Itinéraire bis Avant/pendant/après Nina Jeanne Dandoy Dans les coulisses des représentations de LA MOUETTE mise en scène par Jacques Delcuvellerie au Théâtre National la saison dernière1, une Jeanne, chaque jour, se rend sur son lieu de travail, trois heures avant le début de son entrée en Nina. « C‛est sans doute cette lenteur et la minutie avec laquelle je répétais inlassablement les mêmes gestes ni magiques, ni sacrés mais pratiques, introspectifs, nécessaires et profonds, qui a intrigué mon metteur en scène » dit-elle, car c‛est lui qui l‛a poussée à coucher, par écrit, le parcours concret de la comédienne avant d‛entrer en scène. C‛est donc sur sa proposition que Jeanne Dandoy a écrit ce texte. J’habite Liège. De plus en plus une rareté… Mais les acteurs connaissent peu les frontières, surtout dans un pays à peine plus étendu qu’un mouchoir de poche. Les représentations de LA MOUETTE mise en scène par Jacques Delcuvellerie au Théâtre National la saison dernière avaient été avancées à 19h30 vu la longueur du spectacle2; aussi, Monique Ghysens3 et moi, quittions-nous la « province » à 15h15 pour y revenir douze heures plus tard, à peu de chose près. Pour assumer quotidiennement ce rôle, Nina, chaque jour, je me rends sur mon lieu de travail trois heures avant le début du spectacle (pour d’autre partitions, ce temps de préparation peut se réduire, mais globalement, je laisse glisser lentement en moi les êtres que je suis chargée d’habiter, au propre comme au figuré). C’est sans doute cette lenteur et la minutie avec laquelle je répétais inlassablement, chaque soir, les mêmes gestes ni magiques, ni sacrés mais pratiques, introspectifs, nécessaires et profonds, qui a intrigué mon metteur en scène et l’a poussé à me demander de coucher par écrit de la façon la plus précise 1 2 3 4 5 6 7 8 9 2 possible, le parcours concret que j’effectuais jour après jour pour servir notre Mouette. C’est sur sa proposition que j’écris ces lignes. Prologue Après avoir affronté les embouteillages périphériques permanents, trouvé où caser le véhicule béni qui nous a conduites à destination, et salué Graziella ou Robert à l’entrée du théâtre, je monte au troisième étage, dans ma loge individuelle, et y dépose mes sacs – toujours trop nombreux. En tout premier, je me démaquille ou me nettoie la peau, je l’hydrate. Impossible de sauter cette première étape, vu les « litres » de larmes que je déverse chaque soir ; mon visage ne survivrait4 pas s’il n’était un minimum entretenu… Mon metteur en scène plaisante parfois sur le fait que, normalement, je suis « trop vieille » pour jouer ce rôle5 et ne cesse de m’exhorter, le plus gentiment du monde, à prendre soin de moi. Bon, « il faut rester belle et jeune ». C’est la loi du nouvel ordre mondial, redoublée de la loi du métier où les rôles se raréfient avec l’âge. La deuxième étape, ma « corvée », m’attache à la loge durant trois quarts d’heure (parfois une heure si je suis plus maladroite ce jour-là). C’est-àdire : j’enfile alors un peignoir sur une partie de mon costume (string, jeans, soutien-gorge) et je commence les « gaufrettes », munie non du « moule » ad hoc mais du fer approprié. Chaque mèche de mes longs cheveux doit y être enserrée afin d’en sortir ondulée, très seventies. Il s’agit de remettre chaque morceau de la coiffure dans l’empreinte du précédent, un calvaire où je risque à chaque instant de me brûler, mais qui présente l’avantage de m’obliger à rester immobile, concentrée sur une action très concrète, et de commencer à évacuer toutes les pensées discursives, parasites, quotidiennes. Si je bâcle le travail, j’aurai tout juste l’air d’une baba-cool sortant d’une motte de foin, si je gaufre trop longtemps, je pourrai postuler pour le rôle-titre de Cléopâtre. Suite à cette longue séance de coiffure, mon organisme s’est généralement recentré, et mon cerveau y a atterri sans trop de difficultés… Phase suivante : le maquillage. Reprise du 27 février 2007 au 17 mars 2007 au Théâtre National. Meilleur spectacle aux Prix du Théâtre 2006. 4h30, deux entractes compris. Qui jouait le rôle de Paulina. Depuis ce spectacle, je compte la première vraie marque du temps irréversible sur mon visage : des plis aux coins des yeux qui, je le jure, sont apparus à la fin des répétitions. Trop de larmes sur le maquillage. Au début de la pièce, Nina a 19 ans, à la fin, 21. Et moi… 31. Zaza de Fonseca. Alexandre Trocki. Lorent Wanson. Albine De Wasseige. SCÈNES N°17 L’ARTISTE ET L’INSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE « Je suppose que ceux qui posent aux acteurs cette inévitable insultante et stupide question “ Ah ah, vous êtes acteur ? Et à part ça, qu‛est ce que vous faites ? ” ne lisent pas ce magazine. Dommage. » © Pierre Dandoy Ni trop (je me rapprocherais dangereusement de Cher sans lifting et avec son grand nez, période Sony and Cher), ni trop peu (un peu fatiguée, la jeune première). Je tente de respecter les indications de Zaza6, sa créatrice. Les deux ronds de fard à joue rose orangé vif que j’appose sur les pommettes, et qui, en coulisse, évoquent plus Martine à la plage qu’une héroïne de