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Les présocratiques ont inventé les grands types de
l’esprit philosophique, et la postérité tout entière n’a plus
rien inventé d’essentiel qui puisse y être ajouté.
Nietzsche - La philosophie à l’époque tragique des Grecs.
Les conceptions religieuses chez l’homme ne sont pas le fruit d’une réflexion intellectuelle car celle-
ci est bien postérieure dans le devenir de l’humanité. Avec l’accession à la parole et au langage
signifiant s’instaure chez l’humain une schize et une prédominance de l’inconscient cause des
transes, des possessions, des paroles somnambuliques et des visions du monde des morts et des
esprits zoomorphes, c’est à dire la manifestation des complexes légitiment personnifiés de
l’inconscient. La religion, avant toutes choses, « se danse » comme l’écrivait l’anthropologue Paul
Radin et relève d’une psychologie bien particulière, la psychologie de l’inconscient. Ce n’est qu’à
posteriori qu’elle est le lieu d’une réflexion consciente sur le bien fondé de son savoir théologique.
C’est difficile à comprendre pour un esprit scientifique mais, dans la mythologie, la réponse précède
la question car la mythologie n’est en rien « inquisitrice » et les raisons d’être des choses dont
parlent les mythes relèvent de modèles archétypiques universellement répandus qui s’imposent à la
croyance de l’humain. Ces archétypes sont des symboles auto-représentatifs du sujet psychique
interne inconscient (la perception endo-psychique freudienne, les représentations mythiques de la
« lamelle » lacanienne ou les symboles de la libido junguienne). On sait que Freud a formulé pour la
première fois cette notion de la perception endo-psychique dans son étude du délire religieux du
Président Schreber que lui avait fait connaître Jung. Pour celui-ci, l’image de Dieu est une
représentation du sujet psychique interne et l’analyse du religieux archaïque montre que ce sujet
psychique est conçu comme une «
coincidencia oppositorum
», une intrication du bien et du mal. Or
généralement, les universitaires font le reproche à Jung et à Eliade du caractère anti-historique de
leurs théories à cause de leur référence à des symboles universels. Les erreurs dans la formulation
des archétypes en référence au kantisme expliquent certainement cette critique mais elle s’explique
surtout par l’incompréhension des universitaires de ce que sont les processus inconscients décrits
par le psychanalyste suisse ; processus qui s’échelonnent pour certains sur des millénaires ce qui
démontre que ni le junguisme, ni l’éliadisme ne sont anti-historiques. Prenons un exemple, celui du
sacrifice des enfants premiers nés dans une certaine orbite culturelle. Ce sacrifice humain demandé
par la divinité qui est aussi garante de l’ordre social et de la paternité nécessaire à la pérennité de
tout groupe social montre la réalité archaïque de la divinité comme «
coincidencia oppositorum
»,
tout à la fois oeuvrant pour la paternité mais tout autant ogre dévoreur d’enfants. C’est le personnage
divin de Chronos dans la mythologie grecque. Or cette même mythologie grecque donne l’exemple
d’une transformation de la divinité suprême qui, avec l’avènement de Zeus toujours garant de l’ordre
cosmique, cesse néanmoins d’être un ogre. De même pour Abraham dont le bras meurtrier est
arrêté par un ange de Dieu. Pour le junguisme, le cheminement de l’humanité est dans un premier
temps une sortie de cette ambivalente originelle mais cette sortie est le fait d’un processus propre à
l’inconscient que la mythologie et la religion expriment. Le problème n’est pas que le symbole
archétypique de l’ogre tout comme celui de la sorcière seraient anhistoriques mais qu’ils symbolisent
des tendances propres à tout humain sur toute la surface de la planète ; c’est à dire des tendances
négatives qui s’opposent à la fonction parentale et matrimoniale liée à la fonction génitale et à
l’insertion dans l’ordre social du jeune pubère. Ainsi les serpents sont associés à la figure de la
sorcière qui « nouent les aiguillettes » tout comme le dragon des visions de l’Apocalypse s’acharne à
vouloir dévorer l’enfant qui vient de naître. Pour l’esprit scientifique, l’imaginaire est la folle du logis
tandis que les visions relèvent d’un disfonctionnement neurologique du cerveau. La mythologie
également n’a d’autre valeur qu’une valeur poétique mais certainement sans aucun rapport avec la
vérité. Néanmoins, il reste la sagesse traditionnelle qui s’appuie sur cette ambivalence de la divini
créatrice et destructrice tout à la fois.
