Chapitre 6 La grammaire et les descriptions de la langue : la

Chapitre 6
La grammaire et les descriptions de la langue : la réflexion
sur le fonctionnement de la langue favorise-t-elle
l’apprentissage du FLE ?
Javier Suso López
Universidad de Granada
Introduction. 1. Grammaire et réflexion sur la langue et son
apprentissage. 1.1. La grammaire traditionnelle: grammaire
descriptive et grammaire normative. 1.2. Le concept actuel de
grammaire. 1.2.1. Que signifie enseigner la grammaire d’une
langue ? 1.2.2. Polysémie du mot grammaire. 1.2.3. La
‘grammaire’ de l’usage et de la communication. 2. Comment
enseigner la grammaire ? 2.1. Principes psychopédagogiques.
Démarche générale 2.2. Activités concrètes, procédés et
techniques de travail pour l’enseignement et l’acquisition-
apprentissage de la grammaire. Références bibliographiques
Introduction
La Didactique du français langue étrangère (FLE) a connu une transformation
extraordinaire au cours des trente dernières années, par l’abandon des méthodes
audiovisuelles (MAV) et le surgissement des approches communicatives. Cette
transformation a concerné l’ensemble des composantes de la didactique des langues: la
fixation des objectifs, la sélection et mise en progression des contenus, les activités qui
se déroulent en classe, les procédés et les stratégies d’apprentissage proposées aux
élèves, les techniques et de travail en rapport aux nouvelles ressources, la façon de
concevoir l’évaluation, la gestion du groupe-classe... Les théories des disciplines
complémentaires de la didactique des langues étrangères ont énormément évolué:
d’un côté, la linguistique, qui voit surgir la pragmatique, la linguistique de
l’énonciation, la sociolinguistique;
de l’autre, la psychologie de l’apprentissage, qui propose de nouveaux modèles pour
expliquer comment on apprend quelque chose), et la psycholinguistique, qui propose de
son côté une réflexion particulière sur les modes d’acquisition de la langue (maternelle,
seconde et étrangère).
De nouveaux concepts sont ainsi apparus, qui essayaient de mieux cerner les
problématiques auxquelles s’affrontent les concepteurs de méthodes, les didacticiens et
les professeurs: syllabus, curriculum, compétence, contenu procédural, acquisition (que
certains opposent à apprentissage), stratégies d’apprentissage, langue exogène ou
endogène... De nouvelles orientations dans les recherches se développent: la
multiculturalité, l’intercompréhension, l’autonomie de l’apprenant, les nouvelles
technologies, etc. Le tout assaisonné par les nouvelles technologies de l’information et
Phonétique, lexique, grammaire et… 2
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de la communication (NTIC), qui offrent un domaine inépuisable d’idées, de nouvelles
façon de faire, en même temps qu’elles bouleversent totalement les rapports maître-
élève et élève-langue (ou objet). Les institutions de chaque pays (en Espagne, à travers
la LOGSE puis la LOCE), mais aussi les institutions européennes (le Niveau-Seuil,
Coste et alii 1976; le Cadre européen commun de référence pour les langues, 2000)
essayent d’unifier les réflexions et les pratiques, dans le but d’une homogénéisation des
habiletés acquises par les élèves et des certifications des compétences.
Le foisonnement de propositions peut créer un sentiment de désarroi chez le
professeur, qui ne sait plus très bien sur quelle théorie s’appuyer, quelle option
méthodologique choisir, que faire en classe. Son choix consiste souvent dans une option
éclectique, comme le propose par exemple Christian Puren (1994). Le problème reste
sans résoudre cependant, car on peut se demander encore: dans quelles doses on
mélange chaque composante? Dans quel ordre? Et vraiment, tout est bon? Car une
chose est sûre: les différentes méthodes ou approches ne conduisent pas toutes aux
mêmes compétences, aux mêmes savoirs, ni au même modèle d’élève.
Dans tous les cas, le professeur doit choisir: et il est responsable de ses actes et
de ses décisions. Le profil désirable du professeur, à partir de la conception du
curriculum actuelle, a changé de nature: sa responsabilité en est accrue, puisqu’il doit
décider des questions qui étaient plus ou moins prédéterminées auparavant; il doit
adapter continuellement les programmes officiels (Décrets sur les contenus; Projet
d’établissement) à la réalité énormément hétérogène de sa classe; il doit planifier une
action didactique et imposer une autorité d’expert à un groupe d’élèves de plus en plus
difficile à gérer; il doit devenir maître de sa classe, organiser de façon rationnelle les
activités et les apprentissages. Son action doit répondre à une série de principes, qui
projettent une cohérence à toutes les actions, depuis la planification préalable (objectifs,
contenus) à l’évaluation (‘formative’), en passant par la mise en oeuvre des activités qui
se déroulent en classe et l’évaluation continuelle de ce qui se passe. La capacité de
réflexion sur la pratique didactique est l’une des conditions essentielles du progrès et de
l’amélioration du savoir-faire du professeur.
