2Événement réforme No 3578 2 octobre 2014
ÉDITORIAL
S
’ils se sentent, d’un côté, stig-
matisés, les musulmans de
France ont conscience , d’un
autre côté, que les exactions
commises à l’encontre des chrétiens au
Proche et au Moyen-Orient donnent des
arguments à ceux qui rejettent l’islam
en France. Dans ce contexte, un grand
nombre dorganisations musulmanes
ont appelé à manifester publiquement
leur condamnation de lassassinat
d’Hervé Gourdel par un groupe djiha-
diste algérien alié à l’État islamique
(EI) ou Daesh (l’acronyme arabe).
Par un après-midi ensoleillé, quelques
centaines de musulmans étaient massés
devant la Mosquée de Paris, vendredi
dernier. Ces manifestants répondaient à
l’appel du président du Conseil français
du culte musulman (CFCM) Dalil Bou-
bakeur, lequel invitait « les musulmans
de France et leurs amis » à sopposer à
«l’horreur barbare et sanguinaire des
terroristes qui, au nom d’une idéologie
mortifère, pervertissent l’islam et ses
valeurs». De la foule, émergeaient des
pancartes sur lesquelles on pouvait lire
«Nous sommes tous des Hervé Bour-
del», «Ce qui relie ne tranche pas » ou
encore «#PasEnMonNom» en écho à
la campagne lancée sur Twitter par des
musulmans britanniques (lire page 3).
Une lettre ouverte aux jeunes tentés par
le «djihad» circulait également parmi
les participants.
Redresser la tête
«Tuer un homme, dit le Coran, c’est
comme si on tuait toute l’humanité. Nous
armons et nous répétons que l’islam est
la paix et le respect de la vie. Ce rassem-
blement est l’expression forte et vivante
de notre volonté d’unité nationale», a
répété Dalil Boubakeur avant de deman-
der une minute de silence à la mémoire
du Niçois assassiné.
Plusieurs personnalités, religieuses
ou politiques, parmi lesquelles Anne
Hidalgo, Maire de Paris, se sont succédé
au micro devant une foule qui réguliè-
rement applaudissait, scandait «Allah
akbar» (Dieu est le plus grand) et levait
ses poings pour montrer son dégoût de
Daesh. Mgr Dubost, évêque chargé
Mehdi préfére parler de préjugés
plutôt que d’amalgame: «Je me sens
totalement français mais, en tant que
musulman, j’ai toujours l’impression de
devoir poser un contexte avant de pou-
voir parler d’un sujet polémique avec un
non-musulman.» Il regrette surtout que
la communauté musulmane française
ne soit pas mieux représentée. Selon lui,
Dalil Boubakeur est «trop guidé par les
autorités françaises» et le médiatique
imam de Drancy «parle
avec un fort accent arabe»
dans lequel ce jeune ora-
teur ne se reconnaît pas.
Fatma, d’origine algé-
rienne, s’inquiétait de
l’image de son pays, visi-
blement bouleversée :
«J’ai l’impression d’être revenue vingt
et un ans en arrière pendant la guerre
civile. Le ministère des Aaires étrangères
déconseille maintenant de voyager en
Algérie. Quand j’ai appris qu’Hervé
Gourdel avait été enlevé, j’ai prié pour
qu’il soit relâché. À l’annonce de sa mort,
j’ai pleuré. Mais tant qu’on naura pas
trouvé son corps, je continuerai de prier
pour qu’il rentre vivant. »
À Montpellier, le même jour, le recueil-
lement trouvait aussi sa place. Mais
lorsque, après le prêche, l’imam Farid
Darouf a appelé les dèles à se rassem-
bler devant la mosquée de la Paillade,
le plus grand lieu de culte musulman de
Montpellier, une vingtaine de personnes
ont provoqué un esclandre en quittant
les lieux avant le discours de ce religieux,
connu pour son ouverture d’esprit et son
du dialogue interreligieux, a invité
les musulmans à «redresser la tête».
Abderrahmane Dahmane, président du
Conseil des démocrates musulmans de
France a, quant à lui, rappelé que «les
musulmans sont aussi victimes du ter-
rorisme» et dénoncé la confiscation
du vocabulaire de l’islam par les terro-
ristes: «Le djihad est la volonté d’être
un musulman de paix.»
