71Vincent Eltschinger
d’autorité des énoncés empiriquement vériables aux énoncés transempiriques
invé riables). La première, triple, a vocation hérésiologique, et permettra
à Dharmakīrti de dénier toute autorité au Veda. Quant à la seconde, elle
postule que, là où une Écriture est able dans sa matière principale, elle l’est
également lorsqu’elle porte sur le suprasensi ble ; de vocation apologétique, elle
formera le cœur de l’argumentaire de Dharmakīrti dans le deuxième chapitre,
bouddhologique, du Pramāṇavārttika.
En y démontrant que l’enseignement principal du Bouddha, les quatre vérités
saintes, est able, Dharmakīrti entend établir que le Bodhisattva parvenu à l’état
de Bouddha fait autorité en matière practico-soté riologique, c’est-à-dire est
devenu semblable à un p r a m ā ṇ a ( pramāṇabhūta). Instruire les êtres souffrants
(le Bouddha comme « protecteur des êtres », tāyin) suppose en effet d’avoir
réalisé perceptivement (sākṣātkaraṇa) la cause du mal dont ils souffrent et
l’antidote à opposer à cette cause (le Bouddha comme « bien-allé », sugata) ;
cette réalisation perceptive suppose à son tour d’avoir identié et pra ti qué
le chemin con duisant à la destruction de la cause de la douleur et à l’éveil
(le Bouddha comme « en sei gnant », śāst, c’est-à-dire comme pratiquant le
chemin qui le mettra en position d’en sei gner), et ce par compassion pour
les êtres (le Bouddha comme « désirant le bien du monde », jagaddhitaiṣin).
Dans un moment paradigmatique de la cintāmayīprajñā, le futur Bouddha
identie par inférence la cause de la douleur, l’atta che ment portant sur les
dispositions formatrices (snehaḥsaṃskāragocaraḥ), lui-même conditionné
par la nescien ce ou vue personnaliste. Si la cause ultime de la douleur est
surimposition du soi, du sien ou du plaisant sur une réalité insubstantielle,
vide et douloureuse, son antidote (vi°/pratipakṣa) sera la perception contraire,
celle de l’in sub stantialité (nairātmyadarśana). Dûment cultivée et renforcée,
celle-ci élimine gra duel lement, via les chemins de vue et de culture mentale
(d a r ś a n a ° / b h ā v a n ā m ā r g a ), la vue personnaliste et les passions concomitantes.
Parvenu au terme de ce chemin, le Bodhisattva fait l’expé rience de la révolution
du point d’appui (āśrayaparivtti), devient Bouddha. En « naturalisant » la
vision de l’insubstantialité comme il avait « automatisé » sa compassion, il s’est
affranchi d’une double obstruction (obstruction en passions, kleśāvaraṇa, et
obstruction au connaissable, jñeyāvaraṇa, se distinguant par là des Śrāvaka
et des Pratyekabuddha) ; sa perception, libérée du ltre de la nescience surim-
posante, thématise désormais sans médiation conceptuelle la réalité ultime
en son insubstantialité foncière. C’est là la valo risation dharmakīrtienne du
topos canonique de la luminosité naturelle de la pensée (cittaṃprabhāsvaraṃ
praktyā).
La dominante épistémologique affecte tout l’exposé : ce sont les inférences
constitutives de la cintāmayīprajñā qui, à l’acquisition de la bhāvanāmayī
prajñā, résultent dans l’établissement de la perception en sa pureté originaire.
Le chemin tel que le décrit Dharmakīrti illustre et légitime, on le voit, l’agenda
philosophique de l’école logi co -épi sté mologique : seuls des p r a m ā ṇ a propre-
ment conçus sont de nature à assurer son salut au yogin ; seuls des pramāṇa