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En Chine, le Tao est une alternance des forces positives et des forces négatives à l’image du cycle
des saisons. De même, dans l’Ecclésiaste où il est écrit qu’il y a un temps pour construire et un
temps pour détruire. Mais concernant la Chine qui s’est pourtant engagée très tôt dans la
problématique philosophique, l’importance donnée à la mantique (Yi-King) ne lui a pas permis de
s’engager de la même manière que la Grèce sur le chemin du Logos. Il est intéressant de comparer
le devenir de la culture chinoise et de celle de la Grèce et contrairement à ce que l’on dit lorsque l’on
oppose Athènes à Jérusalem, l’originalité de l’Occident pourrait s’expliquer par le fait que la
philosophie grecque s’est orientée, surtout à partir de Parménide et à sa suite avec Platon et Aristote,
vers une unilatéralité de Bien, à l’instar des monothéismes abrahamiques, à la différence de l’Orient
qui est resté toujours attaché à l’ambivalence de bien et de mal concernant ses divinités.
Du passage du Mythos au Logos
La mythologie possède, partout dans le monde, des cosmogenèses qui, pour la plupart, parlent de
divinités et d’ancêtres mythiques à l’origine du monde souvent créé par le fait d’un auto-sacrifice.
Certaines cosmogonies font apparaître l’Univers par ordonnance divine à partir d’un chaos informe
comme dans le cas du Tohu-Bohu biblique ou du Chaos d’Hésiode. Or à l’origine de la philosophie
grecque se trouve un essai d’explication du monde à partir d’un principe ou d’un élément, divin et
éternel, duquel s’engendrent et s’ordonnent les choses pour former un cosmos dans lequel tout
change mais qui reste quand même toujours le même. On admet qu’en Occident la première
science fut l’astronomie des Chaldéens pendant que les Phéniciens s’attelaient à l’arithmétique
tandis que la géométrie fut le fait des Egyptiens en raison des crues du Nil. Mais c’est en Grèce
qu’apparut la première spéculation « physicienne » même si on devrait parler plutôt de
« physiologie » à son sujet car le monde restait pour ces anciens grecs un organisme vivant. Pour
ces premiers pré-socratiques, les dieux personnifiés ne suffisent pas à expliquer le monde car il faut
aussi un principe ou un élément également divin. D’être unique, cet élément originel permettait de
simplifier la multiplicité des choses du monde et la réduire à son déploiement ou à son déguisement.
Thalès (620-545 AV JC)
D’origine phénicienne selon Hérodote, il est considéré comme le premier philosophe présocratique
et on sait qu’il faisait de l’Eau l’élément premier à la base du monde. Vivant à Milet en Ionie, il visita
l’Egypte et se rendit célèbre par son théorème de géométrie. Il fut aussi astronome et la tradition dit
qu’il aurait prédit une éclipse. Il déclarait que la lune était éclairée par le soleil et il structura la sphère
céleste par les cinq cercles. Comme la plupart des philosophes grecs, il s’intéressa à la politique et
empêcha l’accord avec Crésus qui permit de sauver sa cité lorsque celui-ci fut écrasé par le roi
perse Cyrus. Comme le seront Pythagore et Empédocle, Thalès était profondément religieux et outre
que son univers était peuplé de dieux, d’esprits et de démons, les êtres inanimés étaient pour lui
également pourvus d’âmes tandis que l’humain avait une âme immortelle. La conception qu’un
unique élément Eau différent de l’eau commune est à la base de la multiplicité des choses renvoyait
à une dimension plus profonde que celle des phénomènes apparents perçus par les sens. Ainsi au
fondement de la philosophie, il y a cette opposition qui sera commune à tous les penseurs grecs
entre la vérité de cette réalité cachée et l’opinion sur les phénomènes que perçoivent nos sens.
Anaximandre (610-545 Av JC)
Parent et disciple de Thalès, ce philosophe remplace l’élément unique premier, l’Eau de son maître
par un principe indéterminé et illimité, l’
apeiron
. Proche du Chaos d’Hésiode, cet Un éternel et divin
contient les contraires indifférenciés et c’est de lui que sortent par différenciation les contraires qui,
en s’associant, engendrent l’univers.
