L’économie contre l’éthique ?
Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale
Philippe Batifoulier
Journal d’économie médicale
Juillet 2004, Vol. 22, n°4.
FORUM (UMR 7028 CNRS)
Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex.
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e-mail : Philippe.Batifoulier@u-paris10.fr
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L’économie contre l’éthique ?
Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale
Résumé : Cet article est une tentative d’explication de l’éthique médicale à partir d’outils de la
théorie économique. L'éthique médicale est un aspect fondamental du système de santé.
Pourtant, au cours de ces dernières années, elle a rencontré peu d’attention chez les
économistes. En s’appuyant sur une revue critique de la littérature, la première partie de l’article
s’interroge sur la difficul à saisir cette notion. Dans la deuxième partie, nous essayons de
qualifier économiquement l'éthique médicale à partir d’une autre théorie de l’acteur : moins
rationnel mais plus réflexif. Nous développons une vision de l’éthique médicale comme schéma
d’interprétation.
Mots clefs: éthique médicale – relation médecin-patient- comportement médical
Economics against ethics ?
An attempt to investigate medical ethics
Abstract: This article is an attempt to explain medical ethics with tools of the economic theory.
Medical ethics is a fundamental aspect of the health sector. Nevertheless, in recent years, a little
attention has been given to ethical problems. The first part of the paper offers a critical review
of existing medical - ethics models and examines the scope and limitations of theses
approaches. In the second part we try to construct medical ethics from the concept of
interpretation. An original analysis of medical ethics as an interpretative scheme is proposed.
Key words : Medical ethics- physician patient relationship- physician behaviour
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L’économie contre l’éthique ?
Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale
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La réforme promise
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de l’assurance maladie met en avant l’augmentation incontrôlée des dépenses de
santé. Dans cette perspective « comptable », il apparaît nécessaire de soigner à moindre coût et les
pouvoirs publics cherchent à organiser cette recherche « d’économies » en développant un discours sur
l’optimisation de l’offre de soins.
La résistance du corps médical à prendre en considération la contrainte financière a besoin de légitimité.
Parmi les arguments mobilisés, la référence à une éthique médicale est celui qui fait le plus autorité. En
effet, cet argument transcende les conceptions de l’organisation de la médecine
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, unifie la profession et
définit l’activité médicale. La moralité professionnelle est formatée aussi bien par des supports visibles ou
codifiés comme les codes de déontologie ou les comités d’éthiques que par des ressources plus
symboliques comme le serment d’Hippocrate ou encore par un “conseil de l’Ordre ” qui veille à son
respect. Cette éthique n’est pas seulement une éthique qui s’écrit et qui s’institutionnalise dans des textes.
C’est aussi une éthique “qui se fait ” dans la mesure où les médecins justifient quotidiennement leur
pratique au nom de principes éthiques qui n’ont pas besoin de définitions précises
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. L’éthique est donc
une institution invisible qui dicte, en situation, la conduite à observer face aux patients.
Les recommandations plaidant pour la maîtrise des coûts se heurtent alors souvent à l’affichage d’une
orientation éthique qui cherche au contraire à s’affranchir de telles prescriptions. La bonne pratique
professionnelle s’oppose ainsi à la bonne gestion économique. Fort de son autorité éthique, le monde
médical considère que les prescriptions économiques risquent de détériorer la qualité de soins. A
contrario, les recommandations de politique économique soulignent que l’éthique ne peut être
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Ce travail doit beaucoup aux échanges fructueux avec Maryse Gadreau, à laquelle je suis redevable. Je
remercie également les deux rapporteurs de la revue ainsi que Philippe Abecassis et Ariane Ghirardello
dont les remarques critiques ont permis d’améliorer l’article. Toute insuffisance demeure de ma
responsabilité.
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A l’heure où sont écrites ces lignes, le détail de la réforme 2004 n’est pas connu.
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La valorisation d’une éthique n’est pas conditionnée à la défense du caractère libéral de la médecine et
plus généralement à la charte de la médecine libérale de 1926.
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Ainsi Paillet [1] montre, à partir d’un travail ethnographique mené à l’hôpital que les personnels
soignants se réfèrent à l’éthique sans pouvoir la définir. Le concept est flou, vague, indéfini,
indiscernable et insaisissable (p. 92).
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sérieusement opposée à la nécessaire réduction des coûts si ce n’est pour masquer des intérêts acquis et
entretenir un pouvoir discrétionnaire.
L’éthique peut ainsi s’opposer à la politique économique et la
politique économique chercher à contourner l’éthique. Chacun peut alors paraître sourd au point de vue
de l’autre, qu’il ne peut toutefois ignorer. Tous se savent en effet embarqués dans le même véhicule mais
revendiquent la place du chauffeur.
