19- athenes - Cercle Raymond Lulle

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Les présocratiques ont inventé les grands types de
l’esprit philosophique, et la postérité tout entière n’a plus
rien inventé d’essentiel qui puisse y être ajouté.
Nietzsche - La philosophie à l’époque tragique des Grecs.
Les conceptions religieuses chez l’homme ne sont pas le fruit d’une réflexion intellectuelle car celleci est bien postérieure dans le devenir de l’humanité. Avec l’accession à la parole et au langage
signifiant s’instaure chez l’humain une schize et une prédominance de l’inconscient cause des
transes, des possessions, des paroles somnambuliques et des visions du monde des morts et des
esprits zoomorphes, c’est à dire la manifestation des complexes légitiment personnifiés de
l’inconscient. La religion, avant toutes choses, « se danse » comme l’écrivait l’anthropologue Paul
Radin et relève d’une psychologie bien particulière, la psychologie de l’inconscient. Ce n’est qu’à
posteriori qu’elle est le lieu d’une réflexion consciente sur le bien fondé de son savoir théologique.
C’est difficile à comprendre pour un esprit scientifique mais, dans la mythologie, la réponse précède
la question car la mythologie n’est en rien « inquisitrice » et les raisons d’être des choses dont
parlent les mythes relèvent de modèles archétypiques universellement répandus qui s’imposent à la
croyance de l’humain. Ces archétypes sont des symboles auto-représentatifs du sujet psychique
interne inconscient (la perception endo-psychique freudienne, les représentations mythiques de la
« lamelle » lacanienne ou les symboles de la libido junguienne). On sait que Freud a formulé pour la
première fois cette notion de la perception endo-psychique dans son étude du délire religieux du
Président Schreber que lui avait fait connaître Jung. Pour celui-ci, l’image de Dieu est une
représentation du sujet psychique interne et l’analyse du religieux archaïque montre que ce sujet
psychique est conçu comme une « coincidencia oppositorum », une intrication du bien et du mal. Or
généralement, les universitaires font le reproche à Jung et à Eliade du caractère anti-historique de
leurs théories à cause de leur référence à des symboles universels. Les erreurs dans la formulation
des archétypes en référence au kantisme expliquent certainement cette critique mais elle s’explique
surtout par l’incompréhension des universitaires de ce que sont les processus inconscients décrits
par le psychanalyste suisse ; processus qui s’échelonnent pour certains sur des millénaires ce qui
démontre que ni le junguisme, ni l’éliadisme ne sont anti-historiques. Prenons un exemple, celui du
sacrifice des enfants premiers nés dans une certaine orbite culturelle. Ce sacrifice humain demandé
par la divinité qui est aussi garante de l’ordre social et de la paternité nécessaire à la pérennité de
tout groupe social montre la réalité archaïque de la divinité comme « coincidencia oppositorum »,
tout à la fois oeuvrant pour la paternité mais tout autant ogre dévoreur d’enfants. C’est le personnage
divin de Chronos dans la mythologie grecque. Or cette même mythologie grecque donne l’exemple
d’une transformation de la divinité suprême qui, avec l’avènement de Zeus toujours garant de l’ordre
cosmique, cesse néanmoins d’être un ogre. De même pour Abraham dont le bras meurtrier est
arrêté par un ange de Dieu. Pour le junguisme, le cheminement de l’humanité est dans un premier
temps une sortie de cette ambivalente originelle mais cette sortie est le fait d’un processus propre à
l’inconscient que la mythologie et la religion expriment. Le problème n’est pas que le symbole
archétypique de l’ogre tout comme celui de la sorcière seraient anhistoriques mais qu’ils symbolisent
des tendances propres à tout humain sur toute la surface de la planète ; c’est à dire des tendances
négatives qui s’opposent à la fonction parentale et matrimoniale liée à la fonction génitale et à
l’insertion dans l’ordre social du jeune pubère. Ainsi les serpents sont associés à la figure de la
sorcière qui « nouent les aiguillettes » tout comme le dragon des visions de l’Apocalypse s’acharne à
vouloir dévorer l’enfant qui vient de naître. Pour l’esprit scientifique, l’imaginaire est la folle du logis
tandis que les visions relèvent d’un disfonctionnement neurologique du cerveau. La mythologie
également n’a d’autre valeur qu’une valeur poétique mais certainement sans aucun rapport avec la
vérité. Néanmoins, il reste la sagesse traditionnelle qui s’appuie sur cette ambivalence de la divinité
créatrice et destructrice tout à la fois.
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En Chine, le Tao est une alternance des forces positives et des forces négatives à l’image du cycle
des saisons. De même, dans l’Ecclésiaste où il est écrit qu’il y a un temps pour construire et un
temps pour détruire. Mais concernant la Chine qui s’est pourtant engagée très tôt dans la
problématique philosophique, l’importance donnée à la mantique (Yi-King) ne lui a pas permis de
s’engager de la même manière que la Grèce sur le chemin du Logos. Il est intéressant de comparer
le devenir de la culture chinoise et de celle de la Grèce et contrairement à ce que l’on dit lorsque l’on
oppose Athènes à Jérusalem, l’originalité de l’Occident pourrait s’expliquer par le fait que la
philosophie grecque s’est orientée, surtout à partir de Parménide et à sa suite avec Platon et Aristote,
vers une unilatéralité de Bien, à l’instar des monothéismes abrahamiques, à la différence de l’Orient
qui est resté toujours attaché à l’ambivalence de bien et de mal concernant ses divinités.
Du passage du Mythos au Logos
La mythologie possède, partout dans le monde, des cosmogenèses qui, pour la plupart, parlent de
divinités et d’ancêtres mythiques à l’origine du monde souvent créé par le fait d’un auto-sacrifice.
Certaines cosmogonies font apparaître l’Univers par ordonnance divine à partir d’un chaos informe
comme dans le cas du Tohu-Bohu biblique ou du Chaos d’Hésiode. Or à l’origine de la philosophie
grecque se trouve un essai d’explication du monde à partir d’un principe ou d’un élément, divin et
éternel, duquel s’engendrent et s’ordonnent les choses pour former un cosmos dans lequel tout
change mais qui reste quand même toujours le même. On admet qu’en Occident la première
science fut l’astronomie des Chaldéens pendant que les Phéniciens s’attelaient à l’arithmétique
tandis que la géométrie fut le fait des Egyptiens en raison des crues du Nil. Mais c’est en Grèce
qu’apparut la première spéculation « physicienne » même si on devrait parler plutôt de
« physiologie » à son sujet car le monde restait pour ces anciens grecs un organisme vivant. Pour
ces premiers pré-socratiques, les dieux personnifiés ne suffisent pas à expliquer le monde car il faut
aussi un principe ou un élément également divin. D’être unique, cet élément originel permettait de
simplifier la multiplicité des choses du monde et la réduire à son déploiement ou à son déguisement.
Thalès (620-545 AV JC)
D’origine phénicienne selon Hérodote, il est considéré comme le premier philosophe présocratique
et on sait qu’il faisait de l’Eau l’élément premier à la base du monde. Vivant à Milet en Ionie, il visita
l’Egypte et se rendit célèbre par son théorème de géométrie. Il fut aussi astronome et la tradition dit
qu’il aurait prédit une éclipse. Il déclarait que la lune était éclairée par le soleil et il structura la sphère
céleste par les cinq cercles. Comme la plupart des philosophes grecs, il s’intéressa à la politique et
empêcha l’accord avec Crésus qui permit de sauver sa cité lorsque celui-ci fut écrasé par le roi
perse Cyrus. Comme le seront Pythagore et Empédocle, Thalès était profondément religieux et outre
que son univers était peuplé de dieux, d’esprits et de démons, les êtres inanimés étaient pour lui
également pourvus d’âmes tandis que l’humain avait une âme immortelle. La conception qu’un
unique élément Eau différent de l’eau commune est à la base de la multiplicité des choses renvoyait
à une dimension plus profonde que celle des phénomènes apparents perçus par les sens. Ainsi au
fondement de la philosophie, il y a cette opposition qui sera commune à tous les penseurs grecs
entre la vérité de cette réalité cachée et l’opinion sur les phénomènes que perçoivent nos sens.
Anaximandre (610-545 Av JC)
Parent et disciple de Thalès, ce philosophe remplace l’élément unique premier, l’Eau de son maître
par un principe indéterminé et illimité, l’apeiron. Proche du Chaos d’Hésiode, cet Un éternel et divin
contient les contraires indifférenciés et c’est de lui que sortent par différenciation les contraires qui,
en s’associant, engendrent l’univers.
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Pris dans sa totalité, cet univers est immuable mais est changeant dans ses parties. Comme on le
retrouvera chez beaucoup de ses successeurs tel Empédocle, Anaxagore et Aristote, les contraires
fondamentaux sont le Chaud et le Froid, le Sec et l’Humide et les quatre éléments Terre, Eau, Air et
Feu. Le mouvement et la transformation, la génération et la corruption que l’on remarque dans les
phénomènes s’expliquent, d’un coté, par la différenciation et la composition entre les contraires pour
la génération et, d’un autre coté, par la décomposition des contraires et le retour dans l’apeiron pour
la corruption. Dans la composition des contraires, s’il y a déséquilibre, défaut ou excès d’un des
contraires, il y a injustice. La justice est alors un retour à la bonne proportion et un temps de repos
dans le mouvement car, écrit-il, « ce qui est en équilibre entre les extrêmes ne saurait se mouvoir ».
Tout comme pour Thalès, l’univers d’Anaximandre est peuplé de dieux mais, de manière originale,
Anaximandre pensait que, tout autant que l’univers, les dieux ne sont pas immortels car tout est
corruptible et tout retourne dans l’apeiron originel. On a dit de lui qu’il fut le premier à dessiner une
carte de la partie habitée connue de la terre qu’il plaçait ronde au milieu de l’univers. On a dit
également qu’il fut l’inventeur de la méthode permettant de calculer la date des équinoxes. Il émit
l’hypothèse évolutionniste que les hommes descendaient des poissons, qu’ils sortirent de la mer, se
mirent à marcher et prirent pied sur le terre ferme. On trouve un propos de Plutarque (45-125 ap J-C)
qui raconte que « de même que le feu dévore le bois dont il est né et qui est sa mère et son père,
de même Anaximandre, après avoir dit que le poisson est le père et la mère des hommes, osa le leur
jeter en pâture ». On voit en cela que le début de la philosophie et particulièrement celle de ces
philosophes de la nature est proche des thèmes mythologiques qui, pour nous, révèlent
symboliquement le sujet psychique inconscient. Or, le thème du repas totémique où l’on absorbe
l’énergétique psychique provenant de l’Autre que l’on retrouve également dans le cannibalisme rituel
et l’Eucharistie chrétienne s’appuie sur le stade oral néo-natal où le petit bébé doit renoncer à la
situation « vampiriste » du fœtus. La symbolique spirituelle introvertie repose toujours sur le
renoncement à un désir interdit et, ainsi, l’objet auquel on doit renoncer devient le symbole de
l’Autre. La structuration de la psychogenèse humaine à la suite de celle animale se réalise par de
successives « castrations humanisantes » qui refoulent structurellement des désirs infantiles
spécifiques. Avec l’accession à la parole et au langage-signifiant se réalise l’entrée dans le
narcissisme et la représentation du sujet interne. Cette symbolique d’absorption vampirique du sang
est particulièrement bien sublimée dans le rituel eucharistique évangélique qui, même si elle se
retrouve dans d’autres religions, était une nouveauté au regard de l’Ancien Testament. Néanmoins,
outre le fait que Plutarque fait référence au Poisson qui sera le symbole majeur du Christ pour l’Eglise
primitive, l’auteur platonisant signale, dans le même texte, que cette conception d’Anaximandre qui
fait descendre l’homme de la substance humide était encore partagée à son époque par les syriens.
Or ceux-ci avaient un langage araméen, tout comme le Christ, et même si le thème eucharistique
relève d’une symbolique inconsciente commune à l’humaine condition, il se pourrait également qu’il
provienne de cette orbite culturelle syrienne dont parle Plutarque. D’autre part, l’histoire des rois
mages astrologues et de leur nouvelle étoile s’appuie vraisemblablement sur une attente
messianique due à l’approche de la nouvelle « année platonicienne », celle des Poissons. Cette
spéculation astrologique de la « grande année » ou de « l’année de Dieu » était communément
partagée et on sait qu’à partir d’Hipparque et de l’école d’Alexandrie, la précession des équinoxes et
la position céleste du point vernal seront calculées avec une assez bonne précision. Dès le début de
la philosophie de la nature, nous trouvons le thème de la différenciation des contraires et de leur
réunion représentée surtout par celle du masculin et du féminin. Le thème de l’hermaphrodite qui se
sépare est un des thèmes mythologiques les plus anciens. La spécialiste de l’Egypte ancienne,
Christiane Desroches Noblecourt, écrit dans son livre La femme au temps des Pharaons que la
“circoncision rappelle la coutume qui, en Afrique, se perd dans la nuit des temps, ayant pour but de
confirmer les sexes et de bien différencier l'homme et la femme de la nature divine qui était
androgyne ... ”.
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Dans le Banquet, Platon aussi parle de l’Anthropos primordial comme d’un hermaphrodite qui aurait
été ensuite séparé en deux. Dans la Bible aussi l’Homme est créé à l’image de Dieu « homme et
femme, il le créa » et ce n’est qu’après qu’il les sépara en tirant la femme d’un coté de l’homme. Or,
on sait que la Genèse biblique provient de la mythologie mésopotamienne et comme de nombreux
autres mythes présents dans cette Genèse biblique, la création de l’Anthropos originel provient de la
mythologie mésopotamienne. Bérose, le transcripteur en grec au III° siècle av J-C des plus
anciennes traditions chaldéennes écrit : « Dans la création première, née au sein du chaos, avant la
production des êtres qui peuplent actuellement la terre, il y avait des humains ailés à deux têtes,
l’une d’homme, l’autre de femme, chacun portant des organes sexuels doubles, mâle et femelle ». Le
thème de l’hermaphrodite est une constante de la production mythologique et si on trouve de
nombreuses représentations de cet hermaphrodite dans les grimoires alchimiques, on les trouve
aussi dans la symbolique des signes du zodiaque avec trois signes hermaphrodites, trois signes
phalliques et trois signes féminins. Le scorpion symbolisé par un M phallique qui donne le M castré
de la Vierge et la flèche phallique séparé du Sagittaire est particulièrement étonnant et
l’anthropologue Marcel Griaule le repérait, il y a déjà bien longtemps dans la mythologie dogon :
« Il semblait donc bien que, sans présenter un système constitué du Zodiaque, la cosmologie et
la métaphysique des Dogon offraient du moins une place de choix à la plupart de ses signes. (p.
212). […] Le signe de la vierge, sorte de m dont le dernier jambage est sectionné, pourrait être
rapproché de celui du scorpion, dont le dernier jambage est au contraire terminé par une pointe.
Le premier représenterait la vierge excisée …(p.215)
Les signes du Zodiaque in Dieu d’Eau Marcel Griaule
L’anthropologue français avait bien vu la véritable signification de la circoncision et aussi de
l’excision :
« Muni de deux âmes, l’enfant poursuit sa destinée. Mais ses premières années sont marquées
par l’instabilité de sa personne. Tant qu’il conserve son prépuce ou son clitoris, supports du
principe de sexe contraire au sexe apparent, masculinité et féminité sont de même force. Il n’est
donc pas juste de comparer l’incirconcis à une femme : il est, comme la fille non excisée, à la fois
mâle et femelle. Si cette indécision où il est quant à son sexe devait durer, l’être n’aurait jamais
aucun penchant pour la procréation » (Dieu d’Eau p. 159).
De son coté mais plus récemment, la psychanalyste Eliane Amado Levy-Valensi a analysé l'institution
de la circoncision dans la Bible dans ce même sens :
“ A Abram est ôté le prépuce - reconnu comme reste “anthropologique” du féminin et à Saraï on
ôte le yod ( la lettre i ) connu comme signe phallique. A tous deux est ajouté le hé, lettre
hautement symbolique, lettre de la détermination (qui est celui de l'article défini) et lettre qui
désigne le nom du Divin dans lequel elle apparaît deux fois. Abraham et Sarah sont
respectivement virilisés et féminisés et en même temps déterminés dans leur essence et, par la
même, relier à Dieu.
L’Un originel indifférencié d’Anaximandre s’inscrit dans cette conception mythologique
hermaphrodite communément partagée sur toute la planète. Le sinologue jésuite, le Père Larre,
auteur d’une très belle traduction en français du Tao Te King chinois traduit le Tao par le « Ciel/Terre
indifférenciés ». Plus que Thalès, Anaximandre est, à notre avis, le premier philosophe grec vraiment
important et c’est à partir de ses spéculations assises sur les symboles inconscients que les
philosophes suivants se détermineront.
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Outre cette base archétypique, ce philosophe nous intéresse d’autant plus que son indifférenciation
première qui semble être assimilable au Chaos originel des mythologies se retrouvera dans les
spéculations d’un Raymond Lulle auquel nous avons consacré nombre d’études. Le thème
philosophique majeur de la philosophie reste la recherche du principe premier, thème de l’origine
qu’elle partage avec la spéculation théologique. Certes, ce principe premier est divin parce
qu’éternel chez les premiers philosophes de la nature grecs mais s’il est « cause » des objets et des
phénomènes que nos sens perçoivent, cette production était-elle ou non le fait du bon vouloir d’une
personne libre qui crée le monde en ne décidant en rien de manière nécessaire. L’originalité de la
philosophie grecque est cette « nécessité » (ananké) qui fait que malgré ses fondements
mythologiques c’est à partir d’elle que naîtra la science déterministe qui s’opposera aux miracles et
autres actes magico-religieux. Outre le fait qu’à la différence d’Anaximandre, une grande partie des
philosophes grecs poseront l’éternité du monde en opposition avec le dogme de la création propre
au judéo-christianisme, encore que le thème de la création « ex nihilo » soit tardif dans le judaïsme,
l’autre problématique restera dans cette confrontation entre Athènes et Jérusalem, l’opposition entre
la « nécessité » et la « liberté de la volonté divine ». Au Moyen Âge, cette controverse a pour nom
Jean Duns Scot.
Duns Scot, le docteur subtil (1266-1308).
Contemporain de Raymond Lulle et ayant enseigné comme lui à la Sorbonne, le philosophe écossais
parle en métaphysicien et en cette époque pré-scientifique, seule compte pour lui la démonstration
rationnelle a priori selon le seul raisonnement syllogistique. L’objet de la métaphysique devant être
transcendant à la physique, il n’est pas encore question de vérification expérimentale même si son
confrère franciscain Roger Bacon, marqué par la pensée « physicienne » de l’alchimie, en avait
posé, à la même époque, les fondements théoriques.
Les axiomes premiers des métaphysiciens sont que toute chose étant le produit possible d’une
cause elle-même fruit d’une autre cause et que, ne pouvant pas remonter indéfiniment à la recherche
d’une cause, on doit concevoir logiquement une cause première et un principe premier dans la
mesure où l’être ne peut pas provenir du non-être. D’un autre coté, pour Duns Scot, et
antérieurement aux catégories d’Aristote pour qui il n’y a que du fini, les deux premiers modes de
l’Être sont le fini et l’infini et, pour lui, Dieu est cet infini. Si la métaphysique a pour objet « l’être en
tant qu’être », elle se doit de prouver qu’il existe un premier dans l’ordre de l’être et que ce premier
est infini. Pour le docteur subtil, la métaphysique aristotélicienne n’en est pas une car son premier
moteur immobile est inclus dans son univers fini et dans sa physique même s’il la « chapeaute ».
