l’influence néfaste de pratiques chamaniques « superstitieuses ». Or, tracer cette
frontière est une opération arbitraire. Si les appels pour la chance sont en effet au
centre de la pensée et de la ritualité chamaniques, leurs équivalents rituels font
historiquement partie de tout un continuum de pratiques du bouddhisme populaire en
Corée. Ainsi les adeptes du « bouddhisme rigoureux » utilisent-ils l’image négative du
chamanisme pour redéfinir les nouvelles normes dans la ritualité bouddhique.
La perception du chamanisme coréen par le public occidental contraste avec le
cas précédent. Dans sa présentation H. Péjaudier fait état d’une recherche de
« l’authenticité », qui caractérise la perception des performances conduites sur les
scènes européennes par des chamanes coréennes. Malgré des barrières objectives à la
compréhension, le public occidental souhaite voir dans ces performances de vrais
rituels plutôt que des spectacles, et dissoudre les frontières imposées par les lois de la
représentation dramatique. De son côté, le chamanisme, construit en Corée comme un
objet de patrimoine culturel et promu par le gouvernement, tient aujourd’hui compte
de ce regard occidental avec la revendication de l’authenticité qui lui est propre.
C’est à travers le prisme de l’ethnographie soviétique que M. Rochtchine
observe le chamanisme des Nganassanes (l’extrême Nord sibérien). Il montre que
l’immersion de longue durée dans la culture de ce peuple a permis à l’ethnographe
russe Andreï Popov de prouver la vivacité du chamanisme dans les années 1930.
Cependant, les monographies de Popov contrastaient avec la vision académique,
dominante dans l’après-guerre, du chamanisme comme une des « premières formes de
religion » (selon le terme de S. Tokarev) dont il ne seraient restées en URSS que des
« survivances ». Ainsi la dissolution de frontières entre le chercheur et son objet
d’étude était-elle à la base d’une démarche ethnographique fructueuse, mais délaissée
pendant de longues décennies en raison de son hétérodoxie.
Enfin, K. Pimenova montre que cette même compréhension du chamanisme
comme religion fait aujourd’hui partie intégrante des discours politiques dans la
Sibérie post-soviétique et est notamment utilisée pour assurer au chamanisme une
meilleure visibilité dans l’espace public. Les intellectuels autochtones qui ont pris une
part active dans le renouveau du chamanisme en Bouriatie et à Touva dans les années
1990 ont contribué à l’instrumentalisation de ce regard d’origine académique au profit
des organisations de chamanes post-soviétiques, qui appartiennent légalement à cette
nouvelle religion/confession valorisée comme « traditionnelle ».