L’un des choix principaux auxquels doit faire face le professeur est précisément
la grammaire: l’attitude envers la grammaire est l’un des piliers essentiels sur lesquels
se produisent les divergences et les évolutions dans les méthodes de langue étrangère
(LE), historiquement. C’est comme l’image de marque d’une méthode, ou bien d’une
pratique d’enseignement. De la méthode traditionnelle à la méthode directe, des
méthodes audiovisuelles aux approches communicatives actuelles en passant par
l’approche naturelle, la place concédée à la grammaire répond à une façon concrète de
concevoir la langue, à une façon concrète de concevoir comment on apprend le mieux
une LE, ce qui détermine la totalité presque des choix postérieurs. Il faut donc tout
d’abord définir ce que nous comprenons par «grammaire», réfléchir au rapport entre
grammaire et langue, avant de nous poser plusieurs questions:
la première, faut-il enseigner de la grammaire ? Comme l’indiquent H. Besse et
R. Porquier, « la question fondamentale est de savoir dans quelle mesure l’acquisition
d’une description favorise ou entrave l’intériorisation de la grammaire étrangère »
(1984: 30). C’est-à-dire, la grammaire est-elle bien une aide, ou un «raccourci», pour
arriver à comprendre une langue, pour apprendre à s’exprimer ?
Nous situons notre réponse dans la lignée de l’ouvrage coordonné par Suzanne-G. Chartrand, et
aux antipodes des positions défendues par Krashen-Terrell : « Nous pensons tous [les auteurs qui
participent à l’ouvrage] qu’un enseignement grammatical est nécessaire. Il doit viser deux
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objectifs différents, mais solidaires : l’un est centré sur le savoir-faire de l’élève, son habileté à
s’exprimer oralement et par écrit ; l’autre vise la connaissance que l’élève peut et doit avoir du
système de la langue et de son fonctionnement pour en accroître la maîtrise (Chartrand et Paret,
1989). Seule l’atteinte de ces deux objectifs permettra aux élèves d’accéder à une maîtrise
suffisante de la langue écrite, nécessaire pour faire d’eux des personnes responsables de la Cité, à
la fois critiques et créatrices » (Chartrand 1996 : 15). Ces réflexions concernent l’enseignement
du français en tant que langue maternelle (au Canada), mais elles peuvent situer le cadre général
de cette « science de l’action » qu’est la didactique, quant à l’enseignement de la grammaire.
si nous répondons oui, quelle grammaire faut-il enseigner ou faire apprendre aux
élèves ?
et finalement: comment enseigner la grammaire ?
1. Grammaire et réflexion sur la langue et son apprentissage
1.1. La grammaire traditionnelle: grammaire descriptive et grammaire
normative
La grammaire [occidentale] est née vers le IIIe siècle avant notre ère, de la nécessité
d’expliquer des textes archaïques: Homère dans la Grèce d’Alexandrie […]; les
glossateurs et les scholiastes commencent à accumuler un corps d’observations et à les
classer; ils fondent d’emblée la grammaire occidentale selon un cadre et une terminologie
qui ont survécu jusqu’à nos jours. (Guiraud, 1974: 5)
Dans ce processus, il faut mettre en relief l’ouvrage Tékne Grammatiké, de Denys
de Trace (170-90 av. J.C.), où il avait recueilli et classé les réflexions et les listes de
règles développées dans l’enceinte du Musée et de la Bibliothèque d’Alexandrie, par
des érudits (des bibliothécaires) qui s’occupaient de recopier, rééditer et corriger des
textes et des manuscrits anciens: leur travail philologique les mena naturellement à
établir des critères de correction et donc un système de règles, dont l’élaboration la plus
poussée consiste dans l’ouvrage cité.
La Tekne Grammatike (ou art grammatical) est, comme l’affirme le linguiste H.