L’objet de la métaphysique doit impérativement être transcendant à la physique ni être abâtardie
comme une « généralité logique des universaux ». Contre saint Thomas d’Aquin et de manière plus
platonicienne, il pose la postériorité des essences par rapport à l’essence infini de Dieu. Tout comme
pour Raymond Lulle et les mystiques apophatiques, il écrit que « cette essence infinie que nous
pouvons conclure, nous ne saurions évidemment la comprendre ». On reconnaît l’influence, tout
comme chez Raymond Lulle et Roger Bacon, des philosophes hellénisants musulmans et en
particulier celle d’Avicenne mais rendu au même point que le philosophe musulman et au moment
d’expliquer le rapport des êtres finis à l’Être infini, Duns Scot s’oppose à lui radicalement concernant
la « nécessité » au profit de la « liberté de la volonté divine ». Etienne Gilson a très bien défini cette
différence radicale entre les deux penseurs : pour Avicenne, le « possible émane du nécessaire par
voie de nécessité » tandis que pour Duns Scot, le « possible émane du nécessaire par acte de
liberté de la volonté divine ». Il écrit « qu’après une courte lune de miel, avec saint Thomas d’Aquin,
la théologie et la philosophie croient s’apercevoir que leur mariage avait été une erreur ». Toute
l’œuvre de Duns Scot tend à libérer Dieu de son enchaînement au nécessitarisme grec et de le
rendre inintelligible à la pensée philosophique pour qui la liaison nécessaire des principes aux
conséquences est la condition de toute intelligibilité.
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Il est à noter que dans l’aristotélisme il y a un éloignement déjà marqué du panthéisme et de
l’animisme originel au profit de la dualité entre le sujet de la pensée et l’objet matériel. Pour preuve,
la critique que fait le Stagirite des « physiciens » présocratiques :
« Un premier point de toute évidence, c’est qu’on commet des erreurs de plus d’un genre quand
on s’imagine que, dans l’univers entier, il n’y a qu’un seul principe, qu’une seule et unique nature,
laquelle est matière, et quand on fait cette nature corporelle et étendue ».
Aristote - Métaphysique Livre A
Pour Raymond Lulle aussi l’essentia divine est inconnaissable et relève de la foi pure mais pas
l’agentia divine qui relève des « raisons nécessaires ». De nos jours, on oppose à la science causale
déterministe qui permet de prévoir les évènements, la magie comme transgression des lois
naturelles mais le problème n’est pas si simple car s’opposent également à la causalité scientifique
la finalité, les coïncidences significatives, l’efficacité de la prière, la providence divine ainsi que la
prédiction (# de la prévision) du futur. La rupture historique de Duns Scot s’explique par le fait que le
départ de la philosophie grecque fut marqué par une certaine dépersonnalisation des dieux et de ce
fait, il n’était pas évident que soit possible la synthèse entre le Dieu des philosophes tel le premier
moteur immobile aristotélicien, fut-il divin et éternel et le Dieu personnel d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob. Nous avons tendance de manière anachronique à nous projeter dans le passé avec notre
configuration psychique extravertie contemporaine dominé par l’esprit scientifique alors que les
humains de l’Antiquité étaient encore proches de l’inconscience originelle marquée par la pensée
mythologique fondée sur la perception endo-psychique et ses symboles inconscients (introversion).
Le positivisme a cru longtemps que ces « physiciens » anciens étaient les premiers scientifiques qui
essayèrent de tout ramener à des explication naturelles à partir de certains mécanismes repérés
dans l’expérience quotidienne. Mais un Jean-Pierre Vernant, grand connaisseur de la Grèce antique,
considère que les doctrines des présocratiques concernant la genèse du monde conçue à partir
d’une unique origine ne sont qu’une « laïcisation » des mythes cosmogoniques où le conflit entre les
dieux et le chaos originel se résolvent et débouchent, sous la tutelle de Zeus, sur un univers
organisé. Le terme de Kosmos en grec signifie tout à la fois l’ordre et le monde. Chez les
présocratiques, les éléments dépersonnalisés mais encore divinisés remplacent les divinités
mythologiques : Zeus par le Feu, Poséidon par l’Eau, Gaia par la Terre, etc.. Cet anachronisme se
retrouve encore de nos jours dans les téléfilms retraçant l’hominisation où l’on montre des primitifs
réfléchissants et trouvant des explications aux expériences de leur vie quotidienne. Le rapport
énergétique entre le conscient et l’inconscient est inversé pour les humains de l’horizon primitif et
c’est plus qu’un problème mental et cognitif. La potentialisation plus grande de l’inconscient explique
le pourquoi de la « normalité » de la transe, de la possession, des paroles somnambulique des
pythies et des rêves et des visions chez les primitifs alors que pour nous cela relève le plus
communément de la psychopathologie. Nietzsche qui a écrit des choses très intéressantes
concernant les présocratiques dans son livre La philosophie à l’époque tragique des Grecs avait
bien vu que les conceptions du monde des anciens s’étayaient sur le rêve :
« Dans le sommeil et le rêve, nous refaisons encore une fois, la tache de l’humanité antérieure …
Je pense que, comme maintenant encore l’homme conclut en rêve, l’humanité concluait aussi
dans la veille durant bien des milliers d’années … Dans le rêve continue à agir en nous ce type
très ancien d’humanité parce qu’il est le fondement sur lequel la raison supérieure s’est
développée et se développe encore dans chaque homme : le rêve nous reporte dans de lointains
états de la civilisation humaine et nous met en main un moyen de mieux les comprendre ».
Nietzsche Humain trop humain, I, 12
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Ce qu’il faut surtout voir, c’est que les premiers présocratiques ne sont pas encore marqués par
l’opposition entre l’intellect et la matière comme le seront les philosophes suivants mais conçoivent le
monde comme un organisme vivant pensant. La nature, la phusis, vient du verbe « phuestai » qui
signifie naître, croître. Mais pour Aristote et les philosophes postérieurs, l’apeiron d’Anaximandre
n’était rien d’autre que la matière qui passive « ne peut en rien être en acte de même qu’il était
absurde d’en faire ce qui contient et non ce qui est contenu ». Le dynamisme du vivant étant plus
proche de la problématique psychique, les présocratiques et en particulier Héraclite furent préférés
par Nietzsche aux philosophes et métaphysiciens postérieurs que l’auteur du Zarathoustra
abominait. L’histoire de la métaphysique aboutira ainsi à Descartes et à la dualité radicale entre le
moi-sujet pensant et le monde mécanisé ; dualité que la philosophie du Vedanta a, de toujours,
dénoncé comme illusoire (maya) au profit du monisme du Soi (advaïta = non-dualité). Anaximandre
n’est en général pas considéré à sa juste valeur et un Alexandre Kojève tout en faisant de Thalès le
premier philosophe théorise que les premières thèses et antithèses de la philosophie se repèrent
surtout dans l’opposition entre Parménide et Héraclite, plutôt que dans l’opposition entre Thalès et
Anaximandre. Ce faisant, il situe Héraclite après Parménide comme le faisaient les anciens alors que
les auteurs contemporains font l’inverse et le placent à la suite des « physiologues ». Pourtant, on
trouve chez Anaximandre les idées fondamentales de la vision du monde des grecs : le monde
comme un Tout à la fois Un et multiple où les éléments contraires sont réglés par une loi d’équilibre.
Cette loi est l’homologue de la Justice qui régit également les rapports humains sachant que la
transgression de cette loi remet en cause l’harmonie du monde tout autant cosmique que politique
par un retour au chaos. Chez Anaximandre, cela a un aspect moral culpabilisateur et même
pessimiste : la différenciation dans le temps et la lutte déséquilibrée des contraires avec ses excès
(hybris) et ses défauts est pour lui comme un péché originel. Il écrit :
« D’ou les choses prennent naissance, c’est aussi vers là qu’elles doivent toucher à leur fin, selon
la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leurs fautes, selon l’ordre du temps…
Quelle est la valeur de votre existence ? Et si elle n’a aucune valeur, pourquoi donc êtes-vous là ?
Je constate que c’est par votre faute que vous vous attardez dans cette existence. Vous devez
l’expier par votre mort. Regardez à quel point votre terre se flétrit ; les mers se retirent et
s’assèchent. Le feu détruit dès maintenant votre monde qui pour finir s’en ira en fumée. Mais c’est
en se renouvelant sans cesse que ce monde de l’instabilité se reconstruira semblable au
précédent. Qui serait capable de vous délivrer de la malédiction du devenir ? ».
On voit que cette spéculation est très proche de celle de l’Inde qui pose que le monde dans lequel
vit l’homme n’est que souffrance et aliénation du Samsara. On verra que son successeur Héraclite
partira de cette vision du monde mais arrivera à la surmonter à sa manière qui aura toutes les
faveurs de Nietzsche. Héraclite écrit :
« Je contemple le devenir et personne n’a scruté si attentivement ce ressac et ce rythme éternel
des choses. Et qu’ai-je vu ? Des processus réglés, les voies toujours identiques de la justice
(punitive), le jugement des Erinnyes derrière chaque infraction aux lois, le monde entier comme le
spectacle d’une justice souveraine et des forces naturelles présentes en tous lieux comme des
démons …. Où règnent l’iniquité apparaissent alors l’arbitraire, le désordre, le dérèglement et la
contradiction ; mais ce monde où seules la loi et Diké, fille de Zeus, règnent, comment pourrait-il
être autre chose que la sphère de la culpabilité, de l’expiation, de la condamnation, et en quelque
sorte un lieu de supplice pour tous les damnés ? ».
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On peut voir, avec cette sombre mystique d’Anaximandre que l’aliénation par les divinités
vengeresses remise en cause par les Evangiles (cf. la route antique des hommes pervers de René
Girard) se conjugue très bien avec la sagesse du « juste milieu » tout autant répandue en Orient
qu’en Occident. Toute morale est dès lors un prudent équilibre entre les extrêmes pour éviter les
excès et les défauts. On le retrouvera chez Aristote dans l’éthique à Nicomaque où, par exemple, la
vertu du courage sera le moyen terme entre la témérité et la lâcheté et pareillement pour la vertu de
la générosité qui sera le moyen terme entre la prodigalité et l’avarice, etc… Lorsque Héraclite écrit
que « les forces naturelles sont présentes en tous lieux comme des démons », il dévoile par là que
l’objet d’étude des premiers « physiciens » était en réalité le sujet psychique interne inconscient dont
les tendances sont représentées symboliquement (cf. Métamorphoses et symboles de la libido de
CG Jung) plutôt que les forces mathématisables de la science physique moderne. Disons qu’il y a
une intrication des deux dans les spéculations de la philosophie de la nature de l’Antiquité.
Dans la succession des philosophes grecs, nous trouvons après Anaximandre son disciple
Anaximène (586 – 526 Av Jc) qui est loin d’être à la hauteur de son maître. S’il conserve de la
conception d’Anaximandre le principe premier infini duquel toute chose provient et toute chose
retourne, il le détermine néanmoins comme étant l’Air à partir duquel les choses se forment soit par
condensation, soit par dilatation ; devenant plus subtil par dilation, l’Air forme le Feu et par
condensation, il forme le vent, puis les nuages, l’eau et plus condensé la Terre. Tout comme pour
son maître, ce principe et cet élément premier, l’Air, englobe et gouverne toute chose et ainsi le Ciel
englobe la terre et dans son tourbillon entraîne les étoiles de nature ignée qui sont fixées comme des
clous sur la voûte céleste. Il fut le premier à dire que les étoiles ne passent pas sous la terre mais
tournaient autour de la terre.
Héraclite ( 567 – 480 av J-C)
Il est le véritable successeur d’Anaximandre bien qu’il ne le cite jamais et qu’il ne le reconnaît pas
comme son maître. Il partage avec lui le fait que tout provient d’un unique élément et que tout y
revient et que c’est à l’intérieur de cet Un immuable que s’opèrent les changements mais cet élément
est pour lui le Feu. De même que pour Anaximandre, le monde est instable et en transformation du
fait des antagonistes en relation les uns avec les autres mais fondamentalement en guerre entre eux.
La Justice, Diké, maintient et contrôle l’équilibre entre les éléments antagonistes en empêchant que
les uns écrasent les autres : « il faut éteindre la démesure (hybris) plus encore qu’un incendie ». Il
écrit également : « même le soleil ne franchira pas les mesures à lui assigner par Justice » (DK 94).
Le principe suprême tend à rapprocher les contraires en lutte et à ajuster les uns avec les autres en
un équilibre sans cesse menacé de dislocation. Il partage le pessimisme d’Anaximandre et on a dit
de lui qu’il souffrait de mélancolie. Un écrit de lui dit : « j’ordonne à tous les adultes de pleurer ».
Pour lui, la disparition du conflit signifierait la fin du monde et sa conflagration par un retour dans le
Feu originel. Il aurait blâmé Homère qui avait souhaité la disparition des maux de la vie sans
comprendre que, ce faisant, il demandait la fin du monde. Il pensait que cette conflagration suivi
d’une nouvelle recréation du monde identique à lui-même se répétait épisodiquement (éternel retour)
et qu’elle se produirait à la fin de la « grande année » qu’il pensait être de 10 800 ans. A cette loi du
Feu et à ce destin inéluctable, le monde ne pouvait qu’obéir et consentir. (DK 53).
Fondamentalement, il n’y a, pour lui, de réalité que le conflit des contraires : « Père et roi de toute
chose est la guerre » (DK 53). Si on peut atteindre à l’harmonie et à l’ordre en politique, c’est toujours
à partir du conflit. Il écrit que la guerre structure la cité : les vivants vainqueurs et les vivants vaincus
et esclaves d’un coté et les héros morts divinisés (DK 53). Pour lui, tout comme pour le Tao chinois,
la roue du temps est une alternance des contraires (il y a dans les fragments héraclitéens toute une
table des contraires : Jour et Nuit, Eté et Hiver, Abondance et Famine, Douleur et Plaisir, etc.) qui
s’échangent selon le jeu du temps pareil à « un enfant qui s’amuse en jouant au trictrac ».
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Comme chez tous les premiers « physiciens », il n’y a pas dans sa philosophie de différence entre la
cosmologie, la politique et le psychologique. Il écrit que la « Justice règne dans les affaires
cosmiques comme dans les affaires humaines « (DK 94). Egalement, sa philosophie ne sépare pas
l’intellect immatériel et l’objet matériel et son Feu unique originel est un Feu vivant pensant.
Néanmoins, de manière plus marquée que chez Anaximandre, il développe cet aspect spirituel et il
est le premier à parler du Logos. Tout comme Socrate avec son « daïmon », il dit entretenir des
relations familières avec ce Logos qu’il rencontre à toutes occasions de la vie à la différence, écrit-il,
des autres hommes qui ne savent pas le reconnaître bien qu’ils vivent et meurent, sans le savoir,
selon ce même Logos (DK 22). Pour Héraclite, à la suite d’Anaximandre, l’Un duquel tout procède,
englobe et gouverne le monde mais à la différence de son prédécesseur l’enveloppe céleste est de
nature igné et pensante. Le Logos provient de cette enveloppe céleste divine car, tout comme
Euripide le dit de Zeus, l’enveloppe céleste est tout autant la loi qui règne sur la nature et sur la cité
que l’intelligence accordée au humains. Ceux-ci ne sont pas raisonnables par eux-même, seule est
douée d’intelligence l’enveloppe céleste et on sait que cette conception aura une longue histoire
dans la philosophie tout autant dans l’Antiquité que pour les philosophes hellénisants musulmans, les
Falâsifâ et pour le Moyen Âge chrétien sous la dénomination aristotélicienne de l’Intelligence agente.
Pour Héraclite, quand nous communions avec cette raison divine, nous sommes dans la vérité et
quand nous nous isolons dans ce qui nous est propre, nous sommes dans l’erreur. Les stoïciens
également reprendront cette conception d’une connexion possible entre l’humain et la raison divine,
le Logos igné qui régit et gouverne l’univers. On voit que pour ces penseurs présocratiques l’intuition
introvertie est encore très près de la voix intérieure car, tout proche de la mentalité mythologique,
l’inconscient est encore fortement potentialisé. On sait que Nietzsche était selon la typologie
junguienne de type intuition introvertie comme le prouve son texte Ainsi parlait Zarathoustra mais
aussi la fulgurance de ses aphorismes :
« Quelqu'un a-t-il une idée nette, à la fin de ce XIX ème siècle, de ce que les poètes des époques
vigoureuses appelaient l'inspiration ? ... apparition soudaine d'une chose qui se fait entendre, qui
se fait voir, avec une sûreté et une réalité inexprimables, bouleversant tout en vous ... tempête de
liberté, d'absolu, de force, de réalité ».
On comprend ainsi le pourquoi de la passion de Nietzsche pour les présocratiques et
particulièrement pour Héraclite et son rejet de la métaphysique intellectualiste ainsi que de son
rejeton la science positiviste. On ferait une erreur de comprendre ce terme de Logos et de raison
dans un sens de la philosophie des Lumières car, pour les anciens, cette raison divine qui engendre
et ordonne le monde et le rend intelligible pour l’humain provient de l’Un éternel. Pour eux, c’est cette
même raison qui permet, pendant le sommeil, d’avoir en rêve connaissance des évènements futurs.
Or l’intuition comme le théorie CG Jung s’oppose à la fonction sensation et cette intuition étant
tellement dominante pour les premiers philosophes, la sensation s’en trouvait complètement
dévalorisée. Pour Héraclite, l’humain dispose de deux organes pour la connaissance de la vérité, à
savoir la sensation et la raison, la première indigne de créance et l’autre, critère de vérité. Il écrit
« c’est le propre des âmes barbares d’accorder foi à des sens dépourvus de raison ». L’âme pour
Héraclite est faite de vapeurs ignées qui peuvent être sèches ou humides et quand elle est sèche,
elle est plus chaude et participe plus au Feu vivant pensant sinon la « fangue humide » s’empare
d’elle et la maintient dans l’ignorance et l’erreur. C’est le propre de la spéculation des présocratiques
que de révéler la nature profonde des choses cachée derrières les apparences en théorisant un
principe ou un élément unique puis de donner un système de transformation de ce principe qui
rende compte de la diversité des phénomènes du monde. Pour Héraclite, à partir du Feu originel on
passe à l’Eau (la Mer) de laquelle se différencie la Terre et les « vapeurs ignées » (dénommées
Praester) .
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Cette transformation structurante se retrouve telle quelle dans la structuration psychique de l’humain
avec le passage de l’âme cosmique de Feu à une semence faite d’Eau qui se différencie dans le
corps (Terre) et l’âme (Souffle – Vapeurs ignées). Pour le philosophe d’Ephèse, c’est en attirant à elle
par la respiration le Logos (la raison divine) que l’âme devient intelligente. En entrant en communion
avec le ciel igné, elle recouvre sa puissance de raisonner car le Logos trouve en notre corps un
domicile hospitalier mais d’un autre coté, l’âme coupée du feu céleste est privée de raison.
Il écrit : « celui qui parle avec intelligence tire sa force de la chose sage et commune à tous
(l’Unique), comme la cité tire sa force de la loi » (DK 114). Ce savoir révélé le rend élitiste,
certainement aussi en raison aussi de sa déchéance suite à la victoire des Perses qui, d’aristocrate,
le relégua, refusant l’exil, dans la plèbe de sa cité conquise. Il écrit : « le Logos, ce qui est toujours,
les humains sont incapable de le comprendre » mais ce sera une attitude générale des philosophes
d’opposer la vérité à l’opinion (doxa) dominée par la sensation. Ce qui, par contre est la grande
originalité de la conception du monde d’Héraclite et que l’on retiendra en particulier sous
l’appellation de l’antithèse de la philosophie, c’est l’impermanence généralisée de l’univers en
perpétuelle transformation. Dans son texte la philosophie à l’époque tragique des Grecs, Nietzsche
fait dire à Héraclite :
« Je ne vois rien que le devenir. Ne vous laissez pas tromper ! C’est un effet de votre courte vue
et non pas l’essence des choses si vous croyez apercevoir en quelques endroits une terre ferme
sur la mer du devenir et du périssable. Vous employez les noms des choses comme si elles
avaient une durée fixe, mais même le fleuve où pour la deuxième fois vous descendez n’est plus
le même que la première fois ».