Les musulmans qui se sont mobilisés,
femmes et hommes de tous âges et de
tous milieux professionnels, semblaient
surtout avoir besoin de se faire entendre
et d’échanger leurs sentiments avec les
non-musulmans présents. Vers 15 h 30,
alors que le gros de la foule se disper-
sait pour retourner travailler, quelques
dizaines de personnes restaient à
débattre jusqu’en fin d’après-midi.
Toutes dénonçaient l’assassinat d’Her
Gourdel mais beaucoup critiquaient,
dans le sillage du Collectif contre l’isla-
mophobie en France (CCIF), «la culpa-
bilisation des musulmans pour des actes
dont ils ne sont pas responsables».
L’un des manifestants déclarait de
son côté que l’on ne demande pas aux
bouddhistes de se mobiliser contre le
régime militaire birman. « On devrait
tous manifester, pas juste les musul-
mans», estimait Barka, musulmane
non pratiquante de 39 ans qui compte
manifester également le 28 septembre
à l’appel de la CHREDO (Coordination
chrétiens d’Orient en danger). Cette
publicitaire perçoit depuis quelques
mois une tension dans les discours,
notamment sur les réseaux sociaux:
« Mes copines disent sur Facebook
qu’elles ont peur d’un attentat ou d’être
agressées quand elles marchent dans
la rue ou qu’elles prennent le métro.
À cause des médias, plein de gens font
l’amalgame entre les musulmans et ces
terroristes.»
Mobilisation
musulmane
La semaine dernière, j’étais invité à dé-
battre sur la chaîne de télévision KTO
de la mobilisation des Églises en faveur
du climat. Les responsables de l’émis-
sion se sont interrogés pour savoir s’il
fallait changer de sujet en fonction de
l’actualité et parler de l’assassinat de
Hervé Gourdel. J’ai suggéré d’en rester
au sujet initial pour ne pas aller dans
le sens des assassins du guide de haute
montagne. Ils ont en effet médiatisé
leur action dans le seul but de frapper
l’opinion publique, notamment fran-
çaise, an de revendiquer leur place au
sein de la nébuleuse terroriste. La meil-
leure réponse à apporter était, selon
moi, de traiter cet événement comme
un simple fait divers et de ne pas trop en
parler. Il existe malheureusement régu-
lièrement des Français qui se font tuer
parce qu’ils sont au mauvais endroit au
mauvais moment.
Les événements de n de semaine der-
nière mont donné partiellement tort.
Ce fut d’abord une chronique publiée
conjointement dans Libération et dans
le Figaro, ce qui est déjà un événement
en soi. Signée par des responsables mu-
sulmans, elle s’intitulait : «Nous sommes
tous des sales Français», et dénonçait
« toutes les exactions commises au nom
d’une idéologie meurtrière qui se cache
derrière la religion islamique en cons-
quant son vocabulaire ». Ensuite, ce
furent les rassemblements devant les
mosquées pour marquer la solidarité
de la communauté musulmane avec les
victimes de Daesh. Enn, la publication
d’une lettre ouverte de vingt-deux pages
en arabe, écrite par plus de cent vingt
érudits musulmans du monde entier,
dont beaucoup font autorité dans leur
pays. Ils dénoncent les arguments pseu-
do-religieux des djihadistes contraires à
la tradition de l’islam.
Comme la communauté musulmane
est aussi diversiée que le protestan-
tisme, il n’a pas manqué de voix pour
se démarquer de cette position en af-
rmant qu’une telle défense laisserait
entendre une possible complicité entre
l’islam et le terrorisme. Que le débat ait
lieu ! Si la médiatisation autour de l’as-
sassinat d’Hervé Gourdel a permis que
la société française entende la voix et
les controverses de la minorité musul-
mane, elle aura été féconde.
Antoine Nouis
religion.
Lassassinat d’Her Gourdel conduit
les musulmans de France à réagir, à la fois par
des manifestations et une réflexion sur le Coran.
L’islam
au service
de la paix
«Gare à la culpabilisation
des musulmans pour
des actes dont ils ne sont
pas responsables»
3
Événement
RÉFORME NO 3578 2 OCTOBRE 2014
la mobilisation est préférable à l’absence
de mobilisation: « Les protestants, mieux
que d’autres, savent que la diversité peut
être une chance. Une grande partie des
musulmans ne se rendent à la mosquée
que dans les grandes occasions. Mais la
sécularisation implique aussi la recom-
position du rapport à la croyance, une
interrogation du rapport que chacun
peut entretenir avec le texte. Et là, c’est
plus compliqué pour eux.»
