L`hétérogénéité et les limites de l`éthique (Nagel)

L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx
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L’hétérogénéité et les limites de l’éthique
Thomas Nagel – Questions mortelles
Introduction
Dans le neuvième chapitre de son livre Questions mortelles (Mortal Questions), Thomas
Nagel traite d’un phénomène qu’il nomme la fragmentation de la valeur. À partir de ce
constat que nous expliciterons, Nagel affirme qu’il est impossible d’établir un système
unitaire permettant d’apaiser les dissimilitudes entre les différentes perspectives
morales. Selon lui, on ne peut hiérarchiser ces perspectives. Nous allons nous interroger
sur l’impossibilité d’un tel système (de hiérarchisation) et sur ses conséquences sur la
théorie et la pratique éthique. Comme Nagel n’est pas le seul à avoir traité de ce
problème, nous allons utiliser les propos de quelques auteurs contemporains dont ceux
de Charles Larmore, de Bernard Williams et de Richard Rorty. Nous en profiterons
d’ailleurs pour comparer plus profondément les thèses de Larmore avec celles de Nagel.
Hétérogénéité et hiérarchie
Il importe d’abord de mettre de l’avant ce que Nagel entend par conflit pratique. Un tel
type de conflit est caractérisé par une opposition entre « des valeurs qui [sont]
incomparables » (p. 152)1. Dans cet essai, nous nous intéresserons à ce type de conflit ;
aux différentes oppositions concernant des alternatives morales antagoniques. Selon
l’auteur, on ne peut manquer d’apercevoir de tels conflits pratiques lorsque s’offrent à
nous, lors d’une délibération, plus d’une méthode d’argumentation décisive menant à
des solutions incompatibles. Comme la plupart des penseurs moraux depuis l’antiquité,
Nagel s’interroge sur la possibilité de résoudre de telles impasses philosophiques.
Afin de bien saisir cette problématique découlant de l’incommensurabilité des valeurs,
Nagel décrit six types de valeurs fondamentaux donnant lieu à des conflits pratiques. La
rigueur de cette classification a peu d’importance. Notons tout de même ces six
catégories que pose Nagel : les valeurs ayant pour fondement les obligations, le droit,
l’utilité, la perfection, l’engagement et l’intérêt personnel. Nous pouvons affirmer que
cette classification a peu d’importance car l’argumentation de Nagel ne tient pas sur la
distinction précise de cette fragmentation des valeurs. Charles Larmore, par exemple,
dans un essai intitulé L’hétérogénéide la morale (publié dans son livre Modernité et
morale) pose, quant à lui, trois différents types de principes permettant de traiter des
conflits pratiques : « principe de partialité, principe conséquentialiste et principe
déontologique »2. Malgré cette différence analytique, les deux auteurs en arrivent à des
conclusions similaires. L’important ici est de remarquer qu’il existe différentes
perspectives morales, formellement différentes, menant à des motivations rationnelles
incompatibles. Je ne distingue pas ici valeurs, raisons et principes car je les entends
tous comme une sorte de motivation rationnelle ; quelque chose qui pousse à l’action,
qui compte en faveur d’un certain acte ou d’une certaine croyance. Ce qu’il importe de
remarquer, c’est l’hétérogénéité de la morale ; le fait « que la valeur a des sortes de
sources fondamentalement différentes » (p. 155). Encore faut-il caractériser cette
hétérogénéité. Nous y reviendrons.
1 Toutes les références au livre de Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, PUF, 1983 seront
indiquées dans le texte.
2 Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 96.