La question posée par le célèbre fragment dit du « Fleuve » (DK 12) est celle du comment une
chose qui change peut-elle rester la même ? Nous avons vu que la conception d’Héraclite pose un
conflit des antagonistes derrière la diversité des phénomènes. Toute chose est un rapport mouvant
entre les contraires et on ne peut dès lors définir l’essence d’une chose sans citer ces deux
contraires tel le crépuscule qui est un rapport changeant entre la nuit et le jour. De même la marche
qui est une chute continuellement rattrapée, etc. Les choses et les phénomènes sont toujours la
résultante des forces duelles en présence qui varie perpétuellement. De là le vocabulaire avec des
couples de fabrication typiquement héraclitéen comme « vivre la mort » et « mourir la vie » qui lui a
valu le surnom de l’Obscur. On sait qu’Aristote l’a « accusé du crime suprême devant le tribunal de
la Raison d’avoir péché contre le principe de non-contradiction ». Nous le verrons avec Parménide
qui à partir des principes de la logique sera entraîné à dire que, à la suite de cette même analyse, le
multiple et le mouvement des phénomènes que nous délivrent nos sens sont proprement
« impensable » et que seul l’Un immuable et éternel l’est. Mais revenons-en à Héraclite pour qui tout
devenir et même l’harmonie et le repos naissent de la lutte des contraires. Les attributs des choses
qui nous semblent durables et qui définissent son essence n’expriment que le rapport de force entre
les combattants mais la lutte n’en continue pas moins éternellement. Néanmoins, nous avons vu qu’à
coté du monde des contraires produit par le Feu originel pensant, celui-ci continuait, de manière
séparée, à englober, à gouverner et à juger ce monde des contraires, ce qui donnerait raison à
Parménide sur la seule permanence de l’Un et l’impensable du multiple et du changeant. A ce stade,
il n’y a pas d’opposition entre Héraclite et Parménide et la véritable position opposée à la conception
d’Héraclite est celle de Platon avec ses multiples Idées immuables, essences des choses du monde.
Selon Nietzsche, il faudrait lire autrement Héraclite qui serait aller plus loin dans sa conception du
monde de l’impermanence. Nous avons vu qu’il décrit le monde comme un « spectacle d’une justice
souveraine et des forces naturelles présentes en tous lieux comme des démons …. » mais selon
Nietzsche, il aurait envisagé que cette instance divine séparée était tout autant une force antagoniste
tout comme le serait le conflit entre le surgissement vers le multiple et le retour dans l’unité du Feu
originel.
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Il écrit : « …il fut saisit d’un pressentiment bien plus profond : il lui fut impossible désormais de
considérer les couples en lutte séparément de leurs arbitres ; les juges semblaient eux-mêmes
combattre et les combattants arbitrer leur lutte ». Ce qui signifierait qu’il n’y a pas de séparation entre
l’un et le multiple et que « l’un est le multiple », d’où l’impermanence généralisée de l’être. Dans ce
cas, oui ! il y a opposition entre la thèse héraclitéenne et la thèse parménidienne à cause du
dépassement par Héraclite de l’absolu de la Justice punitive qui ne serait elle-même qu’un des
contraires tout autant soumise à la démesure :
« Ce mot dangereux, l’hybris, est en fait la pierre de touche de tout héraclitéen. C’est là qu’il peut
témoigner de sa compréhension ou de sa méconnaissance de la doctrine du maître. Ce monde
était-il le lieu de la culpabilité, de l’iniquité …. Oui, s’écrie Héraclite, pour l’Homme enfermé dans
ses limites et qui voit les choses séparées les unes des unes, mais qui ne le voit pas dans son
ensemble , mais non pour le dieu qui voit le monde dans sa continuité… Pas une once d’iniquité
ne subsiste sous son regard de feu, dans le monde qui s’étend autour de lui… Seul en ce monde,
le jeu de l’artiste et de l’enfant connaît un devenir et une mort, bâtit et détruit, sans aucune
imputation morale au sein d’une innocence éternellement intacte… Qui ira alors exiger qu’une
telle philosophie nous donne en plus une morale et son indispensable impératif : « Tu dois ! » Et
qui ira jusqu’à faire à Héraclite le reproche de cette absence de morale !. l’Homme, jusque dans
ses fibres les plus intimes, est tout entier nécessité et absolu « non-liberté » - si l’on entend par
liberté l’exigence extravagante de pouvoir changer sa nature selon son caprice, comme un
vêtement, prétention que toute philosophie digne de ce nom a jusqu’ici repoussée avec l’ironie
requise.».
Le philosophe allemand reprendra à sa manière cette pensée héraclitéenne et on trouve dans son
livre Ainsi parlait Zarathoustra, le chapitre sur les trois métamorphoses avec cette transformation du
chameau, du « tu dois ! » en lion puis en enfant. Mais la philosophie de Nietzsche se veut être un
« gay savoir » alors que celle de Héraclite est pessimiste et il n’est pas sûr qu’il ait pu dépasser ce
sentiment mélancolique de vivre dans un monde coupable où la souffrance est la légitime punition
de la Justice punitive. Puisque l’on doit à Héraclite la première mention faite au Logos, nous ne
pouvons pas ne pas faire référence à cet autre Logos dont nous parle le quatrième Evangile de saint
Jean. René Girard l’a très bien analysé et ces deux appellations ont un sens opposé. Pour Héraclite,
le Logos est pourrait-on dire l’archétype de l’ordre, c’est le maître qui gouverne, et l’Univers, et le
groupe social et qui punit le responsable du désordre. Avec l’Evangile johannique, le Logos est la
« lumière qui est venue dans le monde mais ce monde plongé dans les ténèbres ne l’a pas reçu »
car il est « dans ce monde mais pas de ce monde ». Alors que le Logos héraclitéen est du coté des
Erinnyes justicières, des divinités vengeresses, du coté de l’accusateur public, le Logos johannique
est du coté de la victime innocente, du coté de l’avocat de la défense (Paraclet). La bonne nouvelle
évangélique énonce que Dieu n’est pas un Dieu vengeur mais un Dieu qui a souci des victimes
innocentes. L’accusateur public est un menteur qui donne raison de la violence des persécuteurs qui
s’acharnent contre l’innocent rendu faussement coupable des désordres du monde et de la cité. Si
Héraclite repère bien le conflit et la rivalité entre les hommes que l’institution du tribunal tente
positivement de réguler, il n’entrevoit pas la négativité de tout groupe social s’acharnant contre
l’individualité et le mensonge des mythes auxquels il faut ajouter sa propre philosophie qui donne
raison sur la soi-disant culpabilité du châtié qui justifie la vengeance punitive des persécuteurs. Au
lieu de clamer, comme Job, l’innocence du « juste souffrant » injustement persécuté que mettra en
spectacle la passion du Christ, il énonce, même si cela le déprime, une théorie de l’hybris qui justifie
la souffrance infligée par les divinités vengeresses. Or cette vérité de l’acharnement du groupe
social contre l’individualité et en particulier l’ostracisme, fut une des expériences malheureuses de sa
vie.
12
D’après Diogène Laërce, il aurait reproché aux Ephésiens d’avoir chassé son ami Hermodore : « Les
adultes d’Ephèse auraient mieux fait de se pendre, tous, et d’abandonner la cité aux enfants, eux qui
ont chassé Hermodore, l’homme le plus précieux d’entre eux, en disant : « Que personne parmi nous
ne soit le plus précieux ; s’il y en a un qui soit tel, qu’il parte ailleurs, et chez d’autres que nous ».
Toujours d’après Diogène Laërce, lorsqu’on lui demanda, plus tard, de faire office de législateur pour
eux, il refusa l’offre. S’étant retiré dans le Temple d’Artémis, il y jouait avec les enfants et aux
éphésiens qui s’en étonnaient, il leur dit : « Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire cela que de mener
avec vous la vie de la cité ? » A la fin de sa vie, il prit les hommes en haine et vécut à l’écart dans les
montagnes et, devenu aveugle, il serait mort de maladie qu’il essaya de guérir en se couvrant de
bouse de vaches. Une autre version raconte que ne pouvant s’arracher la bouse collée sur son
corps et devenu méconnaissable, il serait mort déchirés par les chiens. C’est un destin digne
d’Œdipe, soi-disant coupable de l’épidémie de peste de sa cité et ostracisé à cause de cette
pseudo-culpabilité. René Girard rappelle que dans l’Athènes ancienne, on choisissait un pauvre
bougre de la plèbe miséreuse de la ville que l’on dénommait le pharmacos et que l’on sacrifiait pour
remédier aux maux de la cité. Les Evangiles font dire à Caïphe : « il est de notre intérêt qu'un seul
homme meure pour le peuple et que la nation entière ne périsse pas » (Jean 11- 50) pour y répondre
par la parabole du bon berger qui abandonne le troupeau pour la brebis égarée. Le divin nonsacrificiel christique subvertit le sacré païen qui se fonde toujours sur le « un-en-moins ». C’est cette
conception du sacré que partage Héraclite lorsqu’il considère que la guerre hiérarchise légitimement
la cité en différenciant les maîtres-vainqueurs et les esclaves-vaincus – ce qui plaira à Nietzsche - et
divinise le héros mort au combat, retranché du groupe et réintégré dans la divinité. Il écrit que « celui
qui parle avec intelligence tire sa force de ce Logos sacré comme la cité tire sa force de la loi »
(DK14). Il se situe uniquement sur la scène de l’externe, celle de la figure du maître, garant de l’ordre
social et son éthique est une éthique héroïque qui légitime la guerre avec ses vainqueurs, ses
vaincus et ses héros divinisés morts au combat. De même, sa philosophie, à l’instar du passage au
divin à travers la mort à la guerre, se veut un passage au divin à travers le Logos.
Pour l’humain, l’insertion sur la scène externe de l’ordre social se situe à la puberté avec son stade
génital. La fonction génitale implique pour l’ordre social humain la fonction matrimoniale, c’est à dire
le mariage qui selon Claude Levi-stauss est un échange de femmes entre clans. Les échanges des
femmes se faisant selon des combinaisons logico-mathématiques différentes d’une société humaine
à un autre sont spécifiques de l’humaine condition et marquent leur différence d’avec les
communautés animales. La femme semble donc du coté du multiple et l’homme sera ainsi du coté
de l’un. On trouve cela aussi dans la philosophie hindoue du Samkya où le Purusha masculin est
l’intellect, un, immobile et agent tandis que la Pakriti féminine est la nature, multiple, mobile et
patiente. Certains psychologues expliquent ainsi pourquoi sur ce lieu de l’ordre social, mais il y a
d’autres lieux, les hommes cherchent la femme dans toutes les femmes tandis que les femmes
cherchent tous les hommes dans un seul homme. De toute façon, il est certain que beaucoup de
spéculations philosophiques reposent sur des représentations du psychisme « perçues de manière
endo-psychique » comme s’exprimait S. Freud. Avant lui, Nietzsche écrivait aussi que « la plus
grande partie de la pensée consciente chez un philosophe est dirigée en secret par ses instincts …
Ils s’imaginent qu’il s’agit de vérité mais au fond c’est d’eux-mêmes qu’il s’agit « ( O. P. XII 363).
Concernant encore Héraclite, sa conception du retour périodique du monde qui s’effondre dans l’Un
et qui renaît de nouveau fait de l’Un un élément du changement lui-même et non une entité présente
séparée dans l’Eternité, cause et production du monde comme il le sera pour Parménide. Il écrit : «
ce cosmos, le même pour tous, n’a été créé par aucun dieu ni homme, mais a toujours été, est et
sera ».
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Pythagore (570 – 497 Av Jc)
Avec ce philosophe né à Samos, nous quittons le domaine strict de la philosophie de la nature des ioniens
qu’il avait certainement connu car son enseignement possède aussi un aspect « naturaliste ». Proche de
l’orphisme et des courant mystiques du VI° siècle Av JC et s’enracinant dans le chamanisme primitif et
ses techniques de l’extase pour séparer l’âme du corps pour la mettre en contact avec le divin, Pythagore
fut un personnage essentiellement religieux, médiateur entre les hommes et les dieux et déjà légendaire
de son vivant . Pourtant, à ce coté religieux, s’y ajoute un aspect politique et il s‘agissait, pour lui, d’établir
un lien entre l’homme et le divin pour transformer la cité. Il faut aussi y ajouter la spéculation
« mathématique ». Paradoxalement, c’est en envisageant le nombre dans une perspective mystique et
religieuse qu’il libéra les mathématiques de leur visée utilitaire et qu’il ouvrit ainsi la voie à sa spéculation
abstraite. Selon Aristoxène, il aurait été le premier à élever l’arithmétique au-dessus des besoins des
marchands et des recettes empiriques établies à des fins utilitaires pour en faire une science
démonstratrice. Avide de doctrines secrètes et d’être initié aux mystères, on raconte qu’il alla en Chaldée
et en Egypte dont il apprit la langue pour rencontrer des prêtres et de retour à Samos, vers l’âge de
quarante ans, il fuya la tyrannie du tyran Polycrate pour s’installer en – 530 à Crotone en Italie méridionale
où il fonda une communauté qui essaima en Italie méridionale et aussi en Sicile. Une tradition dit que sa
secte périt avec son fondateur lors qu’une révolte populaire tandis qu’une autre tradition dit qu’il mourut
assassiné à Agrigente en Sicile refusant de traverser un champ de fèves. Il n’aurait rien écrit et les textes
qu’on lui attribue auraient été écrits par des disciples tardifs du néo-pythagorisme. Il n’aurait été connu à
Athènes qu’au temps de Platon qui aurait demandé par lettre que l’on acheta ses trois livres sur
l’éducation, sur la politique et sur la nature et sa pensée était enseigné à ses débuts comme dans toute
secte de manière orale et secrète. Il est donc impossible de distinguer dans la tradition ce qui revient
véritablement à Pythagore lui même et il faut alors plutôt parler de pythagorisme ancien. Ainsi, si son
influence fut énorme, sa figure reste incertaine. Sa doctrine morale aurait été reprise de celle de la
prêtresse de Delphes et on l’aurait appelé Pythagore en référence à la pythie. Dans son enseignement, il
demandait à ses disciples de faire leur examen de conscience quotidien : « où ai-je commis une faute ?
que n’ai-je accompli qui aurait dû l’être ? ». La tradition lui attribue de nombreux aphorismes de sagesse :
« transformer ses ennemis en amis, s’abstenir de parler et d’agir quand on est en colère, honorer les
dieux, les héros et les parents, etc ». Il aurait été l’inventeur du mot « philosophie » et interrogé par le
tyran Léon, il lui aurait dit : « je suis philosophe non pas quelqu’un qui prétend posséder la sagesse mais
un homme qui s’efforce vers elle ». Pour lui, il y avait deux sortes d’humains, ceux cherchent la gloire et la
richesse et les autres, les philosophes qui recherche la vérité. Il était conscient de ce que l’on dénomme
en psychanalyse le complexe d’échec :
« Accomplis ce qui ne te nuira pas par la suite … Tu connaîtras également des hommes, victimes
des maux qu’ils s’imposent eux-mêmes … En effet, compagne affligeante, la Discorde leur nuit
sans qu’ils s’en aperçoivent …. Zeus, père universel, tu délivrerais à coup sûr l’homme de bien
des maux, si tu montrais à tous les mortels à quel démon ils obéissent ».
Tout à la fois mystique et « rationaliste », il professait la métempsychose tout comme l’orphisme et il
racontait se souvenir de ses nombreuses existences antérieures mais tout autant on lui attribue les
découvertes définitives sur les triangles rectangles et en particulier son célèbre théorème sur le carré de
l’hypothénuse égale à la somme des carrés des deux autres cotés. Néanmoins, son approche du
nombre est mystique ; pour les volumes, la figure géométrique la plus belle et la plus parfaite est la
sphère divine et pour les surfaces, c’est le cercle. Il donne également une grande importance à la
« tetraktys » divine (la quaternité) qui rend compte de l’un et du multiple du monde, donne accès au
divin et est le modèle de l’ordre à réaliser par les lois de la cité.
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On voit que par rapport aux ioniens de l’école de Milet, il y a une percée vers l’abstraction même si avec
le nombre, dans le cas du quaternaire, nous avons affaire non à du logico-mathématique mais à un
symbole archétypique inconscient. Dans l’Antiquité, la fondation d’une ville relevait d’une symbolique de
la quaternité du cercle. Dans son livre intitulé introduction à l’essence de la mythologie (Payot), Charles
Kérényi écrit concernant la fondation de Rome : « Les cités reçoivent aussi pour base le même sol
divin : le monde. Elles deviennent ce que dans l’antiquité, monde et cité étaient pareillement des sièges
des dieux …. Elles doivent être tracées sur le même plan idéal sur lequel l’humain sait que son Tout est
organisé. (p.23). Dans la biographie de Romulus qu’on lit dans Plutarque, il est question d’un cercle
tracé à l’aide d’une charrue après que son centre eut été déterminé. Ce centre était constitué par une
fosse circulaire appelée Mundus. De son coté, Ovide écrit que sur elle fut édifié un autel. Le récit de
Denis d’Halicarnasse parle de la Roma Quadrata et Plutarque aussi mentionne la Roma Quadrata de
Romulus dans sa narration de la cérémonie du cercle et la conçoit comme une cité quatrangulaire,
divisé en quatre quartiers. Toujours d’après Plutarque, les romains auraient appris de leurs maîtres
étrusques le secret de la fondation des cités comme un « mysterium ». On sait que le cercle incluant une
croix de saint André est le hiéroglyphe égyptien de la cité. Cet archétype universel est par ailleurs
honoré dans le bouddhisme mahayana et est particulièrement en usage au Tibet où on le nomme, en
vieil indien, le mandala. Dans l’Hindouisme shivaïte également, le cercle avec en son centre le lingam, le
phallus de Shiva, traduit sa réalité hermaphrodite. Mircea Eliade dans ses écrits sur le symbolisme de
l’arbre (cf. son livre Mythes, rêves et mystères) a pu montrer la position centrale de l’arbre cosmique au
milieu du cercle dans les toutes premières expériences visionnaires de type chamanique. Néanmoins, il
y a déjà l’idée que les phénomènes naturels peuvent être exprimés en termes mathématiques.
Concernant Pythagore, Aristote rapporte l’affirmation que toutes choses sont produits par les nombres. A
la suite de l’importance attribuée à l’harmonie dans l’orphisme, et prenant certainement modèle sur
l’accord musical qui se laisse ramener à une proportion mathématique, il serait arrivé à l’idée que les
nombres sont le principe, la source et la racine de toutes choses.
La conception du monde de Pythagore :
Pour lui, le principe et la cause première est la monade puis, provenant de la monade, il y a la dyade
indéfinie, déjà une « matière première » puis viennent les nombres, les points, les lignes, les
surfaces et les volumes puis les corps sensibles avec les quatre éléments : Terre, Eau, Air et Feu qui
se transforment l’un dans l’autre et d’eux naît le monde vivant et intelligent (sphérique) contenant en
son centre la terre ronde habitée tout autour. Le soleil, la lune et les astres sont des dieux car en eux
prédomine le chaud qui est cause de la vie. La lune est éclairée par le soleil. Il y a une parenté entre
les dieux et les hommes parce que ceux-ci participe du chaud. De là vient que la divinité exerce sur
eux sa providence. C’est le destin qui est la cause du gouvernement de l’univers aussi bien dans son
ensemble que dans ses parties. Du soleil part un rayon qui descend et qui produit toutes les
créatures vivantes. L’âme est divisée en 3 fonctions : la conscience et l’esprit situés dans le cerveau
et le principe vital situé dans le cœur. Seul l’Homme a la fonction de l’esprit qui est immortel. Au
moment de la mort, le dieu Hermès conduit les âmes qui, si elle est pure va vers la partie supérieure
et si elle est impure va vers la partie inférieure où les Erinnyes les enchaînent. Il y a également la
croyance aux fantômes, c’est à dire l’esprit qui vagabonde parmi les vivants à la suite d’un
assassinat, d’un suicide ou d’un accident. Dans l’air du Ciel se trouvent les dieux, les héros et les
démons qui envoient des songes et des signes aux hommes (divination) ainsi que des maladies tout
autant aux hommes qu’aux animaux ; d’où l’obligation des invocations et des exorcismes. L’âme est
soit pure, soit impure ; du coté du bien ou du coté du mal.
La pureté de l’âme s’obtient par une rigueur morale de ses actes mais aussi par des purifications,
des ablutions, le respect de tabous alimentaires et par des initiations aux temples. Il faut rendre
hommage aux dieux tout le temps mais seulement l’après-midi aux héros.