La place et le rôle du Coran sont par-
fois mal compris. Bien entendu, le psy-
chanalyste Malek Chebel exprime un
point de vue largement partagé quand
il arme que le Coran appelle à l’amour
de l’autre. L’impression perdure pour-
tant, chez nos concitoyens, que ce livre
contient des paroles violentes autorisant
les dérives du fondamentalisme. «On
ne peut pas nier qu’il existe des versets
coraniques qui incitent à la haine, admet
Mohammed Azizi, imam aumônier
des hôpitaux d’Ile-de-France. Pour en
prendre la mesure, il faut se rappeler
qu’ils ont été révélés voici quinze siècles
et qu’ils doivent être replacés dans leur
contexte historique.»
L’impact du Coran
Le problème réside dans le fait que le
Coran est supposé contenir in extenso
la parole de Dieu, ce qui n’est pas le cas
de la Torah ou de la Bible. «Il se pré-
sente comme un texte immuable, non
modiable, précise Mohammed Azizi.
Nul ne peut donc en privilégier des pas-
sages, en retrancher des paragraphes.»
De surcroît, par sa structure, il imbrique
les grands principes et des recomman-
dations de vie pratique ; cela renforce
l’idée qu’être musulman ne signie pas
seulement une appartenance religieuse,
mais une identité globale.
« Cette façon d’aborder la religion
conduit certains musulmans à croire
que le Coran a réponse à tout, conrme
Franck Fregosi. Cette analyse, indiérente
aux évolutions de notre temps, provoque
les malentendus et les tensions que nous
connaissons dans notre pays.» La for-
mation des imams joue son rôle aussi:
nancée et soutenue par des pays qui
ne suivent pas le même modèle que les
sociétés occidentales, elle peut encoura-
ger une interprétation littérale du Coran.
«Parfois, nous sommes pris à partie,
surtout par les jeunes, qui formulent des
questions nayant aucun sens, déplore
Mohammed Azizi. Ainsi, certains mont-
ils armé que Moïse était musulman.
Pour eux, toute élucidation du mystère
du texte ou de la foi est considérée comme
une menace et non comme une source de
richesse. L’ignorance les conforte dans
l’idée qu’ils nont d’autre choix que se
soumettre au Texte.»
Un point de vue partagé par Franck
Fregosi, pour qui les jeunes subissent
une transmission des savoirs beaucoup
trop lacunaire: «Si l’on ajoute à cette
inculture une marginalisation sociale
et économique, on comprend pourquoi
certains campent sur une posture de
rupture. Dans un tel environnement,
les extrémistes nont plus qu’à orienter la
détresse des plus faibles vers des positions
oensives et le tour est joué.»
Pour sortir de l’impasse, un débat intra-
islamique paraît inévitable. Malek Chebel
estime qu’il faudrait poser une limite entre
les préceptes immuables- qui touchent
à la transcendance, à la question de la
divinité- et les textes qui parlent de liens
interpersonnels. Une telle solution se
trouverait justifiée par les conditions
dans lesquelles le Coran fut révélé. «Ces
textes correspondent à deux moments
clés de l’histoire du Prophète, rappelle
Franck Fregosi: ceux qui ont été révélés
à La Mecque, plutôt théologiques, et ceux
de Médine, qui traduisent la volonté des
croyants de répondre aux exigences de la
vie quotidienne.» Les experts préconisent
alors le rassemblement dérudits musul-
mans à la compétence incontestable. Une
lueur d’espérance.
É. BERNIND, A. MENDEL, F. CASADESUS
rejet du fondamentalisme. «On nous
demande de condamner l’assassinat
d’Hervé Gourdel… Mais ils sont où, les
chrétiens pour condamner les meurtres
de musulmans en Centrafrique ? Est-ce
que les juifs se rassemblent devant les
synagogues pour condamner les bom-
bardements de nos frères à Gaza ?»,
s’est ainsi écrié un jeune musulman à
l’adresse de Farid Darouf, visiblement
gêné. Tandis que d’autres se mon-
traient convaincus que derrière Daesh
«se cachent la CIA et le Mossad». À ces
déclarations, l’imam a répondu ferme-
ment: « Nous ne sommes pas là pour
ça. Ces assassins se réclament de l’islam.
