1 L`idée d`une dialectique et le genre du dialogue 1. Dialogue et

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L’idée d’une dialectique et le genre du dialogue
1. Dialogue et dialectique
1.1. Qu’est-ce que le dialogue ?
Echec d’une définition directe par la forme
Première définition qui vient à l’esprit, celle des dictionnaires et de l’étymologie : un
dialogue est une conversation entre deux personnes, un tête à tête, une interview.
Cette définition porte sur la forme du dialogue, et à ce titre elle est satisfaisante : c’est
bien sous forme d’un échange entre deux ou plusieurs personnages que se présente un
dialogue. On peut cependant avoir le sentiment que l’on ne peut se contenter d’une définition
formelle de ce genre et que celle-ci ne fait pas justice à notre sentiment que tout n’est pas
également matière à dialogue. Plus précisément :
° D’après cette définition formelle, n’importe quoi pourrait être matière à dialogue, une
recette de cuisine, la découverte d’un théorème mathématique, l’exposé des procédures de
sécurité à suivre en cas d’incendie ou d’inondation, et, pourquoi pas, un exposé sur la
question de ce que c’est que l’amour. Mais, en fait, toutes les matières ne sont pas mises en
dialogue, toutes les situations ne semblent pas propices au dialogue. En ce sens, une définition
fondée seulement sur un critère formel semble trop vaste pour expliquer que tout n’est pas
mis en dialogue — il serait bien de trouver une définition ou une caractérisation du dialogue
qui rende compte de l’affinité entre la forme du dialogue et certaines matières, ou du moins
certaines situations.
° On pourrait également reprocher à cette définition qu’elle ne permet pas de
discriminer les dialogues selon leur valeur, de distinguer entre un bon dialogue et un mauvais
dialogue : du moment qu’il y a plusieurs interlocuteurs, qu’on met des petits tirets en tête de
chaque réplique, il y a dialogue. Mais, intuitivement, nous sentons bien que, dans certains
textes, la forme du dialogue informe plus totalement l’écriture, qu’elle n’est pas un pur
ornement, une forme vide, une coquetterie esthétique gratuite. De même dans les interviews
d’hommes politiques d’aujourd’hui, nous éprouvons une certaine insatisfaction devant les
interviews télécommandées, lorsque les interlocuteurs et leurs questions ont été choisis à
l’avance. En ce sens, la définition fondée seulement sur un critère formel est non seulement
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trop vaste, mais elle ne rend pas compte de la manière dont nous évaluons spontanément les
dialogues : il y en a qui ne sont que des monologues déguisés, qui présentent de longues
tirades où tout est joué d’avance.
Le dialogue caractérisé par sa fonction
D’où l’idée de caractériser le dialogue non seulement par sa forme, mais également par
sa fonction et d’identifier cette fonction par différenciation avec les fonctions d’autres genres
possibles.
 Qu’est-ce qui est possible dans un dialogue qui ne serait pas possible dans, par
exemple, une notice exposant le fonctionnement d’un appareil, ou, autre exemple, dans un
manuel de mathématiques ou un traité de philosophie ?
La notice exposant le fonctionnement d’un appareil est purement informative : elle nous
dit comment faire marcher l’appareil, sans nous dire pourquoi il faut accomplir telle opération
et non telle autre, a fortiori sans revenir aux principes de la théorie physique qui ont permis de
construire cet appareil. C’est un enchaînement de règles dont on ne rend pas raison.
Dans un manuel ou un traité, on expose des résultats ou des thèses que l’on pense justes
ou vrais, et, si on s’arrêtait là, cela s’apparenterait à de l’information. Il y a cependant quelque
chose de plus : les démonstrations qui font que les résultats énoncés sont bien des résultats,
les raisons pour lesquelles on pense que les thèses qu’on soutient sont justes ou vraies. Ce
qu’on donne au lecteur, c’est donc deux choses : à la fois un résultat ou une thèse, et le
processus qui conduit à établir ce résultat ou cette thèse.
Le dialogue va encore un peu plus loin : il donne une représentation dramatique du
processus par lequel on cherche ou on découvre la vérité, ou de manière plus générale, par
lequel on acquiert une croyance. Il arrive que ce processus soit indissociable d’une audience
particulière, située dans l’espace et dans le temps. On examine cette caractérisation d’un peu
plus près.
i) Le dialogue se présente comme représentation dramatique : s’il s’agit d’un bon
dialogue, les découvertes sont en quelque sorte théâtralisées. Comme dans une pièce, il y a
des rebondissements, des coups de théâtre, des personnages qui dominent un acte pour
s’effacer au suivant, etc. Le caractère dramatique du dialogue a deux conséquences :
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° D’un point de vue esthétique, cela permet en quelque sorte une mise en situation de la
pensée, une réincarnation de l’abstraction. C’est ce qui fait le caractère plaisant ou vivant du
dialogue philosophique, on a affaire à des idées en tant qu’elles sont soutenues par des
personnages qui incarnent dans leur manière d’être leur manière de penser. (Exemple :
Thrasymaque, 336b et 338c : ce qui nous importe ici c’est l’adéquation entre la thèse de
Thrasymaque, en première analyse la loi du plus fort, et son comportement de bête fauve).
