Liberté Leibniz Dupond 1
© Philopsis Dupond
La liberté
Remarques sur l’opuscule de Leibniz,
« Dialogue effectif sur la liberté de l’homme
et l’origine du mal » (1695)1
Pascal Dupond
Philopsis : Revue numérique
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L’opuscule est la transcription d’une conversation entre Leibniz et un
Conseiller à la Cour de Brandebourg, de janvier 1695. Le titre indique
clairement les deux objets de cette conversation. Le premier est d’établir que
la prescience divine et la détermination complète du monde ne contredisent
pas la liberté humaine (car cette détermination complète n’exclut pas la
contingence, qui est l’assise ontologique de la liberté de l’homme). Le
second est d’établir que le mal (en particulier le mal moral) ne contredit ni la
toute-puissance, ni la bonté divine. Les réflexions de Leibniz relèvent donc
d’une Théodicée. Il s’agit de justifier Dieu ou de rendre justice à Dieu, en
établissant que le mal ne réfute ni l’existence, ni la toute-puissance, ni la
bonté de Dieu.
L’interrogation sur l’origine du mal est religieuse avant d’être
philosophique. Elle est la trame de tous les « drames de création » où est mis
en scène l’affrontement d’un principe du bien et d’un principe du mal, elle
est aussi la trame de la grande tragédie grecque et de sa théologie de
l’aveuglement (le divin comme puissance de salut et de perdition). La
philosophie est une réponse, une réplique à la théologie tragique de
1 Système nouveau de la nature et de la communication des substances et
autres textes, GF-Flammarion, 1994, p. 49-58. Le commentaire portera
particulièrement sur les pages 52-53.
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l’aveuglement, et c’est sans doute avec Platon qu’apparaît la première
tentative de théodicée [Rép X 617 e : theos anantios (le dieu n’est pas
responsable) ; Timée: 49 a et sv : la cause errante ne se laisse pas
entièrement persuader]. Et, me reprise dans un questionnement
proprement philosophique, la question du mal reste une question-limite : elle
est à la frontière de la philosophie et de l’esprit de la religion la frontière
de la dialectique et du mythe, à la frontière du savoir et de l’opinion droite
ou de la foi). La raison de cette situation est que la question du mal ébranle
la philosophie au ur même de ce qui en est le projet fondamental ou la
possibilité : le “rendre raison”, logon didonai. Si ce qui rend raison, c’est par
excellence la cause exemplaire et la cause finale (le bien), peut-on rendre
raison et comment rendre raison de ce qui récuse la possibili même de
rendre raison ? Cette difficulté est au centre de la philosophie pour laquelle
le principe de raison suffisante (nihil est sine ratione) est le principe de tout
être et de toute connaissance. La théodicée rend raison du mal et répond
ainsi aux reproches que soulève contre le créateur le scandale du mal
physique et du mal moral
Les interlocuteurs saccordent à reconntre que la prescience divine
de tous les événements du monde ne réduit pas à néant la liberté et la
responsabilité humaines. L’argumentation de Leibniz peut être résumée ainsi
: tout est déterminé, mais nous ignorons ce qui est déterminé, la
détermination du monde n’est donc rien pour nous, elle équivaut
pratiquement à une indétermination ; or nous avons des devoirs, nous nous
connaissons des devoirs; nous devons agir selon ces devoirs que nous
connaissons, non selon le succès ou l’échec que nous ignorons ; notre part
est de les accomplir, sans savoir si notre « bonne volonté » suffira ou non au
succès.
La force de l’argument de Leibniz (qui était déjà psent chez les
Stoïciens) est de faire valoir que le monde spatio-temporel est un être
« distributif », le visible et l’invisible sont inséparables (les choses ne
nous sont pas données tota simul, le temps, comme disait Bergson, est ce qui
empêche que tout soit donné tout d’un coup), et que l’action est notre mode
propre d’inscription en ce monde distribué spatio-temporellement : agir,
c’est discriminer ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et c’est
faire fond sur le visible (le connu) pour aller vers l’invisible (l’inconnu) que
nous désirons ou espérons. L’invisible appartient à la structure même de
l’action, un être omniscient ne pourrait agir : « que de choses il faut ignorer
pour agir » (Valéry).
