide,
net, impulsé par l’humeur (le
petit spectacle de Treplev n’a
pas plu, il arrête brusquement
la représentation perturbée par
sa mère), le côté indomptable
du rideau argenté m’invite à
la prudence pour cette sortie
a n de ne pas me coincer le
bras ou le pied. Une fois dis-
parue du plateau, il me reste
à refaire le chemin inverse au
niveau du maquillage et du cos-
tume, toujours aidée par l’ha-
billeuse, dans le plus grand si-
lence, à deux mètres du public.
Le nombre de changements de
costumes auxquels je dois pro-
céder dans ce spectacle, ainsi
que les retouches maquillage,
contribuent à m’empêcher de
échir et de ger le jeu. Der-
nière entrée de l’acte I. Je le
quitterai, cet acte, en courant
et pleurant bruyamment.
Le plus rapidement et le plus
silencieusement possible, je me
précipite dans la loge habillage
Albine m’aide à en ler une
nouvelle tenue complète (je ne
garderai que le string). Il me
faut aussi changer de coiffure
(chignon), de boucles d’oreilles,
et placer le micro. Cette opéra-
tion source de stress consiste à
coller la tête du micro sur mon
visage et son l dans ma nuque
et mon dos, sans trop le tendre
au risque de le voir se décol-
ler ou tirer (désagréable sen-
sation). S’il est trop lâche, les
ls disgracieux se repèrent trop
vite sous le vêtement blanc.
Bien souvent nous devons nous y
Itinéraire bis
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