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Pris dans sa totalité, cet univers est immuable mais est changeant dans ses parties. Comme on le
retrouvera chez beaucoup de ses successeurs tel Empédocle, Anaxagore et Aristote, les contraires
fondamentaux sont le Chaud et le Froid, le Sec et l’Humide et les quatre éléments Terre, Eau, Air et
Feu. Le mouvement et la transformation, la génération et la corruption que l’on remarque dans les
phénomènes s’expliquent, d’un coté, par la différenciation et la composition entre les contraires pour
la génération et, d’un autre coté, par la décomposition des contraires et le retour dans l’
apeiron
pour
la corruption. Dans la composition des contraires, s’il y a déséquilibre, défaut ou excès d’un des
contraires, il y a injustice. La justice est alors un retour à la bonne proportion et un temps de repos
dans le mouvement car, écrit-il, « ce qui est en équilibre entre les extrêmes ne saurait se mouvoir ».
Tout comme pour Thalès, l’univers d’Anaximandre est peuplé de dieux mais, de manière originale,
Anaximandre pensait que, tout autant que l’univers, les dieux ne sont pas immortels car tout est
corruptible et tout retourne dans l
apeiron
originel. On a dit de lui qu’il fut le premier à dessiner une
carte de la partie habitée connue de la terre qu’il plaçait ronde au milieu de l’univers. On a dit
également qu’il fut l’inventeur de la méthode permettant de calculer la date des équinoxes. Il émit
l’hypothèse évolutionniste que les hommes descendaient des poissons, qu’ils sortirent de la mer, se
mirent à marcher et prirent pied sur le terre ferme. On trouve un propos de Plutarque (45-125 ap J-C)
qui raconte que « de même que le feu dévore le bois dont il est né et qui est sa mère et son père,
de même Anaximandre, après avoir dit que le poisson est le père et la mère des hommes, osa le leur
jeter en pâture ». On voit en cela que le début de la philosophie et particulièrement celle de ces
philosophes de la nature est proche des thèmes mythologiques qui, pour nous, révèlent
symboliquement le sujet psychique inconscient. Or, le thème du repas totémique où l’on absorbe
l’énergétique psychique provenant de l’Autre que l’on retrouve également dans le cannibalisme rituel
et l’Eucharistie chrétienne s’appuie sur le stade oral néo-natal où le petit bébé doit renoncer à la
situation « vampiriste » du fœtus. La symbolique spirituelle introvertie repose toujours sur le
renoncement à un désir interdit et, ainsi, l’objet auquel on doit renoncer devient le symbole de
l’Autre. La structuration de la psychogenèse humaine à la suite de celle animale se réalise par de
successives « castrations humanisantes » qui refoulent structurellement des désirs infantiles
spécifiques. Avec l’accession à la parole et au langage-signifiant se réalise l’entrée dans le
narcissisme et la représentation du sujet interne. Cette symbolique d’absorption vampirique du sang
est particulièrement bien sublimée dans le rituel eucharistique évangélique qui, même si elle se
retrouve dans d’autres religions, était une nouveauté au regard de l’Ancien Testament. Néanmoins,
outre le fait que Plutarque fait référence au Poisson qui sera le symbole majeur du Christ pour l’Eglise
primitive, l’auteur platonisant signale, dans le même texte, que cette conception d’Anaximandre qui
fait descendre l’homme de la substance humide était encore partagée à son époque par les syriens.
Or ceux-ci avaient un langage araméen, tout comme le Christ, et même si le thème eucharistique
relève d’une symbolique inconsciente commune à l’humaine condition, il se pourrait également qu’il
provienne de cette orbite culturelle syrienne dont parle Plutarque. D’autre part, l’histoire des rois
mages astrologues et de leur nouvelle étoile s’appuie vraisemblablement sur une attente
messianique due à l’approche de la nouvelle « année platonicienne », celle des Poissons. Cette
spéculation astrologique de la « grande année » ou de « l’année de Dieu » était communément
partagée et on sait qu’à partir d’Hipparque et de l’école d’Alexandrie, la précession des équinoxes et
la position céleste du point vernal seront calculées avec une assez bonne précision. Dès le début de
la philosophie de la nature, nous trouvons le thème de la différenciation des contraires et de leur
réunion représentée surtout par celle du masculin et du féminin. Le thème de l’hermaphrodite qui se
sépare est un des thèmes mythologiques les plus anciens. La spécialiste de l’Egypte ancienne,
Christiane Desroches Noblecourt, écrit dans son livre La femme au temps des Pharaons que la
“circoncision rappelle la coutume qui, en Afrique, se perd dans la nuit des temps, ayant pour but de
confirmer les sexes et de bien différencier l'homme et la femme de la nature divine qui était
androgyne ... ”.
