La bataille de l`exception culturelle n`aura pas lieu

LA BATAILLE DE L’EXCEPTION CULTURELLE N’AURA PAS LIEU
Le Ministre de la Culture et de la Communication, après des mois de concertation, de
consultation, de tours de table avec l’ensemble des professionnels, a annoncé son intention
d’ouvrir le compte de soutien et les aides à la production des films en France à des sociétés
françaises contrôlées par des capitaux extra- européens.
Cette décision suscite dans le monde du cinéma des débats passionnés.
Certains n’hésitent pas à parler de nouvelle bataille dans la guerre de l’exception culturelle,
de « poujadisme » ou encore de trahison du Ministre face aux américains. Mais, la passion
est mauvaise conseillère et, à défaut de parler de tempête dans un verre d’eau, il faut au
moins raison garder.
Mis en place au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le système français de soutien
au cinéma a depuis longtemps montré sa pertinence et son efficacité pour défendre la
diversité et la qualité de notre cinéma. À la différence d’autres pays européens dans lesquels
la culture et les talents de cinéastes étaient tout autant reconnus, notre pays a su préserver
son industrie nationale cinématographique, et cela sans doute grâce à son système original
de soutien.
La force et la spécificité de notre création cinématographique se sont en effet nourries de la
cotisation que les films étrangers, évidemment américains en majorité, versaient et versent
encore à notre fonds de soutien par un système simple: les recettes en salles de ces films
génèrent une taxe parafiscale, une cotisation qui financent nos aides à la production, à la
distribution, aux salles, que les producteurs de ces films non-européens ne peuvent
réinvestir dans leur propres productions, mais que les producteurs Français peuvent utiliser
pour financer nos films.
Dans des temps qui ne sont pas si lointains, les filiales françaises des compagnies
américains pouvaient profiter de ce système pour produire des films Français. Qui
aujourd’hui irait s’indigner que la plupart des films de François Truffaut ou de Louis Malle
aient pu bénéficier des aides du CNC alors que des filiales des majors américaines
participaient à leur production ?
Une interprétation pour le moins étonnante de la "Directive Télévision Sans Frontières" avait
suspendu depuis 1992 la possibilité pour ces filiales d’accéder au compte de soutien pour
leur investissement dans la production de quelques films français.
Deux films ont récemment souligné et symbolisé le paradoxe et l'incongruité de cette
interprétation erronée de la directive Bruxelloise: il s'agit d "Alexandre" d'Oliver Stone et
d’"Un long dimanche de fiançailles " de Jean-Pierre Jeunet. "L'agrément d'investissement"
qui ouvre droit au bénéfice du fonds de soutien est ainsi refusé à un film tourné sur le
territoire national par un réalisateur français en langue française avec des acteurs et des
techniciens hexagonaux et accordé à un film tourné en anglais et aux Etats-Unis sous
prétexte qu’il est financé par des capitaux français. Dans cette période de turbulence sur les
questions de l'emploi des techniciens et des acteurs de notre pays, cet anachronisme est
évidemment très mal vécu.
À l ‘heure où pour défendre l’emploi culturel, le gouvernement et les collectivités locales sont
engagés résolument dans la relocalisation en France des tournages qui se sont expatriés ici
et là, il serait par ailleurs surprenant de tourner ainsi le dos à des capitaux souhaitant investir
dans notre cinéma.
Il était donc important de mettre fin à l’hypocrisie et aux incohérences d’un système qui était
déjà ouvert aux sociétés contrôlées par des capitaux extra-européens l’aide à la distribution,
à l’édition vidéo et aux salles de cinéma.
Sensible à la justesse de cette analyse, le Ministre de la Culture et de la Communication, a
bien compris qu'il fallait réviser la réglementation actuelle, en confirmant que le compte de
soutien pouvait s'ouvrir, sous certaines conditions, aux sociétés extra-européennes.
Loin d’être une révolution choquante dans la politique publique de soutien, la décision du
Ministre s¹inscrit davantage dans la tendance générale et historique de l’aide au cinéma
français.
Rien n’eût été pire que l’immobilisme, l’indécision et le statu quo face aux paradoxes d’un tel
système.
Mais les adversaires de cette réforme viennent de faire glisser leurs réticences financières
contre cette évolution (les opposants à cette réforme craignent en effet que les compagnies
américaines, compte tenu de leur poids industriel, ne confisquent une partie non négligeable
de leur socle de financements nationaux) vers un argumentaire politique et culturel qui n’est
pas acceptable.
L'amalgame est certes bien malaxé. On nous sert dans la même soupe "l'exception
culturelle", "la diversité culturelle" et "l'exception française".
L'exception culturelle est un combat qui consiste à inventer les outils politiques et juridiques
afin que les œuvres ne soient pas assimilées à des marchandises ordinaires.
L'exception culturelle est un moyen.
La diversité culturelle est l'idée que nous nous faisons de la culture lorsque les pays
dominants n'imposent pas aux plus faibles leurs modes de penser, d'écrire ou de vivre.
La diversité culturelle est une finalité.
L'exception française est ce petit miracle qui a surgi chez nous après-guerre et qui a permis
à notre cinématographie de survivre, grâce à une politique de soutien adaptée et ambitieuse.
L'exception française est une intelligente réglementation.
Revisiter cette réglementation, l'encadrer et en surveiller les évolutions ne nous semble pas
pouvoir menacer ces moyens et cette finalité.
Nous qui signons ce texte, qui avons payé de nos personnes pour faire entendre nos voix et
à Bruxelles, à Genève ou à New York, nous qui nous nous sommes battus pour réaffirmer
l'idée de l’importance fondamentale de l'existence d’une diversité des cultures, nous savons
que ce combat, qui est loin d'être gagné, n'a pas pour vocation le repli sur soi.
Un système de soutien à la production qui fait prévaloir la nationalité des capitaux sur la
nature des œuvres, sera perçu comme un pur instrument de protectionnisme économique, et
dans la mesure où notre force a toujours été d'attaquer les barrières dressées contre la
circulation des œuvres, nous ne pouvons affaiblir notre discours en en excluant la production
des films.
C'est parce que nous savons que, pour exporter avec audace, il faut savoir accueillir avec
sagesse, que nous ne pouvons laisser le débat professionnel (que nous jugeons salutaire),
se transformer en une polémique grandiloquente et inappropriée sur des valeurs qui doivent
nous unir et non nous diviser.
Nous souhaitons que la passion et l’enthousiasme que les professionnels du cinéma ont une
nouvelle fois montré à l’occasion de ces débats soient désormais entièrement tournés vers
un objectif : renforcer le dynamisme de la création cinématographique française et défendre
les valeurs d’une diversité culturelle que nous avons tous en partage.
C’est à ce prix que, lorsqu’elle sera véritablement menacée, nous saurons monter un visage
uni, fort et solidaire.
Costa Gavras, réalisateur
Laurent Heynemann, réalisateur
Claude Lelouch, réalisateur
Jean-Paul Salomé, réalisateur
Bertrand Tavernier, réalisateur
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