L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Thomas Nagel – Questions mortelles Introduction Dans le neuvième chapitre de son livre Questions mortelles (Mortal Questions), Thomas Nagel traite d’un phénomène qu’il nomme la fragmentation de la valeur. À partir de ce constat que nous expliciterons, Nagel affirme qu’il est impossible d’établir un système unitaire permettant d’apaiser les dissimilitudes entre les différentes perspectives morales. Selon lui, on ne peut hiérarchiser ces perspectives. Nous allons nous interroger sur l’impossibilité d’un tel système (de hiérarchisation) et sur ses conséquences sur la théorie et la pratique éthique. Comme Nagel n’est pas le seul à avoir traité de ce problème, nous allons utiliser les propos de quelques auteurs contemporains dont ceux de Charles Larmore, de Bernard Williams et de Richard Rorty. Nous en profiterons d’ailleurs pour comparer plus profondément les thèses de Larmore avec celles de Nagel. Hétérogénéité et hiérarchie Il importe d’abord de mettre de l’avant ce que Nagel entend par conflit pratique. Un tel type de conflit est caractérisé par une opposition entre « des valeurs qui [sont] incomparables » (p. 152)1. Dans cet essai, nous nous intéresserons à ce type de conflit ; aux différentes oppositions concernant des alternatives morales antagoniques. Selon l’auteur, on ne peut manquer d’apercevoir de tels conflits pratiques lorsque s’offrent à nous, lors d’une délibération, plus d’une méthode d’argumentation décisive menant à des solutions incompatibles. Comme la plupart des penseurs moraux depuis l’antiquité, Nagel s’interroge sur la possibilité de résoudre de telles impasses philosophiques. Afin de bien saisir cette problématique découlant de l’incommensurabilité des valeurs, Nagel décrit six types de valeurs fondamentaux donnant lieu à des conflits pratiques. La rigueur de cette classification a peu d’importance. Notons tout de même ces six catégories que pose Nagel : les valeurs ayant pour fondement les obligations, le droit, l’utilité, la perfection, l’engagement et l’intérêt personnel. Nous pouvons affirmer que cette classification a peu d’importance car l’argumentation de Nagel ne tient pas sur la distinction précise de cette fragmentation des valeurs. Charles Larmore, par exemple, dans un essai intitulé L’hétérogénéité de la morale (publié dans son livre Modernité et morale) pose, quant à lui, trois différents types de principes permettant de traiter des conflits pratiques : « principe de partialité, principe conséquentialiste et principe déontologique »2. Malgré cette différence analytique, les deux auteurs en arrivent à des conclusions similaires. L’important ici est de remarquer qu’il existe différentes perspectives morales, formellement différentes, menant à des motivations rationnelles incompatibles. Je ne distingue pas ici valeurs, raisons et principes car je les entends tous comme une sorte de motivation rationnelle ; quelque chose qui pousse à l’action, qui compte en faveur d’un certain acte ou d’une certaine croyance. Ce qu’il importe de remarquer, c’est l’hétérogénéité de la morale ; le fait « que la valeur a des sortes de sources fondamentalement différentes » (p. 155). Encore faut-il caractériser cette hétérogénéité. Nous y reviendrons. 1 Toutes les références au livre de Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, PUF, 1983 seront indiquées dans le texte. 2 Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 96. 1 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx Une des importantes interrogations de la philosophie morale a portée sur la possibilité de résoudre de tels dilemmes (compris comme conflit pratique). « Comment devonsnous considérer et résoudre les conflits entre ces différents types de raisons ? »3. Pour ce faire, plusieurs auteurs ont proposé d’établir une hiérarchie définitive entre les différents types de valeurs ; une tentative consistant à ordonner les valeurs, les principes et les raisons de façon à prioriser certaines alternatives. Joseph Butler, au XIXe siècle, proposa de prioriser le principe déontologique (les valeurs découlant du droit et du devoir) sur toutes les autres perspectives. Plus récemment encore, Robert Spaemann affirmait que « vivre justement, vivre bien, signifie tout d’abord ordonner ses préférences selon une hiérarchie juste »4 et proposait des outils pour établir une telle hiérarchie. De telles méthodes, visant