des populations sont « sorties de la misère » suppose implicitement qu’un certain seuil de
bien-être et de confort matériel a été franchi. Or, tous les seuils statistiques destinés à faire la
séparation entre « pauvres » et « non pauvres » sont le résultat de choix comportant une gran-
de part d’arbitraire. Qui plus est, le fait de relever ou, au contraire, d’abaisser légèrement cette
limite a souvent un impact considérable sur la part de la population totale classée comme
« défavorisée »24. Et il va sans dire que lorsqu’on passe d’un critère de mesure à un autre, les
différences peuvent être plus importantes encore. Des exemples saisissants en ont été donnés
par le passé. Deux analystes notaient ainsi dans une étude qu’en 1989 la Banque mondiale
évaluait le nombre d’individus « extrêmement pauvres » à 630 millions à travers le monde,
pendant qu’un autre organisme, le World Watch Institute, avançait, lui, le chiffre de 1 225
millions, soit quasiment le double25.
Dans ces conditions, soutenir, sur la seule base du critère ordinaire du « niveau de vie »
(représentée grosso modo par la quantité de biens et services disponibles) et du seuil interna-
tional officiel d’« extrême pauvreté » (1,25 dollar par jour et par personne), qu’au cours des
deux ou trois dernières décennies, des « milliards de personnes » se sont extraites de la misère
ou pseraient sur le point d’y arriver tient largement de l’affirmation gratuite. Au demeurant,
même sans être spécialiste, on ne peut manquer de nourrir des doutes dès lors que l’on y ré-
fléchit : une personne disposant quotidiennement non plus d’un mais de deux ou trois dollars
peut-elle être déclarée, sans plus d’informations, comme « sortie de la misère » ? Dans la pra-
tique, les choses ne sont évidemment pas si simples. D’autant que la diversité des sociétés
humaines comme leur hétérogénéité intrinsèque sont souvent source de surprises. On ren-
contre ainsi des groupes sociaux qui, bien qu’émargeant officiellement sous le seuil monétaire
de la « grande pauvreté », ne sont aucunement « dans la misère », et, inversement, des gens
qui, quoique figurant au-dessus des seuils de pauvreté absolue couramment utilisés, connais-
sent une situation d’extrême précarité et d’exclusion sociale marquée. Le cas est monnaie
courante dans les pays du Sud. En Amérique latine par exemple, une communauté amazo-
nienne isolée pourra tout à fait entrer dans le premier cas de figure (« pauvreté » officielle,
mais sans misère réelle), et les habitants de certains quartiers urbains déshérités dans le se-
cond (pas de « pauvreté » ou d’« indigence » officiellement déclarée, mais misère bien réelle).
De même, dans les régions himalayennes, on peut encore rencontrer des communautés villa-
geoises isolées qui vivent en quasi-autarcie avec peu de biens matériels. Leurs revenus étant
très faibles, elles sont officiellement classées parmi les très pauvres. Cependant, les observa-
teurs attentifs notent qu’elles ne connaissent pas la misère. Leur mode de vie peut, certes, être
extrêmement rude, mais elles disposent du nécessaire pour vivre dignement. Plus encore, au
dire de ceux qui ont partagé leur quotidien, leur vie est souvent empreinte « de joie et de
paix »26, au point que les troubles de la santé psychologique leur sont quasi inconnus. Dans
ces conditions, qui est dans la misère et qui ne l’est pas ? À l’évidence, les statistiques interna-
tionales ordinaires sur la « (grande) pauvreté », souvent citées sans la moindre réserve, appa-
24 Ibid.
25 cité par Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, Crédits sans frontières. La religion séculière de la Banque
mondiale, La Découverte, coll. « Essais », Paris, 1994, p. 226. Pour donner un exemple plus récent et limité à un
pays : en 2000, la Banque mondiale évaluait la proportion d’individus « extrêmement pauvres » en Inde à 30,2 %
(sur la base d’un seuil de pauvreté qui, ajusté en parité de pouvoir d’achat, s’élevait à seulement 25 cents de
dollar par jour). Le bien-fondé de cette donnée a été vivement contesté par certains spécialistes. Parmi ces der-
niers, Utsa Patnaik, de l’université de Jawaharlal Nehru de New Dehli, s’est attachée à effectuer un calcul plus
réaliste, tenant compte notamment des besoins nutritionnels de la population. Elle a abouti au chiffre de 74,5 %,
soit deux fois et demie la proportion officielle. Olivier BONFOND et Stéphanie JACQUEMONT, « Des chiffres
et des hommes. Ou de l’usage trompeur des statistiques, en Inde et ailleurs », CADTM, 27 avril 2008,
<http://www.cadtm.org/Des-chiffres-et-des-hommes-Ou-de-l>.
26 Peter MATTHIESSEN, « Introduction», in Helena NORBERG-HODGE, Quand le développement crée la
pauvreté. L’exemple du Ladakh, Fayard, Paris, 2002, p. 17.