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Tout comme pour Anaximandre et Héraclite, il y a aussi pour Pythagore une tension entre les
contraires qui débouche également sur un univers régi par la proportion et l’harmonie. Pour
Héraclite, c’est Diké et Logos qui règlent la proportion tandis que pour Pythagore ce sont les
nombres. Tout est fonction du nombre et Dieu, les vertus, la santé sont harmonie. L’amitié réside
également dans une égalité harmonieuse. Néanmoins, comme on peut le voir avec sa procession à
partir de la monade, il y a une indifférenciation de l’arithmétique, de la géométrie et de la physique :
l’unité arithmétique ne fait qu’un avec le point géométrique et une sorte d’atome matériel. Les
nombres se laissent représenter par des agencement de points géométriques matériels délimitant
des intervalles et dessinant des figures. La production du monde se fait sur ce modèle de l’harmonie
du nombre : a partir d’un vide illimité situé hors du ciel il y aurait une séparation et un agencement
des unités avec instauration des intervalles aspiré par un feu central ordonnant autour de lui la
révolution des corps célestes. Contrairement au monde plein et sphérique de Parménide, sa
conception laisse entrevoir la théorie des atomes et du vide interstitiel de Leucippe et de Démocrite.
Surtout, par rapport au Ioniens et leur monde comme organisme vivant, commence à s’affirmer avec
Pythagore la dualité métaphysique de l’intellect immatériel et de l’objet matériel.
La secte pythagoricienne :
Elle est de type égalitaire avec biens mis en commun. Les disciples sont vêtus de blanc et doivent
respecter la règle du silence. Ils sont végétariens et apprennent la musique. Il leur est interdit de verser le
sang et même d’avoir des contacts pour éviter d’être souillé avec ceux qui le versent (bouchers,
chasseurs). Par là même, les sacrifices rituels d’animaux sont prohibés. D’un autre coté, la secte avait
aussi pour but de former de bons législateurs. L’idéal civique y était exalté tout comme l’effort, les
exercices physiques et la discipline collective. Concernant le comportement des pythagoriciens, nous
avons des dires contradictoires et ambivalents qui pourraient provenir des deux attitudes classiques, celle
de l’extraversion et celle de l’introversion. La secte aurait eu en réalité deux têtes car Pythagore devint par
le mariage de sa fille l’allié de Milon, l’un des personnages les plus importants de la ville de Crotone.
Athlète, plusieurs fois vainqueur au jeux d’Olympie, sa maison était le siège des délibérations des
pythagoriciens sur les affaires de la ville. C’est lui qui fut à la tête de la troupe qui vainquit leurs opposants
« peu vertueux » de la ville rivale de Sybaris. Ces deux volets correspondraient à une attitude extravertie
pour Milon et introvertie pour Pythagore. Milon représenterait les pythagoriciens politiques qui accepte le
monde et la cité avec l’intention de la transformer en leur donnant de bonnes lois fussent en participant à
la guerre. De là, les exercices physiques, l’exaltation du courage et de l’honneur de mourir au combat
« de face ». On sait que l’éducation du citoyen n’était possible pour eux que dans une cité ayant de
bonnes lois et, outre le désir de former de bons législateurs, il fallait défendre cette cité vertueuse contre
une possible défaite contre des bellicistes « peu vertueux » comme l’étaient les sybarites. Quant à
Pythagore, ascète et mystique, il se caractérisait par un renoncement au monde et un désir d’éviter toutes
impuretés qui pourraient faire chuter son âme dans le monde des Erinnyes. La tradition ancienne place à
coté du Pythagore végétarien, son gendre Milon mangeant d’énormes quantités de nourriture carnée. En
général, dans le passé, l’attitude végétarienne correspondait à une contestation de l’ordre social en place,
tout comme l’était le refus du geste d’offrir le sacrifice sanglant de la victime animale qui était en Grèce le
geste essentiel de la pratique sociale religieuse. Les deux conduites alimentaires antagonistes
symboliseraient donc bien ces deux voies du pythagorisme mais dès la fin du V° siècle la secte fut
détruite et les survivants allèrent chercher refuge à Athènes où ils donneront naissance à un personnage
déraciné au comportement excentrique que l’on retrouvera caricaturé par les poètes comiques du IV°
siècle. Quant à la philosophie pythagoricienne, on sait l’importance qu’elle aura, avec celle de Parménide,
dans l’œuvre de Platon. Au regard du Logos qui règle la proportion des antagonistes héraclitéens, les
nombres hypostasiés de Pythagore nous emmène un peu plus en avant dans l’immatérialité métaphysique
sachant néanmoins que les nombres logico-mathématiques produits de l’abstraction se trouvent intriqués
avec les nombres archétypiques auto-représentatifs de la structure quaternaire du sujet psychique.
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Nous l’avons vu avec l’utilisation de la quadrature du cercle dans la fondation des cités où un symbole
inconscient de la structuration quaternaire du sujet psychique inconscient est utilisé à des fins pratiques
tout comme un architecte utilise la science mathématique élaborée par l’intellect moïque pour construire
une maison. Or cette dualité entre le moi comme sujet pensant et l’objet maîtrisé se trouve être projetée
dans l’Autre, dans la divinité qui, à l’instar du moi-potier ou du moi-architecte qui met en forme la matière
informe ou programme la construction de la maison, crée l’univers des choses selon ses idées divines
éternelles. Mais nous avons vu qu’avec Pythagore, non totalement dégagé des physiciens de l’école de
Milet, nous ne sommes pas encore au niveau à la position fermement métaphysique et dualiste de Platon
qui méprisait les milésiens et qui leur préférait le philosophe de Crotone ainsi que Parménide.
Xénophane (570 – 480 av Jc)
Né à Colophon, il fut chassé de sa patrie et émigra en Sicile où il serait mort à un âge avancé. Il écrivit
des poèmes et des élégies contre Hésiode et Homère parce qu’ils ont attribué aux dieux beaucoup
d’actes immoraux : vols, adultères et tromperies réciproques. Il critiqua leur anthropomorphisme : « les
mortels s’imaginent que les dieu sont engendrés comme eux et qu’ils ont des vêtements et un corps
semblable au leur » ainsi que leur relativisme : « les éthiopiens disent de leur dieux qu’ils sont camus et
noirs, les thraces qu’ils ont les yeux bleus et les cheveux rouges ». Pour lui, il n’y a qu’un seul Dieu,
maître souverain des hommes qui ne leur ressemble ni par le corps ni par la pensée. Il est l’être, un,
divin, éternel, immobile c’est à dire ni en mouvement ni en repos, incorruptible et de forme sphérique
mais s’il n’a rien de semblable à l’homme, il voit et il entend car il est un esprit et une intelligence :
« tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend ». C’est lui qui pense toutes choses et « sans
aucun effort, il meut tout par la force de son esprit ». Il est inengendré parce que « l‘Être ne peut
provenir du non-être ». Concernant ce qu’il disait de cet Etre véritable, il écrivait « voilà ce qui m’a paru
ressembler à la vérité, mais c’est l’opinion qui règne partout ». Pour lui, Dieu détient cette vérité caché
sur lui-même qu’il n’a pas révélé aux hommes dès le commencement mais, en cherchant, les
philosophes le découvrent petit à petit au cours du temps. On voit qu’avec ce philosophe, la dualité est
affirmée et il préfigure ainsi le platonisme et toute la métaphysique future mais ses dires sur l’un
relèvent plus de la théologie monothéiste que de l’ontologie. Il fut certainement le premier à penser
l’immatérialité de l’Être et qu’il était autre chose que l’élément premier à la base des objets de la réalité.
Sa conception des phénomènes naturels est par contre moins intéressante et souvent en-deça des
« physiciens » qui l’ont précédé. Il pensait que la lune émet sa propre lumière. Il écrit également que le
soleil s’éteint le soir et qu’il s’en reforme un autre au levant. Pour lui, durant une éclipse, le soleil s’éteint
momentanément. D’un autre coté, il disait que c’est de la mer chauffée par le soleil que se forment les
nuages. Il accordait une grande importance et un rôle prédominant au soleil dans la génération et la
transformation du vivant ; conception que l’on retrouvera chez Aristote et chez les alchimistes qui
penseront que le « mûrissement » des métaux dans la terre jusqu’à leur perfection en or se fait sous
« l’opération du soleil ». Or, diront-ils, « ce que la nature laisse inaccomplie, l’Art (alchimie) le
parachève ».
Parménide (500 ? – 440 av JC)
Disciple de Xénophane, c’est aux dires de Platon, le « père de la philosophie ». On possède de lui,
grâce aux auteurs Simplicius et Sextus Empiricus, un poème De la nature composé pour être
transmis de bouche à oreille. L’introduction est un récit d’un voyage initiatique fait par le héros d’une
course de char. Sa volonté et son entendement ne commandent pas totalement aux animaux qui
tirent le char ; ceux-ci obéissent aussi aux « filles du Soleil » qui les mènent dans la recherche de la
vérité. Le héros doit avec prudence éviter que le char ne chavire. La déesse du nom de l’Alèthéia ou
de Mnèmosynè accueille le philosophe à l’arrivée du voyage mais le plus important de la première
partie du poème est la théorie logique des deux « routes ».
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Il est posé le principe hors duquel il n’est point de salut dans la recherche de la vérité : le refus de la
contradiction et du mélange du positif et du négatif qui sont la « route de nuit » qu’il ne faut pas
prendre. Il faut s’interdire de dire « être et ne pas être, c’est et ce n’est pas la même chose » pour
s’en tenir à « ce qui est, est » et « ce qui n’est pas, n’est pas ». C’était bien sûr pour affirmer
fortement l’exigence de ne pas se contredire mais surtout pour opposer la vérité de l’être à l’opinion
(doxa) qui s’applique, elle, aux objets sensibles soumis à la transformation : ils sont ce qu’ils n’étaient
pas et ne sont pas ce qu’ils étaient. Les choses et les phénomènes auxquels nous accédons par nos
sens ne sont que les apparences dont nous parle l’opinion (doxa), que les multiples manifestations
(le terme doxa signifie aussi éclats) de l’être qui se dissimule derrière ce qui n’est pas lui, comme
derrière un masque. Il semble néanmoins avoir accordé aux apparences plus de réalité que ses
interprètes ne l’ont fait puisqu’il leur consacre la 2° partie de son poème où il développe une
cosmologie qui diffère peu et pas fondamentalement de celle de la totalité un et multiple des
milésiens et surtout de celle du premier Héraclite. A coté de la multiplicité des phénomènes, l’Un est
fini, sphérique, non-mobile et sans-durée et si l’opinion est le discours des apparences, il n’y a de
vérité philosophique que cette vérité sur l’Un immuable. Tout comme nous avons considéré Héraclite
de manière plus radicale, certains philosophes postérieurs ont fait de même pour Parménide mais
dans un sens inverse puisque pour eux, il aurait nié le multiple et le changeant comme étant du pur
non-être alors qu’il faisait de la réalité que nous montrent nos sens un mélange d’être et de non-être.
Nous avons vu ci-dessus que pour les philosophes précédents l’Un séparé du multiple l’englobe et
l’ordonne selon le Logos car même pour Héraclite le Feu-un est un sujet vivant pensant. Mais avec
Pythagore, c’est le nombre pseudo-abstrait qui cause le multiple et le changeant tandis que pour le
théologien Xénophane c’est le Dieu unique qui « pense toutes les choses et les meut par la force de
son esprit ». Ce qui est néanmoins gênant dans la position de Parménide c’est qu’à aucun moment
dans son poème il n’attribue le qualificatif de divin à l’Un. Certains ont pu dire ainsi que celui-ci
relevait de la logique pure mais, d’un autre coté, l’Un parménidien est bien, de manière
cosmologique, la sphère unique qui englobe le monde des phénomènes (le Tout). Dans son De la
nature des dieux, Cicéron écrit que « Parménide fait ressembler à une couronne qu’il appelle
stéphanè , la sphère de Feu et de Lumière dont la fonction est d’envelopper le monde, sphère à
laquelle il donne le nom de Dieu ». Cet écrit de Cicéron pourrait s’expliquer par le fait que l’on
attribuait, peut-être à tort, la fondation de l’école d’Elée au théologien monothéiste Xénophane. Mais
nous sommes avec Parménide, dans l’ontologie philosophique qui veut opposer et substituer à
l’opinion qui traite du flux impermanent et illusoire que nous montrent nos sens la vérité immuable de
l’Être-Un. Plus que d’identifier l’Être à l’Un, Parménide écrit que « c’est la même chose que penser et
qu’être » mais ce n’est pas le « je pense donc je suis » cartésien car le rapport énergétique entre le
moi conscient et l’Autre inconscient se faisait pour les anciens au profit de l’Autre. Nous l’avons vu
avec ce que jusqu’à l’ère des Lumières on a appelé l’intelligence agente séparée. Encore pour
Hegel, le « concept » est « conscience de soi » même s’il repère bien ce passage historique de
l’Autre inconscient à la conscience. Dans la philosophie de l’Esprit il dit que cette « conscience de
soi » fut portée par la théologie et la religion mais qu’avec la fin de l’Histoire, il y a une réappropriation de cette « conscience de soi » par l’humanité. Déjà pour Héraclite, le Logos qui
ordonne et gouverne le monde est aussi l’intelligence qui est donnée au philosophe. Quant au fait
que Parménide n’attribue pas le qualificatif divin à l’Un c’est peut-être pour le différencier de Dieu
non que Dieu ne soit pas l’Un mais pour différencier la théologie de l’ontologie philosophique.
La position dualiste métaphysique s’en trouve être renforcée avec un idéalisme immatériel encore
que Parménide ne parle pas comme Platon d’idées divines dont les choses ne seraient que de pâles
copies. Pour Parménide, il n’y a pas de médiations et, d’un coté, il y a la dimension de l’Être et de sa
vérité immuable et de l’autre, la dimension de l’impermanence dont parle la doxa où l’homme se croit
vivre et mourir alors que la vérité sur l’être immuable lui permet de dissiper cette illusion et lui donne
la sérénité que lui demande son âme immortelle. On voit qu’à partir de là, nous avons une totale
confusion propre à la métaphysique entre l’intellectualité et la spiritualité.
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L’hypostase de l’abstraction intellectuelle était inévitable puisque l’abstraction rassemble les choses
qui se ressemblent et les différencie des autres choses en une unité de genres et d’espèces.
L’essence est ce qui, enlevés les accidents, est commun aux choses d’une même espèce. C’est la
définition de la chose. Dans le cas de la pensée extravertie, celle de l’architecte par exemple, c’est à
partir d’un schéma abstrait que l’on concrétise et que l’on étoffe dans le réel un objet, une maison
par exemple. D’un autre coté, l’opposé de la fonction sensorielle est l’intuition qui relève de la
perception endo-psychique avec son auto-représentation du sujet psychique interne inconscient,
l’Autre. Chez Platon, comme il l’explique dans le mythe de la Caverne, on accède aux essences en
se détournant du sensible (alors que chez Aristote ce sera à partir du sensible) et, de ce fait, la
formulation intellectuelle se superposera avec la conversion spirituelle. Néanmoins, la dualité de la
transcendance métaphysique n’est pas encore totalement affirmée chez Parménide comme elle le
sera chez Platon avec son univers créé par un Démiurge. Et concernant le langage avec sa faculté
d’abstraction et de dénomination des choses, il le met dans la bouche d’un démon qui donnerait un
sens stable alors qu’il n’y a de réalité que changeante. Pour nous, Parménide ne s’est pas contredit
dans la deuxième partie de son poème car celle-ci est une cosmologie et une démonologie qui
décrivent l’intérieur de la sphère de l’univers comme composée de deux éléments, l’un léger, chaud,
lumineux, voyant, audiante et mémorisante et l’autre, lourd, froid, obscur, aveugle, sourde et
oublieuse. De l’extérieur à l’intérieur de la sphère, enveloppées par le « ciel d’airain », se situent des
« couronnes » selon un dégradé de plus en plus dense jusqu’au centre où se trouve la terre
totalement dense. Les choses en transformation seraient ainsi composée d’un mélange selon des
proportions variables et tout comme chez Héraclite, c’est la pensée du « ciel igné » qui règle ces
proportions mathématiques. Un démon serait responsable de cette comédie où se mélangent
fourberies et vérité, oubli et mémoire mais le philosophe qui erre comme les autres dans la
mouvance bariolée des phénomènes peut accéder à ce savoir sur l’Être, un et immuable de la
déesse dénommée l’Alèthéia ou de Mnèmosynè. On voit par là que Parménide ne nie pas la réalité
du multiple ni celle du mouvement et, pour lui, les phénomènes apparents sont faits d’être et de nonêtre, de mémoire et d’oubli. On retrouve cette même conception du monde chez Raymond Lulle qui
y ajoute l’amour et la haine empédocliennes, la privation aristotélicienne et les trois composantes de
l’âme de saint Augustin. Pour le mystique majorquin, l'Être divin est céleste et l'homme est fait de ces
éléments qui le poussent à la fois vers la pesanteur du bas (l'eau et la terre), vers les enfers et vers le
haut (le feu et l'air), vers le Ciel. Comme l’écrit Louis Sala-Molins dans son livre La philosophie de
l’Amour chez Lulle (p. 43) : « L’être et le non-être se livrent une bataille sans trêve dans le monde des
mixtes. La transcendance qui est source de perfection échappe totalement à l’empire du nonêtre... ». Lulle lui-même écrit dans le Livre des contemplations :
« Vous avez fait que l’homme soit situé entre deux mouvements: le premier dirigé vers la chose
qui est [l’Amour, l’Harmonie] et le deuxième mouvement vers la chose privée d’être [le mal, la
Contrariété]... Lorsque l’homme se situe dans le deuxième mouvement accidentel, il est déchu de
votre Grâce et privé de votre bénédiction qui est la caractéristique du non-être. (cap.46) ”
Le mystique catalan oppose la première intention qui est amour de Dieu et aspiration vers le haut à
la deuxième intention qui est égoïsme, attachement au monde et attirance vers le bas ; c’est à dire
vers le non-être qui est ignorance, oubli et désamour.
Ces trois négativités s’appliquent aux trois composantes de l’âme augustiniennes que sont
l’entendement, la mémoire et la volonté sachant que ces trois fonctions sont impuissantes à atteindre
par elle-mêmes l’Être sans l’aide de la grâce avec ses trois vertus théologales : la foi, l’espérance et
la charité. Sur la miniature 5 du Breviculum de Thomas le myèsier, disciple parisien de Lulle, on peut
voir trois cordes symbolisant les trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité qui
descendent de la tour de la vérité pour tirer vers le haut les trois fonctions augustiniennes de l’âme
humaine que sont l’entendement, la mémoire et la volonté. (ci-joint la miniature 5 de sankt Peter).
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Au moment du passage de la 1° à la 2° partie de son poème, Parménide écrit « mais ici je mets fin
au discours assuré» pour, abandonnant la réalité intelligible, se tourner vers la réalité des choses
sensibles, mixte d’être et de non-être. Et toujours sur cette même miniature 5 du Breviculum, on voit
situés en contrebas les vices qui n’ont pas de représentation parce que, pour les augustiniens, le
mal est une « privatio boni ». Pour Parménide aussi, on ne peut pas dire que le « non-être est » et
c’est même au fondement de sa pensée et c’est pour cela que le multiple et le changeant, objets de
l’opinion, sont des apparences et comme une manifestation illusoire de l’être qui n’est en réalité
qu’un et immuable. Il y a indéniablement une opposition entre la 1° et la 2° partie du poème mais
c’est pousser à l’extrême l’opposition propre à la philosophie entre la vérité et l’opinion.
A partir de la conception philosophique archaïque de l’Univers comme un Tout, un et multiple et à
partir du fait qu’à l’être-un on ne peut pas ajouter du non-être, Parménide énonce que l’un est
immobile et sans parties, ce qui élimine le multiple et le changeant de ce qui peut être dit en pure
vérité mais peut être dit par l’opinion. Ainsi, à l’opposé du deuxième Héraclite qui faisait du Tout un
éternel multiple changeant, la position de Parménide fait du Tout une Eternité-une sachant que
l’espace et le temps ne sont que des illusions. On retrouve cela aussi dans les philosophies de
l’Inde. Cet antagonisme entre Parménide et Héraclite est fondamental pour la philosophie et les
philosophes postérieurs n’auront de cesse de se situer par rapport à elle. Aristote écriera que « le
point de vue de la sensation exige le multiple tandis que le point de vue de la raison exige l’Un ».