à dégager un modèle nous permettant de traiter les conflits pratiques, sont très répandues dans le domaine éthique. Comme le remarque Bernard Williams, en comparant les méthodes philosophiques classiques aux méthodes contemporaines : Le désir de réduire toutes les considérations éthiques à un modèle unique est aussi fort qu’avant, et diverses théories essayent de démontrer que tel ou tel type de 5 considération éthique est fondamental, et doit servir à en expliciter d’autres. Un tel dessein réductionniste semble, comme nous le fait remarquer Williams, une tentative philosophique répandue. Devant l’impasse, on réduit, on élimine, on annexe, bref on cherche à établir une description unitaire objective. Comme nous l’avons laissé entendre en introduction, et comme le laisse aussi entendre Williams et Larmore, Nagel pense impossible d’établir ou de reconnaître un tel système de priorité ; il pense impossible que l’on puisse mettre en place une hiérarchie définitive (une « hiérarchie conciliatrice » comme le dit Larmore) permettant de résoudre ces fameux conflits pratiques. Selon les mots de Larmore lui-même, il n’existe pas de « principe systématique qui règle ces conflits »6. Essayons maintenant de voir pourquoi. Irréductibilité et point de vue impersonnel On peut dégager chez Nagel deux voies d’argumentation différentes démontrant l’inexistence de méthode permettant de trouver ou d’établir un système unitaire pour classer les différentes perspectives morales et, ainsi, contrer le réductionnisme. Il essaie d’abord de montrer que les valeurs sont fondamentalement irréductibles en mettant l’accent sur la différence formelle existant entre les types de valeurs. De plus, et il développera plus profondément cette argumentation dans le quatorzième chapitre du livre qui nous intéresse ici, Nagel s’attaque à la prétention à l’absoluité de telles hiérarchies en critiquant leur procédure d’établissement ou de reconnaissance. L’irréductibilité Comme nous l’avons dit plus haut, Nagel croit « que la valeur a des sortes de sources fondamentalement différentes. » (p. 155). Plus précisément, il affirme que certaines valeurs sont « formellement différentes ». Afin d’expliciter ce point, il prend pour exemple les valeurs de perfection (mettant l’accent sur la valeur intrinsèque de certains accomplissements) et les valeurs reposant sur l’utilité (mettant l’accent sur les effets de 3 Ibid., p. 98. Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, Paris, Flammarion, 1999, p. 22. 5 Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, éd. Gallimard, col. NRF essais, 1990, p. 22. 6 Charles Larmore, op. cit., p. 105. 4 2 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx notre action par rapport à l’intérêt de tous). Comme on peut le voir, une considération importante des valeurs utilitaristes est le nombre de personnes affecté par l’action, ce qui n’est pas le cas des valeurs de perfection. Nagel parle alors de « contraste formel ». On retrouve aussi ce genre de contraste entre les valeurs de droits et les valeurs mettant l’accent sur la fin et le but visé (comme les valeurs utilitaristes ou les valeurs de perfection). Nagel essaie d’éclaircir ces différences structurelles que l’on peut retrouver entre les valeurs. Afin d’effectuer cette tâche, l’auteur distingue les valeurs qui sont davantage « centrés sur l’agent » (comme les valeurs découlant des droits et des obligations) des valeurs qui sont davantage « centrés sur le résultat » (comme les valeurs utilitaristes et de perfection). Dans le premier cas affirme-t-il, les valeurs sont plus personnelles, dans le dernier, plus impersonnelles. Cette grande division entre des raisons personnelles et impersonnelles, ou centrées sur l’agent et centrées sur le résultat, ou subjectives et objectives, est si fondamentale qu’elle détruit la plausibilité de toute unification réductrice de l’éthique – ne serait-ce que celle du raisonnement pratique en général. Les différences formelles entre ces types de raisons correspondent à des différences profondes quant à leurs sources. (p. 157) Voilà la première raison qui fait croire à Nagel qu’une hiérarchie définitive est impossible : étant donné que certains types de valeurs sont formellement différents, il s’ensuit que les valeurs sont irréductibles à un point où aucun système de hiérarchisation ne peut s’en accommoder. Aucun principe – ni aucun fait – ne peut nous permettre