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Une des importantes interrogations de la philosophie morale a portée sur la possibilité
de résoudre de tels dilemmes (compris comme conflit pratique). « Comment devons-
nous considérer et résoudre les conflits entre ces différents types de raisons ? »3. Pour
ce faire, plusieurs auteurs ont proposé d’établir une hiérarchie définitive entre les
différents types de valeurs ; une tentative consistant à ordonner les valeurs, les principes
et les raisons de façon à prioriser certaines alternatives. Joseph Butler, au XIXe siècle,
proposa de prioriser le principe déontologique (les valeurs découlant du droit et du
devoir) sur toutes les autres perspectives. Plus récemment encore, Robert Spaemann
affirmait que « vivre justement, vivre bien, signifie tout d’abord ordonner ses préférences
selon une hiérarchie juste »4 et proposait des outils pour établir une telle hiérarchie. De
telles méthodes, visant à dégager un modèle nous permettant de traiter les conflits
pratiques, sont très répandues dans le domaine éthique. Comme le remarque Bernard
Williams, en comparant les méthodes philosophiques classiques aux méthodes
contemporaines :
Le désir de duire toutes les considérations éthiques à un modèle unique est aussi
fort qu’avant, et diverses théories essayent de démontrer que tel ou tel type de
considération éthique est fondamental, et doit servir à en expliciter d’autres.5
Un tel dessein réductionniste semble, comme nous le fait remarquer Williams, une
tentative philosophique répandue. Devant l’impasse, on réduit, on élimine, on annexe,
bref on cherche à établir une description unitaire objective. Comme nous l’avons laissé
entendre en introduction, et comme le laisse aussi entendre Williams et Larmore, Nagel
pense impossible d’établir ou de reconnaître un tel système de priorité ; il pense
impossible que l’on puisse mettre en place une hiérarchie définitive (une « hiérarchie
conciliatrice » comme le dit Larmore) permettant de résoudre ces fameux conflits
pratiques. Selon les mots de Larmore lui-même, il n’existe pas de « principe
systématique qui règle ces conflits »6. Essayons maintenant de voir pourquoi.
Irréductibilité et point de vue impersonnel
On peut dégager chez Nagel deux voies d’argumentation différentes démontrant
l’inexistence de méthode permettant de trouver ou d’établir un système unitaire pour
classer les différentes perspectives morales et, ainsi, contrer le réductionnisme. Il essaie
d’abord de montrer que les valeurs sont fondamentalement irréductibles en mettant
l’accent sur la différence formelle existant entre les types de valeurs. De plus, et il
développera plus profondément cette argumentation dans le quatorzième chapitre du
livre qui nous intéresse ici, Nagel s’attaque à la prétention à l’absoluité de telles
hiérarchies en critiquant leur procédure d’établissement ou de reconnaissance.
L’irréductibili
Comme nous l’avons dit plus haut, Nagel croit « que la valeur a des sortes de sources
fondamentalement différentes. » (p. 155). Plus précisément, il affirme que certaines
valeurs sont « formellement différentes ». Afin d’expliciter ce point, il prend pour exemple
les valeurs de perfection (mettant l’accent sur la valeur intrinsèque de certains
accomplissements) et les valeurs reposant sur l’utilité (mettant l’accent sur les effets de
3 Ibid., p. 98.
4 Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, Paris, Flammarion, 1999, p. 22.
5 Bernard Williams, Léthique et les limites de la philosophie, Paris, éd. Gallimard, col. NRF
essais, 1990, p. 22.
6 Charles Larmore, op. cit., p. 105.
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notre action par rapport à l’intérêt de tous). Comme on peut le voir, une considération
importante des valeurs utilitaristes est le nombre de personnes affecté par l’action, ce
qui n’est pas le cas des valeurs de perfection. Nagel parle alors de « contraste formel ».
On retrouve aussi ce genre de contraste entre les valeurs de droits et les valeurs
mettant l’accent sur la fin et le but visé (comme les valeurs utilitaristes ou les valeurs de
perfection).
Nagel essaie d’éclaircir ces différences structurelles que l’on peut retrouver entre les
valeurs. Afin d’effectuer cette tâche, l’auteur distingue les valeurs qui sont davantage
« centrés sur l’agent » (comme les valeurs découlant des droits et des obligations) des
valeurs qui sont davantage « centrés sur le résultat » (comme les valeurs utilitaristes et
de perfection). Dans le premier cas affirme-t-il, les valeurs sont plus personnelles, dans
le dernier, plus impersonnelles.
Cette grande division entre des raisons personnelles et impersonnelles, ou centrées
sur l’agent et centrées sur le résultat, ou subjectives et objectives, est si
fondamentale qu’elle détruit la plausibilité de toute unification réductrice de l’éthique
– ne serait-ce que celle du raisonnement pratique en général. Les différences
formelles entre ces types de raisons correspondent à des différences profondes
quant à leurs sources. (p. 157)
Voilà la première raison qui fait croire à Nagel qu’une hiérarchie définitive est
impossible : étant donné que certains types de valeurs sont formellement différents, il
s’ensuit que les valeurs sont irréductibles à un point aucun système de
hiérarchisation ne peut s’en accommoder. Aucun principe – ni aucun fait ne peut nous
permettre d’ordonner les différents types de valeurs ; au contraire, c’est dans la
condition même de l’être humain que de pouvoir envisager des points de vue totalement
différents sur une même problématique.