Dans son Traité du ciel, il écrit que la doctrine de Mélissos et de Parménide « affirme que nul être
n’est engendré ni ne se corrompt, et que c’est là seulement pour nous une apparence » et que si
cette doctrine est fort cohérente, « elle ne saurait être considérée comme parlant le langage de la
physique … son cas relève d’une discipline différente et première (métaphysique) par rapport à la
physique ». Nous l’avons vu, chez Héraclite, le Feu est Un mais aussi Pensant qui, comme Logos,
ordonne le cosmos et la cité mais aussi révèle au philosophe la vérité sur le Feu Pensant lui-même.
Parménide écrit que « même chose sont et le penser et l’être ». Comme il n’accorde aucun crédit
aux sens mais seulement à la raison car pour lui, il n’y a que la pensée qui peut nous faire
appréhender les intelligibles, on pourrait comprendre l’aphorisme comme voulant dire « c’est la
même chose que être conçu par la pensée et être ». On sait que pendant longtemps et jusqu’à Kant
qui l’a complètement démoli, la preuve dite ontologique disait prouver l’existence de Dieu par le seul
fait que nous avons l’idée d’un être parfait dans notre esprit (Saint Anselme). Mais l’aphorisme n’est
pas réductible à cela car c’est la pensée (divine) et l’être qui sont une même chose. Pour Héraclite
aussi, le Logos comme vérité sur l’Être-Un est le propre du Feu Pensant et le philosophe qui accède
à la Vérité ne fait que re-dire le dit sur l’Être-Un. Si la Vérité se révèle au philosophe c’est qu’elle est
la parole d’un Autre. Cette Vérité est donc une « conscience de soi », une auto-représentation de
l’Être-Un. Un « je pense donc je suis » dit par l’Un qui est l’Autre au regard du moi humain. La sphère
de Feu et de Lumières parménidienne est le sujet d’un dit qui parle d’elle-même. C’est cet Être qui
est source de certitude pour l’humain plus que l’idée que l’on conçoit de lui. Pour l’horizon ancien,
avant que le devenir de l’Histoire oublie progressivement l’Être (Heidegger), la prédominance de
l’inconscient sur le conscient donne l’intuition quasi sentimentale de la réalité du sujet psychique
inconscient (l’Autre). Ce n’est pas un problème intellectuel mais plutôt un problème de psychologie
religieuse. Pour saint Bonaventure, lorsque l’on se retourne en soi, nous nous trouvons en présence
de Dieu :
“ [...] En effet, le recours à la connaissance sensible est nécessaire à l'intellect pour connaître …
tous les objets naturels. Mais il en va tout autrement lorsque l'intellect se tourne vers l'âme,
toujours présente à elle-même, et vers Dieu qui lui est plus présent encore ».
cité par E. Gilson
La Philosophie au Moyen Age (Payot)
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Pour saint Bonaventure, nous trouvons Dieu, sans l’aide des sens extérieurs, directement chaque fois
que nous descendons assez profondément en nous-mêmes. Nous connaissons Dieu parce qu’il est
déjà présent pour l’Âme (« Deus praesentissimus est ipsi anima et eo ipso cognoscibilis »).
Chez les franciscains, cette présence de Dieu est l’intuition « sentimentale d’une union et d’une
tendresse personnelle entre leur Âme et Dieu ? » ( E. Gilson la P.M. p. 540). Saint Bonaventure ne
passe pas de l’idée à l’être mais bien le contraire car, pour lui, l’idée n’est que le mode de présence
de l’être dans la pensée. Pour le ministre général de l’ordre des franciscains, c’est l’affirmation quasi
sentimentale de la présence de Dieu qui implique qu’il est mais cette affirmation n’est aucunement la
compréhension de son essence. L’argument ontologique se traduit, pour lui, par le fait que Dieu
illuminant constamment notre Âme rend impossible que nous pensions qu’il n’est pas. Mais c’est à
partir de cette perception intérieure que ce pose le problème de sa compréhension. Et c’est alors
que la spéculation philosophique entre en jeu : « Celui qui croit par amour veut avoir des raisons de
sa croyance ; rien n’est plus doux à l’homme que de comprendre ce qu’il aime. Ainsi la philosophie
naît d’un besoin du cœur qui veut jouir plus pleinement de l’objet de la foi » ( E. Gilson la P.M. p.
440). Notre approche est une approche psychanalytique et si, au fil de l’Histoire, cette intuition
sentimentale de la présence de Dieu a progressivement disparue c’est qu’il y a eu une
dépotentialisation de l’âme inconsciente au profit du moi conscient. Ce qui n’était pas encore le cas
du temps de la Rome antique :
" ... Pourquoi lever la main au ciel ou demander au gardien du temple de nous laisser approcher
de la statue du Dieu, comme pour nous mieux faire entendre ? Le Dieu est près de toi, il est avec
toi, il est en toi. [...] Ainsi une Âme grande et sainte placée dans notre corps pour nous faire
connaître de plus près la divinité, vit sans doute avec nous; mais elle reste attachée à son origine;
elle lui est unie; elle la contemple; elle fait effort pour la rejoindre; c'est quelque chose de meilleur
que nous et qui vit avec nous".
Sénèque 41ème lettre à Lucilius.
Tout au long de l’Histoire comme l’ont bien vu Feuerbach et Hegel, le moi humain « récupère son
bien » projeté antérieurement dans la divinité et avec la fin de l’Histoire, « l’Homme de Raison n’a
plus de religion » car celle-ci est supprimée-dialectiquement. En réalité, l’être moderne tout en
cheminant légitimement vers plus de liberté et plus de rationalité a néanmoins perdu son âme et
s’est totalement déraciné. De là, la nécessaire synthèse entre l’être moderne moïque conscient,
maître des étants et l’être archaïque inconscient, c’est à dire le processus d’individuation faisant la
part des choses entre la scène externe (extraversion) et la scène interne (introversion). Cette
réconciliation des dimensions psychiques contraires permet une immunisation contre le mal qui est
l’aspect niant l’antagoniste de ces dimensions psychiques. De ce fait, la dimension religieuse
pouvant se structurer avec la scène externe laïque et scientifique ne peut en rien être la position
archaïque sacrée d’une divinité « coincidencia oppositorum » de bien et de mal. Seule le peut la
spiritualité anti-sacrificielle évangélique rejetant la sexualité et la volonté de puissance de la
dimension religieuse pour ne retenir que les figures castratrices du Père et de la Mère associées
respectivement à la Morale et à l’Amour du faible et de l’exclu. C’est sur ce point que nous sommes
en opposition avec la thèse junguienne qui, peut être à la suite des positions de Rudolf Otto sur le
sacré, énonce un nécessaire retour à ce sacré archaïque et à la divinité « coincidencia
oppositorum », bonne et méchante, créatrice et destructrice tout à la fois.
On sait que CG Jung et son disciple Wolfgang Pauli, le Prix Nobel de physique quantique se sont
focalisés contre la thèse augustinienne de la « privatio boni » qui va à l’encontre de cette conception
de la « coincidencia oppositorum » de bien et de mal. Or cette conception de la « privatio boni » que
l’on retrouve chez Raymond Lulle ne signifie pas que le mal n’a aucune réalité en ce monde car c’est
même le contraire que dit la religion chrétienne, et on le lui a bien reproché.
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Simplement il y a un processus de transformation où l’être apparaît à la fin dans sa réalité de Bien, le
« deviens ce que tu es » d’Aristote. Au début, il y a un mixte de bien et de mal, d’être et de non-être et
le processus débouche sur l’incarnation du Christ, divinité uniquement de Bien. C’est la formulation
lullienne qui explicite le mieux cette conception du Christ comme résultat d’un processus interne au
monde et nous avons vu que sa cosmologie était proche que celle de Parménide. De même, pour le
philosophe d’Elée, s’il n’y a de vérité que sur l’Etre-Un-immobile, l’opinion, elle, définit avec des mots
des mélanges d’être et de non-être mais cela ne signifie pas que le monde n’existe pas. Il existe bel et
bien, lieu et temps de la génération et de la corruption, du plaisir et de la souffrance mais cette exsistence comme l’écrit Lacan signifie être « hors de l’être ». Certes, il faudra attendre Aristote pour
théoriser que la « cause finale » de toute transformation est l’Etre (« eidos » et « telos ») mais aussi les
spéculations alchimiques des musulmans sur la réunion des contraires pour arriver à Raymond Lulle et
à la philosophie chrétienne. Ceux-ci parleront alors de l’incarnation du Christ-Dieu en ce monde
sublunaire, mixte d’être et de non-être comme d’un processus de rédemption du mal et de
transfiguration des éléments en un « corps de résurrection ». Au regard de l’Être, le monde des
phénomènes semblent une apparence mais il est abusif de dire que Parménide « abolit la génération
et la corruption » ou que « nul existant n’est engendré ni ne se corrompt » car il participa lui-même au
développement de la « science » de son époque. Il pensait que « le soleil et la lune se sont séparé de
la voie lactée et que celui-ci est formé à partir d’un mélange subtil où prédomine le Chaud, la Lumière
et le Feu alors que celle-là est formée d’un mélange de dense où prédomine le Froid, l’Obscurité et la
Terre » (Opinions - Aétius). Il pensait comme Pythagore que la terre est ronde et on lui attribue d’être le
premier à avoir délimité les deux ceintures tropicales (Opinions - Aétius). Pour expliquer l’identité
sexuelle de l’enfant, il disait que « dans la lutte du principe femelle et du principe mâle, c’est au
principe victorieux que le rejeton ressemble » (Du jour de la naissance – Censorinus). On l’a vu, pour
Aristote, la vérité parménidienne opposée à l’opinion « relève d’une discipline différente et première par
rapport à la physique » mais cette vérité est celle de la pensée divine tandis que la pensée humaine
relève du mixte d’être et de non-être comme Parménide l’écrit dans son poème : « Tel est, soit d’une
façon, soit de l’autre, le mélange qui forme le corps et les membres, telle se présente la pensée chez
les hommes; c’est une même chose que l’intelligence et que la nature du corps des hommes en tout et
pour tous; ce qui prédomine fait la pensée ». En réalité, il n’y a de discours que celui sur la physique
car la vérité sur l’Être-Un renvoie à la mystique apophatique, à la théologie négative. Hormis
l’affirmation qu’il est, les attributs de l’Un-Eternité sont négatifs : non-né, non-périssable, non-mobile,
non-multiple, etc. L’image de la sphère contenant l’espace-temps qui est pure apparence se réduit
même à un non-espace et à une non-durée. En fait, on ne peut rien en dire et les philosophes qui se
situeront à la suite du philosophe d’Elée tel Plotin diront de l’Un qu’il est indicible et inconnaissable car
on ne dit rien d’une chose en disant qu’elle est sans lui donner des attributs positifs. Chez Raymond
Lulle aussi, l’essentia divine représentée par la lettre A qu’il situe au centre des Dignités de l’agentia
divine est inconnaissable mais il n’est pas le seul car c’est une constante chez les auteurs chrétiens
marqués par le néo-platonisme. Au XIIIème siècle, Grégoire Palamas à la suite de Grégoire de Chypre,
différenciait également l’essence inaccessible de la divinité insondable et les « énergies
participables ». Dans ses Ecrits sur l'hésychasme , Jean-Yves Leloup note que « l'expérience
hésychaste se caractérise par une double affirmation : affirmation de la transcendance de Dieu, de son
caractère inaccessible, imparticipable, dans son essence, et affirmation de la proximité de Dieu, de
son immanence, de sa présence en chacun de nous, c'est-à-dire de la divinisation réelle de l'homme
par les Energies du Verbe et de l'Esprit (p.104). Cette différence entre la théologie et l’économie divine
remonte à la patristique grecque :
" Nous affirmons que nous connaissons Dieu dans ses énergies, mais nous ne promettons guère
de l'approcher dans son essence même, car son essence reste inaccessible, tandis que les
énergies viennent jusqu'à nous ".
Basile de Césarée, Lettre 234
22
Ainsi, pour en revenir à Parménide, on peut donc voir que sa vérité révélée sur l’Être-Un est un aveu
d’indicibilité et que le seul discours qui puisse se dire concerne les phénomènes spatio-temporaux.
C’est ce que dit Platon, de manière très parménidienne, dans le dialogue du Sophiste :
« Ainsi, tout est mélangé, et l’on ne peut parler que si les choses sont mélangés. Si l’être n’était
pas mélangé au non-être, aucun discours ne serait possible. Il reste quand même à vérifier que, si
le discours est lui aussi un être, le non-être puisse se mélanger au discours, afin d’obtenir le
discours faux. Car le sophiste se défendra en disant que le discours ne se mélange pas, et que le
faux est impossible. Il faut au contraire lui prouver que l’autre (le non-être) peut se mêler au Logos
pour engendrer l’opinion fausse, donc l’erreur …. » .
Pour Platon, il y a l’opinion juste et l’opinion fausse qui concernent respectivement le « semblant » et
le « faux-semblant » qui correspondent au « simulacre » et à « l’ombre » du mythe de la Caverne
sachant que les simulacres sont des pâles copies des idées archétypes éternelles (opposition entre
les phénomènes changeants et les êtres immuables). Chez le fondateur de l’Académie, l’univers
dont la figure est la sphère est un ouvrage créé et organisé par un artisan divin s’appliquant à
réaliser une organisation idéale et parfaite, modèle éternel, dans la matière faite des 4 éléments
(molécules dont la figure est celle des 4 polyèdres réguliers : le cube, le tetraèdre, l’octoèdre et
l’icosaèdre). Ces éléments sont unis par la souveraine intelligente selon d’exactes proportions,
résultats d’un calcul, d’une mathésis divina qui tent à effectuer l’organisation la plus parfaite (ordre et
unité). Les idées archétypes sont des essences qui relèvent également de ce domaine idéel de la
mathésis divina. Tout comme l’univers possède une âme qui tend à réaliser cette organisation selon
ces modèles divins. L’humain aussi doit réaliser l’ordre et l’harmonie concernant sa propre matière
c’est à dire la diversité de ses tendances, (appétits, ambition, etc…) et s’approcher le plus près des
essences morales (courage, piété, sagesse, justice, beauté, etc..). Pareillement pour la société
humaine. On voit que toute la philosophie grecque tourne autour du problème de l’ordre et d’une
divinité qui est une figure du maître. Dans son texte La Politique, Aristote justifiera l’ostracisme au
regard de cette recherche de l’harmonie et il prendra pour exemple l’harmonie musicale qui ne tolère
pas un élément disparate. La sagesse ancienne se porte caution du maître et par là, de la
persécution de l’individu différent. Déjà, dès ses débuts, la chrétienté avait raté le sens antisacrificiel
du message christique en se référent à la figure sacrificielle du serviteur souffrant du second Isaïe et
avec sa confrontation avec la pensée grecque, la méconnaissance du texte évangélique sera total
comme le montre l’identification funeste du Logos johannique avec le Logos grec. La mesure se
situe au-dessus et en tierce position entre l’opposition déréglée des contraires en y apportant la
proportion et l’accord réalisant en musique l’harmonie ; dans le corps vivant, le santé ; dans l’univers
l’équilibre des saisons , dans la conduite humaine, la sagesse et la vertu. La recherche du Bien
correspond à trouver la « juste mesure » et la perfection de son être et cette élévation qui permet la
discipline des excès démoniaques contraires permet de participer, et à l’anima mundi du monde et à
la divinité elle-même. D’où la confusion entre l’intellectualité et la spiritualité. Pour Platon, l’idée n’est
pas une notion abstraite tirée de l’expérience et hypostasiée en un universel érigé en substance
(c’est ce que Aristote dira). Tout au plus, c’est l’imperfection des objets sensibles qui oblige à
concevoir une figure idéale et immuable définie par de pures relations. Les vérités du savoir logicomathématique sont indépendantes de l’expérience sensible et l’homme les découvrent en lui-même
grâce à la pensée pure. Néanmoins, s’ils sont indépendants de l’expérience sensibles quant à leur
découverte, ils permettent lorsqu’on les applique aux phénomènes de l’expérience de sortir des
apparences et de l’opinion. Pour l’exemple, l’astronomie où la formalisation de mouvements
circulaires réguliers et uniformes et des trajectoires et des vitesse exprimées par des figures et des
nombres permet de dépasser l’apparence irrationnelle des astres errants. Même plus, puisque cette
constitution d’un modèle idéel et idéal du ciel permet de prévoir ces mêmes phénomènes célestes.
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Tout au plus, c’est l’imperfection des objets sensibles qui oblige à concevoir une figure idéale et
immuable définie par de pures relations. Le problème des anciens grecs c’est la confusion entre le
savoir sur le cosmologie et la morale, d’autant plus évidente de nos jours puisque l’esprit scientifique
s’est construit par un rejet de Dieu et de l’éthique à propos de la science objectale. Mais pour les
anciens, puisque Dieu est responsable de l’ordre et de l’harmonie cosmique (et aussi punitif avec
ses Erinnyies oeuvrant contre les responsables du désordre), ce monde en soi des vérités logicomathématiques nécessite un fondement absolu qui les subordonne à une cosmologie rationnelle qui
considère l’univers comme l’ouvrage le plus parfait d’un Dieu de Bien. De fait, toute la philosophie et
la sagesse grecque et Aristote ne change rien au platonisme, se porte caution de la figure du maître,
garant de tout ordre mais aussi, hélas, du mécanisme du bouc émissaire, aspect négatif de tout
ordre symbolique. Comme nous l’avons déjà écrit, à l’encrage sacrificiel initial dû à l’identification du
Christ au juste souffrant du Second Isaïe qui le maintenait dans le dieu maître punitif de l’Ancien
Testament, la confrontation du christianisme avec la pensée grecque ajoutera et renforcera cette
conception d’un Dieu d’ordre, tout autant cosmique que moral dans la dogmatique que portera
pendant des siècles la chrétienté méconnaissant ainsi le véritable message anti-sacrificiel du
fondateur.
Anaxagore (500 – 428 av JC)
Il vint s’installer à Athènes où il y introduisit la philosophie. Il appartenait au cercle éclairé de Périclès
qui le défendit lorsqu’il fut attaqué pour impiété pour avoir dit que les astres du ciel n’étaient pas
divins mais de simples pierres incandescentes. A l’origine, il y a une unité faite de deux principes : le
Noûç, principe subtil de vie et de pensée, cause du mouvement et le principe du mélangé
indifférencié qui contient toutes les choses, toutes les qualités et tous les germes en excluant le vide.
Au moment de la cosmogenèse, le Noûç donne le « coup de pousse » à cet Un plongé dans
l’immuabilité et de tout de suite, il se sépare du mélangé dans lequel se différencient les qualités et
les choses, le chaud et le froid, le sec et l’humide, etc. à cause de la rotation du tourbillon centrifuge
ayant fait suite à l’ impulsion initiale. S’il s’en sépare radicalement, le Noûç sera néanmoins présent et
se ré-introduira dans les êtres animés. A l’opposé de l’atomisme de Démocrite, il ne pose pas de
limite à la petitesse et tout comme Zénon d’Elée le disciple et fils adoptif de Parménide, il pense la
régression à l’infini qui était pour la plupart des philosophes considérer comme contraire à la raison.