Steinthal (1890, 189, note), « la mère de toutes les grammaires européennes car il n’y a
aucune qui ne dépende d’elle de manière complète ». Les Romains (Varron, Donat,
Priscien) ne firent qu’appliquer le système grammatical grec à leur langue latine (Va-
rron: De lingua latina; Donat: Ars Grammaticae (IVe siècle); Priscien: Institutum
Grammaticorum Libri LXIII (VIe siècle). La grammaire se définit dès le début comme
«l’art de parler et d’écrire correctement» (ars recte loquendi et scribendi). Le terme
«art» exige une courte explication.
Les Grecs classaient les savoirs dans une échelle du plus abstrait (théorique) au
plus concret (pratique): nous avons ainsi en premier lieu l’episteme, savoir universel des
principes derniers, purement logique et «spéculatif » (la philosophie; ce sera le cas
aussi, avec les chrétiens, de la théologie); une tekne (ars en latin), selon Aristote
(Métaphysique 981a) « surgit quand, à partir de beaucoup d’observations expéri-
mentales, on arrive à une notion universelle sur des cas similaires » (ainsi, la médecine,
les mathématiques). La tekne est donc un savoir universel et générique. L’empeiria (ou
expérience) est par contre la connaissance du concret, du singulier (par exemple, le
travail du peintre, du sculpteur, du cordonnier).
La notion de tekne (ars) contient un double aspect:
a) d’une part, la connaissance (théorique, abstraite) d’une série de règles;
Phonétique, lexique, grammaire et… 4
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b) ces règles permettent d’autre part un savoir-faire, une teknitas, la réalisation
de quelque chose. C’est donc une capacité de construire quelque chose selon certaines
raisons/règles.
L’acquisition de ce savoir dérive d’un processus inductif; ainsi, de la multiplicité
des faits de langue, on extrait un système de classification: la différenciation des parties
du discours, par exemple), mais aussi, un système plus général qui englobe la totalité
des usages de la langue:
partie historique: explication du signifié;
partie technique: phonétique (éléments isolés et syllabe phonétique); morphologie
(les parties du discours); orthographe; étymologie.
partie exégétique (le style des poètes).
Cette science (ars) était inductive: on analyse des faits de langue, sur un corpus
écrit ou ‘littéraire’, ce qui permet la proposition d’une hypothèse ou explication, puis
l’accès à un théorème universel, et donc une généralisation et un système; il s’agit donc
d’ un savoir fondé sur des causes objectives, qu’on peut démontrer). Une fois décrite la
langue, cette science se transforme en science d’application particulière: un art de parler
et d’écrire correctement, dont la frontière avec la rhétorique (l’art de bien parler) est
floue. En tout cas, on tient à marquer une frontière nette avec le savoir-faire artisanal
(l’empireia), l’habileté tirée uniquement de l’expérience.
Cet art de parler correctement, une fois établie la grammaire latine (Varron,
Donat, Priscien) et une fois devenue la langue latine une langue culte, fixée, sans évolu-
tion, va prendre le relais de l’approche inductive/scientifique le long du Moyen Âge et
de la Renaissance, dans la mesure où le latin se transforme en L 2, ou langue non
maternelle, à apprendre: l’ «ars » de la grammaire prend un caractère didactique et
utilitaire, un art normatif (l’usage correct de la langue), mais aussi l’instrument
nécessaire à l’interprétation des textes d’une part (exégèses, commentaires, traductions),
et de l’autre, une discipline propédeutique, de préparation à la rhétorique (art de bien
parler, qui venait dans l’ordonnement de l’enseignement à sa suite) et à la dialectique (le
trivium), passage forcé et base du quadrivium. L’art de bien parler et de bien écrire ne
s’acquérait qu’à travers les modèles des meilleurs auteurs; c’était la voie (unique)
d’accès qui menait à bien «discourir» (« disserter sur un sujet, en le développant
longuement », cf. le mot discurrir en espagnol): c’était là l’idéal de la formation
culturelle et morale de l’homme de la Renaissance.
Comme l’indique Uitti (in Zumthor, 1972: 32-62): « La grammatica, sur laquelle
repose l’édifice des «arts» ne correspond qu’en partie à la notion moderne de
grammaire. Descriptive et normative à la fois, elle embrasse l’étude textuelle des
auctores et une réflexion sur la langue: celle-ci, identifiée au latin, apparaît comme une
forme virtuellement éternelle, directement articulée sur les mécanismes de la pensée ».