Tchekhov, ne manqueront pas de susciter les habituelles moqueries de mon Trigorine7 de partenaire, affectionnant, tout comme moi, je l’avoue, le comique de répétition à l’extrême. J’enfile boucles d’oreilles, chemisier et pantoufles (trois heures et demie juchée sur des talons très très compensés… j’épargne un peu mes jambes avant le début du spectacle), et commence ma « mise » sur le plateau. Le carton contenant les maquillages, il faut le placer sous l’estrade qui figure le petit théâtre de Treplev8, ne pas oublier la boîte à kleenex, les lingettes humides, et les fameuses chaussures plates-formes. Albine9, notre habilleuse, Issue du Conservatoire royal de Liège, Jeanne Dandoy est actrice, auteur, et metteur en scène. En 2000, elle reçoit le Prix René Hainaux récompensant l’étudiant qui, à travers son parcours à l’intérieur et hors de l’école, a fait preuve d’une singularité créatrice particulièrement remarquable. En 2001, elle co-écrit, met en scène et interprète JANE. En 2005, elle fait de même avec L’AXE DU MAL (qu’elle a écrit toute seule !). Elle fait partie du Groupov de Jacques Delcuvellerie (son professeur au Conservatoire). Et en 2007, elle reprendra LA MOUETTE et ANATHÈME mis en scène par ce dernier. La loge en tournée © Lou Hérion 3 Itinéraire bis y déposera le costume nécessaire à la représentation treplevienne. Vérification du bouquet de fleurs offert par Nina à Dorn, et qui sera déchiqueté par Paulina dans la minute. Malheureusement la production a dû opter pour des fleurs en tissu et plastique, beaucoup moins agréables à manipuler ou à détruire (pour ma partenaire) mais moins onéreuses sur la longueur. J’évalue l’étendue des dégâts de la veille. Bilan : ne plus investir dans les hortensias. Je communique mon rapport à Yvan, notre régisseur général, en lui indiquant quelles sont mes fausses fleurs préférées à racheter (les petites roses en grappes, les lavandes, surtout pas de grosses grandes fleurs) pour la confection rapide de bouquets scéniques. Cette motte, je la dépose non composée, en désordre, en masse, sous la chaise (sur laquelle repose mon bandeau de colin-maillard) où j’attends de faire mon entrée pour le deuxième acte, juste à côté d’un gobelet d’eau. Très peu de temps pour boire à ce moment, et très peu de temps pour aller vider ma vessie… La tasse contenant les pois chiches n’a pas bougé et le pendentif de l’acte trois (« Si un jour tu as besoin de ma vie, viens et prends-la »), Alex l’a évidemment déjà remis en place. Je démêle sa petite chaîne si nécessaire. Je surveille les boîtes de kleenex. En redescendant vers ma loge, je salue mes partenaires si je ne les ai pas encore croisés ou s’ils ne m’ont pas encore visitée à domicile (c’est-à-dire dans ma loge). Tous mes accessoires ont été vérifiés, vient le moment de me retrancher du groupe pour protéger ma concentration et l’amener au cœur de l’histoire et du/des lien(s) que j’ai tissé(s) avec elle. Je m’allonge sur ma couchette, fais quelques étire10 ments, chandelle, dérouille mes membres. Calme. Jacques nous avait priés de nous munir, pour ce projet, de photos d’êtres aimés (famille ou autres), de documents d’êtres chers, de photos d’enfance. « Travailler sur la photographie de ses parents, de son enfant, de son premier amour, ou de tout être cher. Pas sur une idée de ces photos, elles doivent exister réellement, on peut même les porter sur soi, dans son costume comme un talisman, une dédicace. Photos d’êtres chers disparus ou à disparaître. Les regarder avant de lire, de jouer. En particulier les scènes gaies (et qu’elles soient gaies !).10 » J’ai obéi de manière zélée à la consigne et ma loge s’est presque transformée en mausolée m’obligeant (ou plutôt obligeant notre adorable équipe technique) à transporter tout ce brol en tournée, partout où nous déposions notre « ouvrage ». Pas une photo, pas une carte dans laquelle je ne plonge mon regard, mes souvenirs, chaque soir pour en saisir la moelle, l’indicible, m’y connecter. « Nous allons tous mourir un jour, restent les photos, c’est-à-dire quoi ? » répète à nouveau Jacques. Associations d’idées, d’images, de sons, couleurs, voix, sensations. Surgissement d’émotion. Une petite porte s’ouvre. Les paroles du metteur en scène, accoucheur d’âmes, me reviennent, encore, douces, profondes, amènes et douloureuses à la fois… Le travail d’une vie, la somme des expériences dont il nous fait bénéficier. Sois béni, porteur d’êtres en souffrance, homme, humain entre tous. Ses phrases, ses mots et le regard qui leur donne sens et force, voyagent devant mes yeux ouverts qui déjà ne m’appartiennent plus entièrement. « Tout doit être doux. C’est un spectacle doux. Eux aussi sont doux, dans le regret, sincère, d’avoir été blessants, égoïstes, méchants dans leur vie et de ne pouvoir rattraper ces instants… Ils ne sont pas doux d’une manière appropriée. Pas au bon moment, pas avec la bonne personne, pas de la façon qui conviendrait. Ou rarement. Ils souffrent de façon rugueuse, agressive, désespérée, pas devant la bonne personne, pas au moment où elle pourrait compatir, pas de la façon qui pourrait la toucher. Leur propre