° D’un point de vue plus philosophique, tout est matière à interprétation. La vérité du
dialogue n’est pas délivrée aussi directement et simplement que la vérité d’un traité. Pour
savoir ce que pensait Aristote de la politique, on ouvre le traité du même nom, mais un
énoncé qui se trouve dans la République de Platon n’est pas l’expression directe de ce que
pensait Platon, même lorsque c’est Socrate qui parle. Il faut interpréter les caractères, les
temps et les lieux des énoncés. (Exemple : Philèbe a pour thèse que le bien, c’est la jouissance
physique ; il ne dira pas un mot durant le dialogue qui porte son nom, il ne soutient pas sa
thèse en son nom propre, mais la délègue à Protarque).
Voir en ce sens Léo Strauss, « Sur la République de Platon », in La Cité et l’homme,
Paris, Agora, 1987.
Questions générales tout d’abord sur le genre du dialogue, visant à montrer qu’on ne
peut prétendre comprendre un dialogue de Platon si l’on n’a pas cerné sa forme. Pourquoi
Platon utilise-t-il de multiples porte-paroles ? Pourquoi Socrate est-il silencieux dans certains
dialogues ? La fameuse ironie socratique ne signifie-t-elle pas que Socrate en sait plus que ce
qu’il veut bien dire ? Selon quelle classification doit-on ordonner les dialogues de Platon ?
Conclusion de toutes ces questions : tout est significatif dans les dialogues, les actes comme
les paroles, rien n’y est accidentel.
Interprétation plus particulière ensuite de la République. Au lieu de passer directement à
des thèses fameuses, il s’attarde longuement sur ce qui pourrait paraître des détails. Dans
quelles circonstances et avec quels personnages Socrate était descendu au Pirée, où se situera
le dialogue. Comment on en vient à parler de la justice, interprétation en particulier du livre I,
qui est souvent vu comme un préambule anecdotique. Le vieux Céphale, qui abandonne la
discussion pour accomplir un acte de piété : caractère déficient de la justice comme piété
envers les ancêtres, respect des mœurs des anciens. Le sauvage Thrasymaque, qui interrompt
grossièrement la conversation pour défendre l’idée que la justice est ce qui est avantageux au
plus fort : d’ordinaire, cette thèse sert d’épouvantail aux vertueux ; autre interprétation donnée
par Leo Strauss, qui repose encore une fois sur une analyse ligne à ligne du dialogue :
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Thrasymaque représente le point de vue de la cité elle-même, qui tend par définition à réduire
le juste au légal.
Leo Strauss donne un exemple de ce que peut être une interprétation de la mise en scène
dans laquelle certaines thèses apparaissent, et montre par là en acte qu’on ne peut lire certains
dialogues comme des enchaînements de thèses explicites — comme si « l’essentiel » des
dialogues n’étaient pas ce qui est dit, mais la manière dont ça se dit.
Donc. Mise en drame de la philosophie, ce qui peut impliquer non seulement un certain
plaisir ou divertissement, mais une méthode de lecture spécifique, comme le soutient Leo
Strauss.
ii) Le dialogue explicite le processus par lequel on en vient à acquérir une croyance ou à
établir une vérité
Tout dialogue philosophique qui se respecte met en scène, par le biais de ses
personnages, le processus par lequel on découvre la vérité ou par lequel on acquiert une
croyance. Cette mise en scène attire les problèmes qui font que ce processus ne se passe pas
toujours bien, se heurte à des obstacles, qui sont depuis longtemps surmontés lorsqu’on écrit
un traité.
Exemple : si Galilée écrit le DGSM, et pas seulement une leçon sur la nouvelle
cosmologie copernicienne, c’est qu’il a été amené à prendre au sérieux les résistances à cette
nouvelle cosmologie, qu’il veut exposer les raisons pour lesquelles certains auditeurs ne
peuvent pas admettre cette cosmologie, et ainsi éventuellement mettre ses lecteurs en position
d’être effectivement convaincus. Autrement dit, double niveau :
GG dit ce qui est vrai pour lui
GG dit pourquoi il n’est pas évident que ce soit vrai pour tous.
Convaincre son adversaire, c’est souvent non seulement lui dire où est le vrai, mais lui
dire pourquoi il n’est pas facile pour lui de l’atteindre.
iii) Un aspect particulier de ii) = Le dialogue représente à l’intérieur de l’ouvrage le
processus de lecture, la transaction de vérité qui se produit entre un auteur et son lecteur.
Dialogue : personnages A et B, entre lesquels il y a un échange
Lecture : échange entre l’auteur et son lecteur
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Dans un traité, la manière dont se passe l’échange entre l’auteur et le lecteur n’est pas
représentée, explicitée, thématisée, parce qu’elle est supposée ne pas poser de problème
particulier — tout au plus une préface, ensuite, l’auteur et le lecteur sont supposés fonctionner
comme des vases communicants : le savoir de l’un est supposé se déverser dans l’autre. On
sait bien pourtant que ce n’est pas si simple.
En revanche, celui qui lit un dialogue peut voir ses propres difficultés de lecteur
représentées dans l’échange qui a lieu entre les personnages du dialogue. Comme tout lecteur,
celui qui lit un dialogue est dans une situation d’échange avec un auteur, mais, de surcroît, il
trouve dans le dialogue une représentation fictive de cet échange. Il n’est pas seul devant un
auteur tout puissant et tout savant, mais trouve chez les personnages du dialogue ses propres
incertitudes.