Une chose est faite, de manière infinitésimale et invisible, de toutes les choses en germes
(« spermatiques ») en elle-même. La chose devient manifeste lorsque ces germes sont majoritaires
et en nombre suffisant. Tout comme les ioniens, il part du principe que l’être ne peut pas naître du
non-être et il conçoit comme eux un Un originel dont émane le monde. Cet Un était un mélange de
ce qui sera ordonné mais également un mélange de cet « Intellect » organisateur et de ce qui sera
ordonné. L’Intellect lui-même se sépare au moment où il sépare également le mélange fait de
germes, les homéoméries comme les appellera Aristote. Les métaphysiciens futurs lui rendront
justice pour avoir été le premier à avoir particulièrement bien dissocié l’esprit agent et la matière
patiente. Platon lui rend hommage dans le philèbe pour le rôle royal qu’il attribue a l’intellect
« ordonnateur, gouverneur et recteur universel » bien qu’il avoue sa déception dans le Phédon :
« Un jour j’entendis lire un livre d’Anaxagore, à ce qu’on m’a dit, qui exposait que c’est l’Intellect
l’ordonnateur du monde et la cause de toutes choses ; or cette cause me réjouit fort […] et ayant
mis tout mon zèle à me procurer ce volume …. Je dus, mon cher ami, bientôt déchanter : car, en
poursuivant ma lecture, je vois un monsieur qui ne fait rien de l’Intellect, qui ne lui assigne nulle
responsabilité dans l’ordonnance des choses et qui, au contraire, fait appel aux airs, aux éthers,
aux eaux et à mille autres causes tout aussi absurdes « .
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Aristote fait également dans la Métaphysique la même remarque et l’on voit par là que le cheminement
vers la dualité métaphysique proprement dite s’est faite progressivement car bien que séparé, l’Intellect
d’Anaxagore est encore une « matière » plus pure et plus subtile que celle vulgaire du mélangé.
Néanmoins, il n’est plus la sphère-totalité qui englobe le multiple comme chez ses prédécesseurs. A partir
d’Anaxagore, tout sera prêt pour qu’arrive, à la suite de Socrate, Platon qui, rejetant les physiciens
ioniens, s’appuiera sur Pythagore, Parménide, Xénophane et Anaxagore pour fonder sa philosophie qui
aura le succès que l’on sait. De fait, Anaxagore est encore dans la lignée de l’école de Milet, il partage
avec Anaximandre l’Un originel illimité et le Logos héraclitéen, ordonnateur du monde qui, certes, avec lui
tend à se rendre indépendant. Malgré cette tendance vers la dualité métaphysique, toutes les
philosophies grecques font de Dieu et du Logos une figure du maître en s’appuyant sur la fonction pensée
extravertie qui est liée à la fonction paternelle (cf. notre texte intitulé pulsions partielles et types
psychologiques). Cela provient également de l’indifférenciation qu’ils font tous entre l’ordre cosmique et
l’ordre social. Nous l’avons abordé avec l’archétype de l’ordre que CG Jung repère dans les rêves et les
délires des aliénés mais le maître de Küsnacht n’inverse pas les représentations imaginaires et ne voit pas
que la présence dans l’hallucination de l’image du cercle, de la croix ou de l’arbre renvoie à la figure de la
Mère englobante. En toute généralité, dans la spiritualité, l’objet du monde extérieur auquel l’on renonce
devient le symbole de la dimension du sujet interne inconscient : la perle ou le trésor des paraboles
évangéliques ou, de même, la Béatrice chez Dante Alighieri qui devient l’âme, guide dans le
cheminement intérieur. La scène externe est pro-sexuelle et ses images sont des images sexuelles
comme l’a bien vu Freud mais l’image phallique tel l’arbre devient le symbole divin de la Mère englobante
comme avec la métaphore du cep et des sarments de l’Evangile de saint Jean. Nous possédons un rêve
de CG Jung qu’il n’a pas bien interprété lui-même et qui signifie pourtant cette structuration des deux
antagonistes du maître et de la Mère d’Amour du faible et de l’exclu en deux scènes toutes deux légitimes
(réunion des contraires) :
« Je rentre la nuit à la maison; il règne un silence de mort; la porte du salon est entrouverte
et j'aperçois ma mère pendue au lustre, balancée au gré du vent froid qui pénètre par la
fenêtre. Puis je rêve qu'un bruit épouvantable retentit la nuit dans la maison; je m'enquiers de ce
qui se passe et découvre qu'un cheval affolé galope dans l'appartement. Finalement, il trouve la
porte du corridor, et se précipite par la fenêtre du couloir du quatrième étage sur la chaussée; je
le vois avec frayeur étendu, fracassé, sur le sol».
tiré de l'homme à la découverte de son âme p. 267 CG Jung – PBP
La Mère ( comme figure de l’Amour) morte à l’intérieur et le cheval (comme symbole de la volonté de
puissance) mort à l’extérieur traduisent la nécessaire structuration de « naître » tous à la fois et de
manière « synergétique » au cautionnement de la puissance de l’ordre social sur la scène de l’externe et
à la relation à la Mère d’Amour du faible et de l’exclu sur la scène interne. Il y a tout autant une négativité
de l’ordre social qui s’acharne contre le « déchet » qu’une négativité de l’angélisme fraternel qui refuse
toute hiérarchie sociale. La réunion des contraires du maître social et de la Mère communautaire en
faisant la part des choses libère des deux négativités mais c’est cette libération du mal que CG Jung n’a
pas voulu prendre en considération. On sait qu’il s’est focalisé contre la thèse de la « privatio boni » de
saint Augustin et qu’il n’a cessé de dire que le processus intérieur était un processus de réunion du bien
et du mal dans la divinité « coincidencia oppositorum ». Cette non-inversion du sens des représentations
chez le premier président de l’internationale de Psychanalyse et sa mise au premier plan de l’archétype
de l’ordre font que, bien que fin connaisseur du sujet interne, il n’y repère surtout que les potentialités
psychiques personnifiées relative à la scène externe ; c’est à dire l’Archétype de l’ordre mais aussi
l’Archétype du Vieux Sage et celui de l’anima-animus qui sont objets du désir amoureux mais surtout
l’équivalent de la « béance », du « manque d’être » de la théorie lacanienne ; « béance » qui entraîne
l’ordre symbolique qu’est l’ordre social dans la diachronie historique.
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Lacan fait la même erreur en faisant le jeu de mots du maître (= m’être) car dans l’opposition linguistique
entre la parole métaphorique et l’organisation syntaxique des signifiants, l’être est du coté de la
métaphore tandis que le « je » se superposant au moi de la maîtrise est du coté de l’organisation
syntaxique des signifiants. Le « moi-être » lacanien est une intrication illégitime et archaïque des deux
scènes interne et externe que l’on trouve dans les religions anciennes mais aussi dans les conceptions
philosophiques. De là, la légitimité de la laïcité sur la scène externe du social-historique et de la légitimité
de la mystique évangélique concernant la Morale et l’Amour (mais excluant la puissance et la sexualité)
sur la scène de l’interne. Un dernier point concernant Anaxagore, il fut le premier à introduire dans la
philosophie le principe de la « cause finale » que lui reconnaîtra Aristote lui reprochant néanmoins de
l’avoir fait de manière très insuffisante.
Empédocle d’Agrigente (490 – 430 av JC )
Il déambulait vêtu de pourpre et ceint d’un bandeau d’or avec des chaussures de bronze et une
couronne delphique posée sur une longue chevelure. On raconte également qu’il fit une chute de
char et se brisa le fémur lors d’une fête sur la route de Messine. Dans le tableau de Raphaël, l’école
d’Athènes, il y est représenté un bâton à la main. La légende raconte qu’il se serait jeté dans le
cratère de l’Etna mais il serait en réalité retourné à la fin de sa vie dans le Péloponnèse et une tombe
à son nom se trouverait à Mégare. Pour lui, à l’origine, il y a le Dieu-Un immuable et sphérique avec
la Haine sur sa limite périphérique qui, au moment de la cosmogonie, attaque par secousses l’Un et
tend à le faire éclater et à le morceler mais l’Amour-Un, cause du mouvement circulaire, tend vers
l’unité d’où l’oscillation changeante entre l’unité et la division, la génération et la corruption. Ce
changement perpétuel ne s’arrête pas, ils subsistent toujours dans un cycle immuable. C’est des
quatre éléments fondamentaux que provient tout ce qui a été, est et sera. Les choses en
transformation du monde empirique sont le résultat de mélange, de réunion et de combinaisons qui
s’opposent à la séparation des constituants et à leur décomposition. Comme tous les physiciens
présocratiques Empédocle tente de concilier la permanence des substances et le changement
perpétuel des apparences de l’univers. Il est en cela très physicien et peu métaphysicien.
Néanmoins, son poème sur la nature tend à imiter celui de Parménide mais ce n’est pas une déesse
qui dit la vérité mais lui-même qui l’enseigne à son disciple même s’il en appelle aux dieux et à une
muse pour l’éloigner des erreurs des hommes ordinaires et de l’empêcher de s’égarer et de l’élever,
en lui donnant la certitude, sur les hauteurs de la sagesse. Toujours en référence à Parménide mais
en opposition avec lui, il leur demande de ne pas parcourir sur une « seule voie », celle de l’être
uniquement. Même s’il part de la sphère-Un parménidienne, son originalité réside dans la conception
d’un couple de contraires, l’Amour et la Haine qui oeuvrent alternativement sans qu’il y ait un logos
qui équilibre selon des proportions ces mêmes contraires. Pour lui, ce sont les quatre éléments
incréés, divins et impérissables qui expliquent les objets du monde empirique et toutes leurs
qualités. Tout comme pour les homéoméries d’Anaxagore et comme cela le sera postérieurement
pour les atomes de Démocrite et d’Epicure, les objets qui forment le monde relèvent de la réunion de
corps très petits inaperçus par les sens. Les qualités de ces objets s’expliquent uniquement par ces
éléments premiers et leur quantité et leur association. On voit en quoi le philosophe d’Agrigente était
plus physicien que métaphysicien comme l’étaient les pythagoriciens et le sera Platon lui-même.
Les pythagoriciens associaient la Terre au cube, le Feu au tétraèdre, l’Air à l’octaèdre et l’Eau à
l’icosaèdre. Et Platon fera ainsi de ces quatre éléments des formes idéales situées dans un monde
séparé (le cosmos noetos) qui informent la « matière première » par définition sans forme. Les
éléments réels n’existent que parce qu’ils « participent » de la forme qui leur donne leur intelligibilité.
C’est à l’aide de ses idées divines que le dieu créateur du monde a façonné tel un potier les objets
matériels que nos sens perçoivent. Mais cette matière que perçoivent nos sens est plus tardive que
la matière première et que les quatre éléments fondamentaux. Notre Raymond dira la même chose :
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“ la première matière, fils, on ne peut pas la voir ni la toucher ni la sentir, sais-tu pourquoi ? parce
qu’elle est une corporalité naturelle confuse et mêlée.. En elle, se trouvent toutes les choses
corporelles élémentaires avant qu’elles prennent forme. Dans un second stade, se déterminent les
quatre éléments que sont le feu, l’air, la terre et l’eau qui se structurent ensemble dans un
troisième stade. En cela, comme la matière première est invisible tout comme l’est aussi le second
stade, la seconde matière est visible et sensible à partir du troisième, du quatrième et du
cinquième stade...
Lulle - Doctrina pueril cap.77
Pour Platon, tel animal n’est qu’une pâle copie de son essence idéelle et de fait, la création des
choses se réalise à l’inverse du processus d’abstraction qui fait passer de la singularité d’un objet à
sa généralisation comme genre et espèce que nous donne leur définition langagière basée sur la
ressemblance et la différence. Tout comme les objets de la réalité sont réduits à des éléments
premiers, le langage également sera réduit à ses éléments premiers que sont les lettres de
l’alphabet. Ainsi la thèse empédoclienne, à la suite de celles des homéoméries d’Anaxagore qui
pose que la réalité d’un objet provient de la prédominance d’un élément plus qu’un autre dans sa
composition mixte se retrouve dans la conception lullienne. Dans la quinzième partie de l'arbre de
science écrit à Rome en 1295 intitulée l'arbre des exemples, le mystique majorquin écrit :
« Les quatre éléments créèrent le poivre. Le feu y mit quatre onces de légèreté, la terre trois
onces de pesanteur, l'air deux onces de légèreté et l'eau une once de pesanteur. [...] Le feu du
poivre convia l'air et le terre à combattre l'eau, qui lui était également opposée par le froid et par
son poids. Il désirait détruire l'équilibre de ces deux qualité dans le poivre. Une fois cet équilibre
rompu, il pensait pouvoir anéantir l'eau. C'est ainsi que l'Envie voulait rompre l'amour entre deux
frères, en brisant l'égalité entre le pouvoir d'aimer et celui d'être aimé. Comment cela ?
demandèrent l'air et la terre. On raconte, dit le Feu, qu'un marchand, homme très riche, avait
deux fils. Il donna une épouse à chacun d'eux et il consigna par testament que, à sa mort, ils
disposeraient en commun de l'héritage, tant que tous deux seraient en vie. Le marchand pensait
que, de cette façon, ils s'entraideraient l'un l'autre. Alors, l'Envie se demanda comment briser
cette solidarité. Elle dit au fils aîné qu'il était anormal qu'il ne soit pas plus riche ni plus honoré que
son frère, puisque Dieu l'avait fait naître le premier. Aussi devait-il exiger de la cour le partage des
biens avec son frère et en avoir la plus grande part. Le fils aîné répondit à l'Envie qu'elle ignorait
pourquoi son père avait ainsi fait son testament [pour qu'ils soient plus solidaires]. »
Arbre des exemples chap. Racines .17
Or on trouve un fragment d’Empédocle (Diels, 21,B, 96, 1-3) qui déjà en son temps faisait référence
à des « rapports quantitatifs » :
« La Terre, en disposition amoureuse, reçut dans des larges creusets deux parts sur huit de la
brillante Nestis (= Eau) et quatre d’Héphaïstos (=Feu) ; ainsi furent engendrés les os blancs …. »
Mais après avoir établi une certaine « formule chimique » quantitative de l’os, le philosophe
d’Agrigente passe rapidement aux rapports qualitatifs et même esthétiques de la biologie. On sait qu’il
fallu attendre le XVI° siècle pour que se développe véritablement la physique moderne d’autant plus
qu’Empédocle qui essaya d’appliquer l’idée héraclitéenne de la mesure dit que le caractère cyclique
du monde impliquant l’Amour et la Haine ne se produit pas « nécessairement » mais « comme il plaît à
la fortune », ce qui exclut l’idée scientifique de loi naturelle. De son coté, Lulle était aussi influencé par
les philosophes hellénisants et les alchimistes musulmans qui apportaient une grande importante à la
science des lettres et nous avons vu qu’il dénommait par la lettre A l’essentia divine inconnaissable.
27
Il mit au point toute une combinatoire de lettres qui s’appuie sur une conception très personnelle de
l’astrologie. On sait que tout autant Platon qu’Aristote faisaient cas de l’influence astrale. Pour
comprendre l’astrologie lullienne, il faut partir de la différence qu’il fait entre les propriétés dites en
propres et celles dites appropriées et il les détermine selon ce qu’en dit Aristote :
« La Terre par le sec plutôt que par le froid, l’Eau par le froid plutôt que par l’humide, l’Air par
l’humide plutôt que par le chaud, et le Feu par le chaud plutôt que par le sec « (II,3,331a)
D’où le schéma suivant :
Lettres
Elément
Propriétés propres >
A
B
C
D
Air
Feu
Terre
Eau
humide
chaud
sec
froid
Propriétés appropriées Tempéraments
chaud
sec
froid
humide
Sanguin
Colérique
Mélancolique
Flegmatique
Auquel il faut ajouter :
Mercure
Jupiter
Mars et Soleil
Saturne
Lune et Venus
ABCD (dit convertible)
A
B
C
D
L’interprétation astrologique de Lulle se dénomme Devictio selon la prédominance de telle lettre et
des propriétés propres s’imposant sur les propriétés appropriées. La « complexion régnante »
marque la prédominance d’un élément. Nous avons vu que Empédocle mettait la Haine en lisière et
sur la circonférence de la sphère parfaite de Parménide sachant qu’il en fait un des deux pôles
fondamentaux expliquant le mouvement de toutes choses, la création et la destruction. De même ,
dans son De generatione et corruptione, Aristote dénomme la Haine empédoclienne sous
l’appellation de contrarietas que reprendra à son compte Raymond Lulle ainsi que la différence faite
entre le monde céleste parfait et le monde sublunaire seul soumis à la corruption. De fait, pour lui, la
contrarietas n’est pas en soi une substance céleste mais ne se trouve que par « accident ». il y a là
aussi une différence entre les qualités propres des signes et des planètes que sont les célèbres
Dignités lulliennes, toutes positives et les qualités appropriées parmi lesquelles se trouvent les
puissances maléfiques de Mars et de Saturne. Pour Raymond Lulle, comme pour tous ceux de cette
époque qui croyaient à l’astrologie, l’influence du ciel s’applique sur toutes les choses du monde
sublunaire mais l’astrologie n’est pas pour autant une science « nécessaire » car Dieu peut, en
réponse à la prière, modifier les influences des astres concernant uniquement les qualités
appropriées c’est à dire surtout les influences maléfiques.
A première vue, il semble que contrairement à Parménide qui fait de l’Être une perfection excluant le
mal comme non-être, Empédocle renoue avec les conceptions archaïques qui font de dieu une
« coincidencia oppositorum » de création et de destruction. Néanmoins, on a vu qu’il place à
l’origine la Haine à la lisière de la circonférence de l’Un. Avec Aristote, le monde visible est séparé
en deux, le monde céleste et le monde sublunaire et il évoque un cinquième élément dont sont faites
les choses du monde céleste non soumises à la corruption. Ce cinquième élément que les
pythagoriciens identifieront à la figure géométrique du dodécaèdre n’est pas un cinquième élément
comme les quatre autres et comme on le trouve dans d’autres civilisations chinoises ou
amérindiennes, mais une totalisation englobante des quatre éléments :
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“ Dieu créateur, Père et Seigneur de tout ce qui est ! vous qui avez créé la prima materia de rien;
[laquelle est la matière dont sont faites toutes choses avant d’avoir un corps] que vous avez divisé en
cinq parties : les quatre éléments que vous avez voulu être quatre de ces parties et le firmament que
vous avez créé comme étant la cinquième. Vous avez voulu que cette cinquième partie fut plus
subtile, plus légère, plus noble et plus belle que les autres : et pour cela, comme étant plus noble que
les autres, vous avez voulu qu’elle englobe les autres parties. Vous avez créé cette matière dont est
fait le firmament avec tant de grande subtilité et tant de grande purification, que le firmament en est
devenu incorruptible et immuable et sans aucune altération. »
Raymond Lulle - Le Livre des contemplations - Chapitre 32.
Or au début de l’ère des Poissons, il y eut un formidable espoir de libération de l’emprise du mal et
de la mort comme on peut le voir dans les textes de saint Paul (Romains 8 – 19):
« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été
soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption
.... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des douleurs de
l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit,
nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de notre corps. »
Pour la “science physicienne” de l’époque, le corps de résurrection, le corpus glorificationis ne pouvait
être fait que de quintessence et c’est cette même quintessence que l’on retrouvera chez les alchimistes
musulmans, particulièrement chez les alchimistes ultra-shiites focalisés par le problème de la
résurrection du corps et de la rédemption du mal en ce monde sublunaire. Pour Raymond Lulle,
l’incarnation et la résurrection du Christ est le processus central du monde, sa « cause finale » n’ayant
d’autre but que de le libérer du mal. Chez Paracelse, la quintessence sera dite « l’élément prédestiné ».
Pour le mystique catalan, l’homme, en lui-même, récapitule la création puisque il participe de tous les
règnes de la nature mais l’homme se « termine » en Christ qui est la raison d’être, la « cause finale » de
tout l’univers. L’incarnation du Christ est la fin ultime – la termenació écrit-il – de l’œuvre de création car
tous les « êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de cette fin ultime ». L’influence
d’Aristote est manifeste car le terme de repos final renvoie à l’entéléchie et fait ainsi du Christ ressuscité
la « cause finale » du monde. Dans El Dictat de Ramon, il écrit que « si Dieu ne s’était pas fait homme
aucun corps n’aurait en lui sa propre fin ». A la suite de la sphère parfaite de Parménide, tout autant pour
Platon que pour Aristote, Dieu est le Bien et le mal, la haine qui divise (diabolos) est, particulièrement
bien vu par Aristote, un « accident » qui ne concerne que le monde sublunaire. Les chrétiens n’auront
ainsi aucun problème à l’associer au péché originel. On voit par là que la synthèse faite entre Athènes et
Jérusalem par les philosophes chrétiens médiévaux avait, comme base commune, cette conception
originale dans le monde des religions, celle d’un dieu uniquement de bien tandis que le mal était conçu
comme une « privatio boni » comme le théorisera saint Augustin qui s’est converti au christianisme après
avoir été membre d’une secte manichéenne. C’est là la dimension la plus importante du christianisme et
lorsque CG Jung et son disciple Wolfgang Pauli s’acharnent contre cette thèse de la « privatio boni », ils
sont, tout comme l’autre disciple Mircea Eliade, du coté de toutes les autres religions du monde, depuis
l’origine, pour qui Dieu est une « coincidencia oppositorum » de Bien et de mal :
“ Ces terribles déesses (Durga et Kali) demandent le sang, ou la virilité, ou la volonté de leurs fidèles.