On trouve partout des conflits entre des prétentions personnelles et impersonnelles.
On ne peut, à mon avis, les résoudre, en subsumant soit un point de vue sous un
autre, soit les deux sous un troisième. Pas plus qu’on ne peut simplement
abandonner l’un d’eux. Nous n’avons aucune raison de le faire. La capacité
d’envisager le monde simultanément du point de vue de notre relation aux autres,
du point de vue de notre vie dans son extension à travers le temps, du point de vue
de tout le monde en même temps, et finalement du point de vue détaché que l’on
décrit souvent comme étant sub specie aeternitatis, est l’une des marques de la
condition humaine. Cette capacité complexe est un obstacle à la simplification. (p.
158)
Nagel pense que les différents types de valeurs sont irréductibles. Cette caractéristique
(l’irréductibilité) de l’hétérogénéité de la morale (de la fragmentation de la valeur) est
primordiale. Elle empêche la fameuse hiérarchisation qu’espèrent depuis longtemps
nombre de philosophes. Cet argument n’est pas unique à Nagel, tout au contraire ; c’est
aussi un argument qu’utilise Charles Larmore dans sa description de la normativité. Pour
lui aussi, l’hétérogénéité de la morale implique cette irréductibilité.
Les trois principes [partialité, déontologique, conséquentialiste] nous imposent,
semble-t-il, des exigences indépendantes : nous ne croyons pas, du moins pas sans
l’aide d’une théorie élaborée, que l’un de ces principes soit valide du simple fait qu’il
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constitue un moyen d’en favoriser un autre. Ces principes représentent
apparemment des sources indépendantes de la valeur morale.7
Et il ajoute :
Si l’on détache la moralité de la théologie, il nous faut alors admettre une
hétérogénéité fondamentale de la morale. J’entends par que nous adhérons à
plusieurs principes moraux différents qui nous imposent des exigences
indépendantes (nous ne pouvons pas considérer un principe comme le moyen d’en
servir un autre) et sont donc susceptibles de nous tirer dans des directions
irréconciliables. Il n’y a pas une seule et unique source de la valeur morale, mais
plusieurs.8
Comme le remarque Larmore, à l’instar de Nagel, certains principes nous imposent des
actions nous poussant vers des décisions différentes et, surtout, irréductibles à un
système unique. J’insiste sur ce point car, comme semble l’oublier Larmore,
l’hétérogénéité n’implique pas nécessairement l’irréductibilité. En fait, je devrais dire que
cette caractéristique n’est pas évidente. La preuve se trouve chez tous ces philosophes
qui proposent des hiérarchies conciliatrices ; eux, à tout le moins, ne voit pas dans
l’hétérogénéité (dans la fragmentation de la valeur) une irréductibilité nécessaire. Il faut
cependant noter que l’étymologie même du mot hétérogène (du grec autre et genre)
peut suggérer cette irréductibilité. C’est sûrement en ce sens que l’entend Larmore.
J’aime mieux, quant à moi, distinguer ces deux termes.
Malgré cette ressemblance évidente, nous pouvons noter au moins une grande
différence entre ces deux auteurs. Cette différence tient au fait que Larmore,
contrairement à Nagel (du moins à partir du texte qui nous occupe), explique pourquoi la
morale nous impose différents principes provenant de différentes sources. Selon cet
auteur, « ce n’est pas la raison comme telle, ni comme capacité de les construire ni
comme celle d’en reconnaître l’autorité [qui est la source législative des devoirs moraux].
C’est notre forme de vie, pour autant qu’elle incarne cette morale de devoirs
catégoriques. »9. Cette idée de forme de vie se réfère à nos traditions éthiques
contingentes et à notre histoire contingente. On peut maintenant comprendre facilement
pourquoi la source de la morale n’est pas unitaire et pourquoi les valeurs sont
fragmentées dans la perspective de Larmore. Cet attachement aux différentes traditions
(dont certaines sont bien évidemment irréconciliables) explique le pluralisme moral. La
tâche de Nagel se limite à remarquer cette fragmentation sans donner, du moins à partir
de ce chapitre, d’explications complémentaires.