Assurément, modalités variables : un personnage est nettement identifié comme la voix
de la raison, le porte-parole de l’auteur (le maître chez Malebranche, Salviati dans DGSM) ou
bien la fonction auctoriale est répartie sur plusieurs des personnages, au point qu’elle peut en
venir à s’effacer (dialogues de la Renaissance, où l’on dispute « in utramque partem » ou « in
contrarias partes », c’est-à-dire en montrant les raisons pour lesquelles deux opinions
contradictoires peuvent être soutenues, sans qu’on ait toujours les moyens de conclure
définitivement, on y reviendra).
Donc. La spécificité du dialogue consiste à attirer l’attention sur la découverte ou la
communication de la vérité se fait et, par là, à en faire percevoir leur caractère problématique.
Leur caractère problématique : il n’y a pas de règle a priori permettant la découverte de
n’importe quelle vérité et peut-être des cas où il est difficile de découvrir la vérité ; il n’y a
pas de norme universelles garantissant la communication une vérité à n’importe qui.
Corollaire de cette conclusion. La forme du dialogue tendra à être privilégiée dans des
situations où, pour des raisons épistémiques ou sociales, la découverte et la communication de
la vérité seront vues comme problématiques.
Raisons épistémiques : non seulement on n’est pas d’accord sur certaines vérités, mais
on n’est pas d’accord sur les critères qui permettent de reconnaître la vérité. C’est le cas à
partir du XVIe, si du moins on suit Popkin dans son Histoire du scepticisme. Selon lui, crise
d’abord religieuse, portant sur le critère de la foi — le critère de la foi est-il le respect des
autorités (Eglise catholique) ou bien l’évidence ? — et ensuite étendu au domaine des choses
intellectuelles.
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Raisons sociales : mutation des communautés savantes, modification des auditoires.
C’est le cas à partir du XVIe, on ne s’adresse plus seulement à de savants universitaires, mais
à un public plus vaste d’honnêtes gens. La philosophie ne s’exerce plus à l’intérieur de
l’université.
Les variations
On va se servir des deux caractéristiques dégagées (caractère dramatique du dialogue —
capacité du dialogue à montrer le processus de découverte et de transmission de la vérité,
éventuellement entre lecteur et auteur) pour distinguer des variations dans le genre du
dialogue.
i) En prenant le dialogue comme drame, c’est le point de vue des historiens de la
littérature. Les historiens de la littérature ancienne en particulier ont cherché à décrire la
différence entre les trois grands auteurs de la période qu’ils étudient, Platon, Lucien et
Cicéron. Pour cela, ils ont distingué trois formes de dialogue selon le caractère plus fictif ou
plus historique des interlocuteurs, mais aussi selon les lieux où les dialogues se tiennent :
— chez Lucien (IIe siècle), qui a écrit des dialogues comiques, les personnages sont des
créations littéraires ou mythologiques (nymphes, animaux, demi-dieux en tous genres).
Domaine totalement fictif, produit de l’imagination, et il en est ainsi des lieux tout aussi bien.
— chez Cicéron au contraire, personnages historiques, connus par leurs actions
politiques. Ce que ces personnages ont fait dans la vie réelle sert en quelque sorte de caution à
leurs affirmations dans le dialogue. Parfois même un aspect documentaire, en ce sens que
c’est grâce aux dialogues de Cicéron que l’on sait certains points de l’histoire romaine. Pour
le lieu, il est symptomatique d’une société aristocratique : on est dans la villa d’un sénateur,
on discute de la politique romaine entre hauts personnages. L’autorité de ces derniers
constituent une sorte de caution morale des thèses qu’ils soutiennent.
— chez Platon, personnages ayant parfois existé, mais la réalité est presque totalement
définie dans l’espace du dialogue : de Thrasymaque, on ne sait rien sinon ce qui en est dit
dans le dialogue de Platon. Ce qu’il dit peut être confronté à ce qu’il fait, mais ce qu’il fait, il
ne le fait pas dans l’espace réel de l’histoire grecque, mais dans l’espace fictif du dialogue de
Platon. Lieu beaucoup plus démocratique : il arrive que cela se passe dans une villa, mais tout
aussi bien dans la rue, sur le forum, dans les champs.
Cette différenciation n’est pas très intéressante pour nous :
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Elle paraît faite sur mesure, non pas déterminée rationnellement, mais construite pour
dégager a posteriori les caractéristiques qui séparent Lucien de Platon de Cicéron.
Surtout, étant donné que notre objectif est l’étude de dialogues philosophiques, cette
différence est secondaire par rapport à une différence dans les manières dont la recherche de
la vérité est présentée, et, conséquemment, par rapport aux places qui sont faites
respectivement à l’auteur et au lecteur.
ii) En prenant le dialogue comme représentation de la découverte de la vérité et du
processus selon lequel elle est communiquée. Cela nous intéresse beaucoup plus en tant
qu’historiens de la philosophie, parce que nous sommes amenés à nous demander comment la
vérité se découvre et se transmet.
— Variante didactique ou monologique.
° conception de la vérité : La vérité est connue.