d’ordonner les différents types de valeurs ; au contraire, c’est dans la condition même de l’être humain que de pouvoir envisager des points de vue totalement différents sur une même problématique. On trouve partout des conflits entre des prétentions personnelles et impersonnelles. On ne peut, à mon avis, les résoudre, en subsumant soit un point de vue sous un autre, soit les deux sous un troisième. Pas plus qu’on ne peut simplement abandonner l’un d’eux. Nous n’avons aucune raison de le faire. La capacité d’envisager le monde simultanément du point de vue de notre relation aux autres, du point de vue de notre vie dans son extension à travers le temps, du point de vue de tout le monde en même temps, et finalement du point de vue détaché que l’on décrit souvent comme étant sub specie aeternitatis, est l’une des marques de la condition humaine. Cette capacité complexe est un obstacle à la simplification. (p. 158) Nagel pense que les différents types de valeurs sont irréductibles. Cette caractéristique (l’irréductibilité) de l’hétérogénéité de la morale (de la fragmentation de la valeur) est primordiale. Elle empêche la fameuse hiérarchisation qu’espèrent depuis longtemps nombre de philosophes. Cet argument n’est pas unique à Nagel, tout au contraire ; c’est aussi un argument qu’utilise Charles Larmore dans sa description de la normativité. Pour lui aussi, l’hétérogénéité de la morale implique cette irréductibilité. Les trois principes [partialité, déontologique, conséquentialiste] nous imposent, semble-t-il, des exigences indépendantes : nous ne croyons pas, du moins pas sans l’aide d’une théorie élaborée, que l’un de ces principes soit valide du simple fait qu’il 3 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx constitue un moyen d’en favoriser un autre. Ces principes représentent 7 apparemment des sources indépendantes de la valeur morale. Et il ajoute : Si l’on détache la moralité de la théologie, il nous faut alors admettre une hétérogénéité fondamentale de la morale. J’entends par là que nous adhérons à plusieurs principes moraux différents qui nous imposent des exigences indépendantes (nous ne pouvons pas considérer un principe comme le moyen d’en servir un autre) et sont donc susceptibles de nous tirer dans des directions irréconciliables. Il n’y a pas une seule et unique source de la valeur morale, mais 8 plusieurs. Comme le remarque Larmore, à l’instar de Nagel, certains principes nous imposent des actions nous poussant vers des décisions différentes et, surtout, irréductibles à un système unique. J’insiste sur ce point car, comme semble l’oublier Larmore, l’hétérogénéité n’implique pas nécessairement l’irréductibilité. En fait, je devrais dire que cette caractéristique n’est pas évidente. La preuve se trouve chez tous ces philosophes qui proposent des hiérarchies conciliatrices ; eux, à tout le moins, ne voit pas dans l’hétérogénéité (dans la fragmentation de la valeur) une irréductibilité nécessaire. Il faut cependant noter que l’étymologie même du mot hétérogène (du grec autre et genre) peut suggérer cette irréductibilité. C’est sûrement en ce sens que l’entend Larmore. J’aime mieux, quant à moi, distinguer ces deux termes. Malgré cette ressemblance évidente, nous pouvons noter au moins une grande différence entre ces deux auteurs. Cette différence tient au fait que Larmore, contrairement à Nagel (du moins à partir du texte qui nous occupe), explique pourquoi la morale nous impose différents principes provenant de différentes sources. Selon cet auteur, « ce n’est pas la raison comme telle, ni comme capacité de les construire ni comme celle d’en reconnaître l’autorité [qui est la source législative des devoirs moraux]. C’est notre forme de vie, pour autant qu’elle incarne cette morale de devoirs catégoriques. »9. Cette idée de forme de vie se réfère à nos traditions éthiques contingentes et à notre histoire contingente. On peut maintenant comprendre facilement pourquoi la source de la morale n’est pas unitaire et pourquoi les valeurs sont fragmentées dans la perspective de Larmore. Cet attachement aux différentes traditions (dont certaines sont bien évidemment irréconciliables) explique le pluralisme moral. La tâche de Nagel se limite à remarquer cette fragmentation sans donner, du moins à partir de ce chapitre, d’explications complémentaires. De son côté aussi, Bernard Williams critique le réductionnisme comme une entreprise « fallacieuse ». Cet auteur remarque que « nous utilisons une variété de considérations éthiques, intrinsèquement différentes les unes des autres »10, et qu’il est inutile de vouloir tout réduire sous l’égide d’un seul de ces principes. Lui aussi explique cette l’irréductibilité de l’hétérogénéité par notre appartenance à une longue et complexe tradition éthique. Ce qui importe cependant de noter, et c’est le premier point important de l’argumentation de Nagel, c’est que l’irréductibilité des principes éthiques, causé par 7 Ibid, p. 98. Ibid.. 9 Charles Larmore, op. cit., p. 85. 