Synthèse finale
Atelier « Les regards extérieurs sur le chamanisme. Rejets et acceptations, entre
l’ethnographie, les dynamiques de conversion et les représentations occidentales ».
Organisatrice Ksenia Pimenova, discutante Roberte Hamayon
Contexte
L’objectif de l’atelier était de réfléchir aux chamanismes en Asie Septentrionale
(Sibérie) et Orientale (Corée) à travers le prisme du regard des acteurs qui lui sont
extérieurs ou étrangers. Le chamanisme a toujours évolué en interaction avec d’autres
et sous l’influence de multiples regards extérieurs. D’abord, par le passé, on a pu
constater l’existence des regards distanciés et superficiels des premiers observateurs
occidentaux ; ensuite des regards attentifs des ethnographes et des anthropologues,
avec leur effort d’objectiver et de classifier les pratiques rituelles. Hier comme
aujourd’hui, les grandes religions entrant en concurrence avec le chamanisme pour
l’attention des fidèles ont tantôt porté sur lui un regard dévalorisant et accusateur,
tantôt ont toléré les pratiques chamaniques à condition de leur discrétion. Enfin, de
nouvelles perceptions émergent aujourd’hui en réaction aux évolutions et aux
renouveaux chamaniques récents dans le contexte de la globalisation du chamanisme
et des transformations dans les sociétés postsocialistes. Parmi ces perceptions –
souvent plus valorisantes que par le passé – on distingue par exemple celle des
autorités politiques qui s’appuient sur le chamanisme en y voyant un objet précieux
du patrimoine immatériel ou un support d’identité autochtone. Mais aussi celle des
publics occidentaux qui recherchent dans les rituels coréens ou sibériens la simplicité
et la proximité à la nature, la beauté dramatique et surtout l’incarnation d’une certaine
« authenticité » indéfinissable.
Contenu et acquis
Les présentations des participants de l’atelier portent sur quatre exemples
parmi les nombreux types de regards sur le chamanisme.
Le premier exemple illustre le rejet, par de grandes religions, de pratiques
considérées comme chamaniques. Dans sa présentation sur la Corée du Sud,
F. Galmiche montre comment le bouddhisme coréen cherche aujourd’hui à se
démarquer des prières pour la chance qu’il connote comme des exemples de
l’influence néfaste de pratiques chamaniques « superstitieuses ». Or, tracer cette
frontière est une opération arbitraire. Si les appels pour la chance sont en effet au
centre de la pensée et de la ritualité chamaniques, leurs équivalents rituels font
historiquement partie de tout un continuum de pratiques du bouddhisme populaire en
Corée. Ainsi les adeptes du « bouddhisme rigoureux » utilisent-ils l’image négative du
chamanisme pour redéfinir les nouvelles normes dans la ritualité bouddhique.
La perception du chamanisme coréen par le public occidental contraste avec le
cas précédent. Dans sa présentation H. Péjaudier fait état d’une recherche de
« l’authenticité », qui caractérise la perception des performances conduites sur les
scènes européennes par des chamanes coréennes. Malgré des barrières objectives à la
compréhension, le public occidental souhaite voir dans ces performances de vrais
rituels plutôt que des spectacles, et dissoudre les frontières imposées par les lois de la
représentation dramatique. De son côté, le chamanisme, construit en Corée comme un
objet de patrimoine culturel et promu par le gouvernement, tient aujourd’hui compte
de ce regard occidental avec la revendication de l’authenticité qui lui est propre.
C’est à travers le prisme de l’ethnographie soviétique que M. Rochtchine
observe le chamanisme des Nganassanes (l’extrême Nord sibérien). Il montre que
l’immersion de longue durée dans la culture de ce peuple a permis à l’ethnographe
russe Andreï Popov de prouver la vivacité du chamanisme dans les années 1930.
Cependant, les monographies de Popov contrastaient avec la vision académique,
dominante dans l’après-guerre, du chamanisme comme une des « premières formes de
religion » (selon le terme de S. Tokarev) dont il ne seraient restées en URSS que des
« survivances ». Ainsi la dissolution de frontières entre le chercheur et son objet
d’étude était-elle à la base d’une démarche ethnographique fructueuse, mais délaissée
pendant de longues décennies en raison de son hétérodoxie.
Enfin, K. Pimenova montre que cette même compréhension du chamanisme
comme religion fait aujourd’hui partie intégrante des discours politiques dans la
Sibérie post-soviétique et est notamment utilisée pour assurer au chamanisme une
meilleure visibilité dans l’espace public. Les intellectuels autochtones qui ont pris une
part active dans le renouveau du chamanisme en Bouriatie et à Touva dans les années
1990 ont contribué à l’instrumentalisation de ce regard d’origine académique au profit
des organisations de chamanes post-soviétiques, qui appartiennent légalement à cette
nouvelle religion/confession valorisée comme « traditionnelle ».
Commentaires et développements
Dans la discussion finale Roberte Hamayon a souligné que les quatre exposés
soulevaient de manières différentes la question de la nature et du statut du
chamanisme. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle il était considéré souvent
comme un type de pratique, voire une technique (ce qu'il est aussi pour les
mouvements néo-chamanistes contemporains), tandis que la qualité de religion lui
était déniée. En Corée, la persistance des demandes de rituels chamaniques dont est
attendu un effet concret a conduit le bouddhisme à développer les aspects
pragmatiques de ses rituels, et puis s’en démarquer comme d’une superstition, afin de
construire avec plus de rigueur la nouvelle image de la religion du Bouddha. En
Sibérie post-soviétique au contraire, les mouvements identitaires des minorités
nationales demandaient la reconnaissance du chamanisme en tant que religion. Les
tentatives d'institutionnalisation menées par les intellectuels sibériens ont coïncidé
avec la reconnaissance du chamanisme sibérien par l’Occident et se sont nourries de
soutiens de la part d’organisations internationales new age et néochamaniques visant
à promouvoir le chamanisme et à l’enseigner.
D’une manière plus générale, les quatre cas examinés dans le cadre de l’atelier
s’inscrivent, chacun à sa manière, dans deux interrogations transversales. La première
peut être décrite en termes de biais plus ou moins important selon les cas, mais
toujours inévitable, entre le chamanisme lui-même et la perception qu’en font les
acteurs extérieurs dans des contextes ethnographiques et historiques variés. Dans la
même logique, il est utile de réfléchir à la signification sociologique de la frontière
que ces derniers essayent de tracer (ou, au contraire, tentent de faire disparaître) entre
eux-mêmes et les phénomènes qu’ils considèrent comme chamaniques. La seconde
interrogation concerne les transformations du chamanisme en réaction à ces diverses
perceptions extérieures. On connaît un nombre d’exemples historiques d’adaptation
discrète au regard dominant émanant du pouvoir étatique ou de grandes religions.
Mais la transformation s’exprime aussi à travers l’intégration par le chamanisme de
catégories et de concepts qui lui sont historiquement étrangers, voire à travers leur
instrumentalisation consciente et pragmatique.
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