° fonction du dialogue : Puisque la vérité est connue, il ne s’agit pas de la découvrir,
mais de l’imprimer le plus efficacement possible dans la tête de son lecteur. Pour cela, la mise
en scène dramatique est commode, c’est un artifice de présentation.
° répartition des rôles dans le dialogue : on identifie clairement dès le début le porteparole de l’auteur (le plus vieux, le plus savant, le plus honorable) ; celui-ci fait de grands
discours, à peine entrecoupés de temps à autre par les questions de celui qui représente le
lecteur (le plus jeune, le plus inexpérimenté, l’élève ou l’étudiant). C’est pourquoi les
dialogues de ce genre peuvent donner l’impression d’un monologue déguisé ; d’où
« monologique »
° rapport lecteur/ auteur : Le lecteur doit recevoir la vérité, l’auteur est tout puissant.
° Exemples : dialogues de Malebranche, dans les Méditations chrétiennes, le Verbe
s’adresse à l’âme. Entretiens de Fontenelle
— Variante peirastique (« peirô » : chercher), inquisitive ou dialogique.
° conception de la vérité : La vérité n’est pas connue avant la fin du dialogue, voire
n’est pas supposée connaissable. Si elle est atteinte, c’est pour s’être élaborée dans l’échange
intersubjectif entre les différents personnages ; d’où « dialogique ».
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° fonction du dialogue : Le dialogue est décisif, puisqu’il permet qu’on découvre la
vérité ; Il s’impose comme la seule forme possible parce qu’on a affaire à différentes
opinions, entre lesquelles on ne sait pas trancher au début du dialogue, voire à la fin.
° répartition des rôles dans le dialogue : plusieurs personnages. Variantes possibles : s’il
existe un porte-parole de l’auteur, il ne faut pas non plus réduire ses contradicteurs à des fairevaloir ou à des pantins. Ce qui est assez courant : trois personnages, l’un d’eux représentant le
lecteur idéal, un honnête homme qui n’avait pas d’avis et qui tranchera.
° rapport lecteur/ auteur : le lecteur a une fonction plus active que dans la version
monologique, il doit trancher entre les différentes opinions qui ont été exposées devant lui.
° DGSM exemplaire
Distinction qui est évidemment une distinction de raison, parce qu’en pratique, dans les
dialogues existants, il existe tous les intermédiaires possibles et, dans un même dialogue, il
peut y avoir des parties plus didactiques et des parties plus authentiquement dialogiques.
— dans certains cas, cela peut être aussi une distinction entre deux manières de lire plus
qu’une distinction entre deux variantes objectives du dialogue. Leo Strauss invite à lire plus
dialogiquement les Dialogues de Platon qu’on ne le fait si on considère que le seul et unique
porte parole de Platon était Socrate.
La distinction entre variante dialogique et variante didactique ne cesse de ressurgir dans
les écrits dans les dialogues, et, selon les époques, on a favorisé tantôt l’une et tantôt l’autre :
Pallavicino, Trattato delle stile et del dialogo, [1646], 1662, chap. 35, p. 344-346,
distingue ainsi deux espèces de dialogue :
° les lecteurs sont placés en position de « scolari », d’élèves qui doivent apprendre une
leçon. Ex. Marquise et Fontenelle
° dans d’autres, ils sont en position d’« arbitri », de juges, puisque ce que fait alors le
dialogue, c’est de leur présenter deux positions sans décider entre laquelle est la meilleure.
Pallavicino ne prend pas parti entre ces deux manières de faire.
Ce qu’il veut faire en fait : répondre à une objection selon laquelle la variante
dialogique serait insatisfaisante ou frustrante parce que le lecteur est laissé dans le doute.
Objection révélatrice d’une époque où on souhaite du didactique. Assurément, le choix du
dialogue peut être imposée par l’incapacité où l’on est de savoir où est la vérité ou parce
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qu’on a une position sceptique concernant notre capacité à découvrir la vérité, mais il peut y
avoir de bonnes raisons de choisir le dialogue alors même qu’on sait quelle est la vérité :
° il y a peut-être des lecteurs qui préfèrent ne pas être traités comme des élèves, mais
avoir l’impression de découvrir la vérité par eux-mêmes. Choix pédagogique : on peut dire
aux élèves ce qu’il faut penser, on peut les mettre dans une situation telle qu’ils seront amenés
à penser par eux-mêmes ce qu’on veut qu’ils pensent. Voir le pédagogue de Rousseau dans
l’Emile.
° Choix tactique quand on veut aller contre une opinion généralement établie : ne pas
heurter de front les lecteurs, cela risquerait de les faire refuser immédiatement le nouveau
point de vue. mais les amener progressivement à la vérité.
En revanche Shaftestbury, Characteristics of Mens, Manners, Opinions, Times, J. M.
Robertson ed., Londres, 1900, prend parti pour la variante dialogique :
° Il se moque des dialogues de son temps qui, « notwithstanding their seeming variance
(…) collaborate in the most officious manner with the author towards the display of his own
proper wit and the establishment of his private opinions and doctrines » (vol. II, p. 338)
° Le vrai dialogue, c’est celui où « the author is annihilated » et où le lecteur est amené
à juger par lui-même (vol. I p. 132 pour la formule, voir aussi pour l’idée vol. II, p. 339-341).
