Considérez-vous les Échecs comme un art ou comme un jeu ?
Définitivement un jeu, car c'est une activité close sur elle-même.
Pratiquer les Échecs ne nous apprend que les Échecs. C'est un
exercice qui n'a d'autre but que lui-même et qui n'ouvre pas de
fenêtres sur le monde. D'ailleurs, n'avez-vous pas remarqué l'esprit
dangereusement obsessionnel de grands champions, voire leur
i
ndigence intellectuelle en dehors de leur matière ? En revanche,
l'
art nous révèle continuellement des choses sur le monde et sur
nous même. L'art est nécessaire à l'humanité pour se définir et se
penser.
Quel est votre avis sur l'oeuvre de Stefan Zweig
«Le joueur
d'échecs» ?
C'est un livre sublime et désespéré. II montre le désarroi de Zweig
qui avait fui l'Allemagne hitlérienne. Zweig assimile les Échecs à la
littérature.
Est-ce utile pour lutter contre la folie du monde, le
déferlement du mal ?
Zweig en exil s'identifie à cet Autrichien, emprisonné par la Gestapo,
qui s'enfuit dans des parties d'Échecs imaginaires, aussi brillantes qu'
« enfiévrantes ». II se demande si la production d'une oeuvre littéraire
n'est pas aussi dérisoire que la volonté d'acculer un Roi de bois dans
l'
angle de l'échiquier.
Zweig doute, il a peur que toute sa vie passée à écrire n'ait été vaine,
i
nutile, que l'intelligence soit toujours vaincue par la force brute.
Quelques semaines après ce texte, il se suicide.
Selon vous, que peut apporter le jeu d'Échecs à un individu ?
C'est une très bonne école de concentration, de discipline
i
ntellectuelle. Pour moi, en tant que gymnastique de l'intellect, cela
vaut les mathématiques ou la version latine.
On apprend à se confronter à des difficultés, à les anticiper, on
développe un vrai sens stratégique.
A
titre propédeutique, on devrait faire tous les matins une séance de
barre pour le corps et une partie d'Échecs pour l'esprit.
Est-ce une bonne chose à votre avis de vouloir introduire le jeu
d'Échecs dans les écoles ?
Oui.
Plus l'enseignement prend une forme ludique, plus il
enthousiasme.
Tolstoï jouait aux Échecs, il faisait sur l'échiquier preuve d'une
grande créativité. II était capitaine d'artillerie, aussi. Souvent, on
associe le jeu d'Échecs à un jeu guerrier, qu'en pensez-vous ?
Comme je serais heureux que la seule forme de guerre sur terre se
résorbe à une partie d'Échecs ! Franchement, cette comparaison
m'a toujours agacé, même si, en apparence, tout y pousse, le nom
des figurines, l'élimination progressive des pions, la stratégie, la
perspective de la victoire et de la défaite...
L'assimilation des deux me paraît totalement fausse. D'abord, on
j
oue aux Échecs pour jouer, pas pour gagner ni perdre. Ensuite, le
combat est complètement virtuel, il n'y a pas mort d'hommes.
Ensuite, la stratégie est bien plus subtile et codée que celle qui régit
l
es sièges et les batailles. Enfin, les deux adversaires sont à égalité
l
orsqu'ils commencent la partie, ce qui n'est pas le cas dans les
guerres...
Dans votre dernier ouvrage «Lorsque j'étais une ceuvre d'art» publié
chez Albin Michel, vous abordez de nombreux thèmes, notamment
l
a conscience, l'affect, l'humanité de l'Homme, tous ces éléments qui
font qu'aux Échecs, l'Homme restera toujours supérieur à la
machine, non ?
Pour moi, la force de l'Homme vient de la conscience de sa
faiblesse. II est un être éphémère conscient de sa fugacité, un être
à l'intelligence limitée consciente de ses limites, un animal vivant
conscient de sa mortalité.
INTERVIEW EXCLUSIVE
Une machine, aussi puissante soit-elle, n'est ni forte ni faible parce
qu'elle n'est pas lucide. Elle ne sait pas pourquoi elle fait ses
opérations. Et puis, jusqu'à nouvel ordre, ce sont les hommes qui
i
nventent les machines, et non l'inverse !
Pour vous, une partie d'Échecs, c'est connaître son adversaire ou
essayer de découvrir son propre potentiel ?
C'est la même chose. Progresser, c'est mieux anticiper sur le jeu de
l'
autre. II faut éviter un adversaire trop prévisible, cela signifie qu'il
n'a pas le même niveau que vous.
La représentation de l'adversaire vous semble-t-elle une
confrontation intellectuelle de l'un et l'autre joueur ? Y voyez-vous
une guerre psychologique ?
Oui, mais un combat dont le but n'est pas d'annihiler l'adversaire
mais de s'améliorer soi. Dans le pire des cas, même lorsqu'on perd
toujours, cela apprend à devenir humble. Lorsque mon neveu de
treize ans, qui par ailleurs m'admire, me démontre qu'il a anticipé sur
toutes mes réactions, il me remet à ma place et ça me fait du bien.
Ça nous fait du bien à tous les deux, en fait.
On dit que le jeu d'Échecs est un jeu complexe... Cette complexité
apporte-t-elle à votre avis une profondeur de réflexion ?
Certes, mais il ne faut pas en exagérer l'importance. C'est très bien
de s'assouplir, de s'étirer, de se muscler, mais cela ne se suffit pas
en soi-même: il arrive un moment où il faut danser! Si l'on acquiert
une meilleure concentration en jouant aux Échecs, ainsi qu'un sens
aigu de la prévision, il faut se dépêcher d'importer ces qualités à
autre chose qui ne soit pas qu'un jeu, à quelque chose de plus
i
mportant.
Quels symboles voyez-vous dans le jeu d'Échecs ?
Personnellement, j'y ai toujours vu le symbole de mon activité de
dramaturge. Lorsque j'écris une pièce, je dois faire parler et bouger
l
es personnages avec beaucoup de soin car le moindre mouvement
a des conséquences pour toute la suite. Les Échecs me semblent
symboliser le monde des conséquences inéluctables. En tant
qu'écrivain, j'y suis soumis. La différence vient de ce que j'invente
l
es situations et les figurines à chaque fois. Et qu'il n'y a pas de règles
héritées. Sinon celles que j'invente à chaque fois...
Le temps, l'espace et la matière sont des dimensions importantes
dans le jeu d'Échecs, qu'est-ce que cela représente pour vous ?
La scène de théâtre, bien sûr...
Propos recueillis par
Anne Geritzen
Le dernier ouvrage d'Eric Emmanuel Schmitt est:
«Lorsque j'étais une ceuvre d'art»
publié chez
Albin Michel
Adelhaïde
jouant aux échecs avec
l'évêque de Bamberg, durant la
scène 1 de l'acte 11 du drame «Götz
von Berlichingen»,
écrit en 1774 par l'écrivain allemand
Johann Wolgang von Goethe
(1749 - 1832). Au cours de cette
partie, la belle héroïne déclame
« Ce jeu est la pierre de touche de
l'intelligence ».
La photographie reproduite
ci-dessus a été publiée en 1897
dans la revue
« American Chess Magazine» (1897).
NOVEMBRE 2002
EUROPE ÉCHECS
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