Notre thèse est que cette antinomie entre la régulation économique et l’éthique n’est pas naturelle même
si elle est naturalisée. Elle se nourrit de l’orientation de la théorie économique qui insiste sur l’existence
de mécanismes extrinsèques de motivation et qui de fait n’a pas besoin de recourir à une norme éthique
qu’elle a du mal à appréhender. S’il existe des moyens incitatifs de conduire le médecin à l’honnêteté,
l’hypothèse d’une éthique qui neutralise l’opportunisme du médecin ex ante est inutile. C’est pourquoi, la
notion d’éthique professionnelle a pratiquement disparu de la boite à outils de l’économiste de la santé
qui semble considérer qu’il a hérité de cette notion comme on hérite d’une servitude. On ne peut pas la
nier mais elle ne mérite pas de commentaires. Ce silence est d’autant plus surprenant qu’il s’inscrit dans
un contexte de prégnance des considérations éthiques, en économie et gestion de l’entreprise en
particulier. L’argumentation, qui est circonscrite au comportement microéconomique du médecin
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, sera
menée dans la première partie.
La seconde partie affirme au contraire que cette éthique reste un objet pertinent pour l’économie de la
santé même s’il faut pour cela mobiliser d’autres outils d’analyse. Elle propose une autre théorie de
l’acteur, moins rationnel mais plus réflexif, capable de canaliser l’incomplétude des textes de l’éthique
par une capacité d’interprétation. La vision de l’éthique qui est proposée n’est pas réductible à la
déontologie. Elle induit un autre regard sur le pouvoir discrétionnaire du médecin et le contrôle profane
du patient. Elle conduit à définir l’éthique comme un moyen de coordination des représentations,
permettant aux acteurs de juger de la qualité de la relation médicale dans laquelle ils s’insèrent. L’article
conclue sur les liens entre cette définition élargie de l’éthique et la politique économique en matière de
santé.
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Nous occultons ici les problèmes liés à l’expérimentation et à la bio éthique pour privilégier l’analyse
économique du comportement du médecin face au patient. Les termes d’éthique médicale et d’éthique
professionnelle peuvent alors être confondus.
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1. L’éthique médicale : un objet insaisissable par l’analyse économique ?
L’aspect le plus saillant de l’éthique professionnelle pour un économiste est celui qui proscrit l’exercice
lucratif de la médecine. Il est interdit, en effet, de pratiquer la médecine pour son seul profit. Ce
comportement, qui semble contraire à une logique d’homo économicus, se retrouve, par exemple, dans
l’article 19 du code de déontologie médicale [2]: “ La médecine ne doit pas être considérée comme un
commerceainsi que dans les articles censurant toute publicité (79 à 82) ou toute compétition (56 à 68)
entre médecins. En préconisant un certain “désintéressement
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”, l’éthique interdit, a priori, de concevoir
le médecin comme un individu dont le comportement répond aux canons de la théorie du choix rationnel.
L’existence d’une éthique médicale conduit à envisager le médecin autrement que comme un
maximisateur de son bien être personnel. Cette opposition manifeste entre un « homo économicus » et
un « homo hippocraticus » (Bien, [4]) conduit à éloigner l’éthique médicale de l’analyse économique
(Moatti et le Corroller, [5]).
Ce constat n’est rien d’autre qu’un témoignage de l’originalité du comportement médical et par
conséquent de l’adversité à laquelle fait face l’économiste quand il s’empare de ce type de problème.
Cependant, si l’économie est capable d’appréhender des objets rétifs comme l’éducation, le crime ou le
mariage, elle peut également formaliser l’éthique médicale. Cette formalisation a consisté à faire de
l’éthique une contrainte au comportement médical. Cette contrainte a été conjuguée en deux temps : une
contrainte que le médecin s’impose lui-même ou une contrainte qui lui est imposée par le patient (1.1).
Cependant, les difficultés logiques de la formalisation et le développement en économie d’une théorie des
règles valorisant l’accord de volontés autonomes ont mis à mal cette modélisation de l’éthique. Pour
autant, cette théorie des règles contractuelles n’a pas bouché sur une autre conception de l’éthique car
cette dernière est un objet incongru dans cet espace. L’éthique n’est plus considérée comme un objet
théorique pertinent, sans pour autant que l’on puisse en faire totalement l’impasse du fait de son autorité
réelle (1.2). On est ainsi passé de la curiosité stimulante à la servitude encombrante.
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Le terme est utilisé par Karpik [3] pour les avocats qui présentent de nombreuses similitudes avec les
médecins : une activité qui relève de “l’expertise ”, l’absence d’obligation de résultat, l’affirmation de
règles déontologiques, etc.
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