Aujourd’hui, nous sommes là pour dire
que l’islam, ce nest pas ça.»
Vivre la diversité
Il a bien fallu une quinzaine de minutes
pour que l’imam puisse enn prendre la
parole devant la centaine de personnes
restées présentes après la prière. Il a pu
compter sur le soutien de modérés, très
critiques à l’égard de l’attitude de ces
contestataires. «Ces jeunes, ce sont des
paumés ! Ils ont la haine de l’Occident
et des juifs, réagissait Rachid Lmrini, un
ouvrier de 46 ans. Pour moi, ceux qui
ne condamnent pas jettent le doute sur
l’islam. Nous, les musulmans, on soure
terriblement de ce genre d’attitude.»
Les musulmans de France, on le
voit bien, n’appréhendent pas tous de
la même façon les conséquences du
drame. Pour Franck Fregosi, directeur
de recherche au CNRS et professeur à
l’IEP d’Aix-en-Provence, la pluralité de
L’imam Farid
Darouf a été
vivement pris
à partie par des
jeunes à la fin
de son prêche
vendredi, à
Monpellier
© ALEXANDRE MENDEL
Au Royaume-Uni, la prise de parole des mu-
sulmans est active et s’est concrétisée par la
campagne « #NotInMyName ».
Dès l’assassinat du journaliste américain James Foley, les
musulmans britanniques ont pris la parole pour condam-
ner les actions de l’État islamique. Nombre d’imams ou de
représentants religieux se sont sentis obligés de parler, parce
que celui qu’on appelle «John le Djihadiste» est peut-être
originaire de Londres. Après la mort du troisième otage, le
Britannique David Haines, les condamnations se sont orga-
nisées. LassociationActive Change Fondation a lancé une
campagne sur les réseaux sociaux.
#NotInMyName, «Pas en mon nom», est devenu un hashtag
populaire. Le 24 septembre il avait déjà été retweeté 170 000 fois
dans le monde entier. En moins de 140 signes, les jeunes musul-
mans crient leur opinion: «Nous condamnons les horribles
actions de l’État islamique»; «Ces terroristes ne représentent
pas l’islam ni ma communauté. » Mi-septembre, une vidéo a
été diusée sur les réseaux sociaux. Des jeunes y prennent la
parole : «Nous devons nous unir et essayer d’empêcher ce groupe
de nuire à l’islam et auxmusulmans», dit une jeune femme.
«Parce que votre califat ne représente pas l’oumma», ajoute
une autre. Tous ces musulmans veulent rappeler le véritable
message de l’islam alors que l’islamophobie est déjà latente
au Royaume-Uni. À l’Assemblée générale des Nations unies,
Barack Obama a salué l’action de l’Active Change Fondation:
«Regardez ces jeunesmusulmansbritanniquesqui répondent à
la propagande terroriste en lançant une campagne et en décla-
rant que l’État islamique se cache derrière un faux islam.»
Lassociation fait partie du Réseau européen pour la déradi-
calisation et a été fondée en 2003 par Hanif Qadir, un an après
son départ pour l’Afghanistan an d’y rejoindre un groupe lié
à Oussama Ben Laden. Il est rapidement rentré, se disant déçu
et choqué: «Je voulais aider à atténuer les sourances, je ne
voulais pas y contribuer. » Il a donc créé cette association, et n’a
pas choisi Twitter par hasard : «Les jeunes musulmans en ont
assez de la propagande de haine que les terroristes répandent
sur les réseaux sociaux.»
Mais certains musulmans s’interrogent sur cette initiative.
«L’idée que tous les musulmans doivent condamner ouvertement
des actes aussi répréhensibles est absurde, a écrit l’éditorialiste
musulmane Mehreen Khan dans e Daily Telegraph. Elle peut
même être dangereuse. Et pourtant, étant donné les événements en
Irak et en Syrie, nous, les musulmans, nous navons pas le choix.
Il nous faut réagir face aux actes de l’État islamique, de crainte
que notre “silence” ne soit perçu comme un blanc-seing.» Hanif
Qadir, lui, estime qu’il est de «notre responsabilité, en tant que
britanniques et musulmans, de rejeter l’État islamique et de faire
tout ce qui est en notre pouvoir pour étouer ces voix de haine et
de violence, et de les empêcher de faire du mal à l’islam».
MARIE BILLON, CORRESPONDANCE DE LONDRES
Les musulmans anglais rassemblés
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