HISTOIRE & ANTHROPOLOGIE Revue pluridisciplinaire de sciences humaines Corps et Sociétés N° 23 / 2001 L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y IK9 L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE DlRECTfI.lR Rédaction -- DE LA PUBLICATION Frand. Michel Aggée Cékstin HISTOIRE & ANTl-IROPOLOGIE 18, rue des Orphelins 67000 Strasbourg France Tél-Fax: (33 ou 0) 3 88 84 59 50 E-mail: [email protected] www.IDultimania.coln/l'evueheta EN CHEF REDALIEUR - Lomo Myazhiom COMITE EDITORIAL Martini Guédron David Le Breton Aggée Célestin Lomo Myuhiom Franck Michel ADMINISTRATION ET GESTIO~ Christine Dumond Aggée Célestin Lomo Myazhiom Franck Michel ILLUSTRATIONS Commercial-Abonnements Editions L'HARMATTAN 5, rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris France Tél: (33 ou 0) 1 40 46 79 :!) 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Lomo Myazhiom Béatrice Mabilon-Bonfils Stéphane Malysse Franck Michel Hugues Mou('kaga Gomdaogo Pierre NakouJima Jcan-Béde1 Norodom Kiari André Rauch Farid Rahmani Emmanuel Roquet Hnina Tuil Florence Vinit Barbara Vonrelt Gilles Wolfs Les propositions d'articles doivent * adressées à l'adre.vse de la rédaction. être La rédactioll ne restitue pas les articles et * autres manuscrits ou disquettes reçus et non publiés. Elle tient également à signaler que chaque article engage la responsabilité de son auteur. LA LOI DU 11 MARS 1957 INTERDIT LES COPIES OtT REPRODUCTIONS TOTALE~ OtJ PARTIELLES. Vous pouvez contribuer au développement et à la promotion ; de HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE ; - ahonnez-vous - dîtfus~z et faites cennaÎtre la revue autour de vous; n;hésitez pas à nous t'aire pal1 de vos réflexions, propositions et vos critiques. - vos Li."'te de lIOS publicatiolls, dossiers des ancien~' * Iluméros, bulletin d'abonnement, enfin de numéro. (Ç)L'Harmattan, ISBN: 2001 2-7475-0293-7 2001 5 Histoire & Anthropologie 23 Editorial C017JSet sociétés 9 13 25 47 69 91 105 117 131 143 151 163 175 185 197 Présentation (D. Le Breton) Denis Jeffrey - Mémoire corporelle et rite Philippe Lacombe - Corps, culture et technique: entre tradition et modernité Stéphane Malysse - Images et représentations de la folie. De l'autre côté du miroir de la normalité Martial Guédron - Les mérites transcendants de l'oreille Florence Bayard - Le corps à l'agonie Hugues Mouckaga - Le propre et le sale. L'hygiène du corps féminin face au regard masculin dans la Rome antique Thierry Goguel d'Allondans - Le tatouage: entre lien et séparation Florence Vinit - Le « toucher» en milieu de soin, entre exigence technique et contact humain Emmanuel Roquet - Corps « sans abri » André Rauch - Le sexe et les pets: les symboles de la virilité bafouée Farid Rahmani - Enfants de migrants Nord-amcains, islam et interdits dans la relation à l'autre sexe Pascal Hintermeyer - La société envisagée comme un corps Hakima Aït El Cadi - Du mépris de la force et de la violence physique des femmes Entretien avec David Le Breton Carte blanche 209 Philippe Boulanger 231 Gomdaogo Pierre journalisme 243 Comotes rendus - Comment peut-on être kurde? Nakoulima - Limites de la démocratie et difficultés du Joar de fête 3>ié.. MULL6~ 5 ÉDITORIAL Editorial T omber les masques, vivre, reprendre confiance, le monde a besoin d'espoir et de nouvelles utopies dont nous découvrons quelques unes dans ce dossier consacré au « corps ». A la lumière des réflexions posées ici, les identités fragilisées se reconstruisent et un retour à l'humain s'impose. Une reconquête qui passe par le détour, «voies nomades» que nous vous convions également à parcourir sur notre site internet: http://multimania. com/revueheta Ne désespérant jamais de voir la part de lumière resurgir au cœur des ténèbres, Théodore Monod, infatigable écologiste précurseur et savant, arpenteur des déserts et marcheur solitaire jusqu'à la fin de ses jours, aura toujours refusé que l'humanité se confine à la barbarie, malgré « son» siècle voué à tous les chaos et autres désillusions: « On a le droit d'espérer que l'homme tôt ou tard, s'il n'est pas assez bête pour se détruire avant, reprendra - ou prendra puisqu'il ne Pa jamais pris -, le chemin de l'hominisation». Ce droit - qui ne s'exerce pas sans devoir réciproque et solidaire heureusement existe mais le chemin est long, difficile et semé d'embûches. .. En attendant pour l'instant cet introuvable mais nécessaire bout du chemin, bonne lecture à toutes et à tous! F. M. et L. M. A. C. Histoire & Anthropologie n023 - ze semestre 2001 ~ ~~. M.It. "- .. ~ A p~o pos Vu DE" ~Agl!.i£LL£ [)i£sr~S Corps et sociétés ~~ - -- ,~~-,---" --- ~ \ -- 1:>IE NUlLE A-.. / - ~-- ~<- r <.:.. ~-",..