10 Bernard Williams, op. cit., p. 23. 8 4 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx leur différence formelle, est l’un des arguments principaux de ces auteurs pour refuser tout réductionnisme et toute hiérarchie conciliatrice. Le point de vue impersonnel Mais Nagel utilise aussi un autre argument fort pour démontrer qu’une hiérarchisation définitive est impossible. Traitant d’un tel ordonnancement, Nagel affirme « qu’une telle méthode de décision [une telle hiérarchisation] est absurde, non pas en raison de l’ordre particulier choisi, mais en raison de son caractère absolu. » (p. 155). Ici, il n’est pas directement question de l’irréductibilité des valeurs, mais bien de la prétention à une validité absolue de la hiérarchie. Approfondissons cette critique en remarquant où ces deux critiques se rejoignent. Méthodologiquement, il faut se demander comment la construction ou la reconnaissance d’une telle hiérarchie peut être possible. Il semble évident que, pour prétendre à une telle validité (pour prétendre à une certaine objectivité), cette échelle doit être construite ou reconnue grâce à un point de vue détaché, un point de vue impersonnel. Cela est nécessaire car on ne veut pas intégrer à notre schéma nos intérêts ou nos opinions du moment. Ce que l’on veut, c’est une hiérarchie définitive (et non pas une hiérarchie contingente ou arbitraire). Un tel détachement (que j’appellerai un point de vue de la troisième personne) est donc nécessaire tant pour sa construction que pour sa reconnaissance ; son but étant de viser l’universel en déterminant ce qui est valable pour tous. Comme le dit Nagel lui-même, « c’est par des méthodes qui ne sont pas spécifiques à des types particuliers d’observateurs » que nous pouvons appréhender une hiérarchie véritable ; c’est grâce à ce type de point de vue que nous pouvons nous rapprocher de la vérité. Comme nous l’avons dit plus haut, c’est dans le quatorzième chapitre du livre qui nous intéresse ici, chapitre intitulé Le subjectif et l’objectif, que Nagel critique une telle démarche universaliste. Dans ce texte, il s’applique à remarquer les défauts du point de vue de la troisième personne. Les problèmes surgissent par le fait qu’il s’agit d’un même individu qui occupe les deux positions [celui occupant la position personnelle et celui occupant la position plus impersonnelle de détachement]. En essayant de comprendre et de ne pas prendre pour argent comptant les influences déformantes de sa nature spécifique il doit se reposer sur certains aspects de sa nature qu’il juge moins prédisposés à subir une telle influence. Il s’examine lui-même ainsi que les relations qu’il entretient avec le monde, en utilisant une partie de lui-même qu’il a tout spécialement choisie pour cette fin. Cette partie peut faire par la suite l’objet d’un examen attentif à son tour, et il se peut qu’il n’y ait aucune fin à ce processus. Mais il est évident que le choix de sous-parties dignes de confiance présente un problème. (p. 240) Ce que Nagel remarque ici, c’est que le détachement est, en quelque sorte, illusoire. C’est toujours nous qui nous détachons (ou essayons de le faire). Comme les pragmatistes, Nagel met en doute qu’il existe une telle partie de nous-mêmes permettant « que l’on se départisse d’une perspective spécifiquement humaine ou même mammifère » pour adopter un point de vue de Dieu (p. 240). Plus précisément, il affirme que « les difficultés surviennent quand la perspective objective rencontre quelque chose qui lui est révélé subjectivement et qu’elle ne peut accommoder. Sa prétention à être compréhensive [est] alors menacée. »11. Une telle rencontre semble pourtant inévitable. 11 Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, PUF, 1983, p. 241. 