Mais, comprendre ces déesses, c'est en même temps recevoir une révélation d'ordre philosophique.
On comprend que cette union de vertus et de péchés, de crimes et de générosité, de créativité et de
destruction, c'est la grande énigme de la vie.
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Si l'on doit vivre l'existence d'un homme, et non celle d'un automate ou d'un animal, ni celle d'un
ange, c'est bien avec cette réalité- là qu'on se trouve confronté. Dans un monde qui nous est plus
familier, en Iahvé, nous voyons le Dieu créateur et bon, mais aussi le Dieu terrible, jaloux, destructeur
; et cet aspect négatif de la divinité nous révèle que Dieu est Tout. De même, pour tous les peuples
qui acceptent la Grande Mère, le culte de ces déesses terribles est une introduction à l'énigme de
l'existence et de la vie. La vie elle-même est cette ” Grande Mère terrible ” qui coupe les têtes et qui
enfante ; qui à la fois assure la fertilité et le crime, et encore : l'inspiration, la générosité, la richesse.
Cette totalisation des contraires se révèle dans les mythes de la Grande Mère comme dans l'Ancien
testament, avec la colère de Iavhé ... On se rend compte alors que le sens de toute cette horreur est
de révéler la totalité divine, la totalité énigmatique, c'est à dire la coïncidence des contraires, des
opposés, dans la vie ”.
Mircéa Eliade L'épreuve du Labyrinthe p. 143-144.
Nous avons vu qu’Empédocle voulait faire une synthèse entre la conception de Parménide et celle
d’Héraclite que seul Aristote arrivera « tant bien que mal » à faire. En fait, il est totalement héraclitéen
et sa soi-disant sagesse traite uniquement du mouvement et du changement, c’est à dire du
« fleuve » d’Héraclite et il est en cela manichéen : amour et haine, Bien et mal mais comme il voit
bien que chez Parménide l’Un-divin est uniquement le Bien, il imagine a minima de lui adjoindre la
haine à la lisière de sa circonférence mais c’est une pirouette car son système est un système
dualiste, tout comme l’est le taoisme chinois :
Nous l’avons dit, notre approche des philosophes présocratiques est psychanalytique car la science
moderne, hormis peut-être pour le Feu héraclitéen, met à mal toutes ces spéculations sur les quatre
éléments mais nous pensons que ces « délires « pseudo-scientifiques, en réalité encore
mythologiques reposent sur la représentation endo-psychique du sujet psychique interne.
Or s’il y a un savoir moderne qui rejoint la philosophie naturelle des anciens et qui semble proche de
l’opposition faite par Empédocle entre l’Amour et la Haine, c’est bien l’opposition entre Eros et
Thanatos théorisée par S. Freud. Néanmoins, alors que pour nous l’Amitié est la réconciliation des
contraires et la haine la négation d’autrui, pour S. Freud, Eros est la sexualité et Thanatos est la
violence qui originairement s’oppose à la vie et tend vers l’inorganique. Mais c’est une erreur car
Eros et Thanatos sont une seule et même chose relevant du pôle pulsionnel de la psyché. Les
freudiens font erreur d’associer la sexualité avec la vie car la vie est apparue sur terre il y a plus de
deux milliards d’années et ce n’est que bien plus tard, il y a 900 millions d'années qu’est apparue la
sexualité. De même, il faut différencier, d’un coté, le besoin et la demande faite à l’Autre et d’un autre
coté, le désir et la position moïque de puissance et de maîtrise. Un nouveau-né adresse sa demande
à l’Autre pour qu’il satisfasse son besoin et ce n’est que plus tard qu’apparaît un moi qui se
substituant à l’Autre satisfera le besoin mais sera surtout en lui-même volonté de puissance. De
même, devenir un adulte à la puberté c’est prendre sa place en société mais c’est jouer son rôle
matrimonial et parental pour la pérennité du groupe social.
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Or ces rôles impliquent un aspect pulsionnel qui relève tout autant de la sexualité que de la
combativité. Un des aspects du complexe inconscient de l’ogre qui s’oppose à la fonction parentale
est bien cette absence de courage et combativité pour défendre sa progéniture. Freud propose,
avec la dualité Eros et Thanatos, une topique, celle du ça, du moi et du surmoi sans poser comme
essentiel l’opposition entre un pôle pro-pulsionnel extraverti et un pôle anti-pulsionnel introverti. C’est
cette bipolarité que lui opposeront ses dissidents, W. Stekel en premier puis ensuite CG Jung. Le
moi, tourné vers l’extérieur est une fonction d’adaptation à la réalité mais aussi une fonction de
jugement d’autrui selon des idéaux culturels. Le moi associé à l’objet partiel « œil » est ainsi pure
méconnaissance de la vérité sur soi-même et on sait qu’il agresse autrui lui reprochant ses propres
défauts (la paille et la poutre évangélique). Concernant l’œil, la symbolique névrotique de la cécité
hystérique montre bien que « se crever les yeux », c’est ne pas accepter la dure réalité. Or Freud
reconnaît que dans le cas des névroses dites narcissiques, lorsque le sujet se fait objet de critique,
le surmoi peut être tout aussi méchant et cruel envers le sujet que ne l’est le moi envers autrui. C’est
d’ailleurs pourquoi l’œil critique du moi devient alors l’œil du Surmoi et Freud de reconnaître que
cette haine surmoïque peut entraîner suicide ou maladie psychosomatique. En réalité, topiquement, il
y a deux pôles et chacun des pôles étant lui-même divisé en deux ; d’un coté, un pôle pro-pulsionnel
associé au moi (puissance) et au désir (sexualité) et d’un autre coté, un pôle anti-pulsionnel avec les
figures castratrices du Père opposé au désir sexuel et de la Mère opposée à la volonté de
puissance. C’est en cela que nous disons que Eros et Thanatos sont une seule et même chose
pulsionnelle sachant que Thanatos s’oppose à la conservation de l’individu et que la sexualité,
fonction de conservation de l’espèce sacrifie facilement l’individu à son intérêt collectif. L’opposition
du Bien et du mal est bien autre chose car si nous reprenons les quatre dimensions fondamentales
de la psyché que sont la volonté de puissance, le désir, la Morale du Père et l’Amour du faible et de
l’exclu de la Mère représentés respectivement par l’Air, le Feu, la Terre et l’Eau, le mal est ce qui
dans chaque dimension fondamentale nie son antagoniste. Le Bien est alors la réconciliation de ces
dimensions entre elles par une structuration en scènes complémentaires extérieure et intérieure où
chaque dimension développe sa potentialité positive tout en cessant de s’acharner avec sa
potentialité négative contre son contraire. L’erreur classique des religions et de toute spiritualité est
de faire du mal la dimension extraverti moïque et pro-pulsionnelle alors que chaque dimension a un
aspect légitime et positif sachant que le mal réside dans la négation de la dimension antagoniste ;
d’ou le processus de réconciliation et de structuration de chaque dimension en scènes
complémentaires. Dans le cas des tendances négatives s’opposant aux tendances légitimes propulsionnelles comme avec les figures de l’ogre s’opposant à la paternité (combativité) et de la
sorcière s’opposant à la relation matrimoniale (sexualité), ces forces de mort (Thanatos) ne sont pas
liées au pôle pro-pulsionnel mais bien à celui anti-pulsionnel (castrateur). Ainsi, il ne faut pas
opposer Eros et Thanatos mais plutôt les pôles pro et anti-pulsionnel dans leur aspect positif aux
pôles pro et anti-pulsionnel dans leur aspect négatif niant leur antagoniste.
Démocrite (460 ou 470- 360 av JC )
Selon l’axiome premier commun à tous les philosophes grecs que « rien ne se crée de ce qui n’est
pas », les principes premiers de ce penseur sont les atomes et le vide (être et non-être), cause
matérielle de toutes choses. Pour lui, les atomes sont en nombre infini, solides, pesants, en
mouvement (choc), inaltérables, indivisibles car sans parties. Il les différencie par leur forme (rude ou
lisse , crochu ou recourbé, etc..), leur grandeur, leur ordre d’agencement et leur position. Ils se
déplacent en tourbillon, entre en collision selon le hasard et s’entrelacent selon leur forme et
lorsqu’ils restent unis produisent des composés : ainsi naissent le feu, l’eau, l’air et toute chose de
l’existence empirique mais, pour lui, ces quatre classiques éléments se transforment les uns les
autres. Les atomes quant à eux sont d’autant plus pesants qu’ils sont gros.
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Toutes les choses sont le fait de mélanges, de composés qui sont d’autant plus légers qu’ils
contiennent plus de vide et moins d’atomes eux-mêmes les moins pesants. Dans sa cosmologie,
l’Univers y est éternel et fait de vide et d’atomes. Le monde y est sphérique ( le vide est dans le
monde mais aussi au-delà dans l’univers infini) mais surtout sans providence. Tout comme pour
Empédocle, la génération s’explique par la réunion, celle des atomes et la corruption par une force
aveugle provenant de la périphérie de la sphère d’une membrane d’atomes en forme de crochets,
cause d’un ébranlement qui disperse les atomes situés à l’intérieur du monde sphérique. Pour ce
philosophe qui sera aimé de tous les penseurs athées matérialistes, l’âme qu’il identifie à l’intellect
est fait aussi d’atomes. En général, les corps chauds-ignés sont fait d’atomes pointus, subtils et
semblables tandis que les corps froids-aqueux sont faits de contraires brillants et lumineux et
sombres et obscurs. L’âme est fait de chaleur et de Feu, le plus subtil et le plus incorporel et de
forme sphérique car les petites boules se glissent aisément en toutes choses à l’image de la
poussière contenu dans l’air qui s’infiltre partout. L’âme communique le mouvement aux êtres vivant
animés et pour ce philosophe selon Aristote : « la vie cesse avec la fin de la respiration qui fait entrer
ce type d’atomes semblables qui empêchent les êtres vivants de se séparer de ces atomes donnant
le mouvement ». Pour lui, l’âme n’est pas immortelle et est liée au corps. Dans son Traité de l’âme,
Aristote écrit également :
« Certains affirment que l’âme meut aussi le corps dans lequel elle réside, de la même manière
qu’elle se meut elle-même. C’est ce que soutient Démocrite, à peu près de même que Philippe,
l’auteur de comédies. Celui-ci dit en effet que Dédale doua de mouvement son Aphrodite de bois
en y versant du mercure. Et Démocrite s’exprime de même en soutenant que les atomes
sphériques, qui se meuvent parce qu’il est de leur nature de ne jamais rester en repos, entraînent
aussi et meuvent le corps tout entier ».
C’est une constante pour la Grèce antique que d’être fascinée par la sphère. On peut voir aussi dans
le texte ci-dessus que le morcellement en petites billes très mobiles du mercure, seul métal liquide,
explique la place qu’il occupera, avec le fait aussi qu’il amalgame l’or, dans l’alchimie.
Pour Démocrite, hormis les atomes et le vide, tout est apparence car les composés sont un mélange
qui n’est pas premier mais second sachant que la sensation est produite par ces composés, les
« simulacres » (terme que reprendra Platon) qui entrent en contact avec nous-mêmes. Il pensait que
la sensation était relative car « les animaux privés de raison, les sages et les dieux possèdent des
sens plus élevés que les hommes ordinaires ». Dans le mélange que sont les composés, les atomes
gardent néanmoins leur nature propre que nos sens ne peuvent pas voir à cause de leur petitesse.
De ce fait, dans la nature, il n’y a ni le blanc, ni le bleu, ni le rouge, ni également l’amer et le doux qui
n’ont de signification que par rapport à nous. Les sophistes le reprendront à leur compte ; surtout
Protagoras qui écriera que « l’homme est la mesure de toute chose ». Pour Démocrite, la seule vérité
et la seule réalité objective sont celles des atomes. Les sensations ne sont donc que des choses
conventionnelles déterminés subjectivement et par l’opinion. Rien n’est vrai et intelligible en dehors
des atomes et du vide.
Tout comme pour Héraclite, il y a pour lui deux formes de connaissance, l’une par les sens dite
bâtarde et l’autre par l’entendement qui conçoit l’être (les atomes immuables) et le non-être (le vide)
et qui seule est vraiment légitime. Sextus Empiricus écrit dans son Contre les mathématiciens :
« Pour Platon et Démocrite, seules les choses saisissables par l’entendement sont vraies mais
tandis que Démocrite soutenait qu’à la base de la nature il n’y a rien de sensible car les atomes
ne sont pas visibles, Platon l’adoptait pour la raison que les choses sensibles se transforment
continuellement et ne sont jamais ».
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On retrouve donc chez Démocrite l’opposition classique entre l’opinion liée à la sensation et la vérité
à l’entendement mais il y a quand même un malentendu car bien qu’il semble se référer à Parménide
avec son être et son non-être (atomes et vide) et avec l’opposition entre l’apparence visible et la
vérité cachée de l’être permanent, en réalité ce philosophe n’est pas vraiment philosophe mais «
homme de science», certainement le premier, car que reste-t-il de son opposition si un instrument tel
le microscope rende visible les atomes ? Il croit parler comme Parménide de l’Etre mais ce qu’il dit
n’a rien à voir avec l’ontologie des Eléates mais quand même, cette méprise permit à Platon de
concevoir une réalité objective intermédiaire entre l’Etre-Un parménidien et l’apparence des
phénomènes de l’existence-empirique. Faisant des « simulacres » des pales copies d’idées
éternelles et non des composés d’atomes comme Démocrite, Platon instaura ainsi comme réalité
objective immuable, un « cosmos noetos », intermédiaire entre l’Un indicible parménidien et les
phénomènes changeants perçus subjectivement. C’est le fondement de la philosophie : face à cette
impermanence des objets soumis à la transformation et à la corruption, celle des objets qui ne seront
pas demain ce qu’ils sont aujourd’hui, la recherche philosophique de la vérité aspire à la stabilité
dans l’espace et dans le temps et à la permanence d’êtres qui restent éternellement identique en
eux-mêmes. On sait que Platon, à partir du monde changeant héraclitéen, a fui dans ce « cosmos
noetos », conçu comme un Au-delà où les êtres étaient des modèles immuables des objets du
monde soumis eux à la disparition. Mais pour son disciple dissident que fut Aristote, la philosophie
se devait d’être une science des causes qui trouve dans le monde sensible les causes du devenir. Il
refusa ainsi les Idées platoniciennes parce qu’il ne les trouve pas assez « agissantes » et les accusa
« d’insuffisances causales ». Il écrit « … mais si les Idées (platoniciennes) sont immobiles, d’où le
mouvement pourrait-il venir ? Or, en supprimant le mouvement, on anéantit du même coup toute
étude de la nature » (Livre A, VII). Croyant expliquer l’essence des choses, la théorie des Idées ne
ferait selon lui qu’imaginer d’autres substances en nombre égal à coté de celles-là. Le concept
platonicien de « participation » liant les choses imparfaites aux respectifs modèles parfaits divins
n’est pour lui qu’un « mot creux ». Le Stagirite voyait bien que l’existence empirique est changeante
mais il repérait également des constantes dans les transformations qui se répètent toujours et
partout, c’est à dire plus que l’immuabilité de l’essence des choses, il y a une immuabilité dans
certains mouvements dont on peut ainsi parler en « vérité » : un œuf devient une poule tout comme
une graine devient un arbre. Pour le philosophe macédonien, il y a trois principes du mouvement :
- un point d’arrivée du mouvement (finalité) qu’est la forme c’est à dire ce que devient la chose
par transformation.
- un point de départ de l’avènement de la forme qu’est la privation
- une continuité du mouvement du fait d'une matière qui subsiste sous le changement.
Pour lui, toute transformation est le passage de l’être en puissance à l’être qui s’actualise. Il reconnaît
que l’originalité de sa philosophie est d’avoir trouvé cette nouvelle cause qu’il appelle finale :« A
quoi va-t-il par ce mouvement naturel ? ce n’est pas à ce dont il vient; mais c’est à ce qu’il doit
être »(Leçons de physique Livre II Chap. II §21). Il reproche aux autres philosophies de ne pas
prendre en compte cette cause finale : « Quant au but final, auquel tendent tous les actes, tous les
changements et tous les mouvements des choses, ces philosophies n’en étudient pas les causes
(Livre A, VI). Dans tout « ce qui est par nature, une cause intime met les choses en mouvement » et
ce qui a en soi sa propre fin est l’Entéléchie. C’est même ce qui différencie pour Aristote la nature et
l’art (la techné) car « pour tous les êtres que l’art peut faire, il n’est pas un seul d’entre eux qui ait en
soi le principe de sa fabrication » (Leçons de physique Livre II Chap. I §6°). Mais « ce n’est pas la
matière qui se donne à elle-même le mouvement » car « la matière est le non-être par accident
tandis que la privation est le non-être en soi » (Livre Λ, X). La cause du mouvement, c’est la forme
qui est « l’essence qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, ne comporte pas de matière puisque c’est
l’acte même, l’Entéléchie, ce qui a en soi sa propre fin (Livre Λ, VIII).
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La forme aristotélicienne est ainsi tout autant que l’Idée platonicienne une réalité objective éternelle
mais, à la différence, elle est liée à un mouvement ayant un début et une fin. L’être de toute chose,
son « eidos », sa forme est aussi son « telos », sa « cause finale » et cette forme est incluse dans le
Noûç-theos qui, comme Souverain Bien, est immobile et absolument séparé du monde tout autant
céleste que sublunaire. Comme objet de désir, il attire toute chose à lui et cette aimantation du
monde vers le Noûç-theos est la tendance de la nature à se rapprocher le plus possible de ce
Noûç-theos et de lui ressembler et de devenir comme lui, Dieu, en tant que Souverain Bien :
« Quant au but final auquel tendent tous les actes, tous les changements et tous les mouvements
des choses, ces philosophes ne l’étudient pas. Ils ignorent que c’est le Bien qui est précisément
cette cause (finale) car il ne font pas du Bien le but absolu des choses. »
Aristote
Métaphysique Livre A Chapitre VI
A partir de là, on peut voir qu’Aristote définit trois domaines : l’un sublunaire soumis à la corruption et
relevant des quatre éléments, un autre, le ciel empyrée incorruptible et fait de quintessence (éther),
tous deux relevant de la physique et soumis au mouvement (à la fois moteur et mu); et enfin un
troisième domaine, immobile et incorporel (moteur et non-mu) relevant de la science première, de la
métaphysique (Livre Λ, I). La cosmologie d’Aristote pose un monde sphérique fini avec une enveloppe,
celle du Noûç-theos qui « touche » et qui est derrière la dernière sphère, celle des étoiles fixes. Or ce
qu’il faut voir c’est qu’il y a une différence essentielle entre le mouvement céleste et le mouvement
sublunaire, dans le premier car, une planète commence et finit une révolution à l’intérieur du zodiaque
et la recommence en tant qu’individu identique à lui-même alors que dans le monde sublunaire une
poule ou un arbre ou tout autre chose meurt et c’est un autre individu semblable qui réalise une
transformation identique. Dans ce deuxième cas, ce n’est pas l’individu qui est permanent mais
l’espèce. Dans le monde des Idées platoniciennes, le cosmos noetos, il n’y a pas aussi d’individualité
mais chaque « espèce » y est présente dans un seul et unique exemplaire. Pour Aristote, c’est la forme
« éternelle » qui explique que l’on définisse les « qualités » de la chose tandis que c’est la matière
incluse dans les deux domaines spatio-temporaux qui permet de mesurer les « quantités » (+ ou grand ou petit). La matière est ainsi ce qui différencie les choses, exemplaires de l’espèce présents
dans le monde des phénomènes et c’est elle qui relève du principium individuationis. Mais on la vu,
même si la quantité de quintessence différencie un astre d’un autre dans le firmament, les objets
célestes sont incorruptibles et leur mouvement circulaire à cause de cette même quintessence. Pour
les grecs anciens, divin veut dire éternel en opposition aux choses du monde sublunaires vouées à la
corruption. De là chez Aristote le fait que tout autant le domaine du Noûç-theos immatériel que le
domaine des astres célestes sont divins. En fait, le mouvement circulaire des astres part d’un point et
vient finir et mourir à ce point mais l’astre tel un phénix qui renaît de ses cendre meurt et renaît pour
recommencer éternellement le même mouvement. Pour les choses sublunaires, cela n’est vrai que pour
l’espèce et non pour l’individu car l’arbre ou la poule meurt même si un nouveau gland ou un nouvel
œuf de poule relance en puissance la réalisation d’un nouvel arbre ou poule qui sera néanmoins un
exemplaire différent. Dans le firmament, tel astre individualisé est tout autant unique et éternel que l’est
son essence. Ce qu’il faut bien voir c’est que lorsque les philosophes chrétiens tenteront, après saint
Justin, la synthèse de la philosophie grecque avec le judéo-christianisme, ils expliqueront en toute
logique la corruption sublunaire par le péché originel mais, plus important, ils penseront qu’il y a un
processus de rédemption de ce monde sublunaire que Aristote n’avait jamais envisagé. Encore à
l’époque de saint Paul, les philosophes de l’Agora ne pouvaient accepter de l’Apôtre des gentils qu’il
dise que le corps d’un homme était mort et ensuite ressuscité en ce monde sublunaire car cela n’était
possible selon eux que pour les dieux dans le monde céleste. Pourtant le propre du message de
l’Apôtre était cette foi en la résurrection et dans la rédemption de ce monde sublunaire corrompu voué
à la mort identifiée au péché :
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« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a
été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la
corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des
douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les
prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de
notre corps. »
St Paul Romains 8 – 19.