~ /~ !~<, r f \ ? ~ "" "-,.". ~~ '" ~~ -7~ ~ /..:?# / .....,.. ,.., ~ ~ ~--. ~ .' --- /" DANGEl . r ,,f ~ ~" ."'~' ~ - .. ~ ~_,._~. NEJ _ ~ ,..-- .!Jie.r;wller 9 PRÉSENTATION Présentation L e corps est la souche identitaire de I'homme, le lieu et le temps où le monde prend chair. Parce qu'il n'est pas un ange, toute relation de l'homme au monde implique la médiation du corps. Il y a une corporéité de la pensée comme il y a une intelligence du corps. Des techniques du corps aux expressions de l'affectivité, des perceptions sensorielles aux inscriptions tégumentaires, des gestes de l'hygiène à ceux de l'alimentation, des manières de table à celles du lit, des modes de présentations de soi à la prise en charge de la santé ou de la maladie, du racisme à l'eugénisme, du tatouage au piercing, le corps est une matière inépuisable de pratiques sociales, de représentations, d'imaginaires. Impossible de parler de l'homme sans présupposer d'une manière ou d'une autre que c'est d'un homme de chair dont il s'agit, pétri d'une sensibilité propre. Le corps est 1'« instrument général de la compréhension du monde », disait Merleau-Ponty. L'existence de l'homme est d'abord corporelle, elle sousentend une mise en jeu sensorielle, gestuelle, posturale, mimique, socialement codée et virtuellement intelligible par les acteurs dans toutes les circonstances de la vie collective au sein du même groupe. La compréhension du monde est elle même le faît du corps à travers la médiation des signes sociaux intériorisés, décodés et mis en jeu par l'acteur. Le corps est un vecteur de compréhension du rapport au monde de l'homme. A travers lui, le sujet s'approprie la substance de son existence selon sa condition sociale et culturelle, son âge, son sexe, sa personne, et la rejoue à l'adresse des autres. On le voit, la sociologie (ou l'anthropologie du corps) est confrontée à une immense étendue de recherche. Certes, elle demeure un chapitre de la sociologie (et de l'anthropologie), Histoire & Anthropologie nD23 .- ? semestre 2001 JO PRÉSENTATION subordonnée donc à ses traditions de pensée et de méthodes, mais ses développements sont nombreux et embrassent d'une certaine manière l'ensemble des rapports au monde de l'individu dans la mesure où rien de ce qu'il fait ne saurait être dissocié de son corps. Elle déplace simplement le regard pour se centrer moins sur le résultat de l'action que sur la mise en œuvre du corps dans son effectuation. Les sociologies naissent de questions posées, de turbulences qui agitent un moment le social. Le travail, le monde rural, la famille, la jeunesse, la mort, les techniques, et sont devenus des axes d'analyse pour la sociologie dès lors que les cadres sociaux et culturels qui les enveloppaient ont commencé à se distendre, suscitant le malaise et l'interrogation. L'approche du corps a suivi le même mouvement A la fin des années soixante, alors que la sexualité est en pleine mutation et que le féminisme entame une critique de fond de la société, le corps fait une entrée royale dans le questionnement des sciences sociales. Citons entre autres N. Elias, M. Foucault, J. Baudrillard, P. Bourdieu, M. Douglas, B. Turner, E. Hall, R. Birdwhistell, etc. Un objet problématique et transversal, souvent posé intellectuellement comme analyseur de pratiques ou de représentations, renouvelle la pensée sur le social. Mais la sociologie du corps telle qu'elle s'est développée n'est pas une sociologie sectorielle comme les autres (comme celle qui traite de la mort, de la jeunesse, etc.), elle possède un statut particulier dans le champ des sciences sociales. En prenant les précautions épistémologiques d'usage, elle traverse souvent les savoirs disciplinaires, elle croise en permanence d'autres champs (histoire, ethnologie, psychologie, psychanalyse, biologie, médecine, etc.) et doit s'accoutumer au dialogue avec les autres sans diluer sa spécificité ni renoncer à ses exigences de rigueur. Le corps est l'interface entre le social et l'individuel, la nature et la culture, le physiologique et le symbolique, c'est pourquoi la sociologie appliquée au corps se doit d'être particulièrement prudente dans le maniement de ses outils de pensée. Après avoir été longtemps plutôt anglo-saxonne, malgré les textes fondateurs de Mauss, de Granet ou de Leenhardt, les travaux sur le corps foisonnent aujourd'hui sans exclusive nationale et en Histoire & Anthropologie nIJ23 - ? semestre 2001 11 PRÉSENTATION toute légitimité. Il reste beaucoup à faire dans le sillage d'une sociologie et d'une anthropologie classiques sur les gestes, les postures, les techniques du corps, les perceptions sensorielles, l'expression et le ressenti des émotions, la sexualité, l'érotisme, la pornographie, les mises en jeu du corps dans les multiples interactions, les inscriptions tégumentaires, etc. Les représentations du corps se multiplient, se concurencent dans le domaine de la médecine, chez les malades eux-mêmes qui projettent une vision profane de leurs troubles ou de leurs recours thérapeutique; autour des prélèvements d'organes où il est clair que s'affrontent des visions différentes du corps, de l'au-delà, de la mort, etc. Représentations du corps dans les activités sportives, le racisme, l'eugénisme, la sexualité, etc. Ou encore à l'intérieur du New Age, ou dans les différentes spiritualités contemporaines, ou de manière singulière chez les individus. Le cinéma, la vidéo, l'informatique, les arts plastiques, le body art notamment imposent d'autres visions du corps, d'autres pratiques, d'autres relations au spectateur. Toutes ces représentations du corps s'offrent comme une manne à la curiosité des sociologues. Nombre de pratiques sociales mettent le corps au centre de leur dispositif: les pratiques de santé, de soins, d'hygiène, les activités physiques et sportives, le théâtre, la danse, le rapport esthétique à soi (maquillage, piercing, tatouage, cosmétique, coiffure, etc.), le rave, l'usage des drogues, des psychotropes, etc. Toutes ces activités engagent des activités consommatoires, des rapports à soi, aux autres, des représentations, des imaginaires... Sur un autre plan le corps est sur la ligne de fracture de l'extrême contemporain. En matière d'assistance médicale à la procréation, par exemple, qui confronte à une procréation hors corps, sans sexualité, et à des technologies médicales qui mettent à mal un tissu de significations et de valeurs qui structuraient jusqu'à ces dernières années le rapport à l'enfant. Ce sont également les prélèvements et les transplantations d'organes qui soulèvent de lourdes questions anthropologiques. Il faudrait également évoquer la puissance du discours génétique (avec notamment le séquençage du génome, la médecine prédictive, etc.) et ses dérives perverses en termes de racisme (sociobiologie) et d'eugénisme. Il yale domaine Histoire &Anthropologie nD23 -? semestre 2001 12 PRÉSENTATION immense du virtuel avec ce qu'il bouleverse en profondeur du rapport à l'autre, au corps, à la sexualité, à l'image, au réel, etc. Bref, pour mettre un terme à cette liste dépareillée à la Perec, le monde contemporain est un vivier inépuisable de questions pour la sociologie ou l'anthropologie du corps, le chantier est immense, les écrits déjà nombreux sur tous ces thèmes, mais les interrogations demeurent et soulèvent maintes inquiétudes... David Le Breton l~l(f- Histoire & Anthropologie n"23 - zesemestre 2001 ÔO MÉMOIRE CORPORELLE 13 ET RITE Mémoire corporelle et rite Denis Jeffrey Auteur de Jouissance Université Laval, Québec (Canada). du sacré. Religion et postmodernité, Paris, Armand Colin, 1998. « L'inhumain étant oubli de l'humain, la réintégration dans le monde de l'humain passe par la restauration de la faculté de mémoire, et donc par la capacité de récit ». Jacques Ricot L e mot rite provient du vocabulaire indo-européen!. La première forme rta, qui se trouve dans le Rigveda, renvoie à l'ordre immanent du cosmos. La forme ritu qui en découle met l'accent sur les tâches à faire dans le