souffrance les rend sourds à la souffrance, la détresse de l’autre les blesse comme une insulte personnelle. Ils peuvent finir par s’étreindre alors, comme des animaux affolés et, un bref instant, ils se donnent chaud. Mais ils n’ont rien entendu. Et cependant tout est doux. Personne, personne n’est méchant, mauvais. Personne n’est puissant. Personne ne prend plaisir au mal. »11 Ou encore : « “ LITTLE WING ”, ce n’est pas qu’une chanson hippie des années 60 par le plus grand guitariste de tous les temps. C’est aussi une indication de jeu pour tous. Tendresse, fierté, technique maîtrisée au bord de la perte de contrôle, désir d’amour et désir de se perdre, une énergie qui pourrait durer des heures pour quelques minutes de perfection seulement12. » Ou : « Un sourire, un vrai sourire, inattendu, chacun, une fois13» et « Treplev se tue, Nina “ porte sa croix ”. Certains personnages ont une attitude explicitement définie envers la vieillesse et la mort. Arkadina : ne jamais y penser (dit-elle… ). Sorine : la repousser en se soignant, vouloir vivre intensément dans ses vieux jours ce qu’on n’a pas vécu plus jeune. Dorn : s’y préparer avec sérieux, l’accepter avec stoïcisme. Et les autres ? Et les acteurs à travers les per- Note aux acteurs de LA MOUETTE, Jacques Delcuvellerie. Idem. Mathilde Lefèvre. Medvedenko, Olindo Bolzan. Maurice Sévenant. Julien Roy. Christian Léonard. Alfredo Canavate. Musicien modulateur magicien (ça c’est moi qui rajoute). 11-15 16 17 18 19 20 21 22 4 SCÈNES N°17 L’ARTISTE ET L’INSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE sonn adie pho « Le Yva sur à re bien Mer Mar Net mal cha cle en esso trop Juju rien Cha est gno s’il Fu P les Jeanne Dandoy & Lorent Wanson acte IV de LA MOUETTE, mise en scène Jacques Delcuvellerie © Lou Hérion Treplev, la jambe tremblante, le regard rivé sur les gens qui pénètrent notre espace, entre deux plis de tenture argentée. Et aussi merde à vous les technos qui ne faites plus qu’un avec nous pour mener à bien ce fragile et pourtant solide esquif : Yvan, Albine, Py, Mich, Romain, Greg, Didier, Julien, Lino, et un bisou à l’assistant21, en prime. Et s’il est là, lui, le metteur, il dépose délicatement mais fermement sa main sur mon crâne. Étrange comme je ne me sens pas tranquille tant que je n’ai pas passé toute l’équipe en revue. Allongée sur le sol de ma « cabane », je lève les jambes en espèce de semi-trépied ou chandelle. Parfois je les rabats derrière ma tête. J’écoute de toutes mes oreilles c’est-à-dire celle du cœur aussi, non moins que celle du ventre, la musique, la bande-son concoctée par Jean-Pierre22 et Jacques. Associations libres, parfois des images de la journée même me reviennent en tête, une parole de l’homme que j’aime, un re- sonnages14 ? » « LA MOUETTE, représentation d’un adieu ultime, pudique et définitif. Restent les photos… 15» C’est une sensation très concrète pour moi aujourd’hui que celle de la dernière fois en matière théâtrale. Lors de la dernière représentation (de la saison) de L’ÉCOLE DES FEMMES (mis en scène par Jacques Delcuvellerie à l’Atelier Théâtre Jean Vilar) où j’avais, avec Alexandre Trocki, Max Parfondry comme partenaire en Arnolphe, nous jouions à Rochefort, me semble-t-il, et vivions une soirée un peu difficile. Peu de temps pour les raccords malgré une implantation substantiellement différente, désagrément à l’entracte par un spectateur très gentil mais trop zélé, peu d’espace dans les coulisses… etc. Nous étions à vrai dire tous épuisés par une longue tournée mais ravis à l’idée de reprendre le spectacle la saison suivante et de repartir de plus belle. Ce n’était pas notre meilleure représentation. Et pourtant je m’étais dit, très théoriquement, comme tous les soirs, « Allez, comme si c’était la dernière ! » En sortant de scène, j’étais déçue par mon travail, déception légèrement atténuée par la certitude d’une reprise la saison suivante. J’ignorais qu’il s’agissait là de notre dernière représentation en l’état. Max est mort quelques mois plus tard. Mort définitivement donc. Comme toujours lorsque cela arrive. Il a été remplacé. Mais le spectacle dans la forme que nous lui connaissions, tel que nous l’avions créé, n’existerait plus jamais. Un autre objet était né. Différent. J’abuse un peu de ces lignes pour rendre ici un petit (oh bien petit, comparé au talent et à la bonté de l’homme) hommage à Max Parfondry. Parce qu’on oublie ceux dont on ne parle pas, et je refuse qu’on oublie Max. Son énergie, celle qu’il a impulsée à plusieurs générations d’acteurs issus du Conservatoire de Liège. À moi, à nous, plein. Que le lecteur me pardonne. Là au moins, je suis certaine de ne pas gaspiller d’encre. Merci Max. 23 Max Parfondry (détail) © Lou Hérion « Le public entre dans dix minutes ! », annonce Yvan. Dernier pipi avant de se mettre en place sur le plateau, la scénographie me contraignant à rester derrière l’estrade dès l’entrée du public bien que je n’apparaisse que dans la scène trois. Merde à ma Star comme je l’appelle alors (AnneMarie-Arkadina-Loop) et à sa starissime chienne Netka (toujours impeccable sur scène, même malade, une