De son côté aussi, Bernard Williams critique le réductionnisme comme une entreprise
« fallacieuse ». Cet auteur remarque que « nous utilisons une variété de considérations
éthiques, intrinsèquement différentes les unes des autres »10, et qu’il est inutile de
vouloir tout réduire sous l’égide d’un seul de ces principes. Lui aussi explique cette
l’irréductibilité de l’hétérogénéité par notre appartenance à une longue et complexe
tradition éthique. Ce qui importe cependant de noter, et c’est le premier point important
de l’argumentation de Nagel, c’est que l’irréductibilité des principes éthiques, causé par
7 Ibid, p. 98.
8 Ibid..
9 Charles Larmore, op. cit., p. 85.
10 Bernard Williams, op. cit., p. 23.
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leur différence formelle, est l’un des arguments principaux de ces auteurs pour refuser
tout réductionnisme et toute hiérarchie conciliatrice.
Le point de vue impersonnel
Mais Nagel utilise aussi un autre argument fort pour démontrer qu’une hiérarchisation
définitive est impossible. Traitant d’un tel ordonnancement, Nagel affirme « qu’une telle
méthode de décision [une telle hiérarchisation] est absurde, non pas en raison de l’ordre
particulier choisi, mais en raison de son caractère absolu. » (p. 155). Ici, il n’est pas
directement question de l’irréductibilité des valeurs, mais bien de la prétention à une
validité absolue de la hiérarchie. Approfondissons cette critique en remarquant ces
deux critiques se rejoignent.
Méthodologiquement, il faut se demander comment la construction ou la reconnaissance
d’une telle hiérarchie peut être possible. Il semble évident que, pour prétendre à une
telle validité (pour prétendre à une certaine objectivité), cette échelle doit être construite
ou reconnue grâce à un point de vue détaché, un point de vue impersonnel. Cela est
nécessaire car on ne veut pas intégrer à notre schéma nos intérêts ou nos opinions du
moment. Ce que l’on veut, c’est une hiérarchie finitive (et non pas une hiérarchie
contingente ou arbitraire). Un tel détachement (que j’appellerai un point de vue de la
troisième personne) est donc nécessaire tant pour sa construction que pour sa
reconnaissance ; son but étant de viser l’universel en déterminant ce qui est valable
pour tous. Comme le dit Nagel lui-même, « c’est par des thodes qui ne sont pas
spécifiques à des types particuliers d’observateurs » que nous pouvons appréhender
une hiérarchie véritable ; c’est grâce à ce type de point de vue que nous pouvons nous
rapprocher de la vérité.
Comme nous l’avons dit plus haut, c’est dans le quatorzième chapitre du livre qui nous
intéresse ici, chapitre intitulé Le subjectif et l’objectif, que Nagel critique une telle
démarche universaliste. Dans ce texte, il s’applique à remarquer les défauts du point de
vue de la troisième personne.
Les problèmes surgissent par le fait qu’il s’agit d’un même individu qui occupe les
deux positions [celui occupant la position personnelle et celui occupant la position
plus impersonnelle de détachement]. En essayant de comprendre et de ne pas
prendre pour argent comptant les influences déformantes de sa nature spécifique il
doit se reposer sur certains aspects de sa nature qu’il juge moins prédisposés à
subir une telle influence. Il s’examine lui-même ainsi que les relations qu’il entretient
avec le monde, en utilisant une partie de lui-même qu’il a tout spécialement choisie
pour cette fin. Cette partie peut faire par la suite l’objet d’un examen attentif à son
tour, et il se peut qu’il n’y ait aucune fin à ce processus. Mais il est évident que le
choix de sous-parties dignes de confiance présente un problème. (p. 240)
Ce que Nagel remarque ici, c’est que le détachement est, en quelque sorte, illusoire.
C’est toujours nous qui nous détachons (ou essayons de le faire). Comme les
pragmatistes, Nagel met en doute qu’il existe une telle partie de nous-mêmes permettant
« que l’on se départisse d’une perspective spécifiquement humaine ou même
mammifère » pour adopter un point de vue de Dieu (p. 240). Plus précisément, il affirme
que « les difficultés surviennent quand la perspective objective rencontre quelque chose
qui lui est révélé subjectivement et qu’elle ne peut accommoder. Sa prétention à être
compréhensive [est] alors menacée. »11. Une telle rencontre semble pourtant inévitable.
11 Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, PUF, 1983, p. 241.
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