Donc. En se fondant deux caractéristiques du dialogue, on a essayé de comprendre d’où
venait l’opposition intuitivement sentie entre des dialogues plus authentiques, où la forme du
dialogue coïncide avec une certaine manière de concevoir la vérité, son acquisition et sa
communication, et des dialogues moins authentiques, qui prendraient la forme du dialogue
comme un artifice pédagogique, mais qui, en fait, seraient tout aussi didactiques que des
traités.
Une pincée de relativisation historique : il y a peut-être des époques ou des contextes
plus didactiques que d’autres. Néanmoins, il est naturel de privilégier les dialogues
dialogiques. Or ce genre de dialogues est employé dans des situations où l’on ne sait pas où
est la vérité ni si on va pouvoir la découvrir — ou, pour le dire autrement, lorsqu’on pense
que les hommes ont plus de chance d’atteindre la vérité en disputant qu’en méditant dans leur
bureau.
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≠ un certain Descartes, 1ère partie du DM : critique des disputes scolastiques — 6eme
partie du DM : une des raisons de ne pas publier, c’est qu’en publiant, on risque de provoquer
des disputes, et cela, c’est perdre son temps.
A ce point, il est naturel de se demander s’il n’existe pas une méthode pour disputer, en
particulier lorsqu’on se trouve dans une situation telle qu’on ne sait pas où se trouve la vérité.
1.2. Qu’est-ce que la dialectique ?
« Dialectique » : un de ces mots de la langue philosophique qui, pour être courant, n’en
admet pas moins des usages variés selon les philosophes.
° Etymologiquement : ce qui se rapporte au dialogue, à la discussion ou au
raisonnement ; idée aussi d’un certain dissentiment entre les logoi — il y a différentes
opinions, que faisons-nous de cette différence ?
° Ce qui est en général connu : philosophie comme dialectique chez Platon : remontée
progressive vers les réalités supérieures que sont les idées. « dialectique de la raison » selon
Kant : la tendance qu’a la raison à outrepasser les limites qui lui sont propres, et donc à
engendrer des propositions contradictoires (monde fini-infini, etc.). Chez Hegel, processus
selon lequel des termes séparés et même contraires sont supposés se dépasser l’un l’autre et
dans un troisième qui les subsume.
° Ce dont il va être question ici : exposé historique : la dialectique au sens que le terme
avait chez Aristote, puis chez Cicéron, enfin chez les humanistes de la Renaissance.
Présentation un peu tendancieuse ou rétrospective des premiers, en fonction de ce que je veux
dire des troisièmes.
La dialectique aristotélicienne
Œuvres aristotéliciennes consacrées à l’analyse de la logique, du langage et des œuvres
littéraires :
— Analytiques, qui comprennent l’analyse logico-grammaticale des propositions, la
théorie du syllogisme démonstratif. Pour qu’il y ait science, il faut qu’il y ait démonstration,
et pour qu’il y ait démonstration, il faut qu’il y ait syllogisme démonstratif, ie. :
° syllogisme formellement satisfaisant, rigoureux, valide du point de vue de sa forme.
Ex. de syllogisme non valide.
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° syllogisme qui part de prémisses vraies en raison de leur évidence intrinsèque (les
axiomes ou notions premières ; les évidences des sens) et qui vont être causes de la
conclusion. Ex. de syllogisme valide mais non scientifique.
— Poétique et en partie la Rhétorique, qui cherchent à y voir clair dans toutes les
manières où on use du langage naturel — pas seulement pour acquérir ce savoir stable de
grandes et belles choses qui fait le fond de commerce de la philosophie, mais pour séduire,
convaincre, persuader, louer, blâmer, se divertir, plaisanter, imaginer — autrement dit, tout ce
qu’on fait quand on parle sans chercher à établir ou exposer du savoir. Concrètement :
réflexion sur l’imitation artistique, analyse du plaisir théâtral, de la manière dont un avocat
doit présenter sa plaidoirie à son public ou un citoyen faire l’éloge d’un grand général,
réflexion sur la composition de poèmes et l’écriture de l’histoire, etc.
— Entre ces deux pôles, ce qu’on appelle « dialectique », dont la théorie est donnée
dans les Topiques, mais en partie aussi dans la Rhétorique.
NB. Dialectique et rhétorique sont apparentées chez Aristote, la seconde pouvant être
présentée comme une forme particulière de la première. La dialectique intervient dans toutes
les discussions, la rhétorique dans des formes de discussion publiques codifiées, c’est la
rhétorique de l’orateur, du général, du juge, etc.
Pour faire comprendre ce que c’est que la dialectique, on va partir d’une citation :
Topiques 100a18-21 : « Le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en
mesure de tirer des conclusions sur tout problème proposé, en partant d’opinions admises
(endoxa), et quand, à notre tour, nous soutenons une discussion, de ne jamais nous
contredire »
1) « en partant d’opinions admises (endoxa) » : distinguer dialectique et science,
2) « méthode qui permet de tirer des conclusions sur tout problème proposé et, dans une
discussion, de ne jamais nous contredire » : préciser les rapports dialectique et sophistique, en
entendant par « sophistique » la mauvaise part de la rhétorique.
1) Topiques, 100ab, ≠ syllogisme démonstratif ou scientifique, qui part de propositions
évidentes et certaines en elles-mêmes, le syllogisme dialectique part d’endoxa.