5 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx Nagel explore différentes voies, que mettent de l’avant certains auteurs, nous permettant d’atteindre l’objectivité ; voies qu’il refuse toutes. Cela lui permet d’affirmer que « la seule possibilité qui nous reste face à ces tentations insatisfaisantes, c’est de résister à ce vorace appétit d’objectif et de cesser de supposer que l’on puisse faire avancer la compréhension du monde et de la position que nous y occupons en nous détachant de cette position et en subsumant tout ce qui apparaît comme étant vu de là sous une conception unique et plus compréhensive. »12. On voit ici que les deux critiques se rejoignent. Aucun point de vue de troisième personne ne nous permet de valider le réductionnisme décrit plus haut. D’autres philosophes ont aussi critiqué la prétention à l’absoluité d’une telle hiérarchie ou d’une telle justification. Comme le dit Richard Rorty dans Contingence, ironie et solidarité en s’interrogeant sur les conflits pratiques, « quiconque pense qu’il est des réponses théoriques bien fondées à ce genre de questions – des algorithmes pour résoudre des dilemmes moraux de cette espèce – est encore, dans son cœur, un théologien ou un métaphysicien. Il croit, au-delà du temps et du hasard, en un ordre qui, tout à la fois, détermine à quoi rime l’existence de l’homme et établit une hiérarchie de responsabilités. »13. Comme on le sait, les pragmatistes se refusent au point de vue de la troisième personne et à ce type de justification. En ce sens restreint, ils sont en accord avec Nagel ; aucun point de vue impersonnel ne peut permettre l’établissement d’une telle hiérarchie. Je crois que nous pouvons être en accord avec ces deux schèmes d’argumentation. L’exemple simple entre les valeurs de perfection et les valeurs utilitaristes nous montre clairement la différence formelle et l’irréductibilité des différents types de valeurs. Je crois aussi que la valeur a des sortes de sources différentes et que nous n’avons aucun moyen pour privilégier, de façon absolue, un type de valeur sur un autre. Cependant, comme nous l’avons laissé entendre plus haut, j’estime que Nagel aurait dû donner plus d’explications sur le pourquoi de cette pluralité des sources. Je crois que, pour résoudre cette question, il faut interroger la notion de contexte. Larmore s’aventure sur cette voie mais dans une perspective purement descriptiviste. Il ne nous donne aucun outil (à partir de sa description de la moralité) pour solutionner les conflits pratiques. Il faut alors se référer à sa politique qui est très minimal (on le voit bien par la notion de « neutralité » qu’il utilise abondamment)14. Ce gouffre existant entre sa théorie normativiste de l’esprit et sa théorie politique semble beaucoup trop prononcé. Ce problème complexe mérite une attention spéciale mais est trop important pour mon propos présent. Finalement, en ce qui concerne la critique d’un possible point de vue impersonnel, je crois que nous devons soutenir l’argumentation de Nagel. L’idée voulant que ce soit toujours nous qui nous détachons impersonnellement fait ressortir différents problèmes qui semblent évidents. La détranscendatalisation de la raison effectuée, entre autre, par les pragmatistes nous montre bien pourquoi un tel détachement est impossible. Parmi les différents arguments contre l’autonomie de la raison, je pense que celui de l’enracinement pragmatiste est l’un des plus intéressants. Selon cette idée, le détachement est impossible car la raison fonctionne toujours à partir d’un ensemble de croyances déjà en place. On ne peut s’élever par-dessus nos propres principes et opinions pour découvrir ou établir d’autres principes indépendants de ce qui est 12 Ibid., p. 243. Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1990, p. 16. 14 Voir à ce propos le chapitre Libéralisme Politique de son livre Modernité et morale. 