respect des lois cosmiques. Le ritus des Grecs signifie l'ordre prescrit. Malléable dans sa forme et sa signification, le rite assure la permanence du monde face au chaos. Les pratiques rituelles accomplies dans les règles de l'ordonnancement du monde rythment le calendrier annuel, assurent la continuité de la vie et confirment l'efficacité des forces destinales. L'officiant, gardien « officiel» de la mémoire, rappelle le déroulement et l'organisation des pratiques. Il est l'ambassadeur entre les hommes et les représentations de 1. Pour l'étymologie, voir entre autres, les travaux de Julien Ries qui fait la synthèse des études sur le rituel et le sacré, L'expression du sacré dans les grandes religions, Collection «Homos religiosus », 3 vo1., Louvain-la-Neuve, HIRE, 1978, 1983, 1986. Aussi, on peut lire «Les rites d'initiation et le sacré », dans Les rites d'initiation, Louvain-la-Neuve, 1986. Histoire & Anthropologie n(J23 - zesemestre 2001 14 DENIS JEFFREY 1'« autre-monde» (esprits, ancêtres, divinités, génies, forces magiques, etc.). Les mots « rite» et « rituel » ont conservé le sens originaire de pratique pour le respect d'un ordre stable. A l'instar du monde indou ancien, il pourra s'agir d'un ordre cosmique et métaphysique, d'un ordre social et politique et d'un ordre psychique ou personnel. Le rite, comme le proposait Mauss, « modifie l'état de la personne »2 du fait qu'il implique une dimension symbolique qui éduque et façonne la sensibilité. Cette notion de «sensibilité» évoque la chair symbolique, c'est-à-dire une intelligence incarnée dans le monde qui ne se distingue ni de la pensée ni de l'émotion ni de la volonté. Bronislaw Malinowski3 s'intéresse aux structures anthropologiques du rite lorsqu'il le considère comme une création de l'intelligence pour pallier les déficiences de l'instinct chez l'humain. L'instinct étant entendu comme un ordre quasi immuable qui détermine les conduites de l'animal. L'instinct devient infiniment variable et modifiable selon que l'animal est domestiqué ou sauvage4. Désarrimé des instincts nécessaires chez les animaux à leur survie et à leur adaptation au milieu, le petit de l'homme est un être prématuré (néoténie), devant être toute sa vie socialisé, civilisé, humanisé. David Le Breton souligne qu'« à sa naissance et dans les premières années de son existence, l'homme est le plus démuni des animaux. Cet inachèvement n'est pas seulement physique, il est aussi psychologique, social et culturel5 ». A sa naissance, aucun processus biologique ne détermine, dans un sens civilisateur, le rite et son symbolisme qui animent le corps au lieu et à la place de l'instinct Il n'y a pas une langue naturelle du corps. D'emblée sous la tutelle d'un autre, le corps est action symbolique dans le monde et sur le monde. En faisant ses nuits ou non, en pleurant ou en riant, 2. Cité par Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 16. 3. Bronislaw Malinovski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1969. 4. Voir Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, Poche, 2000. 5. David Le Breton, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Armand Colin, 1998, p. Il. Histoire & Anthropologie nf)2J - ? semestre 2001 MÉMOIRE CORPORELLE 15 ET RITE l'enfant montre déjà la trace de l'autre maternel en lui. Ces premières réponses de l'enfant font état d'une présence humaine qui l'éduque au système de sens et de valeurs de son milieu. Les rites de l'homme le propulsent dans un monde qui lui donne le goût de vivre~ qui l'initie à l'usage de la fourchette, du mouchoir et du vêtement6, et des leurs multiples représentations. Le rite est mémoire qui opère dans l'homme, dans son corps, des transformations conditionnelles à son adaptabilité. La mémoire corporelle fonctionne bien quand elle devient réflexes, actes, manière d'être, sensibilité et langage. Le rite ne sépare pas l'homme de son corps, il ne dresse pas entre l'homme et son corps le mur de la civilisation, le rite est l'homme. L'homme fait corps avec le rituel et le rituel fait corps avec l'homme. A cet égard, il n'existe pas un état naturel de l'homme, une manière d'être plus proche de la nature animale; l'homme tout entier est façonné par les rites acquis