iologie RECHERCHE - Entomologie Herpétologie Géologie Entomologie Mycologie Phylogéographie Primatologie Microbiologie Paléontologie - Libellules Archéozoologie I 52 Libellules des Petites Antilles Par François Meurgey est entomologiste et Céline Poiron est entomologiste et cartographe Société d’Histoire naturelle L’Herminier, Muséum d’Histoire Naturelle, 12, rue Voltaire 44 000 Nantes, France Dans la grande entreprise de recension du vivant, les entomologistes sont parmi ceux dont la tâche est la plus lourde. Mais si les Petites Antilles intéressent les spécialistes des libellules, ce n’est pas seulement pour leur éloignement, promesse d’espèces inconnues, mais surtout parce que, comme nous l’a appris Charles Darwin, des territoires aussi dispersés comme les dizaines d’îles qui forment l’archipel sont de véritables laboratoires pour les naturalistes. On y observe, plus clairement qu’ailleurs, l’histoire des populations et des spéciations, comme l’action de l’homme sur elles. 53 Lestidés, Platycnemididés, Coenagrionidés) et 6 familles d’Anisoptères (Aeshnidés, Gomphidés, Cordulegastridés, Macromiidés, Corduliidés et Libellulidés). Mais, en dépit de l’intérêt désormais bien établi des libellules dans la compréhension et la gestion des zones humides, il est Une diversité insoupçonnée dans les pays où les prospections ont été suffisamment nombreuses. C’est le cas de la France métropolitaine qui possède une faune odonatologique relativement bien étudiée, tant du point de vue de sa classification que de sa biologie et de sa répartition. Celle-ci comporte environ 90 espèces, appartenant à 4 familles de Zygoptères (Calopterygidés, Legende L es libellules, ou Odonates, constituent un ordre d’insectes relativement peu nombreux. On en compte environ 5 500 espèces actuellement dans le monde (il existe environ 300 000 espèces de Coléoptères). Ces espèces se répartissent en deux sous-ordres, les Zygoptères ou “demoiselles”, et les Anisoptères ou “libellules”. Les Zygoptères regroupent 18 familles, tandis que les Anisoptères sont répartis en 11 familles environ. En raison de leur beauté et de leur biologie originale (vie larvaire aquatique et vie adulte terrestre), les Odonates ont suscité, depuis une trentaine d’années, l’intérêt de nombreux entomologistes amateurs ou professionnels. Aussi, cet ordre d’insectes est l’un des mieux connus, surtout, il est vrai, ESPÈCES №2 - Décembre 2011 ESPÈCES №2 - Décembre 2011 iologie RECHERCHE - Entomologie Herpétologie Géologie Entomologie Mycologie Phylogéographie Primatologie Microbiologie Paléontologie - Libellules Archéozoologie I 54 55 curieux de constater que ces insectes n’ont pas (ou très peu) fait l’objet d’études dans les Antilles, qui font pourtant partie des 34 “hot spots” de la biodiversité mondiale. De nombreuses îles les et îlots à prospecter La Société d’Histoire naturelle L’Herminier et le Muséum d’Histoire naturelle de Nantes se sont engagés conjointement dans un vaste programme de recherche visant à mieux connaître la diversité des libellules des Petites Antilles. La première étape de ces recherches a été d’établir un inventaire des espèces dans chacune des îles de l’archipel, une base indispensable pour ensuite caractériser les habitats dans lesquels se développent leurs larves. Ce sont ces informations qui permettent ensuite de définir des degrés de rareté, de menaces et les mesures de gestion ou de conservation à mettre en place. Ces recherches ont permis d’estimer la faune odonatologique des Petites Antilles à 49 espèces, diversement réparties sur la quinzaine de grandes îles et les très nombreux petits îlots inhabités que compte l’archipel. Ces espèces se répartissent en 5 familles : 3 Lestidés, 2 Protoneuridés (famille de petites et délicates demoiselles non représentée en Europe), 7 La dépouille larvaire (ou exuvie) est un des meilleurs moyens de prouver l’autochtonie (reproduction) dans un milieu donné (cliché C. Poiron). Localisation des Grandes et Petites Antilles à l’échelle régionale (réalisation C. Poiron, 2011 - infographie A. Rafaelian). Un peu de biogéographie Le Grand Étang en Guadeloupe, habitats de plus de 15 espèces d’odonates (cliché F. Meurgey). Coenagrionidés, 9 Aeshnidés et 28 Libellulidés. Parmi ces 49 espèces de libellules recensées, 8 sont endémiques* à cette région du monde Protoneura ailsa, que l’on ne rencontre qu’en Martinique, Dominique et Sainte-Lucie. Protoneura