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HISTOIRE & ANTHROPOLOGIE
Revue pluridisciplinaire de sciences humaines
Corps et Sociétés
N° 23 / 2001
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
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L 'Harmattan Inc.
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ITALlE
DlRECTfI.lR
Rédaction
--
DE LA PUBLICATION
Frand. Michel
Aggée Cékstin
HISTOIRE & ANTl-IROPOLOGIE
18, rue des Orphelins
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EN CHEF
REDALIEUR
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COMITE
EDITORIAL
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David Le Breton
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Franck Michel
ADMINISTRATION
ET GESTIO~
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Aggée Célestin Lomo Myazhiom
Franck Michel
ILLUSTRATIONS
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ET MAQUE1TE
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SCIENTIFIQUE
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Françoise Dunand
Marc Ferro
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Francis Guibal
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Jean-Louis Margolin
Eric Navet
Freddy Raphattf
André Rauch
Monique Selim
Elisabeth G. Sledziewski
COLLABORATEURS
Numéro ISSN : 1241-4468
Commission paritaire: AS. N° 74 063
Revue publiée avec le concours du
Centre Nationsl du Livre
DE CE NUMERO
Hakima Ait El Cadi
Florence Bayard
Philippe Boulanger
Bernard Boutter
Alain Dichant
Vladimir Claude FiSera
Nicole Fouché
Xavier Fourt
Martial Guédron
Thierry Gognel d'Allondans
Pascal Hintermeyer
Myriam Holtzinger
Denis Jeffrey
Bernard Jobin
Philippe Lacomhe
David Le Breton
Aggée C. Lomo Myazhiom
Béatrice Mabilon-Bonfils
Stéphane Malysse
Franck Michel
Hugues Mou('kaga
Gomdaogo Pierre NakouJima
Jcan-Béde1 Norodom Kiari
André Rauch
Farid Rahmani
Emmanuel Roquet
Hnina Tuil
Florence Vinit
Barbara Vonrelt
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ET ANTHROPOLOGIE
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propositions et vos critiques.
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*
Iluméros,
bulletin d'abonnement, enfin de numéro.
(Ç)L'Harmattan,
ISBN:
2001
2-7475-0293-7
2001
5
Histoire & Anthropologie
23
Editorial
C017JSet sociétés
9
13
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175
185
197
Présentation (D. Le Breton)
Denis Jeffrey
- Mémoire
corporelle et rite
Philippe Lacombe - Corps, culture et technique: entre tradition et
modernité
Stéphane Malysse - Images et représentations de la folie. De l'autre côté
du miroir de la normalité
Martial Guédron - Les mérites transcendants de l'oreille
Florence Bayard - Le corps à l'agonie
Hugues Mouckaga - Le propre et le sale. L'hygiène du corps féminin face
au regard masculin dans la Rome antique
Thierry Goguel d'Allondans - Le tatouage: entre lien et séparation
Florence Vinit - Le « toucher» en milieu de soin, entre exigence technique
et contact humain
Emmanuel Roquet - Corps « sans abri »
André Rauch - Le sexe et les pets: les symboles de la virilité bafouée
Farid Rahmani - Enfants de migrants Nord-amcains, islam et interdits
dans la relation à l'autre sexe
Pascal Hintermeyer - La société envisagée comme un corps
Hakima Aït El Cadi - Du mépris de la force et de la violence physique des
femmes
Entretien avec David Le Breton
Carte blanche
209
Philippe Boulanger
231
Gomdaogo
Pierre
journalisme
243
Comotes rendus
- Comment peut-on être kurde?
Nakoulima
- Limites
de la démocratie
et difficultés du
Joar de fête
3>ié.. MULL6~
5
ÉDITORIAL
Editorial
T
omber les masques, vivre, reprendre confiance, le
monde a besoin d'espoir et de nouvelles utopies dont
nous découvrons quelques unes dans ce dossier
consacré au « corps ». A la lumière des réflexions posées ici, les
identités fragilisées se reconstruisent et un retour à l'humain
s'impose. Une reconquête qui passe par le détour, «voies nomades»
que nous vous convions également à parcourir sur notre site
internet: http://multimania. com/revueheta
Ne désespérant jamais de voir la part de lumière resurgir au
cœur des ténèbres, Théodore Monod, infatigable écologiste
précurseur et savant, arpenteur des déserts et marcheur solitaire
jusqu'à la fin de ses jours, aura toujours refusé que l'humanité se
confine à la barbarie, malgré « son» siècle voué à tous les chaos et
autres désillusions: « On a le droit d'espérer que l'homme tôt ou
tard, s'il n'est pas assez bête pour se détruire avant, reprendra - ou
prendra puisqu'il ne Pa jamais pris -, le chemin de l'hominisation».