selon les modalités particulières de l'éducation de l'enfant. Même la parole ne sépare pas la pensée du corps, le soma de l'âme, la mortalité de l'immortalité, l'animalité de l'humanité, produisant une scission ou une aliénation radicale. Le corps est d'emblée dans le langage et le langage émane du corps infiniment malléable et éducable. Entre l'instituant et l'institué Contrairement à l'animal, l'homme doit en toutes situations produire ses propres conduites, et par conséquent le sens de celles.. ci. A bien des égards, l'animal dispose de peu de souplesse dans ses réactions. Georges Gusdorf souligne que «de l'excitation à la réaction, le chemin demeure bref: en dépit de certains détours dont les animaux supérieurs sont capables? ». En revanche, l'homme peut sans cesse renouveler ses réactions parce qu'il est capable de rétroaction: de l'excitation à la réaction, le chemin est celui d'une mémoire. En d'autres termes, la carence de l'instinct force l'homme 6. Norbert EHas, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 7. Georges Gusdort: Signification humaine de la liberté, Paris, Payot, 1962, p. 15. Histoire & Anthropologie nQ23 -c semestre 2001 16 DENIS JEFFREY à construire ses réactions, ses conduites, qui, par répétition, se ritualisent. Malinowski n'avait pas tort d'associer le rituel et son symbolisme à la défaillance de l'instinct. Le rite en se répétant agit sur la mémoire corporelle. Il actualise des symboles dont les ramifications se conjuguent pour composer un récit mythique, confirmant un ordre et sa signification. La mémoire rituelle, chaque fois qu'elle se raconte, génère du sens et des représentations de soi se constituant comme institutions du sens. Des racines mythiques originent religions, sagesses, spiritualités, herméneutiques, politiques qui cohérent et renforcent les appartenances identitaires. Le mythe comme le souligne George BalandierS, raconte comment l'ordre est sorti du chaos originel, c'est-à-dire comment tout a commencé et comment tout s'achève puisque l'ordre est désormais là, répétitif et identique à soi dans l'étemisation du temps du mythe. Or, les mythes et les rites se transforment, intègrent des aspects nouveaux et des significations inédites, mais quelquefois se pétrifient, perdent leur vitalité et deviennent désuets. Entre sclérose et désordre, le rite impose une mémoire corporelle qui maintient l'identité dans un équilibre homéostatique. Le corps témoigne de la stabilité et de la consistance de cette mémoire balisant les limites identitaires entre «lâcheté» et rigidité, et signale par ses expressions de violence l'état de fonctionnement du rituel. Le rituel instituant force les limites identitaires à se rééquilibrer. L'irruption d'un événement pétulant suscite une violence, mais en répétant sa mémoire, devient rite9. Lorsque la violence ne se ritualise pas, on dira que 1'« acte échappe au corps». Le rituel n'arrive pas à donner forme à la violence spontanée. Pour devenir événement instaurateur, la violence doit se ritualiser, se raconter, se réciter afin de faire advenir du sens et une représentation de soi reconnue, c'est-à-dire une identité. Le sens advient en racontant, en s'instaurant comme mémoire. Le sémantisme sourd de la mise en récit d'un événement irruptif qui apparaît tout de même dans une filiation d'événements signifiants, quelquefois attendus, 8. George Balandier, Le désordre. Eloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988. 9. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. Histoire & Anthropologie n()23 -? semestre 2001 MÉMOIRE CORPORELLE 17 ET RITE quelquefois inattendus et déconcertants. Or, lorsqu'il s'institutionnalise, le sens de l'événement, qui est déploiement de la parole dans la temporalité du récit, justifie le rite, lui donne sa légitimité et sa valeur. Le rite engendre le mythe qui, à son tour, engendre le rite. On reconnaît que l'événement du dernier repas de Jésus s'est ritualisé dans la célébration eucharistique. La vie de Jésus s'est d'abord librement racontée avant d'être mise en récit par les évangélistes plusieurs années après sa mort, pour enfin prendre une forme réellement mythique. Le Jésus mythique, qui a assurément dépassé en importance le Jésus