pro), merde à Ma Cha, Chacha, Macha16, merde au pauvre Medved’17, merde à l’oncle Sorine quand c’est possible (il arrive toujours en dernière minute, notre bourreau de travail, essoufflé, et se fait bien sûr sermonner par tous, trop de travail Maurice18, trop !), merde à Dorn/ Juju19 (qui m’émeut encore : autant d’expérience et toujours le trac !) et merde à l’infâme Chamraëv20 comme il se surnomme lui-même (s’il est visible), merde à mon Trigorine (cher compagnon de route récurrent depuis quelques années), s’il est sorti de ses méditations, merde à Kung Fu Paulina (aux prises avec je ne sais plus quelles figures d’art martial), merde à mon fiévreux gard, une phrase qu’il m’aurait fallu dire mais que j’ai tue, le visage de mon père mort trop tôt (81 ans on peut déjà trouver ça pas mal, mais c’est toujours trop tôt), des sourires amis, des visages familiers… Parfois je focalise toute mon attention sur un fait précis dès le début, d’autres fois elle voyage, puis s’attarde plus tard sur un mot, une voix ou un visage, qui m’absorbe tout entière. Il arrive que j’aie du mal à me fixer. C’est que je ne suis pas encore tout à fait là. C’est que je suis brouillée par trop de parasites quotidiens, « je m’en servirai » (comme dit Trigorine), je suis actrice, c’est tout ce que j’ai : ce qui m’arrive. D’autres fois encore, la musique me déchire en deux et j’ai toutes les peines du monde à réprimer un sanglot. « La porte » un peu trop grand ouverte. Raccord maquillage pour éviter les traces de coulures de larmes. J’entends Macha et Medvedenko papoter avec le public, comme détendus. Les premières vibrations, bonnes ou mauvaises, de nos spectateurs, 5 Itinéraire bis nous arrivent. Prendre. Et puis le « Pourquoi êtes-vous toujours en noir ? », bien clair, bien sonnant. C’est maintenant que ça se passe. C’est maintenant que ça se passe. C’est maintenant que ça se passe. Et peut-être pour la dernière fois. Chaque jour pourrait être le dernier. La dernière représentation23. Comme la première et comme la dernière. Je ne vais pas ici développer tout ce qui me passe par la tête au moment de jouer, trop peu de place dans cet article, et trop personnel. Je m’attarderai plus sur les aspects techniques si nécessaire, la cuisine, c’està-dire tout ce qu’il faut gérer en plus de « jouer », quoi qu’on entende par le mot. Par exemple : ne pas oublier de rabattre mon pantalon, précédemment retroussé pour marcher en pantoufles, sur mes chaussures, sinon, j’ai l’air d’aller à la pêche ! Acte I « Je ne suis pas en retard ? Certainement pas, je ne suis pas en retard ! » Me diriger vers Treplev et Sorine, me jeter dans les bras de Sorine sans plaquer mon visage contre son gilet au risque de le maculer de rouge à lèvres et de perdre tout crédit dans 6 SCÈNES N°17 l’opération (bouche barbouillée douteuse après avoir foncé sur le tonton !). Ne pas atterrir trop bas sur son ventre, question de « décence ». Difficile pourtant après avoir enjambé les spectateurs affalés sur des poufs, et chaussée sur d’immenses talons. À la fin de cette séquence, nouveau « danger » à éviter : quand je saute dans les bras de Treplev, ne pas prendre trop d’élan au risque de le faire tomber en arrière, ne pas non plus assommer un spectateur (risque réel vu leur proximité) avec mon énorme talon en faux liège. Vérifier pour la scène du baiser, où l’on voit mon soutiengorge, qu’un de mes seins n’a pas « bondi » hors de son bonnet, dans la course. Une fois en coulisses, dans ma cabane sous la scène treplevienne, changement ultra-rapide, avec l’aide d’Albine. Ôter mon costume et enfiler la grande robe blanche pour le petit spectacle. Placer le serre-tête sur mes cheveux, enlever les boucles d’oreilles. Raccord maquillage vu le baiser et les larmes dues au clip et à la chanson/cadeau de Treplev pour Nina. Monter sur l’estrade derrière le rideau, ne pas se prendre les pieds dans la robe longue dont l’arrière est rabattu sur mon visage, j’avance à l’aveugle, donc enfourner une partie de la robe dans la bouche pour pouvoir marcher. Py et Mich m’aideront à ouvrir le rideau pour mon entrée, néanmoins le risque de trébucher est toujours présent puisque je suis censée apparaître très petite, les jambes repliées et très courbée (position inconfortable à tenir, respirer). Éviter de se prendre les pieds dans un rideau à l’ouverture souvent hésitante. Si je ne le vois pas, j’accroche avec mon pied et risque la chute ou la foulure… et le ridicule. La robe reste en partie calée dans ma bouche jusqu’à ce que je sois plus ou moins en place. Je la déglutis. Un peu dégoûtant, une partie de mon rouge à lèvres dessine un arc de cercle brunâtre sur l’immaculé de la surface blanche. Inévitable. Repérer le micro pour s’installer devant, dans cette lumière noire. Heureusement, je suis censée jouer à ce moment une Nina à la fois pleine de charme et de maladresse… À l’instant où je rabats l’arrière de la robe à sa place normale, il est possible que j’embarque le micro, mauvaise idée, geste déplacé. À éviter. Si cela arrive, il est possible que le micro me heurte la lèvre et l’ouvre (entraînant blessure et sang) : autre mauvaise