romanae et Macrothemis meurgeyi ne peuvent être observés qu’en Guadeloupe. Le Coenagrionidé Argia concinna est, quant à lui, endémique de Guadeloupe et de la Dominique. Argia telesfordi, découverte et décrite pour la première fois en 2009, est endémique de Saint-Vincent et de Grenade. Dythemis sterilis multipunctata (une sous-espèce de Dythemis ESPÈCES №2 - Décembre 2011 Le domaine biogéographique néotropical, auquel appartiennent l’Amérique du Sud, une partie de l’Amérique Centrale et du Nord, et l’arc antillais, compte aujourd’hui environ 1 650 espèces de libellules et la diversité y est telle que de nouvelles espèces sont décrites chaque année dans les revues scientifiques. L’odonatofaune des Antilles se compose actuellement de 114 espèces (respectivement 98 et 49 espèces pour les Grandes et les Petites Antilles) parmi lesquelles une importante proportion d’endémiques. Les îles des Petites Antilles ont vu se développer au fil du temps une faune et une flore qui leur sont spécifiques et, à beaucoup d’égards, uniques au monde. Mais comment sont-elles parvenues à coloniser ces îles ? C’est l’objet de la biogéographie, branche de la géographie et de l’écologie qui étudie la vie à la surface du globe par des analyses descriptives et explicatives de la répartition des êtres vivants, et plus particulièrement des communautés d’êtres vivants. Les îles qui composent les Petites Antilles sont les plus éloignées des foyers de dispersion que sont l’Amérique du Sud et les Grandes Antilles. Pourtant, comme l’a constaté Charles Darwin, la plupart des espèces insulaires entretiennent des liens de parenté étroits avec les espèces des îles voisines et du continent le plus proche. La théorie de la biogéographie insulaire prétend que la richesse en espèces d’une île dépend de sa taille et de son éloignement par rapport à un continent. Plus une île est grande et proche d’un continent, plus son peuplement est important en terme d’espèces. Le continent est Histoire géomorphologique des Antilles et principales voies de colonisation (en rouge) (d’après Meurgey & Picard, 2011). considéré comme un “réservoir d’espèces” et le peuplement de l’île se fait au gré de l’immigration. Ainsi, la Guadeloupe avec une superficie de 1 434 km² accueille l’odonatofaune la plus riche des Petites Antilles avec 38 espèces d’Odonates (78 %, n = 49). La Martinique, moins éloignée d’un continent, mais 1,3 fois moins grande, n’accueille que 30 espèces (61 %, n = 49). Ces interprétations sont toutefois à modérer dans la mesure où les données manquent encore. Une des raisons qui expliquent que certaines îles soient moins riches en espèces, mais pourtant plus proches des foyers de dispersion, réside dans la nature et la disponibilité des habitats aquatiques dont dépendent étroitement les libellules. D’une manière générale, les libellules sont surtout des habitantes des milieux stagnants (jusqu’à 90 % aux Antilles) et se développent majoritairement dans les mares ou les étangs qui font défaut dans certaines îles, comme Saint-Vincent ou Grenade par exemple. La faune odonatologique y est donc plus pauvre. Les premiers Odonates sont apparus il y a 300 Ma lors de la formation de la Pangée (continent unique). La division de ce continent en Gondwana et Laurasia semble être à l’origine de la dispersion des espèces sur chaque fragment de continent. Puis, lors de la formation des ProtoAntilles au Paléocène des échanges ont pu exister entre les faunes gondwaniennes au nord et laurasiennes au sud car elles formaient une continuité entre l’Amérique du Nord et du Sud. Mais il est également envisageable que les nombreux déplacements de terres et la création de fosses océaniques aient pu conduire à la séparation des taxons appartenant à des populations autrefois communes. Pour valider une ou l’autre des hypothèses, des études génétiques sont indispensables pour définir le pourcentage d’homologie de chaque spécimen et donc l’ancêtre commun de chaque taxon. ESPÈCES №2 - Décembre 2011 iologie RECHERCHE - Entomologie Herpétologie Géologie Entomologie Mycologie Phylogéographie Primatologie Microbiologie Paléontologie - Libellules Archéozoologie I 56 sterilis), décrite pour la première fois en 1894, endémique de Saint-Vincent, n’a été retrouvée qu’en 2010 au cours d’une de nos missions sur cette île. Brechmorhoga praecox grenadensis est endémique de Grenade alors que Brechmorhoga archboldi est endémique de