Ce que sont les endoxa : des opinions que l’on admet, non pas en raison de leur
évidence intrinsèque, mais parce qu’un certain nombre de personnes dignes de foi les
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admettent. Non pas une proposition qui est tenue pour vraie étant donné ce qu’elle est en ellemême, mais une proposition qui est tenue pour vraie en tant qu’elle est garantie par des
autorités, appuyée par les honnêtes gens ou par les spécialistes.
ex. pour distinguer les propositions intrinsèquement vraies et celles qui sont tenues pour
vraies car elles ont un certain garant : « le tout est plus grand que la partie », c’est tenu pour
vrai en soi-même ; « hier à Lyon il ne pleuvait pas », vous pensez que je suis honnête en
général et en particulier que je n’ai aucune raison de mentir. Ce dernier cas peu intéressant
parce que prop. particulière ; plutôt « c’est mal de mentir », en tant que cette proposition n’a
pas encore été l’objet d’un examen raisonnée, mais je l’admets parce qu’elle m’a été
enseignée par mes parents
La dialectique n’est pas une logique non de l’évidence, mais une logique du tenu-pourvrai-par-des-gens-comme-il-faut, ou du du tenu-pour-vrai-par-des-spécialistes. Aristote luimême procède souvent en dialecticien avant d’aborder une question : historiques, revues des
opinions des philosophes avant lui. Il ne s’agit pas de faire un cours d’histoire de la
philosophie pour le plaisir ou pour satisfaire la curiosité de ses lecteurs, il s’agit de critiquer
les opinions existantes et de les confronter les unes aux autres pour comprendre ce qui, en
elles, est vrai. Souvent, dans cet examen propédeutique, on dégage des points qui seront
ensuite reprises par le savant Aristote.
A ce point, donc, on constate une certaine porosité entre le savoir délivré par les endoxa
et le savoir scientifique — il n’y a pas deux domaines propositionnels tenus irrémédiablement
pour distincts.
La différence entre dialectique et démonstration ne réside pas seulement dans leur point
de départ (on met dans la machine des choses qui ne sont pas absolument certaines, donc il est
normal qu’on n’en retire pas de la science). La dialectique diffère aussi de la philosophie sur
un autre point selon Aristote : non seulement raisonnements formellement rigoureux comme
le syllogisme, mais toutes les formes d’argumentation moins rigoureuses auxquelles on
recourt quand on discute, quand on défend une opinion en public, etc.
exemples particuliers, anecdotes ou histoires
le syllogisme par induction, qui fait intervenir une énumération (sot des individus
composant une espèce, soit des espèces composant un genre) dont, dans certains cas, on ne
sait pas si elle est complète.
enthymème, syllogisme où l’on sous-entend une prémisse
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analogie ou comparaison
épichèrème, syllogisme avec des prémisses probables
Ce sont ces procédés et d’autres du même genre qu’Aristote expose dans la Rhétorique
Donc. Deux manières de marquer une distance entre la dialectique et la science : par la
nature du point de départ, par l’absence de rigueur formelle dans l’inférence. Dans les deux
cas, la dialectique est au mieux propédeutique à la science.
2) Autre point intéressant dans la citation initiale : on voit que l’usage et les fonctions
de la dialectique sont très vastes, c’est une méthode qui peut intervenir « dans toute
discussion » sur « n’importe quel sujet proposé ». Est-ce dire pour autant que celui qui
pratique la dialectique est un sophiste (au sens précisé de : « rhéteur qui est prêt à dire
n’importe quoi), qui, comme chacun sait depuis Platon, est prêt à dire n’importe quoi et son
contraire sur n’importe quoi ? Pas exactement.
° Ce qui caractérise la sophistique : vouloir vaincre son adversaire à tout prix, le mettre
dans sa poche, y compris en disant des choses fausses, en employant de mauvais arguments,
en flattant ses instincts. Il peut arriver à un sophiste de dire quelque chose de vrai, lorsque
cela lui est utile, mais il n’a aucun égard pour le vrai.
° La dialectique ne suppose pas que l’on connaisse le vrai, elle est au service des
ignorants comme au service des savants. Ce n’est cependant pas dire qu’elle n’a aucun égard
pour le vrai, qu’elle lui est indifférente : c’est une méthode critique qui permet d’examiner ses
propres positions ou celles de ses adversaires, un moyen de les tester, de les mettre à
l’épreuve.
Topiques, 172a : « Il est possible à quelqu’un qui ne sait pas d’examiner quelqu’un
d’autre qui n’a pas non plus de savoir (…) Tous les hommes, même les ignorants, se servent,
de cette faon, de la dialectique et de la méthode d’épreuve (peiro) ; car tous, dans une certaine
mesure, s’efforcent de mettre à l’épreuve ceux qui prétendent savoir ».
i) tester les positions de son adversaire, le mettre à l’épreuve en en tirant toutes les
conclusions possibles et en voyant si l’une d’elle ne vient pas contredire
ii) tester ses propres positions, en vérifiant qu’elles n’impliquent pas d’impossibilité.