Ce droit - qui ne s'exerce pas sans devoir réciproque et solidaire heureusement existe mais le chemin est long, difficile et semé
d'embûches.
..
En attendant pour l'instant cet introuvable mais nécessaire
bout du chemin, bonne lecture à toutes et à tous!
F. M. et L. M. A. C.
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9
PRÉSENTATION
Présentation
L
e corps est la souche identitaire de I'homme, le lieu et
le temps où le monde prend chair. Parce qu'il n'est pas
un ange, toute relation de l'homme au monde implique
la médiation du corps. Il y a une corporéité de la pensée comme il y
a une intelligence du corps. Des techniques du corps aux expressions
de l'affectivité, des perceptions sensorielles aux inscriptions
tégumentaires, des gestes de l'hygiène à ceux de l'alimentation, des
manières de table à celles du lit, des modes de présentations de soi à
la prise en charge de la santé ou de la maladie, du racisme à
l'eugénisme, du tatouage au piercing, le corps est une matière
inépuisable de pratiques sociales, de représentations, d'imaginaires.
Impossible de parler de l'homme sans présupposer d'une manière ou
d'une autre que c'est d'un homme de chair dont il s'agit, pétri d'une
sensibilité propre. Le corps est 1'« instrument général de la
compréhension du monde », disait Merleau-Ponty.
L'existence de l'homme est d'abord corporelle, elle sousentend une mise en jeu sensorielle, gestuelle, posturale, mimique,
socialement codée et virtuellement intelligible par les acteurs dans
toutes les circonstances de la vie collective au sein du même groupe.
La compréhension du monde est elle même le faît du corps à travers
la médiation des signes sociaux intériorisés, décodés et mis en jeu
par l'acteur. Le corps est un vecteur de compréhension du rapport au
monde de l'homme. A travers lui, le sujet s'approprie la substance
de son existence selon sa condition sociale et culturelle, son âge, son
sexe, sa personne, et la rejoue à l'adresse des autres.
On le voit, la sociologie (ou l'anthropologie du corps) est
confrontée à une immense étendue de recherche. Certes, elle
demeure un chapitre de la sociologie (et de l'anthropologie),
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JO
PRÉSENTATION
subordonnée donc à ses traditions de pensée et de méthodes, mais
ses développements sont nombreux et embrassent d'une certaine
manière l'ensemble des rapports au monde de l'individu dans la
mesure où rien de ce qu'il fait ne saurait être dissocié de son corps.
Elle déplace simplement le regard pour se centrer moins sur le
résultat de l'action que sur la mise en œuvre du corps dans son
effectuation. Les sociologies naissent de questions posées, de
turbulences qui agitent un moment le social. Le travail, le monde
rural, la famille, la jeunesse, la mort, les techniques, et sont devenus
des axes d'analyse pour la sociologie dès lors que les cadres sociaux
et culturels qui les enveloppaient ont commencé à se distendre,
suscitant le malaise et l'interrogation. L'approche du corps a suivi le
même mouvement A la fin des années soixante, alors que la
sexualité est en pleine mutation et que le féminisme entame une
critique de fond de la société, le corps fait une entrée royale dans le
questionnement des sciences sociales. Citons entre autres N. Elias,
M. Foucault, J. Baudrillard, P. Bourdieu, M. Douglas, B. Turner,
E. Hall, R. Birdwhistell, etc. Un objet problématique et transversal,
souvent posé intellectuellement comme analyseur de pratiques ou de
représentations, renouvelle la pensée sur le social. Mais la sociologie
du corps telle qu'elle s'est développée n'est pas une sociologie
sectorielle comme les autres (comme celle qui traite de la mort, de la
jeunesse, etc.), elle possède un statut particulier dans le champ des
sciences sociales. En prenant les précautions épistémologiques
d'usage, elle traverse souvent les savoirs disciplinaires, elle croise
en permanence d'autres champs (histoire, ethnologie, psychologie,
psychanalyse, biologie, médecine, etc.) et doit s'accoutumer au
dialogue avec les autres sans diluer sa spécificité ni renoncer à ses
exigences de rigueur. Le corps est l'interface entre le social et
l'individuel, la nature et la culture, le physiologique et le
symbolique, c'est pourquoi la sociologie appliquée au corps se doit
d'être particulièrement prudente dans le maniement de ses outils de
pensée.