historique, agrègent les hommes, leur fournit sens et identité. Le rite instituant, renouvelant la mémoire corporelle, prend du temps à se mythifier; à cet égard, il y a des rites qui ne se mythifieront pas, comme il y a des mythes, ébranlés dans leur sémantisme, qui se décitualisent. Par sa ritualisation, une mémoire corporelle, qui structure les limites identitaires, les limites d'expression corporelle, la sensibilité, est actualisée et vitalisée. Dans le monde contemporain, la pauvreté rituelle provient essentiellement de l'accélération de la vie qui tue le temps nécessaire à sa mise en récit, à sa mémorisation et à la célébration du souvenir. Dans un sens institué, le verbe précède l'action. L'enfant naît dans un monde déjà constitué, déjà signifiant. Mais les ruptures et les événements instaurateurs chamboulent l'ordre du monde, affecte le sens et ses mises en scènes rituelles. La dialectique entre l'instituant et l'institué, autrefois entrevu par Héraclite, est inépuisable. Le rituel contre la pulsion de mort Le rite opère en régulant les activités humaines, mais aussi en réprimant les conduites spontanées inductrices de violence. Comme l'écrit Michel de Certeau, dans L'Ecriture de l'histoire, «toute ritualisation est immunisation, neutralisation des conduites spontanées. Tout ce qui est culturel relève d'une règle et ce qui relève de la règle est inoffensif au regard de la force démonique et imprévisible des conduites originelles. Eliminer la mort sauvage, le Histoire & Anthropologie n023 - zesemestre 2001 18 DENIS JEFFREY rituel est une mise en forme de l'action humaine. Structuration des mœurs chaotiqueslO ». De Certeau a raison de relever que le rite remplace les conduites spontanées. C'est que le petit de l'homme entre dans la vie en intériorisant des interdits qui l'initient rituellement à l'une ou l'autre des mémoires de l'humanité qui défmit la condition humaine. Or, on doit maintenant considérer l'excès en l'absence d'instincts. L'excès est le refus de la condition humaine quand l'homme prétend s'égaler aux dieux ou lorsqu'il prétend régresser dans l'animalité. Ce sont deux frontières fortes, sous la surveillance d'une batterie d'interdits, qui bornent toutes les entreprises humaines. Si nous admettons que nombre de transgressions sont fécondes et créatrices, parce qu'elles sont reconnues comme telles, d'autres transgressions, qui entraînent l'homme dans un excès à l'orée de la mort, sont futiles. Séparé des dieux et de l'animalité, l'homme négocie son existence en acceptant la mémoire qui délimite sa condition d'humain. Jacques RicotI1 note que refuser l'immortalité, comme refuser l'animalité, c'est refuser d'oublier. La mémoire est le propre de l'homme parce qu'il est un être mortel, et c'est cette mémoire ritualisée qui contribue à donner à l'homme ce qui l'extirpe de la nature. Autant les apprentissages de la langue et de l'hygiène que les apprentissages des règles de la table impliquent pour l'enfant des interdits à respecter. Apprendre à marcher et à partager des espaces de jeu convoque des interdits. Les apprentissages limitent l'enfant, mais ce sont des interdits qui lui permettent de grandir, de devenir adulte, de prendre sa place dans son monde social. Un interdit, en somme, a une fonction structurante pour l'enfant. Il répond à un besoin vital. Les interdits relatifs à la sexualité, à l'alimentation, à l'hygiène, au cadavre ne sont pas exprimés directement, ils se communiquent à travers des pratiques corporelles, c'est-à-dire des habitudes de vie, des manières d'être, de voir et de sentir. Le rôle de 10. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 147. Il. Jacques Ricot, Etude sur l'humain et l'inhumain, Saint-Sébastien-sur-Loire, Ed. Pleins Feux, 1998. Histoire &Anthropologie nQ23 - ~ semestre 2001 MÉMOIRE CORPORELLE 19 ET RITE l'interdit est de délimiter des frontières identitaires, de constituer des espaces afin de créer un écart entre la réponse pulsionnelle et la réponse rituelle. La réponse pulsionnelle est celle qui échappe au corps. L'interdit contient la violence spontanée, l'exubérance de vie. A la limite, l'interdit se rapporte à la mort. Ce qui est interdit, c'est l'excès de vie pouvant mener à la mort. «L'interdit