idée, douloureuse. La sortie de scène par ce même rideau ne se fait pas aisément non plus à cause du mouvement rapide, net, impulsé par l’humeur (le petit spectacle de Treplev n’a pas plu, il arrête brusquement la représentation perturbée par sa mère), le côté indomptable du rideau argenté m’invite à la prudence pour cette sortie afin de ne pas me coincer le bras ou le pied. Une fois disparue du plateau, il me reste à refaire le chemin inverse au niveau du maquillage et du costume, toujours aidée par l’habilleuse, dans le plus grand silence, à deux mètres du public. Le nombre de changements de costumes auxquels je dois procéder dans ce spectacle, ainsi que les retouches maquillage, contribuent à m’empêcher de réfléchir et de figer le jeu. Dernière entrée de l’acte I. Je le quitterai, cet acte, en courant et pleurant bruyamment. Le plus rapidement et le plus silencieusement possible, je me précipite dans la loge habillage où Albine m’aide à enfiler une nouvelle tenue complète (je ne garderai que le string). Il me faut aussi changer de coiffure (chignon), de boucles d’oreilles, et placer le micro. Cette opération source de stress consiste à coller la tête du micro sur mon visage et son fil dans ma nuque et mon dos, sans trop le tendre au risque de le voir se décoller ou tirer (désagréable sensation). S’il est trop lâche, les fils disgracieux se repèrent trop vite sous le vêtement blanc. Bien souvent nous devons nous y L’ARTISTE ET L’INSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE Jeanne Dandoy acte IV de LA MOUETTE, mise en scène Jacques Delcuvellerie © Lou Hérion reprendre à deux fois, le sparadrap se décolle ou emprisonne de fins cheveux qui me tirent le crâne. Albine doit se dépêcher d’aider Anne-Marie dont le changement de costume important (avec perruque) nécessite une assistance tout aussi importante, elle court, elle vole, notre habilleuse. Aussi, parfois, s’il en a le temps, il arrive qu’Olindo me vienne en aide et interrompe mon combat avec le pansement incolore. Nouvelle retouche de maquillage aux yeux, poudre, aux lèvres. J’ai à peine le temps d’aller aux toilettes. À mon retour je me poste sur la chaise prévue à cet effet, me désaltère (eau plate) et me pose sur les yeux un bandeau pour jouer à colinmaillard avec Sorine. Durant tout ce changement, je m’appuie sur la musique de la bande-son pour tenir le fil de mon histoire et de mon personnage, pour rester connectée avec le récit et les émotions. Acte II À nouveau, mon entrée s’effectue dans une semi-vision puisque j’ai les yeux bandés d’un foulard blanc, légèrement translucide, qui me scie les cils. J’avance à tâtons, bute comme prévu dans quelques chaises, et parfois, dans un spectateur, que j’essaye à nouveau de ne pas blesser24. Une fois Sorine détecté, je me jette dans ses bras, en démêlant mon bandeau de manière à ce qu’il ne pende pas misérablement, mais déjà, Maurice m’entraîne avec véhémence. Dans les actes II et III, non seulement nous sommes extrêmement proches du public (et certains spectateurs 24 sont placés parmi les acteurs), mais nous sommes aussi filmés en permanence. Pas question de digresser mentalement, ni de tenter de récupérer une bourde discrètement, de se gratter, etc.. Tout se voit impitoyablement. Vous êtes mal assise ? Vous glissez ? Le bout de votre nez vous démange ? Débrouillez-vous ! Soyez naturel, peut-être le geste deviendra-til acceptable. Bien sûr chacun d’entre nous a fini par mémoriser les moments où il était la proie de l’œil-machine, et évaluer les instants de « répit » où la surveillance s’exerce uniquement de façon humaine. Sortie de scène. Changement de chemisier. Je lâche mes cheveux, attrape les fleurs en plastique, les hume autant que possible et convoque le parfum familier des freesias, des lilas du jardin, des roses quintuples presque fluorescentes de mon enfance, et de mon pas de grande ado juchée sur des échasses, extasiée, j’accomplis une nouvelle entrée. Difficile d’ignorer Dorn et Paulina dans une conversation intime, Nina dérange un peu mais sur son nuage, rien de ce genre ne l’atteint, donc, je trie les fleurs, tente un bouquet et l’apporte au gentil docteur à l’air tout embêté. J’attrape deux grains de raisin au passage et dégage afin qu’ils puissent terminer sans moi leur conversation. Ils sortent tous les deux. Me voici seule. La voici seule dans cette propriété fascinante remplie de gens fascinants (à vrai dire Trigorine et Arkadina). J’enfourne un raisin dans ma bouche. S’il n’est pas tout petit et ferme, je risque d’avaler de travers en me dépêchant de l’avaler (une peau trop épaisse Lors d’un filage avec public, j’ai fait ce qu’on appelle un coup de boule, involontaire, au directeur du théâtre, Jean-Louis Colinet, placé sur la chaise destinée à être bousculée par moi… Aussi, les régisseurs sont-ils peu enclins à placer un spectateur sur ce fauteuil. 