Après avoir été longtemps plutôt anglo-saxonne, malgré les
textes fondateurs de Mauss, de Granet ou de Leenhardt, les travaux
sur le corps foisonnent aujourd'hui sans exclusive nationale et en
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PRÉSENTATION
toute légitimité. Il reste beaucoup à faire dans le sillage d'une
sociologie et d'une anthropologie classiques sur les gestes, les
postures, les techniques du corps, les perceptions sensorielles,
l'expression et le ressenti des émotions, la sexualité, l'érotisme, la
pornographie, les mises en jeu du corps dans les multiples
interactions, les inscriptions tégumentaires, etc. Les représentations
du corps se multiplient, se concurencent dans le domaine de la
médecine, chez les malades eux-mêmes qui projettent une vision
profane de leurs troubles ou de leurs recours thérapeutique; autour
des prélèvements d'organes où il est clair que s'affrontent des
visions différentes du corps, de l'au-delà, de la mort, etc.
Représentations du corps dans les activités sportives, le racisme,
l'eugénisme, la sexualité, etc. Ou encore à l'intérieur du New Age,
ou dans les différentes spiritualités contemporaines, ou de manière
singulière chez les individus. Le cinéma, la vidéo, l'informatique,
les arts plastiques, le body art notamment imposent d'autres visions
du corps, d'autres pratiques, d'autres relations au spectateur. Toutes
ces représentations du corps s'offrent comme une manne à la
curiosité des sociologues. Nombre de pratiques sociales mettent le
corps au centre de leur dispositif: les pratiques de santé, de soins,
d'hygiène, les activités physiques et sportives, le théâtre, la danse, le
rapport esthétique à soi (maquillage, piercing, tatouage, cosmétique,
coiffure, etc.), le rave, l'usage des drogues, des psychotropes, etc.
Toutes ces activités engagent des activités consommatoires, des
rapports à soi, aux autres, des représentations, des imaginaires...
Sur un autre plan le corps est sur la ligne de fracture de
l'extrême contemporain. En matière d'assistance médicale à la
procréation, par exemple, qui confronte à une procréation hors
corps, sans sexualité, et à des technologies médicales qui mettent à
mal un tissu de significations et de valeurs qui structuraient jusqu'à
ces dernières années le rapport à l'enfant. Ce sont également les
prélèvements et les transplantations d'organes qui soulèvent de
lourdes questions anthropologiques. Il faudrait également évoquer la
puissance du discours génétique (avec notamment le séquençage du
génome, la médecine prédictive, etc.) et ses dérives perverses en
termes de racisme (sociobiologie) et d'eugénisme. Il yale domaine
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PRÉSENTATION
immense du virtuel avec ce qu'il bouleverse en profondeur du
rapport à l'autre, au corps, à la sexualité, à l'image, au réel, etc.
Bref, pour mettre un terme à cette liste dépareillée à la Perec, le
monde contemporain est un vivier inépuisable de questions pour la
sociologie ou l'anthropologie du corps, le chantier est immense, les
écrits déjà nombreux sur tous ces thèmes, mais les interrogations
demeurent et soulèvent maintes inquiétudes...
David Le Breton
l~l(f-
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& Anthropologie
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ÔO
MÉMOIRE
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ET RITE
Mémoire corporelle et rite
Denis Jeffrey
Auteur de Jouissance
Université Laval, Québec (Canada).
du sacré. Religion et postmodernité,
Paris, Armand Colin, 1998.
« L'inhumain étant oubli de l'humain, la réintégration dans
le monde de l'humain passe par la restauration de la faculté de
mémoire, et donc par la capacité de récit ».