L’argument de Leibniz ne conserve sa force, cependant, que si nous
demeurons, par la pensée, à l’intérieur de notre condition de finitude, si nous
détournons le regard de la détermination du monde comme n’étant rien pour
les agents finis que nous sommes. Si nous dépassons par la pensée cette
condition de finitude, si nous considérons notre vie du point de vue de
l’omniscience divine, l’argument s’affaiblit : nous sommes enclins à penser
que notre liberté d’obéir au devoir que nous connaissons, notre
responsabilité sont vaines si notre essence nous détermine à agir contre le
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devoir. Nous pouvons prendre sur nous-mêmes deux points de vue. Si nous
coïncidons avec notre condition d’agent, la faute relève de notre liberté. Si
nous pensons en revanche que nous avons une essence ou une nature
entièrement déterminée, et qui est la règle infaillible de production de toutes
nos actions, la faute passe du côté de notre nature (laquelle incline
consciemment ou inconsciemment notre liberté). Il suffit sans doute, pour
fonder la responsabilité, que nos actions soient produites avec choix et
liberté. Mais que le mal passe toujours par notre liberté n’exclut pas que le
mal soit aussi inscrit dans notre nature. Le mal ne peut même s’accomplir
par notre liberté que s’il est d’abord inscrit dans notre nature (le faire se
fonde dans l’être). Et la justification que le mal trouve dans notre liberté
n’apporte aucune justification à ce qui du mal relève de notre nature. C’est
pourquoi « il reste toujours la grande difficulté de l’origine du mal ». Le mal
est de l’ordre du faire, mais il est aussi de l’ordre de l’être.
Que le passage de la 1e à la 2e partie de la lettre soit bien un passage
du péché comme liberté (le mal dans l’ordre du faire) au péché comme
nature (le mal dans l’ordre de l’être), c’est ce que confirme la référence au
mythe adamique. Le mythe d’un péché originel qui se transmet à toute la
descendance comme une tare héréditaire exprime le paradoxe d’un mal qui
est indivisiblement de liberté et de nature : il mêle une catégorie juridique (le
crime volontaire et punissable) et une catégorie biologique (l’unité de
l’espèce humaine par génération). Une grande partie de la discussion
théologique sur le statut du péché originel porte sur la part respective de la
liberté et de la nature, dans le péché des enfants d’Adam. Certains
accentuent la liberté et sont ainsi conduits, comme Pélage, à un concept
éthique du mal : nous péchons en Adam signifie nous péchons comme Adam
D’autres, comme St Augustin, tout en refusant le concept ontologique du mal
(qui est celui de la gnose) soulignent la corruption de notre nature et
l’inclination au mal moral produite par cette corruption. Dans sa polémique
anti-lagienne, Augustin souligne que le péché originel signe une
culpabilité héritée, une faute liée au fait me de la naissance, antérieure à
toute faute personnelle : plus profondément que toute décision en faveur du
péché ou contre le péché, il y a comme une nature acquise de la liberté, un
involontaire au cœur me du volontaire (Confessions, liv. VIII). La
réflexion de Leibniz s’inscrit dans ce cadre théologique : le péché est à
l’intersection de notre liberté et de notre nature.
En outre la raison du péché ne peut pas être seulement la volon de la
créature, car si la créature est l’auteur et la raison de ses actes de volonté,
elle n’est pas l’auteur ni la raison de sa volonté au sens de la facul de
vouloir ; elle n’est pas non plus l’auteur et la raison de cette nature qui a é
corrompue par le péché d’Adam : la raison suffisante du péché de la créature
ne peut pas être dans la créature, qui n’est pas à elle-même raison suffisante ;
pour donner du péché la raison suffisante, il faut remonter jusqu’au principe
de tous les êtres contingents : Dieu.
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Quelle raison suffisante le péché peut-il bien avoir pour ne pas
contredire la toute-puissance et la bonté de Dieu ?
Déterminée formellement, cette raison doit pouvoir s’opposer à la
bonté de Dieu, c’est-à-dire être une cause infinie.
Leibniz ne parle pas d’une cause infinie s’opposant à la toute-
puissance et à la bonté, mais d’une cause infinie s’opposant à la bonté. Rien
ne peut s’opposer à la toute-puissance, puisqu’il n’existe rien d’autre que
Dieu et ce que Dieu a cé. Puisque tout ce qui existe en dehors de Dieu
existe par la puissance créatrice de Dieu, une limitation de cette toute-
puissance serait contradictoire. En revanche peut s’opposer à la bonté de
Dieu ce qui existe en dehors de Dieu par la toute-puissance de Dieu, et plus
précisément ce qui accompagne nécessairement tout ce qui existe par la toute-
puissance de Dieu. Rien ne peut limiter la toute-puissance de Dieu,
puisqu’au moment où s’exerce cette toute-puissance, rien n’existe que Dieu ;
mais quand cette toute-puissance a créé, quelque chose d’autre que Dieu
existe (la créature), qui peut limiter sa bonté (au sens où l’imperfection de la
créature est une limite à la diffusion de la bonté divine).
La cause infinie qui s’opposerait, si cela était possible, à la toute-
puissance divine serait cessairement de l’ordre de l’être, ce serait être
contre être, puissance contre puissance. Manichéisme. La cause infinie qui
s’oppose à la bonté divine peut, elle, ne pas être de l’ordre de l’être, au sens
où elle est le revers ou le contrepoint de l’être créé : ce sera le néant, au sens
de l’imperfection de la créature.