13 6 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx constitutif de nous-mêmes. En adoptant cette position, que l’on se doit d’expliciter davantage, nous pouvons refuser l’idée d’un point de vue de la troisième personne, l’idée qu’il soit possible « que l’on se départisse d’une perspective spécifiquement humaine ou même mammifère ». Mais quelles sont les conséquences de l’abandon d’un tel point de vue ? Sont-ils plus importantes qu’il n’y paraît au premier regard ? Derrière l’impossibilité d’une hiérarchie définitive se cache l’impossibilité de tout système de justification universelle (on le voit surtout grâce au deuxième argument de Nagel). Cela a des conséquences sur la décision éthique ainsi que sur la philosophie en générale. Traitons maintenant de ces conséquences. Conséquences sur l’éthique Les deux précédents constats peuvent sembler fatals à l’éthique. Cet abandon de la quête d’une justification universelle, qui est l’un des buts de la philosophie depuis les présocratiques, semble entraîner la perte de la philosophie elle-même. Heureusement, une telle conclusion est trop hâtive. Nagel n’est pas le premier à mettre en doute la prétention à la validité de la justification éthique en philosophie. Depuis Nietzsche, à tout le moins, de telles idées hantent le domaine philosophique. La véritable question que nous devons nous poser est celle de savoir si cet abandon d’une justification universelle implique l’abandon de la théorie rationnelle ou de la nécessité de prendre des décisions rationnelles. Théorie rationnelle Pour Nagel, et contrairement à certaines idées du néo-pragmatisme, il est clair que ce constat de l’impossibilité de toute hiérarchie définitive ne doit pas freiner l’établissement de théorie rationnelle ni l’obligation d’émettre des décisions rationnelles. « En bref, soutien-t-il, il peut y avoir un bon jugement sans justification totale, soit explicite, soit implicite. » (p. 158). Essayons de bien comprendre ce que Nagel entend par là. Selon lui : Le fait que l’on ne puisse pas dire pourquoi une certaine décision est correcte, étant donné un équilibre particulier de raisons conflictuelles, ne signifie pas que la prétention à une décision juste soit sans signification. (p. 158-159) Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas prétendre à une justification totale que nos décisions sont nécessairement insignifiantes. On comprend que, pour Nagel, l’absence de hiérarchie définitive ne doit pas paralyser, lors d’un conflit pratique, la décision éthique. Pour l’auteur, le processus de justification peut être incomplet. Mais comment alors pouvoir affirmer que nos décisions sont signifiantes ? Comment peut-on prétendre à la rationalité ? Pour autant que l’on ait conduit le processus de la justification aussi loin qu’il mène jusqu’au conflit, on peut être en mesure de continuer sans justification supplémentaire, mais sans tomber dans l’irrationalité non plus. Ce qui rend cela possible, c’est le jugement – qui est pour l’essentiel la faculté qu’Aristote décrivait comme celle de sagesse pratique qui se révèle dans le temps dans des décisions individuelles plutôt que dans l’énoncé de principes généraux. Elle ne donnera pas toujours une solution : il y a de véritables dilemmes pratiques qui n’ont pas de solutions ; et il y a aussi des conflits si complexes que le jugement ne peut s’y exercer avec confiance. Mais dans bien des cas, on peut s’en remettre à lui pour 7 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx prendre en charge le flottement qui demeure au-delà des limites de l’argument rationnel explicite. (p. 159) Si aucune hiérarchie définitive ne peut nous aider, si aucun principe général ne nous permet de justifier une de nos décisions, c’est le jugement qui doit prendre la relève (et qui garantie la rationalité de nos choix). Cette faculté de sagesse pratique de prendre des « décisions individuelles » nous permet de continuer là où on ne peut s’appuyer sur aucun principe universel et cela, même par une argumentation implicite (qui n’est pas soutenue par une théorie éthique rationnelle). Il importe de remarquer que le secours que nous offre le jugement n’implique aucunement l’abandon de la recherche de « raisons plus nombreuses et meilleures » ; elle n’implique pas l’abandon des théories rationnelles. Cela lui permet d’avancer l’idée que notre capacité à résoudre des conflits va au-delà de notre capacité à énoncer des principes généraux. Ce que Nagel veut, ce n’est pas l’abandon des théories rationnelles nous offrant des arguments explicites ; il veut simplement nous faire remarquer que ces théories ne sont pas les seules ressources à la décision éthique. L’auteur sous-entend aussi par là qu’une théorie plus compréhensive ne sera pas nécessairement meilleure en pratique (et, comme nous l’avons vu, une telle théorie ne peut pas être totalement compréhensive). Selon lui, ce qu’il importe de faire, c’est de travailler sur ces deux parties de l’argumentation (la partie explicite de la théorie rationnelle et