L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx
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Une des importantes interrogations de la philosophie morale a portée sur la possibilité
de résoudre de tels dilemmes (compris comme conflit pratique). « Comment devons-
nous considérer et résoudre les conflits entre ces différents types de raisons ? »3. Pour
ce faire, plusieurs auteurs ont proposé d’établir une hiérarchie définitive entre les
différents types de valeurs ; une tentative consistant à ordonner les valeurs, les principes
et les raisons de façon à prioriser certaines alternatives. Joseph Butler, au XIXe siècle,
proposa de prioriser le principe déontologique (les valeurs découlant du droit et du
devoir) sur toutes les autres perspectives. Plus récemment encore, Robert Spaemann
affirmait que « vivre justement, vivre bien, signifie tout d’abord ordonner ses préférences
selon une hiérarchie juste »4 et proposait des outils pour établir une telle hiérarchie. De
telles méthodes, visant à dégager un modèle nous permettant de traiter les conflits
pratiques, sont très répandues dans le domaine éthique. Comme le remarque Bernard
Williams, en comparant les méthodes philosophiques classiques aux méthodes
contemporaines :
Le désir de réduire toutes les considérations éthiques à un modèle unique est aussi
fort qu’avant, et diverses théories essayent de démontrer que tel ou tel type de
considération éthique est fondamental, et doit servir à en expliciter d’autres.5
Un tel dessein réductionniste semble, comme nous le fait remarquer Williams, une
tentative philosophique répandue. Devant l’impasse, on réduit, on élimine, on annexe,
bref on cherche à établir une description unitaire objective. Comme nous l’avons laissé
entendre en introduction, et comme le laisse aussi entendre Williams et Larmore, Nagel
pense impossible d’établir ou de reconnaître un tel système de priorité ; il pense
impossible que l’on puisse mettre en place une hiérarchie définitive (une « hiérarchie
conciliatrice » comme le dit Larmore) permettant de résoudre ces fameux conflits
pratiques. Selon les mots de Larmore lui-même, il n’existe pas de « principe
systématique qui règle ces conflits »6. Essayons maintenant de voir pourquoi.
Irréductibilité et point de vue impersonnel
On peut dégager chez Nagel deux voies d’argumentation différentes démontrant
l’inexistence de méthode permettant de trouver ou d’établir un système unitaire pour
classer les différentes perspectives morales et, ainsi, contrer le réductionnisme. Il essaie
d’abord de montrer que les valeurs sont fondamentalement irréductibles en mettant
l’accent sur la différence formelle existant entre les types de valeurs. De plus, et il
développera plus profondément cette argumentation dans le quatorzième chapitre du
livre qui nous intéresse ici, Nagel s’attaque à la prétention à l’absoluité de telles
hiérarchies en critiquant leur procédure d’établissement ou de reconnaissance.
L’irréductibilité
Comme nous l’avons dit plus haut, Nagel croit « que la valeur a des sortes de sources
fondamentalement différentes. » (p. 155). Plus précisément, il affirme que certaines
valeurs sont « formellement différentes ». Afin d’expliciter ce point, il prend pour exemple
les valeurs de perfection (mettant l’accent sur la valeur intrinsèque de certains
accomplissements) et les valeurs reposant sur l’utilité (mettant l’accent sur les effets de
3 Ibid., p. 98.
4 Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, Paris, Flammarion, 1999, p. 22.
5 Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, éd. Gallimard, col. NRF
essais, 1990, p. 22.
6 Charles Larmore, op. cit., p. 105.