Jacques Ricot
L
e mot rite provient du vocabulaire indo-européen!. La
première forme rta, qui se trouve dans le Rigveda,
renvoie à l'ordre immanent du cosmos. La forme ritu
qui en découle met l'accent sur les tâches à faire dans le respect des
lois cosmiques. Le ritus des Grecs signifie l'ordre prescrit.
Malléable dans sa forme et sa signification, le rite assure la
permanence du monde face au chaos. Les pratiques rituelles
accomplies dans les règles de l'ordonnancement du monde rythment
le calendrier annuel, assurent la continuité de la vie et confirment
l'efficacité des forces destinales. L'officiant, gardien « officiel» de
la mémoire, rappelle le déroulement et l'organisation des pratiques.
Il est l'ambassadeur entre les hommes et les représentations de
1. Pour l'étymologie, voir entre autres, les travaux de Julien Ries qui fait la synthèse
des études sur le rituel et le sacré, L'expression du sacré dans les grandes religions,
Collection «Homos religiosus », 3 vo1., Louvain-la-Neuve, HIRE, 1978, 1983,
1986. Aussi, on peut lire «Les rites d'initiation et le sacré », dans Les rites
d'initiation, Louvain-la-Neuve, 1986.
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DENIS JEFFREY
1'« autre-monde» (esprits, ancêtres, divinités, génies, forces
magiques, etc.). Les mots « rite» et « rituel » ont conservé le sens
originaire de pratique pour le respect d'un ordre stable. A l'instar du
monde indou ancien, il pourra s'agir d'un ordre cosmique et
métaphysique, d'un ordre social et politique et d'un ordre psychique
ou personnel. Le rite, comme le proposait Mauss, « modifie l'état de
la personne »2 du fait qu'il implique une dimension symbolique qui
éduque et façonne la sensibilité. Cette notion de «sensibilité»
évoque la chair symbolique, c'est-à-dire une intelligence incarnée
dans le monde qui ne se distingue ni de la pensée ni de l'émotion ni
de la volonté.
Bronislaw
Malinowski3
s'intéresse
aux
structures
anthropologiques du rite lorsqu'il le considère comme une création
de l'intelligence pour pallier les déficiences de l'instinct chez
l'humain. L'instinct étant entendu comme un ordre quasi immuable
qui détermine les conduites de l'animal. L'instinct devient
infiniment variable et modifiable selon que l'animal est domestiqué
ou sauvage4. Désarrimé des instincts nécessaires chez les animaux à
leur survie et à leur adaptation au milieu, le petit de l'homme est un
être prématuré (néoténie), devant être toute sa vie socialisé, civilisé,
humanisé. David Le Breton souligne qu'« à sa naissance et dans les
premières années de son existence, l'homme est le plus démuni des
animaux. Cet inachèvement n'est pas seulement physique, il est
aussi psychologique, social et culturel5 ». A sa naissance, aucun
processus biologique ne détermine, dans un sens civilisateur, le rite
et son symbolisme qui animent le corps au lieu et à la place de
l'instinct Il n'y a pas une langue naturelle du corps. D'emblée sous la
tutelle d'un autre, le corps est action symbolique dans le monde et
sur le monde. En faisant ses nuits ou non, en pleurant ou en riant,
2. Cité par Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998,
p. 16.
3. Bronislaw Malinovski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives,
Paris, Payot, 1969.
4. Voir Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, Poche, 2000.
5. David Le Breton, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris,
Armand Colin, 1998, p. Il.
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MÉMOIRE
CORPORELLE
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ET RITE
l'enfant montre déjà la trace de l'autre maternel en lui. Ces premières
réponses de l'enfant font état d'une présence humaine qui l'éduque
au système de sens et de valeurs de son milieu.
Les rites de l'homme le propulsent dans un monde qui lui
donne le goût de vivre~ qui l'initie à l'usage de la fourchette, du
mouchoir et du vêtement6, et des leurs multiples représentations. Le
rite est mémoire qui opère dans l'homme, dans son corps, des
transformations conditionnelles à son adaptabilité. La mémoire
corporelle fonctionne bien quand elle devient réflexes, actes,
manière d'être, sensibilité et langage. Le rite ne sépare pas l'homme
de son corps, il ne dresse pas entre l'homme et son corps le mur de la
civilisation, le rite est l'homme. L'homme fait corps avec le rituel et
le rituel fait corps avec l'homme. A cet égard, il n'existe pas un état
naturel de l'homme, une manière d'être plus proche de la nature
animale; l'homme tout entier est façonné par les rites acquis selon
les modalités particulières de l'éducation de l'enfant. Même la parole
ne sépare pas la pensée du corps, le soma de l'âme, la mortalité de
l'immortalité, l'animalité de l'humanité, produisant une scission ou
une aliénation radicale. Le corps est d'emblée dans le langage et le
langage émane du corps infiniment malléable et éducable.