la partie implicite du jugement pratique) afin de produire de meilleures décisions éthiques. Nous pouvons continuer à travailler sur les fondements tout en explorant la superstructure, et les deux recherches devraient se renforcer mutuellement. Je ne crois pas quant à moi que toute valeur repose sur un fondement unique ou qu’elle puisse être combinée en un système unifié, parce que les différents types de valeurs représentent le développement et l’articulation de différents points de vue, dont tous se combinent pour produire des décisions. (p. 162) Dans le même sens que Nagel, Charles Larmore se refuse, lui aussi, à toute justification universelle. Selon lui, « il est fort possible de justifier la validité de certaines obligations morales, si au lieu de s’élever à un point de vue absolument détaché, on s’appuie sur la validité d’autres obligations que l’on accepte déjà. L’épistémologie que je propose, dit-il, est telle que cette forme contextuelle de justification ne paraît plus défectueuse, mais normale. »15. Ici encore, l’abandon de la justification universelle n’entraîne pas le refus de la décision rationnelle (de la validation de certaines obligations morales) ni de la nécessité de prendre des décisions rationnelles ; c’est seulement la prétention à la validité du jugement qui change. Selon lui, il faut « abandonner l’idée d’une justification universelle » même si cela n’implique pas l’abandon d’une morale à « contenu universaliste »16. Mais, encore une fois, les deux positions ne semblent pas tout à fait semblables. Pour qu’elles le soient, il faudrait définir la notion de jugement, chez Nagel, comme la référence à une justification contextuelle s’appuyant sur des croyances éthiques déjà en place (et non pas comme la faculté qui intervient lorsqu’aucun principe général ne peut nous aider). Rien ne nous permet de faire une telle assignation. C’est d’ailleurs l’un des points qui semble assez faible dans l’idée de jugement de Nagel. Il aurait dû expliciter davantage ce concept et surtout la façon dont celui-ci s’actualise lors de la décision. 15 16 Charles Larmore, op. cit., p. 87-88. Ibid., p. 68. 8 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx Nagel laisse penser que, lors de véritables conflits, le jugement utilise une sorte d’intuition pour choisir un choix plutôt qu’un autre. Si c’est ce que croit véritablement Nagel, nous devons le presser d’expliciter davantage. Larmore au moins, même si sa thèse n’est pas sans faille, met l’accent, comme nous l’avons vu, sur notre forme de vie et ce concept lui permet d’approfondir ce qu’il entend lorsqu’il parle de la faculté du jugement (comme faculté de sagesse pratique). On comprend que, chez lui, la délibération est toujours située (on délibère toujours à partir de ce que l’on sait déjà ; ce qu’on appelait, plus haut, l’enracinement pragmatiste). Cela lui permet de montrer que nos décisions éthiques peuvent se justifier par référence à des principes déjà en place. Nagel affirme qu’il n’y a pas une seule théorie générale « de la manière de décider quelle est la chose qu’il faut faire » (p. 159). Nous pouvons être en accord avec cela. Nous pouvons aussi être en accord pour affirmer que le jugement – selon la définition que lui donne Nagel – peut fortement nous aider à résoudre certains conflits pratiques. Mais, au risque de se répéter, je crois qu’il aurait du en dire plus sur le fonctionnement de ce jugement (et surtout sur son lien avec la notion contexte). Décision éthique rationnelle Je pense que, à partir des propos précédents, la nécessité de prendre des décisions éthiques rationnelles émerge d’elle-même. Car, s’il est possible d’utiliser le jugement lorsqu’on ne peut fonder son argumentation sur des principes généraux et cela sans tomber dans l’irrationalité, je ne vois aucune raison valable pour défendre la validité d’une décision arbitraire (qui, elle, pourrait être irrationnelle). Encore une fois, le jugement nous ouvre à un univers de possibilité (de décisions rationnelles) ne dépendant pas d’une justification universelle. Je schématiserais de cette façon : lors d’un conflit pratique, si les principes généraux ne peuvent nous être utiles, le jugement pratique peut venir à notre secours. Cela n’empêche pas la théorie rationnelle car le jugement, dans le schéma de Nagel, vient seulement en second recours ; là où le processus de justification ne peut aller. Étant donné que ce