7 Itinéraire bis par contre m’obligerait à mâcher trop longtemps), ce qui pose un problème vu l’amplification sonore (impossible de se racler la gorge discrètement). S’il est trop juteux, il peut arriver que le jus m’explose dans la bouche et me fasse lui aussi avaler de travers, provoquant les mêmes effets. Ces préoccupations, pour matérielles qu’elles soient, correspondent à une réalité qui, si elle n’était pas maîtrisée, risquerait de gâcher le moment de jeu, ridiculisant le personnage, en détournant le sens. Entrée de Treplev avec le cadavre de mouette. Scène de mépris, presque de dégoût. Rupture en quelque sorte. Coup de pied dans l’animal empaillé, geste fort et symbolique qui a aussi une fonction pratique, celle de positionner l’oiseau correctement pour la scène suivante (avec Trigorine) . Ce coup de pied, en fonction de la chute de l’animal et si je ne m’oblige pas à une contorsion grotesque, n’a malheureusement pas toujours l’effet escompté. Entrée de Trigorine. Sortie de Treplev (mais ça elle s’en fiche déjà). Repérer le pas silencieux de l’écrivain à succès pour le suivre des yeux, à nouveau, dans la plus grande fascination, hypersensible à tout : geste, parole, son, regard. La moindre parole de cet homme peut la faire éclater en sanglots ou en rire. Disponibilité totale, écoute de l’autre, confiance. Scène de séduction inconsciente. Emmagasiner les paroles25 du partenaire comme appui de jeu pour la future scène du quatrième acte. Sortie de Trigorine appelé par Arkadina. Je m’affale sur une table, au milieu des spectateurs, confite dans le bonheur de la rencontre toute neuve. Coup de feu. Cri instinctif de ma part. Je me redresse. Pressentiment. Noir. Sortie de scène. Acte III Nouveau changement de costume. La robe grise. Enfiler les bas sans les filer dans la hâte, Albine entre trois acteurs. Retouche maquillage à cause des nouvelles larmes. La bouche à cause du raisin, éventuellement. Changement de coiffure. J’attrape un pois chiche dans la tasse (il jouera le rôle d’un pois tout court), le médaillon fatal26 et un mouchoir. Je longe silencieusement la scène en coulisse, passe derrière les spectateurs, entends au passage leurs remarques éventuelles, avance lentement vers le « destin » de Nina. J’ai le temps de convoquer quelques images et associations personnelles durant ce court trajet (pendant que Macha se raconte et boit avec l’écrivain célèbre). Mon cœur déborde au moment où je pose le pied sur le plateau, doucement, pour surprendre mon partenaire. Alexandre sait que j’arrive, Trigorine l’ignore. Et il se trouve que j’aime assez piéger Alexandre, le surprendre. C’est un petit défi que je me pose. Derrière lui je remonte le long de son dos. Parfums de poudre à lessiver (Albine) et essence de lavande la plupart du temps (adepte de l’aromathérapie, il travaille sur les odeurs). Toute proche de sa nuque, je lance mon « Pair ou impair ? ». Il choisira la mauvaise main. Je jette le pois au sol de manière à ce qu’il se casse, éclate. Cadeau. Le médaillon. Comment garder le côté intimiste, naturel, de cette scène que nous avions trouvé en répétition tout en l’ouvrant au spectateur, sans marmonner, par exemple (et c’est pourtant le risque si on adopte un langage courant, contemporain, en tout cas ça a été un de mes travers) ? Jouer comme un enfant blessé, égoïste, et le donner à voir. Sortie de scène en courant. Danger de trébucher sur les pieds des spectateurs surpris, me forçant souvent à effectuer des sauts pas tout à fait périlleux en temps normal mais chaussée de pareils talons… Retour en coulisse puis loge commune d’arrièrecoulisse. J’ai le temps d’avaler une demi-tartine (l’autre moitié contentera Netka, l’adorable chienne d’Anne-Marie) ou un en-cas qui me permette de tenir le coup jusqu’à la fin du spectacle. Retouche maquillage et coiffure. Me préserver des bavardages éventuels des comédiens dont c’est le mode de fonctionnement et que je respecte. Toilettes. J’emporte un gobelet d’eau en coulisse et me repositionne au même endroit que dans la scène précédente. Je m’allonge durant la scène mère/fils et écoute, écoute mes partenaires, l’histoire, les personnages se déchirer malgré eux, écoute Arkadina récupérer Trigorine, quelque chose de perdu d’avance. Associations, images. Je ferme les yeux. Quelque chose en moi prépare déjà le « sujet pour un petit récit » du dernier acte. Nina attend, guette un moment de solitude de son étoile, et se jette dans la gueule du loup. « Je ferai du théâtre », d’émotion, me brise la voix momentanément. Associations faciles. Dans cette séquence, je dois plus retenir les émotions que tenter de les faire surgir. Le quatrième acte s’approche. J’en sais plus que Nina. Le ratage total de vie s’annonce. Comment ne me sauterait-il pas à la gorge tandis que j’annonce cette nouvelle (« … je pars pour Moscou. Nous nous verrons là-bas ? »). Dès cette phrase, tout ce qui était beau sous le ciel, meurt. Plus d’es- « Par hasard un homme est passé, l’a vue et par désœuvrement, il l’a fait périr. Sujet pour un petit récit. » Celui sur lequel Nina a fait graver « Si un jour tu as besoin de ma vie, viens et prends-la ». 27 J’exagère à peine… mais il me pardonnera car c’est avec la plus grande affection que je mentionne cette manie qu’il a de toujours emporter trop de travail avec lui, et de toujours se mettre en colère si on le lui reproche. 