Cette mise en cohérence des religions monothéistes abrahamiques avec la philosophie grecque et
particulièrement aristotélicienne ne fut pas, dans un premier temps et paradoxalement, le fait du
christianisme mais bien celui de l’Islam, particulièrement avec sa branche shi’ite qui met au premier
plan la problématique de la résurrection. D’un coté, c’est avec les philosophes hellénisants
musulmans, les Falâsifâ (Al Kindi, Al Farabi, Ibn Sinâ (Avicenne), etc..) que se réalisa une certaine
synthèse de toutes les philosophies grecques antiques et d’un autre coté, c’est avec l’alchimie
musulmane, particulièrement avec Jâbir ibn Hayyan que s’élabora une « physique » et une
« chimie » reprenant les spéculations physiciennes grecques mais aussi les dogmes de la foi shi’ite
et en particulier l’importance donnée à la résurrection et à son « corpus glorificationis ». Et de là,
nous arrivons à Raymond Lulle qui vivant au XIII° siècle à Majorque se disait « christianus arabicus »
et qui, selon nous, fut à l’origine de la christianisation de la pensée physicienne et alchimique
musulmane fondée sur un aristotélisme néo-platonisé. Mais le mystique catalan se retrouva en plein
milieu de la crise de 1277 qui opposa un autre Aristote, celui d’Averroès au groupe des
augustiniens-franciscains auquel il appartenait et avec lequel il participa à la lutte anti-averroïste.
Néanmoins, l’influence de sa pensée fortement « physicienne » continua à s’exercer dans les milieux
médicaux et alchimistes (ses deux disciples français étaient des médecins) et il est l’auteur le plus
cité avec l’autre catalan Arnaud de Villeneuve dans la littérature alchimique du XIV° siècle et aussi
des siècles suivant. Nous l’avons déjà abordé, Raymond Lulle est très aristotélicien lorsqu’il écrit que
la « cause finale » du monde est l’incarnation du Christ et la résurrection des corps, c’est à dire la
libération de la corruption et du péché originel. Dans le Dictat de Ramon (Cant VI ) il écrit : « Si no
es resurrecció, lo mon no ha perfecció ». Or il n’y a de perfection de la matière que la quintessence,
celle des êtres célestes divins car le dogme de la résurrection tout autant musulman que chrétien
n’implique pas que l’homme devienne un ange sans corporalité mais bien un être immortel donc
divin avec un corps céleste c’est à dire fait de quintessence (le « corps glorieux »). Contrairement au
gnosticisme et au manichéisme, il n’est pas question dans le christianisme d’une libération de l’âme
spirituelle prisonnière de la matière mauvaise créée par un démiurge mauvais. Le dogme de la
résurrection implique une transfiguration de la matière sublunaire par le fait que « Dieu se fasse
homme et que l’homme se fasse Dieu ».
Ce processus de divinisation de l’homme est si important pour Raymond Lulle que le thème de la
rédemption du péché originel tend même à disparaître de ses écrits et en 1304 dans son livre De
ascensu et descensu intellectus il écrit :
« Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour laquelle il l’avait
créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut Dieu » (Dist. IX).
Jusqu’à Raymond Lulle, on opposait le mouvement et l’abstraction à partir du sensible que l’on situait
dans le domaine ad extra et l’introversion vers les idées immuables et éternelles que l’on situait dans
le domaine ad intra . Mais l’originalité du majorquin consiste dans sa conception que Dieu est
« productif non seulement contengenter et ad extra dans sa création mais également necessarie et
ad intra dans les trois personnes divines et que cette productivité aussi est accessible à l’intellect
humain » (Charles Lohr).
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Pour l’autre lulliste Robert Pring-Mill, « l’idée que les méthodes scientifiques de son temps pourraient
s’appliquer per analogiam jusqu’à Dieu, rien qu’en structurant sa doctrine exemplariste des Dignités
sur le modèle quaternaire lui-même » était au fondement de la conception lullienne. Les Dignités
formant l’agentia divine sont des principes substantiels et intrinsèques de l’action qu’avec la théorie de
l’exemplarisme on retrouve à tous les niveaux de la réalité dans laquelle on reconnaît toujours la Triunité divine. Avec sa théorie des corrélatifs (-tivum, -bile et –are) propre au Dieu-Trine, il replace ainsi
toute la dynamique du mouvement dans le domaine divin supérieur aux deux domaines céleste et
sublunaire. Raymond Lulle part ainsi de la division tripartite d’Aristote mais, comme chrétien, le
domaine métaphysique n’est pas inclus comme chez le Stagirite dans le monde fini puisque le monde
est créé par un Dieu trinitaire situé en dehors du monde. Le système lullien se symbolise ainsi comme
la « triangulature et la quadrature du cercle » : le triangle étant alors la divinité tri-unitaire, le cercle, le
Ciel fait de quintessence et le rectangle, les quatre éléments du monde sublunaire. Tout à la fois, la Triunité et le Ciel « meuvent » le monde sublunaire et le Ciel le fait pour la Tri-unité de manière
« intermédiaire ». Sous l’égide du Soleil, les planètes gèrent la génération et la corruption ainsi que « la
fortune et l’infortune » des choses sublunaires. L’étude de la génération et de la corruption est le
propre de l’astrologie tandis que la Tri-unité « meut » plus directement le mouvement de
perfectionnement dont le Christ est la « cause finale ». Néanmoins, autre différence avec le système
d’Aristote, le domaine métaphysique se divise en deux, l’ontologie de l’Essentia indicible
(parménidienne) et l’énergologie de l’Agentia des Dignités avec ses corrélatifs (bonificar, bonificable
et bonificatiu ; magnificar, magnifiable et magnificatiu ; etc..). Cette division permet de solutionner la
problématique soulevée par Jean Duns Scot dans la mesure où l’essentia divine est Dieu dans son
libre arbitre créateur non soumis à la nécessité (possibilité du miracle) tandis que l’Agentia divine et
ses « raisons nécessaires » accrédite un Logos co-éternel à Dieu qui est fondamental pour toute
philosophie et qui était semble-t-il absent dans le judaïsme encore que les mission d’être que le Dieu
biblique ordonne aux choses et aux hommes peut être mis en parallèle avec l’entéléchie
aristotélicienne. Chez Raymond Lulle, la Tri-unité est impliquée dans tous les mouvements sublunaires
par l’intermédiaire des astres mais elle l’est plus fondamentalement dans le processus de l’incarnation
et de la divinisation de l’homme. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la pensée alchimique
occidentale qui identifiait leur « pierre d’invisibilité » avec le Christ, on tombe sur un alchimiste lullien et
sa théorie de la quintessence céleste. Or, que ce soit Jean de Roquetaillade et son Liber de
consideratione quintae essentiae ou un anonyme ayant écrit sous le pseudonyme de Lulle le Liber de
secretis naturae seu de quinta essencia , tous deux étaient des disciples du majorquin car le corpus
lullien est en concordance avec la pensée alchimique musulmane fondée sur la problématique de la
résurrection. De là le fait que le mystique majorquin ne s’intéresse et ne croit pas à la transmutation des
métaux car son encrage dans la pensée alchimique se fonde sur la problématique de la résurrection
avec son corps glorieux fait de quintessence.
Il croyait par contre à la possibilité de prolonger la vie et ce n’est pas pour rien que ses deux
disciples français étaient des médecins. Pierre Lory montre très bien que le corpus jabirien est un
système complet dont « l’ésotérisme alchimique influencé par le shî’isme a pour but de faire naître le
corps de résurrection de celui qui le pratique ». De même, dans son livre l’Alchimie comme Art
hiératique, Henri Corbin écrit : « le sens propre de l’œuvre alchimique, c’est donner naissance au
« Corpus Glorificationis » … exempt de toute impureté » (p.151). Pierre Lory dans son livre Alchimie
et mystique en terre d’Islam (ed. Verdier) écrit que « la pensée alchimique de Jâbir ibn Hayyan
débouche vers l’engendrement du Grand Homme. L’humanité subit une longue évolution pour
converger à la fin des temps en la personne du Résurrecteur, le Qâ’im, en qui les hommes trouveront
leur accomplissement tout autant collectif qu’individuel » (p.24). Sur ce point, les shi’ites musulmans
et les chrétiens partagent le même point de vue mais bien sûr, pour Raymond Lulle, la personne du
résurrecteur, c’est le Christ déjà advenu. Le psychanalyste CG Jung écrit qu’historiquement, c’est
par les alchimistes lulliens marqués par la problématique de la Quintessence qu’apparaît en
Occident le parallèle entre la Pierre philosophale et le Christ.
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Or, il existe chez Jâbir ibn Hayyan cette même identification mais dans son cas c’est entre l’Elixir-Pierre
philosophale et l’Imam intérieur-le Résurrecteur. Pour l’alchimiste perse ultra shi’ite, le Résurrecteur, le
Qâ’im, est le point omega de l’humanité dont le développement progressif tend vers la réalisation de
cette personne divine qui ressuscitera les hommes dont le corps deviendra incorruptible et immortel
pareil à celui des objets célestes faits de quintessence. Henri Corbin écrit à plusieurs reprises que « les
historiens de la pensée scientifique ont faussé l’évaluation des œuvres alchimiques en y séparant
l’aspect matériel des considérations plus symboliques et de leur implications spirituelles, alors que les
deux termes sont le plus souvent indissociables ». Pour l’alchimie musulmane, excepté Razès dont
l’alchimie est coupée de toute métaphysique, tous les alchimistes autant chi’ites que sunnites ont une
ambition philosophique et surtout mystique. Le lullisme et le pseudo-lullisme apparaissent ainsi comme
les mouvements spirituels de christianisation de l’alchimie musulmane.
De la science moderne.
De nous contredire pour une fois, voyons ce que pense la science moderne de la cosmologie et de la
cosmogonie. Pourquoi s’interdire de concevoir comme nous le faisons que les présocratiques aient pu
avoir eu l’intuition de cette réelle création du monde plutôt que d’avoir parler uniquement comme nous le
supposons du sujet psychique interne. Jusqu’au XX° siècle, la science s’occupait peu de ce problème
du monde pris dans sa totalité ainsi que de celui de son origine. La multiplication des « savoirs
régionaux » laissait encore cette question à la philosophie et à la métaphysique mais la découverte de la
Relativité Générale par Einstein impliquait que l’univers devait avoir un commencement et, peut-être, une
fin bien qu’Einstein lui-même essaya, à tort, de soutenir un modèle statique de l’univers en y introduisant
une « constante cosmologique » anti-gravitationnelle. Mais suite à la découverte par Hubble de la fuite
des galaxies, on conçut alors que l’univers était en expansion tel un ballon d’un enfant qui se gonfle et
que cette expansion avait commencé à partir de ce que les scientifiques appelèrent une singularité, le
célèbre Big Bang que l’Eglise a déclaré officiellement en accord avec la Bible en 1951. Il faut dire qu’elle
n’y était pas pour rien dans cette théorie du Big Bang car l’observatoire du Vatican, avec en particulier le
prêtre Georges Lemaître participa directement à son élaboration. Outre cette singularité initiale, il y a une
quinzaine de milliards d’années, il se pourrait également, si la gravitation s’impose sur l’expansion que
l’univers se re-contracte et finisse en une autre singularité dénommée le Big Crunch. Jusqu’à l’époque
récente de ces spéculations des astrophysiciens, la science redisait en une certaine manière les dires
de Démocrite c’est à dire la conception des atomes situés dans un vide infini et on sait que la science
matérialiste s’est de toujours relevait de lui. Néanmoins, avec la théorie du Big Bang et du Big crunch et
l’équation einsteinienne E=Mc², il semblerait que l’on ait retrouvé l’intuition de Héraclite avec son Feu
originel duquel naît le monde et auquel il retourne. Pourtant, la théorie de la Relativité Générale n’est pas
la seule théorie de la science moderne et, concernant l’extrêmement petit, nous avons aussi ce que l’on
appelle la mécanique quantique. Ainsi au tout début de la formation de l’univers comme celui-ci était très
petit, il relevait donc de cette théorie et non pas uniquement de la théorie de la Relativité Générale. Les
spéculations de la théorie de la Relativité Générale et des conséquences de l’effondrement
gravitationnel en une singularité de densité infinie furent le fait de savants tels S. W. Hawking et R.
Penrose qui développèrent toute une théorie concernant cette singularité présente dans les trous noirs.
Mais le même S. W. Hawking s’appliqua ensuite à utiliser la théorie quantique de la gravitation pour
spéculer sur cet état très primitif de l’univers et il arriva paradoxalement à une conception qui se
rapproche de celle de Parménide :
« L’univers se contiendrait entièrement lui-même, sans bord et sans singularité et ne serait affecté
par rien d’extérieur à lui. Il ne pourrait être ni créé ni détruit (sans début ni fin). Il ne pourrait
qu’être. Dans un certain état quantique, il n’y a pas de singularité (début et fin) sur le chemin de
l’univers dans le temps imaginaire (au sens mathématique du terme)....
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ce que nous nommons temps imaginaire pourrait être en réalité le temps réel, et ce que nous
nommons temps réel ne serait qu’une figure de notre imagination ».
Une brève histoire du temps p. 180 Stephen W. Hawking
Le génie de Cambridge est d’autant plus intéressant qu’il pose souvent la question sur les dires de la
science elle-même et non uniquement sur le monde dont elle s’occupe ; c’est à dire sur la question
de la possibilité de la science elle-même. Pas comme l’a fait Kant mais en posant une réflexion sur le
principe anthropique. Celui-ci n’est pas la question heideggerienne du « pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien » mais « pourquoi l’univers est-il tel que nous le voyons ». La première réponse
d’Hawking est que s’il avait été différent, nous ne serions pas là pour le voir : « Les lois de la
Physique contiennent beaucoup de nombres fondamentaux comme la charge électrique de
l’électron et le rapport des masses du proton et de l’électron… Le fait remarquable est que la valeur
de ces nombres semble avoir été finement ajustée pour rendre possible le développement de la
vie ». (p.162). Et sans la vie, pas d’humain et son élaboration de la science de l’univers. Cette
élaboration est quand même étonnante car on s’aperçoit que les constructions abstraites logicomathématiques déductives réalisées à partir d’une axiomatique sans lien avec la réalité physique
donne raison par la suite de cette réalité physique même si celle-ci devient incompréhensible pour
l’entendement naïf humain. Que signifie pour lui le fait de poser mathématiquement qu’un nombre
multiplié par lui-même égale une négativité (i²=-1) ? Pourtant c’est cette axiomatique qui permettrait
de donner « raison » d’un univers très parmenido-platonicien où les phénomènes changeants ne
seraient qu’apparence au regard de l’Eternité de l’Etre-Un. Or l’élaboration de la « mathématique »
n’est pas une révélation à la différence de la gnose qui est un savoir archétypique, de et sur luimême, du sujet psychique interne dit par l’âme inconsciente à l’insu du moi. C’est la toute la
différence entre l’archétypologie intellectuelle de Platon et notre archétypologie dynamique
spirituelle. Pourtant cette construction historique de la « mathématique » n’est pas sans lien avec les
fondements cognitifs logico-mathématiques que l’on trouve dans le monde animal et par la suite
chez l’humain où la psychogenèse enfantine spécifique montre ses diverses structurations comme
l’a très bien vu Jean Piaget. Reste que si le savoir « logico-mathématique » n’est pas une gnose
révélée, il est quand même si l’on en croit Gottlob Frege et ses successeurs une « réalité objective »
indépendante de la pensée humaine. En cela et d’une certaine manière, même si cela n’a aucun lien
avec la parole inconsciente de l’âme sur le sujet psychique interne, l’élaboration historique de ce
savoir « logico-mathématique » est comme une « révélation platonicienne».
Puisque ce savoir est, depuis Galilée, indispensable pour l’élaboration de la véritable science de
l’objet externe à l’opposé du savoir sur le sujet psychique interne qui n’a que faire des
mathématiques (contrairement à ce qu’a voulu prouver Jacques Lacan), il semblerait qu’une certaine
finalité soit inscrite dans l’Histoire concernant l’accession par l’Humanité à cette science de l’objet
externe qui, en dernière analyse, se fonde psychiquement sur une « béance », une des quatre
dimensions fondamentales du sujet psychique interne. Néanmoins, la comparaison entre la science
moderne et la philosophie grecque antique montre une différence fondamentale concernant la
position de l’esprit que les anciens posaient à l’origine des choses tandis que les modernes le font
émerger progressivement dans l’histoire du monde. Or c’est un fait que les successives
structurations du monde depuis le Big Bang originel jusqu’à la psychogenèse humaine sont, en
même temps qu’un système de « poupées russes », des successives structurations langagières
toujours fondées sur une relation « psychique » entre un émetteur et un récepteur. C’est la thèse de
la cybernétique qui pose qu’à coté de l’énergie (et de la matière), il y a toujours associé de
l’information « immatérielle ». Cette thèse cybernétique est ainsi l’héritière du panenthéisme de
Giordano Bruno qui ne séparait pas la forme de la matière à la façon aristotélicienne mais qui,
comme âme du monde, faisait opérer la forme à l’intérieur même de la matière.
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On trouve cela aussi aujourd’hui dans la « nouvelle grille » de Henri Laborit (p.39) qui ne risque pas,
lui, d’être mis au bûcher par l’Eglise catholique comme son prédécesseur. On peut voir que le
biologiste fait commencer la structuration informationnelle au niveau de la molécule alors que ce qui
se passe au niveau quantique laisse entendre qu’il y a aussi de l’information à des échelons
antérieurs. Or il semble s’avérer que les nouvelles structurations informationnelles et langagières et
particulièrement celles propre à la psychogenèse humaine sont « rétroactives » et sont reprises par
les structurations informationnelles et langagières précédentes et en particulier par l’Un-originel
comme lieu de l’émission-réception première. Cela voudrait dire que c’est bien après l’apparition de
l’humain que l’Un primordial a été « anthropomorphisé » et non que l’humain a été fait à l’image de
Dieu comme le disent les religions mais comme cet Un primordial est l’Eternité, il s’ensuit que ce sont
les religions qui ont raison et que c’est bien l’humain qui, d’une certaine manière, a été fait à l’image
de Dieu.
Gérard RABAT.
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