jugement nous permet de prendre des décisions rationnelles (mais si elles ne sont pas justifiées de façon universelle), rien ne nous permet d’opter pour une méthode de décision arbitraire. Cependant, en l’absence de la faculté du jugement, un tel type de décision serait, peutêtre, la seule alternative. Mais heureusement ici, ce n’est pas le cas. Pour terminer cette section, j’aimerais attirer l’attention sur une partie de l’argumentation de Nagel qui ne me semble pas tout à fait évidente. Comme nous l’avons vu, celui-ci affirme que, lors d’un « équilibre particulier de raisons conflictuelles », nous pouvons tout de même émettre un jugement pouvant prétendre à une certaine signification. Mais quelle chance y-a-t-il qu’un tel équilibre, parfait, se produise ? Dans de tels cas, nous sommes – et c’est le vocabulaire de Larmore lui-même – dans une situation où nous sommes confrontés à des « choix tragiques »17. Je ne suis pas certain que le jugement (au sens défini plus haut) ne soit nécessaire que dans ces cas de choix tragiques. Il faut plutôt se demander si, lors de décisions éthiques évidentes, nous argumentons toujours grâce à des principes rationnels explicites (c'est-à-dire par des principes clairement exprimés dans une théorie éthique rationnelle) ? Il faut se demander si, parfois, ce n’est pas simplement notre attachement à une norme sociale que nous acceptons par défaut, implicite à notre forme de vie, qui joue le rôle important ? Il faut se demander si, dans plusieurs cas, ce n’est pas notre identification, le fait de se concevoir comme, qui guide nos décisions éthiques. Charles Taylor peut ici être d’une aide cruciale, grâce à ses 17 Voir aussi, à ce sujet, les présents travaux du professeur André Duhamel de l’Université de Sherbrooke. 9 L’hétérogénéité et les limites de l’éthique Pierre-Luc Dostie Proulx théories sur l’identité, afin de comprendre le fonctionnement du jugement pratique. Nagel aurait dû faire un lien plus prononcé entre ce qu’il entend par principes explicites de la théorie rationnelle et principes implicites du jugement pratique car il ne semble pas qu’il y ait une si grande dichotomie entre ces deux principes. Au contraire, le lien existant entre le jugement pratique et la théorie rationnelle semble assez étroit (on le voit clairement avec l’idée d’enracinement pragmatiste). Néanmoins, cela ne nous empêche pas de croire en l’existence de la théorie rationnelle. Je crois que nous devons suivre Nagel dans cette voie. Même si sa notion de jugement semble fondamentalement incomplète (encore une fois, à partir du seul texte qui nous occupe ici), je crois qu’il est erroné d’abandonner l’idée d’une théorie rationnelle en éthique (comme le font certains pragmatistes et les positivistes logiques). La raison principale étant que, encore une fois, l’idée de contexte est, en elle-même, une ressource morale très riche (autant comme processus contrefactuel que comme principe de justification). Conclusion De telles conclusions (l’impossibilité de construire une hiérarchie définitive entre des valeurs formellement différentes et l’impossibilité d’une justification universelle sans pour autant laisser tomber la théorie et les décisions rationnelles) ont évidemment de grands impacts sur l’éthique appliquée. L’abandon de la quête d’une telle hiérarchie semble laisser la place à des méthodes et à des procédures permettant d’aiguiser le jugement lors de prise de décisions. Je suis parfaitement convaincu de la valeur de ce changement. C’est d’ailleurs la position qu’adopte Georges A. Legault dans son livre Professionnalisme et délibération éthique. Cet auteur fait valoir, dès le début de son livre, qu’il ne tient aucunement à « construire des théories en éthique »18. On comprend par là qu’il n’essaie ni de dégager, ni de construire une hiérarchie définitive pour traiter les problèmes éthiques. Cela ne l’empêche cependant pas d’utiliser une procédure aidant à bien voir les différentes dimensions d’un conflit pratique (avec sa grille d’analyse de la décision délibérée). Le caractère non absolu d’un tel processus d’analyse ne lui enlève aucune crédibilité ; au contraire, cela montre une profonde compréhension de l’irréductibilité des valeurs, de l’impossibilité d’un point de vue impersonnel sans l’abandon de la théorie rationnelle (par la procédure). 18 Georges A. Legault, Professionnalisme et délibération éthique, Sainte-Foy, PUQ, 1999, p. 1. 10