Entre l'instituant et l'institué
Contrairement à l'animal, l'homme doit en toutes situations
produire ses propres conduites, et par conséquent le sens de celles..
ci. A bien des égards, l'animal dispose de peu de souplesse dans ses
réactions. Georges Gusdorf souligne que «de l'excitation à la
réaction, le chemin demeure bref: en dépit de certains détours dont
les animaux supérieurs sont capables? ». En revanche, l'homme peut
sans cesse renouveler ses réactions parce qu'il est capable de
rétroaction: de l'excitation à la réaction, le chemin est celui d'une
mémoire. En d'autres termes, la carence de l'instinct force l'homme
6. Norbert EHas, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy,
1973.
7. Georges Gusdort: Signification humaine de la liberté, Paris, Payot, 1962, p. 15.
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à construire ses réactions, ses conduites, qui, par répétition, se
ritualisent. Malinowski n'avait pas tort d'associer le rituel et son
symbolisme à la défaillance de l'instinct. Le rite en se répétant agit
sur la mémoire corporelle. Il actualise des symboles dont les
ramifications se conjuguent pour composer un récit mythique,
confirmant un ordre et sa signification. La mémoire rituelle, chaque
fois qu'elle se raconte, génère du sens et des représentations de soi
se constituant comme institutions du sens. Des racines mythiques
originent religions, sagesses, spiritualités, herméneutiques,
politiques qui cohérent et renforcent les appartenances identitaires.
Le mythe comme le souligne George BalandierS, raconte comment
l'ordre est sorti du chaos originel, c'est-à-dire comment tout a
commencé et comment tout s'achève puisque l'ordre est désormais
là, répétitif et identique à soi dans l'étemisation du temps du
mythe. Or, les mythes et les rites se transforment, intègrent des
aspects nouveaux et des significations inédites, mais quelquefois se
pétrifient, perdent leur vitalité et deviennent désuets. Entre sclérose
et désordre, le rite impose une mémoire corporelle qui maintient
l'identité dans un équilibre homéostatique. Le corps témoigne de la
stabilité et de la consistance de cette mémoire balisant les limites
identitaires entre «lâcheté»
et rigidité, et signale par ses
expressions de violence l'état de fonctionnement du rituel.
Le rituel instituant force les limites identitaires à se
rééquilibrer. L'irruption d'un événement pétulant suscite une
violence, mais en répétant sa mémoire, devient rite9. Lorsque la
violence ne se ritualise pas, on dira que 1'« acte échappe au corps».
Le rituel n'arrive pas à donner forme à la violence spontanée. Pour
devenir événement instaurateur, la violence doit se ritualiser, se
raconter, se réciter afin de faire advenir du sens et une représentation
de soi reconnue, c'est-à-dire une identité. Le sens advient en
racontant, en s'instaurant comme mémoire. Le sémantisme sourd de
la mise en récit d'un événement irruptif qui apparaît tout de même
dans une filiation d'événements signifiants, quelquefois attendus,
8. George Balandier, Le désordre. Eloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988.
9. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
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ET RITE
quelquefois
inattendus
et
déconcertants.