La grammaire enseigne la langue (latine), mais elle enseigne aussi à penser: les
premières grammaires vernaculaires du XVIe siècle, comme J.-Cl. Chevalier l’indique
(1968: page 27 et suivantes), sont l’ouvrage de pédagogues: c’est-à-dire, elles
s’inscrivent dans un mouvement dont la finalité dernière est l’enseignement de la
Logique, à l’intérieur de la tradition linguistique aristotélicienne codifiée par Priscien.
La Grammaire (toute grammaire; la grammaire de toutes les langues) y est conçue
comme une méthode d’explication du fonctionnement de la langue, qui manifeste
obligatoirement les catégories logiques (substance ou être, accident ou qualité, action,
temps, lieu, cause, conséquence, etc.).
Chapitre 6. La grammaire et les descriptions de la langueJ. Suso 5
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Cependant, la conception de la grammaire comme science ne disparaît pas
totalement: elle renaît aux XIIIe-XIVe siècles chez les «modistes», puis certains
humanistes (ainsi Scaligero, Francisco Sánchez de las Brozas), au contact des
grammairiens grecs, vont la reprendre. Ils rejettent l’aristotélisme scolastique, et repre-
nnent la méthode aristotélicienne pure, c’est-à-dire l’explication des faits à partir de
leurs causes. Nous pouvons dire que la «linguistique générale» du XXe siècle renoue
avec cette tradition de grammaire «spéculative ».
La grammaire des langues vernaculaires (qui se construit au cours des XVIe et
XVIIe siècles) applique les catégories d’analyse et les divisions de la grammaire
grecque et latine aux langues «modernes» et occupe tout le domaine de l’analyse et de
la réflexion sur la langue (à l’exclusion de la rhétorique, qui concerne les aspects
esthétiques et organisationnels des textes littéraires). Claude Irson (1662) définit ainsi la
grammaire: « La grammaire est un Art qui enseigne à bien lire, à parler congrûment, à
prononcer avec netteté, et à écrire correctement » (1662: 1). Elle comprenait
habituellement les parties suivantes:
a) la prononciation (actuelle phonétique): dans la grammaire traditionnelle, la
confusion entre son et lettre était habituelle, et cette partie cherchait à établir les
correspondances entre les lettres et les sons pour apprendre à «lire»;
b) l’orthographe : on y proposait un catalogue des règles pour écrire;
c) l’analogie (appelée aussi lexicologie; actuelle morphologie): étude des mots (classés
selon les parties du discours), dans leur signification propre (étymologie), et dans leur
flexion (cas, genre, nombre; temps et modes pour les verbes);
d) la construction et la concordance (actuelle syntaxe): l’ordre des mots, le régime;
e) la prosodie: qui s’occupait de l’intonation, de la longueur des voyelles, et dont
l’étude permettait l’analyse de la versification;
f) le style des auteurs: on incorporait habituellement à la fin un traité sur l’écriture, sur
le style épistolaire et sur «la belle façon d’écrire» pour préparer les premiers pas des
élèves vers la rhétorique.
Cependant, au XVIIe siècle, la description de la langue vernaculaire (écrite, ne
n’oublions pas) faite par la grammaire est soumise à une approche de la norme, qui est
conçue sous une emprise à la fois littéraire et élitiste:
Avec le XVIIe siècle […] se forme la notion d’une règle et d’un usage français, l’usage de
Paris et celui des «honnêtes gens». Cet usage détermine une norme d’origine littéraire et
d’un niveau très élevé soumise qu’elle est aux exigences de pureté et de rigueur de la
doctrine classique régnante. Cette conception de la norme qui s’est formée dans un
contexte social et historique particulier. (Guiraud, 1974: 7)
D’un côté, Vaugelas (avec sa théorie du Bon Usage) puis l’Académie française
(créée en 1635 par Richelieu) font passer l’idée que l’usage naturel de la langue, tel que
le peuple le pratique, ne fournit aucune garantie de correction; au contraire, il est source
d’erreurs et de vices: « le peuple n’est maître que du mauvais usage » (1647: Préface,
XXX). Il faut donc joindre «l’art à la nature». Le «bon usage» est par contre l’usage que
font de la langue «la partie la plus saine de la cour», ainsi que les «bons écrivains». La
grammaire s’éloigne fortement de ses origines grecques et latines.
D’autre part, la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal
(Arnault&Lancelot, 1660) renverse également l’équation qui avait servi à la création de
la grammaire grecque. Pour les premiers grammairiens grecs, à partir de l’analyse de
l’usage, on établit un fonctionnement de la langue, c’est-à-dire une grammaire, qui se
limite à décrire, à classer, à expliquer un état (grammaire descriptive). À partir de Port-
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