Les dialecticiens ne possèdent pas plus la vérité que deux sophistes. Mais deux
dialecticiens ne s’affrontent pas comme deux sophistes : ils ont un but commun, à savoir la
poursuite de la vérité. Il est possible qu’ils ne possèdent aucun savoir au début de la
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discussion et que leur discussion ne leur permette de tirer aucune conclusion définitive, mais
du moins auront-ils éprouvé les positions qu’ils pensaient initialement évidentes. C’est ce qui
se produit dans les petits historiques propédeutiques qui ouvrent les traités aristotéliciens : on
éprouve les positions des prédécesseurs pour savoir quelle vérité on peut en tirer, sans
cependant penser que toute la vérité viendra de ce travail de confrontation.
Donc. La sophistique se moque de la science, elle est à côté de la science, elles poursuit
un autre but, un but de pouvoir et non de savoir. Il est possible qu’un sophiste dise quelque
chose de vrai, mais ce sera par hasard, à la fois parce qu’il ne cherche pas le vrai, parce qu’il
ne l’a pas testé, et parce qu’il n’est pas en mesure de le démontrer. Dans la mesure où le
sophiste n’a pas le même but que le savant, ce dernier n’a aucune chose s’il essaie
d’apprivoiser le sophiste.
La dialectique ne possède pas la science, mais elle ne s’en désintéresse pas. Cest en
général une méthode ou un instrument pour mettre à l’épreuve des opinions. A ce titre, elle
peut être utilisée par les sophistes, qui peuvent aussi, si cela leur est utile, dire quelque chose
de vrai. Mais elle peut être également mise au service de la recherche du vrai, de la discussion
philosophique. Le savant ne peut pas apprivoiser le sophiste, mais il peut se servir de la
dialectique, en particulier de manière propédeutique.
Conclusion sur la dialectique au sens d’Aristote :
Pour Aristote, le vrai savoir, c’est la science, et la science suppose le syllogisme
démonstratif. Il cherche cependant à définir quelque chose d’intermédiaire entre la
démonstration scientifique et l’argutie sophistique. Problème qui va être constant : établir
l’existence d’un troisième terme entre l’absolument vrai et le totalement n’importe quoi.
Plus précisément, on a vu qu’Aristote distinguait la dialectique à la fois de la science et
de la sophistique :
1) elle est distinguée de la science par les propositions dont elle part (les endoxa) ou par
des formes d’argumentation moins rigoureuses que le syllogisme
2) elle est distincte de la sophistique parce qu’elle peut être mise au service de la
science et lui rendre de grands services, comme une méthode de test qu’on emploie dans les
discussions.
Lien en ce sens entre la dialectique et le dialogue, qui nous présente des discussions
sous forme d’une œuvre fictive.
14
Pour Aristote cependant, la dialectique n’est pas une fin en soi ou un état normal pour le
philosophe.
≠ ce qu’on va voir chez Cicéron. La dialectique reste une méthode et non une fin en soi,
mais disons qu’elle devient le régime normal pour notre savoir humain. Nous pouvons
toujours examiner nos opinions ou tester leur cohérence, mais il est exceptionnel que nous
arrivions à obtenir ce qu’Aristote appelle un savoir démonstratif. En règle générale, nous ne
possédons pas de savoir absolu des choses, mais simplement un savoir probable. Ce n’est pas
dire cependant que tout se vaut, car on peut instaurer des distinctions entre choses plus ou
moins probables.
L’académisme cicéronien
Cicéronien, par référence à Cicéron, en particulier aux deux dialogues qu’on appelle
Académiques. Nous avons perdu l’habitude de voir dans Cicéron un grand philosophe, c’est
un auteur étudié au mieux pour apprendre le latin. Mais en fait, c’est un des meilleurs
représentants d’une variante particulière de scepticisme, celle qui est apparue dans ce qu’on
appelle la Nouvelle Académie.
Caractéristique générale du scepticisme antique : mise en doute de la possibilité d’aller
au-delà des apparences. On peut dire « le miel que j’ai mis sur ma tartine m’a paru bon », on
ne peut pas dire « le miel est bon pour tous », « le miel est bon pour telle raison », etc.
(Esquisses pyrrhoniennes, I, 10, [20])
Différence entre le scepticisme de Sextus Empiricus (« pyrrhonien ») et le scepticisme
de la nouvelle Académie (que représente Cicéron) ? Selon Sextus, Esquisses pyrrhoniennes, I,
33 :
— les pyrrhoniens suspendent leur opinion sur la question de savoir si la vérité au-delà
des apparences est insaisissable ; les académiciens seraient dogmatiques en ce qu’ils
affirmeraient qu’elle est insaisissable.
— pour les pyrrhoniens, il s’agirait de mettre en doute tous les systèmes philosophiques
et d’en rester là, à jouir calmement de sa vie sans se poser trop de questions, en suivant sa
nature et les coutumes du lieu où l’on se trouve ; les académiciens n’en resteraient pas là : une
fois établi que tous les systèmes sont douteux, il faudrait arbitrer entre des opinions probables
et d’autres qui ne le sont pas.
15
Position académique donc : la vérité est insaisissable : on peut distinguer des degrés
intermédiaires entre le vrai et le faux. De fait, un élément fondamental chez Cicéron semble
avoir été le suivant :
Dans la plupart des matières, nous sommes en fait incapables d’atteindre la vérité,
encore moins de la prouver au sens strict. Pourtant il nous importe d’avoir des opinions, sinon
vraies, du moins pas aberrantes ou déraisonnables. Dès lors, il nous faut trouver des moyens
pour déterminer les opinions les moins déraisonnables, qui sont celles pour lesquelles,
finalement, on prendra parti.
exemple. Décision politique, voter oui ou non à un référendum. Décision juridique :
l’accusé a-t-il tué à sa femme avec préméditation ? Décision philosophique : de Kant ou de
Hume, qui est-ce qui a raison, y a-t-il des connaissances qui ont un autre fondement que
l’expérience ?