Or,
lorsqu'il
s'institutionnalise, le sens de l'événement, qui est déploiement de la
parole dans la temporalité du récit, justifie le rite, lui donne sa
légitimité et sa valeur. Le rite engendre le mythe qui, à son tour,
engendre le rite. On reconnaît que l'événement du dernier repas de
Jésus s'est ritualisé dans la célébration eucharistique. La vie de Jésus
s'est d'abord librement racontée avant d'être mise en récit par les
évangélistes plusieurs années après sa mort, pour enfin prendre une
forme réellement mythique. Le Jésus mythique, qui a assurément
dépassé en importance le Jésus historique, agrègent les hommes,
leur fournit sens et identité. Le rite instituant, renouvelant la
mémoire corporelle, prend du temps à se mythifier; à cet égard, il y
a des rites qui ne se mythifieront pas, comme il y a des mythes,
ébranlés dans leur sémantisme, qui se décitualisent. Par sa
ritualisation, une mémoire corporelle, qui structure les limites
identitaires, les limites d'expression corporelle, la sensibilité, est
actualisée et vitalisée. Dans le monde contemporain, la pauvreté
rituelle provient essentiellement de l'accélération de la vie qui tue le
temps nécessaire à sa mise en récit, à sa mémorisation et à la
célébration du souvenir. Dans un sens institué, le verbe précède
l'action. L'enfant naît dans un monde déjà constitué, déjà signifiant.
Mais les ruptures et les événements instaurateurs chamboulent
l'ordre du monde, affecte le sens et ses mises en scènes rituelles. La
dialectique entre l'instituant et l'institué, autrefois entrevu par
Héraclite, est inépuisable.
Le rituel contre la pulsion de mort
Le rite opère en régulant les activités humaines, mais aussi en
réprimant les conduites spontanées inductrices de violence. Comme
l'écrit Michel de Certeau, dans L'Ecriture de l'histoire, «toute
ritualisation est immunisation, neutralisation des conduites
spontanées. Tout ce qui est culturel relève d'une règle et ce qui
relève de la règle est inoffensif au regard de la force démonique et
imprévisible des conduites originelles. Eliminer la mort sauvage, le
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2001
18
DENIS JEFFREY
rituel est une mise en forme de l'action humaine. Structuration des
mœurs chaotiqueslO ». De Certeau a raison de relever que le rite
remplace les conduites spontanées. C'est que le petit de l'homme
entre dans la vie en intériorisant des interdits qui l'initient
rituellement à l'une ou l'autre des mémoires de l'humanité qui défmit
la condition humaine. Or, on doit maintenant considérer l'excès en
l'absence d'instincts. L'excès est le refus de la condition humaine
quand l'homme prétend s'égaler aux dieux ou lorsqu'il prétend
régresser dans l'animalité. Ce sont deux frontières fortes, sous la
surveillance d'une batterie d'interdits, qui bornent toutes les
entreprises humaines.
Si nous admettons que nombre de transgressions sont
fécondes et créatrices, parce qu'elles sont reconnues comme telles,
d'autres transgressions, qui entraînent l'homme dans un excès à
l'orée de la mort, sont futiles. Séparé des dieux et de l'animalité,
l'homme négocie son existence en acceptant la mémoire qui délimite
sa condition d'humain. Jacques RicotI1 note que refuser
l'immortalité, comme refuser l'animalité, c'est refuser d'oublier. La
mémoire est le propre de l'homme parce qu'il est un être mortel, et
c'est cette mémoire ritualisée qui contribue à donner à l'homme ce
qui l'extirpe de la nature.
Autant les apprentissages de la langue et de l'hygiène que les
apprentissages des règles de la table impliquent pour l'enfant des
interdits à respecter. Apprendre à marcher et à partager des espaces
de jeu convoque des interdits. Les apprentissages limitent l'enfant,
mais ce sont des interdits qui lui permettent de grandir, de devenir
adulte, de prendre sa place dans son monde social. Un interdit, en
somme, a une fonction structurante pour l'enfant. Il répond à un
besoin vital. Les interdits relatifs à la sexualité, à l'alimentation, à
l'hygiène, au cadavre ne sont pas exprimés directement, ils se
communiquent à travers des pratiques corporelles, c'est-à-dire des
habitudes de vie, des manières d'être, de voir et de sentir. Le rôle de
10. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 147.
Il. Jacques Ricot, Etude sur l'humain et l'inhumain, Saint-Sébastien-sur-Loire, Ed.
Pleins Feux, 1998.
Histoire &Anthropologie nQ23
- ~ semestre 2001
MÉMOIRE
CORPORELLE
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ET RITE
l'interdit est de délimiter des frontières identitaires, de constituer des
espaces afin de créer un écart entre la réponse pulsionnelle et la
réponse rituelle. La réponse pulsionnelle est celle qui échappe au
corps. L'interdit contient la violence spontanée, l'exubérance de vie.