Ce concept du néant permet à Leibniz de penser une cause limitative
de la bonté divine qui 1/ ait « des attributs communs avec Dieu » (infinité,
éternité), soit par conséquent, en son ordre, l’égal de la nature divine et
puisse ainsi la limiter; 2/ mais ne soit opérante ou efficiente qu’à travers
l’action divine, non intrinsèquement, de telle sorte que Dieu ait l’initiative de
la cause qui limite sa bonté : c’est parce que Dieu crée que le Néant « peut »
quelque chose, c’est-à-dire limiter la perfection de la créature, le néant n’est
efficient que par la médiation de l’être qu’il limite (et dont Dieu est le seul
principe).
Le concept leibnizien duant a une origine néo-testamentaire. Il
provient en particulier de la doctrine chrétienne de la creatio ex nihilo. S’il y a
dans la créature du ant qui limite la diffusion de la bonté divine, c’est
parce que Dieu crée ex nihilo, ce qui signifie 1/ non ex deo. Sur ce point se
joue l’opposition entre une doctrine de la création et une doctrine de
l’émanation. Dans une doctrine de l’émanation, le monde est ex deo ; il est
crée par diffusion de la source divine, sans solution de continuité. Dans une
doctrine de la création, le monde est créé par Dieu à partir de rien ou à partir
du rien. 2/ non ex materia. : Tous les Pères de l’Eglise des 2e et 3e s.
combattent l’idée d’une matière incréée, préexistante et qui serait, comme
dans la Gnose, une anti-puissance, un Dieu du mal, un principe originaire de
négativité.
Leibniz évoque également les platoniciens (en pensant sans doute à
Plotin, Ennéades, I, 8 : « Le mal existe en ce qui n’est pas, il est en quelque
sorte la forme du non-être ») et Augustin [Confessions, VII, 12 : « Et le mal
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dont je cherchais l’origine n’est pas une substance, car s’il était une
substance, il serait bon. Ou il serait une substance incorruptible, et par
conséquent un grand bien ; ou il serait une substance corruptible, qui ne
pourrait se corrompre si elle n’était bonne » - VII 16 : « J’ai cherché ce que
c’est que le mal et j’ai trouvé que ce n’est pas une substance, mais la
perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substance » - « le
mal n’est que la privation d’un bien »]
Ce concept du néant permet également à Leibniz de s’opposer la
suite des res de l’Eglise) à la gnose de Mani (216-272). La gnose professe
un dualisme qui admet deux principes, la Lumière et l’Obscurité, le Bien et
le Mal, un Dieu et un Anti-dieu, identifié à la matière. Ce dualisme est
incompatible avec l’idée que Dieu est le seul principe et que ce principe est
générateur du monde. Il a été combattu par Augustin, et Leibniz le refuse
tout autant. Mais il le refuse en lui faisant droit : L’Obscurité que visait Mani
est en vérité le Néant éternel et infini.
Des rapprochements évoqués par Leibniz, on ne conclura pas que le
Néant de Leibniz soit identifiable au non-être de Plotin ou de St Augustin.
Leibniz paraît d’ailleurs distinguer le Néant dans sa teneur métaphysique
essentielle (qu’il écrit avec N) et le non-être impliqué dans le mal en tant que
privation ou négation. Le Néant est pour ainsi dire intérieur à l’être de Dieu :
si l’entendement de Dieu conçoit des possibles que sa volonté ne fera jamais
exister, si donc le possible est plus vaste que le réel, Dieu pense une infinité
de choses qui ne seront jamais et qui ainsi sont comprises dans le ant. Et
le Néant est aussi inséparable de la constitution même du monde, au sens le
monde est régi par le temps ou ordre des successifs.
Mais comment le ant peut-il entrer dans la composition des choses
(et devenir ainsi « intra-ontologique » ? Comment le néant qui est rien peut-
il produire ou au moins contribuer à la production de quelque chose ?
Ce que Leibniz cherche à faire comprendre, c’est que la causalité du
néant n’est pas directe, elle est diée par la causalité de l’être, elle consiste
à permettre à la causalité de l’être de s’exercer.
Tel est déjà le cas dans la dialectique des grands genres de lêtre du
Sophiste. Le Sophiste reconnaît contre Parménide qu’il y a une idée du non-
être (idea tou ontos), dont le fondement ontologique est le genre de
l’Autre : « autant de fois sont les autres, autant de fois l’être n’est pas » (257
a), ce qui signifie : autant de fois est ce qui est autre que l’être, autant de fois
l’être n’est pas. Tout ce qui est autre que l’être (tout en participant à l’être
pour être autre que l’être) participe de l’idée du non-être. Cette participation
à l’idée du non-être est positive et créatrice, puisqu’elle permet à chaque idée
de participer du genre de l’être sans l’être (et d’avoir ainsi son identité
distincte). On doit donc reconnaître au non-être une sorte de causalité, mais
une causalité seconde, rivée. L’efficace du non-être est en vérité l’efficace
de l’Autre dans la dialectique des grands genres de l’être
Ce pouvoir du non-être d’être cause ou principe - mais seulement par
la médiation de l’être - se retrouve dans latomisme antique [que Leibniz
avait beaucoup médite. Il écrit dans le Système nouveau [Prenant, p. 326 et
GF p. 68) : « Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug
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