Guadeloupe, Dominique, Martinique et Sainte-Lucie. Le statut taxonomique de ces espèces est à l’étude et une prochaine mission à Saint-Vincent nous permettra peut-être de collecter l’un de ces deux taxa, et de préciser leur origine. Les autres espèces se rencontrent aussi sur le continent américain. Protoneura romanae a été découverte en Guadeloupe et décrite en 2006. Cette petite espèce, dont l’abdomen n’excède pas 300 µm de diamètre, ne laisse souvent voir dans la pénombre de la forêt que ses yeux rouges. Cette découverte récente s’explique par le fait que cette libellule est tout à fait semblable à sa voisine : Protoneura ailsa, mais en diffère par certains critères morphologiques issus de la spéciation de ces taxons dans des îles relativement éloignées. Outre le fait que cette libellule soit endémique de la Guadeloupe, son habitat (les forêts marécageuses de la Grande Terre notamment) est également menacé non seulement par l’accroissement du tissu urbain, mais aussi par l’extension des surfaces agricoles au détriment de cette forêt particulière. 57 Libellules insulaires inconnues Un prédateur du vecteur de la Dengue À l’heure où la biodiversité est mise à mal dans de très nombreuses régions du monde, la découverte d’espèces nouvelles constitue toujours un évènement d’un grand intérêt. Outre le fait que ces découvertes contribuent à une meilleure connaissance des espèces qui nous entourent, leur étude permet également de mieux connaître leurs exigences écologiques, préalable indispensable pour envisager la protection de leur habitat et donc de notre environnement. Outre l’intérêt des libellules dans les études sur la biodiversité, cet ordre d’insectes prédateur au stade larvaire et imago peut avoir un impact sur les populations d’insectes ayant une action néfaste sur les activités humaines (transmission de maladies, prédation sur les pollinisateurs). Une expérience, conduite en Birmanie dans les années soixante-dix a montré que l’introduction de larves de Crocothemis servilia (Libellulidae) dans les réservoirs d’eau domestique a permis de faire baisser la densité du moustique vecteur de la Dengue (Aedes aegypti) très en dessous du seuil que l’on aurait pu atteindre en employant des pesticides. Cette expérience a dû son succès à un important facteur : le fait que les prédateurs et leurs proies sont confinés dans un système clos. Aux Antilles, où les épidémies de Dengue sont de plus en plus fréquentes, de nombreux milieux aquatiques clos sont favorables au développement des moustiques. Si certains, comme les réservoirs et citernes domestiques, sont connus de tous, d’autres, tels les innombrables macrodéchets Protoneura romanae, Guadeloupe. (cliché Pierre et Claudine Guezennec). Argia telefordi n’a, quant à elle, été découverte qu’en 2009 dans l’île de Grenade. Les informations les plus récentes sur les libellules de cette île à l’extrême sud de l’archipel des Petites Antilles dataient des années 1940 ! Une mission de deux semaines a permis de mettre à jour les connaissances sur les 19 espèces présentent sur cette île et de découvrir cette petite espèce dans les forêts humides du centre de l’île. L’année suivante, Argia telesfordi est également observée dans l’île voisine de Saint-Vincent. Bien que cette espèce présente des populations importantes sur les deux îles, celles-ci ne sont présentes que sur une superficie réduite, de moins de 800 km² ! Source du Carbet ???? Source du Carbet ???? Argia telesfordi, mâle, Saint-Vincent. (cliché F. Meurgey). ESPÈCES №2 - Décembre 2011 ESPÈCES №2 - Décembre 2011 iologie RECHERCHE - Entomologie Herpétologie Géologie Entomologie Mycologie Phylogéographie Primatologie Microbiologie Paléontologie - Libellules Archéozoologie I 58 59 Nettoyage de véhicules dans une rivière de Sainte-Lucie (cliché C. Poiron). représentés par les rivières montagnardes, la création de mares pour combler les besoins en eau de la population et du bétail a eu comme effet de favoriser une diversité qui n’existait sans doute pas avant cette époque. On serait donc tenté - pour une fois - de considérer que l’action de l’homme a été favorable à l’accroissement de la diversité des libellules. Mais quelle diversité ? Celle-ci doit, de nos jours, être envisagée de manière quantitative et non qualitative. En effet, la plupart des milieux stagnants accueillent une faune odonatologique basée sur des espèces possédant une vaste répartition