28 J’apprécie la dédicace de Romain qui, à l’occasion, passe Sweet Jane version Cowboy Junkies à mon intention. 29-31 Jacques Delcuvellerie, note aux acteurs de LA MOUETTE. 25 26 8 SCÈNES N°17 L’ARTISTE ET L’INSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE poir. Tué. Sensation de gâchis. Énorme. Treplev et Nina. Baiser de cinéma sous les lumières se couchant. Ne pas accrocher le micro d’Alex. Trouver la bonne position, le bon angle pour la caméra, qui nous évitera de prendre la couleur bleue à l’écran, selon Yvan qui officie alors derrière l’engin voyeur. Dans ma mémoire, les positions mythiques de baiser romantique ne sont jamais confortables au théâtre. Ce qui alimente la machine à rêve n’est-il pas toujours basé sur une forme de mensonge ? Et pourtant, je ne compte plus le nombre de questions émanant de non-professionnels, d’étudiants en théâtre ou non, portant sur ce sujet. « Vous êtes vraiment ensemble ? » ou « Ne me dis pas que tu n’en profites pas ! » ou encore « Moi, avec une comédienne, jamais. Je serais trop jaloux ! » etc... . N’étions-nous pas jadis les égales des prostituées (d’un certain standing) ? Que l’on feigne les choses apparentées au sexe intrigue ou choque toujours davantage. Pourquoi mon grain de raisin avalé ne susciterait-il pas le même type de curiosité, après tout ? J’entendais avant-hier Albert Jacquard à la radio, annoncer qu’il trouvait tout aussi terrible de vendre son cerveau à une grande entreprise que de vendre son sexe. « C’est la partie du corps qui change », disait-il. Que vaut-il mieux ? Prostituer l’âme ou le corps ? Ha ! Ha ! Entracte Nous sortons main dans la main, légèrement poussés au dos par les applaudissements des spectateurs. Il n’est pas rare qu’une fois le seuil de la salle passé, Alex me chuchote à l’oreille un de ces commentaires dont il a le secret, drôle et acerbe à la fois. D’un bon pas je me dirige vers la loge habillage où j’ôte mon micro précautionneusement, souvent secondée par Maurice qui, après avoir révisé la comptabilité27 de son asbl durant les trois premiers actes, s’accorde une pause-repas. J’enlève la robe, les chaussures, les bas, les boucles d’oreilles, les pinettes et embarque ma boîte à maquillage pour redescendre dans mon « antre », au troisième étage. C’est l’entracte… pour les spectateurs… mais pour toute l’équipe de LA MOUETTE, le travail continue sans relâche. Et pour moi, au son de la musique28 qui rythme le démontage des technos (de l’acte III vers l’acte IV), commence physiquement et mentalement un autre démontage, celui de la jeune aspirante comédienne, l’amoureuse Nina, en l’actrice ratée, amante abandonnée sombrant dans la folie. Je revêts un nouveau costume. Autres matières, moins légères, moins contemporaines. Feutre, laine, cuir épais, gros godillots (que je chausserai juste avant de remonter à l’étage supérieur, pour l’heure, je suis en chaussettes). Démaquillage. Hydratation de la peau. Coiffure un peu compliquée dans son élaboration presque déstructurée, comme bousculée par le vent, la pluie et la vie, cheveux et longs entrelacs de rubans grenats, rouge sombre assorti à la robe. Maquillage. Plus question ici d’évoquer la jeune fille. Tons taupes, bordeaux, bruns. Mascara baveux. Bouche cerise. Je me maquille comme on apprête la bête pour le sacrifice. Nouvel hommage aux photos, aux cartes, aux lettres accrochées çà et là dans ma loge. Les mots de Jacques, encore : « Plus la partition se maîtrise, moins elle doit m’absorber, plus il faut se rendre disponible29. », et « N’oublions jamais que c’est la qualité vivante du travail de chacun qui permet qu’advienne de l’inattendu pour l’autre. Quand je connais ma “ partition ” par cœur, que je sais chaque moment aussi impitoyablement fixé qu’un froncement de sourcils de l’Opéra de Pékin, partition où je dois pleurer de vraies larmes ou sourire d’un pur sourire, quand j’en suis là, il ne suffit pas de me tendre des pièges à moi-même ou de renouveler le stock de mes souvenirs intimes, ce n’est pas de moi-même avant tout que doit venir la vie… c’est l’autre qui soudain va me retourner comme un gant, me désarçonner, me faire rire, me fendre en deux, me réconcilier avec l’instant, m’apaiser… Et pour mes partenaires, je suis aussi cet autre30. » et aussi « Jouez doucement, ne brusquez rien, n’effrayez ni l’enfant ni le chat. Savourez chaque instant, il fait beau et doux, demain vous serez peutêtre morts31. » Le public à cet instant, déjà installé depuis quelques minutes, entre orage, grondements de tonnerre, « Constantin Gavrilovitch » criés et hurlements de Macha, toujours très près, presque à l’italienne, mais disposé en angle, nous observe, nous bestioles écorchées sous le microscope lucide, implacable de la mécanique tchékhovienne. Peu de lumière, peu d’amour. Lorent/Treplev, dans son gilet informe, hante ce dernier acte, déjà vieux, accroché par intermittence à un accordéon qui se prendrait pour un violon suicidaire. Acte IV, donc Les pieds dans les lourdes bottines à moitié lacées, enserrée dans une large écharpe, je mouille mes cheveux, mon crâne au moyen d’un spray d’eau froide, passe par les toilettes et rejoins les