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Dans le Banquet, Platon aussi parle de l’Anthropos primordial comme d’un hermaphrodite qui aurait
été ensuite séparé en deux. Dans la Bible aussi l’Homme est créé à l’image de Dieu « homme et
femme, il le créa » et ce n’est qu’après qu’il les sépara en tirant la femme d’un coté de l’homme. Or,
on sait que la Genèse biblique provient de la mythologie mésopotamienne et comme de nombreux
autres mythes présents dans cette Genèse biblique, la création de l’Anthropos originel provient de la
mythologie mésopotamienne. Bérose, le transcripteur en grec au III° siècle av J-C des plus
anciennes traditions chaldéennes écrit : « Dans la création première, née au sein du chaos, avant la
production des êtres qui peuplent actuellement la terre, il y avait des humains ailés à deux têtes,
l’une d’homme, l’autre de femme, chacun portant des organes sexuels doubles, mâle et femelle ». Le
thème de l’hermaphrodite est une constante de la production mythologique et si on trouve de
nombreuses représentations de cet hermaphrodite dans les grimoires alchimiques, on les trouve
aussi dans la symbolique des signes du zodiaque avec trois signes hermaphrodites, trois signes
phalliques et trois signes féminins. Le scorpion symbolisé par un M phallique qui donne le M castré
de la Vierge et la flèche phallique séparé du Sagittaire est particulièrement étonnant et
l’anthropologue Marcel Griaule le repérait, il y a déjà bien longtemps dans la mythologie dogon :
« Il semblait donc bien que, sans présenter un système constitué du Zodiaque, la cosmologie et
la métaphysique des Dogon offraient du moins une place de choix à la plupart de ses signes. (p.
212). […] Le signe de la vierge, sorte de m dont le dernier jambage est sectionné, pourrait être
rapproché de celui du scorpion, dont le dernier jambage est au contraire terminé par une pointe.
Le premier représenterait la vierge excisée …(p.215)
Les signes du Zodiaque in Dieu d’Eau Marcel Griaule
L’anthropologue français avait bien vu la véritable signification de la circoncision et aussi de
l’excision :
« Muni de deux âmes, l’enfant poursuit sa destinée. Mais ses premières années sont marquées
par l’instabilité de sa personne. Tant qu’il conserve son prépuce ou son clitoris, supports du
principe de sexe contraire au sexe apparent, masculinité et féminité sont de même force. Il n’est
donc pas juste de comparer l’incirconcis à une femme : il est, comme la fille non excisée, à la fois
mâle et femelle. Si cette indécision où il est quant à son sexe devait durer, l’être n’aurait jamais
aucun penchant pour la procréation » (Dieu d’Eau p. 159).
De son coté mais plus récemment, la psychanalyste Eliane Amado Levy-Valensi a analysé l'institution
de la circoncision dans la Bible dans ce même sens :
“ A Abram est ôté le prépuce - reconnu comme reste “anthropologique” du féminin et à Saraï on
ôte le yod ( la lettre i ) connu comme signe phallique. A tous deux est ajouté le hé, lettre
hautement symbolique, lettre de la détermination (qui est celui de l'article défini) et lettre qui
désigne le nom du Divin dans lequel elle apparaît deux fois. Abraham et Sarah sont
respectivement virilisés et féminisés et en même temps déterminés dans leur essence et, par la
même, relier à Dieu.
L’Un originel indifférencié d’Anaximandre s’inscrit dans cette conception mythologique
hermaphrodite communément partagée sur toute la planète. Le sinologue jésuite, le Père Larre,
auteur d’une très belle traduction en français du Tao Te King chinois traduit le Tao par le « Ciel/Terre
indifférenciés ». Plus que Thalès, Anaximandre est, à notre avis, le premier philosophe grec vraiment
important et c’est à partir de ses spéculations assises sur les symboles inconscients que les
philosophes suivants se détermineront.
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