répond à un mouvement de protection contre la mort12 », et réalise une vie signifiante. Dans son double sens, l'interdit défend et autorise, trace des barrières et ouvre des espaces de vie, différencie et aménage les échanges. Céder à la pulsion représente le retour du désordre, du chaos et de la violence. L'espace de vie s'efface pour devenir un espace de mort. L'interdit rituel, en médiatisant la conduite spontanée, instaure une distance à soi et à autrui, ouvre à la communication, à l'échange, à l'exercice de la liberté, à une rencontre réglée entre les individus et les groupes. Le danger d'abolir les interdits qui modulent les limites identitaires, de soulever les défenses, de briser les rituels de la mémoire corporelle, même les rituels de transgression qui sont, comme l'a montré Roger Cailloisl3, parfaitement codés, est celui du retour de la violence. La conduite spontanée de l'enfant, celle qu'on qualifie de pulsionnelle et de violente, irriguée par le sentiment de toutepuissance, est hors norme, hors rituel. Quand nous affirmons que le petit de l'être humain n'a pas d'instinct, nous signifions que son instinct est complètement désarrimé de la survie du groupe. Un enfant ne travaille pas spontanément pour la survie du groupe. Rien ne l'y porte. Par ailleurs, ses énergies de vie ne sont pas naturellement orientées vers un but précis. Les énergies de vie de l'être humain, que l'on qualifie aussi d'énergies sexuelles (Freud), sont prêtes à bondir sur tout objet excitant sur lequel elles peuvent s'attacher. Dans le sens psychanalytique, l'enfant qui vient de naître possède une grande puissance de vie devant, lorsqu'il sera parvenu à 12. Marie Cariou, Freud et le désir, Paris, PUF, 1995, p. 97. 13. Roger Caillois, L 'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1970. Histoire & Anthropologie n"23 - zesemestre 2001 20 DENIS JEFFREY maturité, être mise au service de la société, être tournée vers l'avenir. Le processus de maturation de l'être humain est très ambitieux, fourmille d'embûches qui sont autant d'épreuves rituelles. L'énergie de vie de l'enfant doit être canalisée et orientée par des pratiques dictées par l'ordre mythique qui lui apprendront selon le cas, le sourire, les émotions, les soins du corps, les rapports de filiation, les marquages identitaires, etc. Même dans les sociétés modernes où une large part de liberté est laissée à l'individu, ce sont encore des rituels qui modèlent son corps et ses manières d'être. Ce ne serait pas un contresens de dire qu'il y a, dans les sociétés modernes, des rituels d'évitement du rituel, en ce qui concerne notamment, l'entrée dans la vie adulte, la sexualité et les funérailles. Revenons à la proposition de Michel de Certeau afin de l'approfondir en l'associant à la notion de « pulsion de mort ». FreudI4 a montré que l'homme est l'animal chez qui la pulsion de mort remplace l'instinct. A la place de l'excès pulsionnel doit advenir la culture. Au début de l'existence de l'enfant, l'énergie de vie n'est pas limitée par une frontière intérieure ou extérieure. Le corps pulsionnel n'est soumis ni à l'un ni à l'autre des deux processus de limitation de l'excès que sont le principe de plaisir et l'acculturation, c'est-à-dire l'acquisition d'une mémoire corporelle. Il peut donc jouir sans entrave. La ritualisation du corps pulsionnel initie à la mémoire corporelle. L'expression pulsion de mort, proposée par Freud, a le sens d'excès. Freud avait observé que l'être humain est d'abord un être de plaisir. A la naissance, ce plaisir n'est pas orienté vers un but précis. L'enfant est séduit par un plaisir qui n'implique aucun objet hors de lui. Il se prend comme objet de plaisir. C'est le plaisir narcissique. Cependant, son entrée dans la culture l'oblige à mettre son plaisir au service de l'autre. Le plaisir qu'il éprouve pour luimême doit être orienté vers des objets de satisfaction hors de lui. Ce processus vise la régulation et l'orientation du plaisir. Or, la pulsion de mort régit un processus qui se situe au-delà des finalités liées à la 14. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1986; Essai de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Histoire & Anthropologie nD23 -? semestre 2001