coulisses du plateau, ma bouteille d’eau dans une main, une boîte de mouchoirs dans l’autre. Le long et lourd manteau de cuir m’attend 9 Itinéraire bis 10 au fond de la loge pour changement rapide à côté du cruchon d’eau que je me renverserai sur la tête avant ma dernière entrée de la soirée. Je vais me terrer dans un coin sombre, à l’abri des regards, tassée sur moimême, et écouter, prendre, absorber tout ce qu’ils donneront ce soir-là, mes partenaires ténébreux, vulnérables, généreux et drôles. Chaque mot, chaque phrase convoque en moi une association, chaque soir sensiblement différente. Un rire me surprendra. Quelques notes d’accordéon me fendront le cœur. Je sanglote doucement, irrépressiblement. La santé d’Arkadina comme un affront, l’indifférence de Trigorine, une nouvelle épreuve, le « j’arracherai cet amour de mon cœur, avec les racines, je l’arracherai » de Macha, le désespoir de Treplev, déplacé… Et puis tout ce qu’ils disent, eux, les personnages (Treplev, Dorn, Sorine), d’elle, Nina, les informations sur sa vie. « À propos, où estelle maintenant, Zaretchnaïa ? Où est-elle et qu’est-ce qu’elle devient ? » (…) « Elle a eu un enfant. L’enfant est mort. Trigorine a cessé de l’aimer et est retourné à ses anciennes affections, comme il fallait s’y attendre. D’ailleurs il ne les avait jamais laissées, mais par manque de caractère il se débrouillait tantôt ici tantôt là. Pour autant que j’aie pu comprendre de ce que j’ai appris, la vie personnelle de Nina a été un échec. » « Et le théâtre ? » « Encore plus mal, je crois. » Etc…. « Plus tard j’ai reçu d’elle des lettres. Des lettres intelligentes, chaleureuses, intéressantes ; elle ne se plaignait pas mais je la sentais profondément malheureuse ; chaque ligne : un nerf malade, tendu. Et l’imagination un peu brouillée. Elle signait La Mouette. » (…) jusqu’à plus SCÈNES N°17 soif. J’endosse le manteau, la pluie sur moi, mon maquillage ruisselle le long de mes joues, il s’est opéré, sur mon visage, une modification profonde qu’aucun fard ne pourrait imiter, rouge, fiévreux, gonflé, souffrant. La douleur et la vie l’ont travaillé. Le bruit ridiculement agaçant du petit lapin mécanique de Lorent et Treplev, les plaintes. Trois grands coups frappés contre la paroi. C’est moi. « Nina ! C’est vous… vous… J’avais comme un pressentiment, toute la journée j’ai eu le cœur affreusement serré. » De joie, il me propulse au centre de la pièce. Ne pas trop me laisser aller, ne pas m’éclater au sol. Résister durant toute la scène. Ne pas trop se laisser aller, sinon risque d’hystérie totale engendrant un désintérêt du public et solitude. Se laisser aller suffisamment pour plonger là où il est toujours dangereux de mettre le pied. Dangereux et vertigineux. À cinquante centimètres du public, leur donner ça. La personne dans cet état-là. Ce cadeau étrange et pitoyable d’une humanité à la dérive. Les paysages d’orage qui défilent dans les yeux et l’illusion qu’on risque de s’y noyer. Se raccrocher à eux au propre, ma main sur leur cuisse contractée surprise par l’effort déployé pour ne pas sombrer. Merci à toi, spectateur du premier rang. Douleur exponentielle, si les visages si proches restent de marbre, absents, désintéressés genre « ceci n’est pas notre histoire ». Sortie rapide, fulgurante, je me terre sous le gradin à cour, attendant la fin, les saluts, sans trop oser me moucher, de peur de détourner l’attention de l’action (retour de l’assemblée, suicide de Treplev). « Emmenez Irina Nikolaievna n’importe où. Le fait est que Constantin Gavrilovitch s’est tué… » La lumière baisse lentement sur le vautour Trigorine, prenant des notes, « sujet pour un petit récit », supposerons-nous. Les acteurs rentrent en file par les côtés du plateau. Par le centre, je viens souffler, avec la précision d’un petit spectre, les bougies éclairant encore Alexandre. Noir. Salut. Sourire et remercier les gens d’être venus, d’être restés si tard, d’avoir vécu 4h30 en notre compagnie. Merci à vous. Épilogue Retour en loge après avoir emporté le manteau et la bouteille d’eau, et avoir récupéré mon sac à main. Démaquillage. Hydratation. Remaquillage éventuel (je dois être très très motivée !) si j’ai le courage de ne pas avoir l’air d’un cadavre à cette heure avancée de la journée (ou de la nuit). Je dépose le linge sale dans la bassine laissée à cet effet par Albine dans le couloir. Quand j’arrive à la cafétéria du théâtre il est souvent 0h30. Monique, accoudée au bar, discute avec une connaissance ou un partenaire. Le soir, c’est elle qui conduit. Nous nous mettons d’accord sur une heure de départ, en fonction des amis qui nous attendent ou non pour boire un verre, en fonction de notre courage et de notre besoin de décompresser. Nous sommes de retour en cité ardente, au plus tôt à 2h. Au plus tard à 3h30… Et dans notre lit… ça… Je suppose que ceux qui posent aux acteurs cette inévitable insultante et stupide question « Ah ah, vous êtes acteur ? Et à part ça, qu’est-ce que vous faites ? » ne lisent pas ce magazine. Dommage. L’ARTISTE ET L’INSTITUTION, DÉCEMBRE 2006, ÉDITÉ PAR LA MAISON DU SPECTACLE-LA BELLONE Jeanne Dandoy