géographique, d’importantes capacités à la colonisation et généralement très tolérantes visà-vis des conditions écologiques des milieux. Légende ménagers qui parsèment les campagnes, le sont moins pour être autant de réservoirs potentiels pour d’importantes populations de moustiques. Certaines mares périurbaines, lorsqu’elles sont utilisées comme décharge, peuvent favoriser le développement des moustiques au détriment de leurs prédateurs comme les libellules. Des expériences sur le modèle de celle réalisée en Birmanie pourraient être mises en place aux Antilles avec, comme préalable, l’élaboration d’un protocole rigoureux, mais également l’implication de la population. Urbanisation, lessives et espèces envahissantes Comme dans de nombreuses régions du monde, les libellules sont directement ou indirectement menacées par la perte ou la modification de leurs habitats. Une des principales menaces, aux Antilles, réside dans l’accroissement du tissu urbain avec, comme conséquence, l’assèchement et le comblement de mares et des étangs. À cela, s’ajoute l’usage inconsidéré et massif de produits phytosanitaires (nitrates, chlordécone, fongicides, nématocides…) qui dégradent dangereusement les qualités écologiques des milieux. Le lavage du linge et des véhicules dans les rivières, pratiqué de façon régulière, à également un impact important sur les invertébrés aquatiques et leurs habitats, non seulement par dérangement ou la, destruction des populations larvaires, mais aussi, mécaniquement, par la modification des berges (éboulements, piétinements…) ou chimiquement (détergents). ESPÈCES №2 - Décembre 2011 L’introduction et la dispersion d’espèces végétales aquatiques par l’homme dans les milieux stagnants, notamment en Guadeloupe et en Martinique, deviennent assez préoccupantes et menace directement les mares et les étangs. En cause, la laitue d’eau (Pistia stratiotes) et la jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes), fréquemment utilisées pour orner les bassins et les mares, peuvent se développer rapidement jusqu’à former des tapis denses qui privent les invertébrés de lumière et réduisent la concentration en oxygène dans l’eau. Il en résulte une réduction dramatique de la diversité animale (et végétale) dans les milieux colonisés par ces plantes. Une mare de Grande-Terre en Guadeloupe (cliché F. Meurgey). Les libellules racontent l’histoire des Antilles françaises Si l’on analyse le peuplement actuel des odonates des Antilles françaises, on remarque que la majorité des espèces se développe dans les milieux stagnants (les mares ou les étangs notamment). Mais ces milieux n’existaient pas (ou très rarement) sur des îles majoritairement volcaniques avant la colonisation par les Européens au xviie siècle. Dans des îles volcaniques où les milieux aquatiques sont surtout Envahissement d’un cours d’eau de Sainte-Lucie par la Jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes). (cliché C. Poiron). La progressive destruction de la forêt, depuis environ 300 ans, en parallèle à la création de nouveaux milieux, a induit un biais dans l’appréhension de la faune odonatologique des Antilles. Malgré une importante diversité actuelle, nous ne saurons jamais ce que les forêts de la Grande-Terre de Guadeloupe ou les grands ensembles de forêts marécageuses pouvaient recéler par le passé et combien d’espèces fragiles et spécialisées ont ainsi disparu. Pour autant, il faut éviter de considérer les mares comme des milieux que l’on peut supprimer au titre d’une diversité moins emblématique que celle des forêts. La diversité actuelle des odonates des Antilles françaises est le résultat de transformations des paysages d’origine naturelle et humaine, et doit être considérée comme un ensemble reflétant l’histoire de ces îles. ❦ Glossaire Endémique : une espèce endémique est spécifique à une région géographique particulière, bien délimitée, et on ne la trouve nulle part ailleurs dans le monde. L’endémisme peut être considéré à l’échelle d’un continent, d’une île ou même de quelques hectares. >M eurgey F., Picard L., 2011 - Les libellules des Antilles françaises. Biotope, Mèze (Collection Parthénope). Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. > Sites internet : Site de photographies de Pierre et Claudine Guezennec http://www. Ti.racoon.free.fr Site de la Société d’Histoire Naturelle L’Herminier : http://www.shnlh.org ESPÈCES №2 - Décembre 2011