A la limite, l'interdit se rapporte à la mort. Ce qui est interdit, c'est
l'excès de vie pouvant mener à la mort. «L'interdit répond à un
mouvement de protection contre la mort12 », et réalise une vie
signifiante.
Dans son double sens, l'interdit défend et autorise, trace des
barrières et ouvre des espaces de vie, différencie et aménage les
échanges. Céder à la pulsion représente le retour du désordre, du
chaos et de la violence. L'espace de vie s'efface pour devenir un
espace de mort. L'interdit rituel, en médiatisant la conduite
spontanée, instaure une distance à soi et à autrui, ouvre à la
communication, à l'échange, à l'exercice de la liberté, à une
rencontre réglée entre les individus et les groupes. Le danger
d'abolir les interdits qui modulent les limites identitaires, de soulever
les défenses, de briser les rituels de la mémoire corporelle, même les
rituels de transgression qui sont, comme l'a montré Roger Cailloisl3,
parfaitement codés, est celui du retour de la violence.
La conduite spontanée de l'enfant, celle qu'on qualifie de
pulsionnelle et de violente, irriguée par le sentiment de toutepuissance, est hors norme, hors rituel. Quand nous affirmons que le
petit de l'être humain n'a pas d'instinct, nous signifions que son
instinct est complètement désarrimé de la survie du groupe. Un
enfant ne travaille pas spontanément pour la survie du groupe. Rien
ne l'y porte. Par ailleurs, ses énergies de vie ne sont pas
naturellement orientées vers un but précis. Les énergies de vie de
l'être humain, que l'on qualifie aussi d'énergies sexuelles (Freud),
sont prêtes à bondir sur tout objet excitant sur lequel elles peuvent
s'attacher.
Dans le sens psychanalytique, l'enfant qui vient de naître
possède une grande puissance de vie devant, lorsqu'il sera parvenu à
12. Marie Cariou, Freud et le désir, Paris, PUF, 1995, p. 97.
13. Roger Caillois, L 'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1970.
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DENIS JEFFREY
maturité, être mise au service de la société, être tournée vers l'avenir.
Le processus de maturation de l'être humain est très ambitieux,
fourmille d'embûches qui sont autant d'épreuves rituelles. L'énergie
de vie de l'enfant doit être canalisée et orientée par des pratiques
dictées par l'ordre mythique qui lui apprendront selon le cas, le
sourire, les émotions, les soins du corps, les rapports de filiation, les
marquages identitaires, etc. Même dans les sociétés modernes où
une large part de liberté est laissée à l'individu, ce sont encore des
rituels qui modèlent son corps et ses manières d'être. Ce ne serait
pas un contresens de dire qu'il y a, dans les sociétés modernes, des
rituels d'évitement du rituel, en ce qui concerne notamment, l'entrée
dans la vie adulte, la sexualité et les funérailles.
Revenons à la proposition de Michel de Certeau afin de
l'approfondir en l'associant à la notion de « pulsion de mort ».
FreudI4 a montré que l'homme est l'animal chez qui la pulsion de
mort remplace l'instinct. A la place de l'excès pulsionnel doit
advenir la culture. Au début de l'existence de l'enfant, l'énergie de
vie n'est pas limitée par une frontière intérieure ou extérieure. Le
corps pulsionnel n'est soumis ni à l'un ni à l'autre des deux
processus de limitation de l'excès que sont le principe de plaisir et
l'acculturation, c'est-à-dire l'acquisition d'une mémoire corporelle. Il
peut donc jouir sans entrave. La ritualisation du corps pulsionnel
initie à la mémoire corporelle.
L'expression pulsion de mort, proposée par Freud, a le sens
d'excès. Freud avait observé que l'être humain est d'abord un être
de plaisir. A la naissance, ce plaisir n'est pas orienté vers un but
précis. L'enfant est séduit par un plaisir qui n'implique aucun objet
hors de lui. Il se prend comme objet de plaisir. C'est le plaisir
narcissique. Cependant, son entrée dans la culture l'oblige à mettre
son plaisir au service de l'autre. Le plaisir qu'il éprouve pour luimême doit être orienté vers des objets de satisfaction hors de lui. Ce
processus vise la régulation et l'orientation du plaisir. Or, la pulsion
de mort régit un processus qui se situe au-delà des finalités liées à la
14. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1986; Essai de
psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
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