Manière de faire : Cicéron va alors se réclamer de certains passages de Platon et
d’Aristote. Pour, malgré tout, se forger de manière raisonnable des opinions, il nous faut
commencer par énumérer des opinions probables, et par les exposer de manière à ce qu’elles
soient confrontées les unes aux autres. C’est ce que Cicéron appelle argumenter « in utramque
partem » (Orateur, 14, 46 ; Lucullus, 3, 7) ou « in contrarias partes » (Cicéron, Disputes
tusculanes, 11, 3, 9), ie., littéralement, selon les deux côtés, les deux points de vue, ou, selon
des points de vue contraires.
Pour illustrer la méthode in utramque partem
Lucullus, III : (…) neque nostrae disputationes quidquam aliud agunt, nisi ut, in
utramque partem dicendo, eliciant et tanquam exprimant aliquid, quod aut verum sit aut ad id
quam proxime accedat. (Nos discussions n’ont pas d’autre but que, adoptant de l’un et l’autre
point de vue, et étant tantôt orateurs et tantôt auditeurs, d’arriver à ce qui est vrai ou à ce qui
en est le plus près.) Neque inter nos et eos, qui se scire arbitrantur, quidquam interest, nisi
quod illi non dubitant quin ea vera sint quae defendunt ; nos multa probabilia habemus, quae
sequi facile, affirmare vis possumus. (Entre nous et ceux, qui pensent qu’ils savent, il n’y a
pas de différence, sinon que ceux-ci ne doutent pas que ce qu’ils défendent est vrai ; mais
nous, nous tenons beaucoup de choses pour probables, que nous sommes prêts à admettre,
mais que nous ne pouvons affirmer[ = tenir pour vraies].)
16
Une fois exposées les opinions contraires, mais aussi une fois comprises les raisons
pour lesquelles elles peuvent être soutenues, deux solutions :
° ou bien les laisser coexister, sans conclure, parce qu’il est impossible de tirer
rationnellement une conclusion absolue ;
° dans certains cas cependant, il est possible de s’engager pour une des deux opinions,
sans pour autant qu’on la juge absolument vraie ou absolument juste — simplement, elle est
probable.
Dans le premier cas, on ne s’engage pas ; dans le second, on s’engage, mais on garde la
possibilité de se rétracter, puisque, disant la chose « probable », on n’a pas affirmé qu’elle
était absolument vraie.
Pour illustrer l’attitude du sage selon Cicéron :
Lucullus, XLI : (…) Quaeret igitur haec et vester sapiens, et hic noster (Ces questions,
tout comme le vôtre, notre sage les explorera) ; sed vester, ut assentiatur, credat, affirmet
(Mais le vôtre, cherchera à s’engager, à croire, à affirmer) : noster, ut vereatur temere
opinari praeclareque agi secum putet, si un ejusmodi rebus, verisimile quod sit invenerit (Le
nôtre craindra d’avoir une opinion téméraire [mal fondée] et pensera avoir bien fait si, dans
ce domaine, il a trouvé quelque chose de vraisemblable).
Donc. Ce qu’on trouve chez Cicéron et qu’on ne trouvait pas chez Aristote = lien entre
une méthode, la dialectique, et une position sceptique sur le savoir humain. La plupart des
matières sont pour nous douteuses, nous ne pouvons en général connaître le vrai. Cette
position sceptique n’empêche cependant pas de s’engager pour des choses que l’on tient pour
probables.
NB 1. Le Lucullus donne un peu l’impression d’un tour de passe-passe, on remplace le
terme « vrai » par le terme « vraisemblable » ou « probable ». Pour que cela ne soit pas un
tour de passe-passe seulement, il faut ce qui n’arrive que bien plus tard, l’idée i) qu’il y a du
plus probable et du moins probable, ii) que les probabilités s’ajoutent. Dans tout le Lucullus, il
est dit que c’est probable ou que ça ne l’est pas, pas que c’est plus ou moins probable, encore
moins que des probabilités s’ajoutent.
NB 2. Sur le sens de « probable ». Plusieurs sens se confondent chez Cicéron :
° ce qui est généralement admis, les endoxa d’Aristote, relatif à des croyances
17
° ce qui se produit le plus souvent, dans le domaine des choses contingentes, les eikota,
relatif à des états de faits du monde
° ce qui produit une conviction chez un auditeur, relatif à des propositions verbales
La redécouverte de la dialectique au sens cicéronien à la Renaissance
Historiquement, valorisation du syllogisme démonstratif et dévalorisation corrélative de
la dialectique et de la rhétorique au Moyen-Âge ; il y a bien des recueils d’apories, de
paradoxes ou de sophismes, mais cela n’est pas supposé intéressant pour un philosophe tant
que ce n’est pas mis sous la forme d’un raisonnement formellement satisfaisant. Ce qui est
intéressant pour un philosophe, c’est de faire tourner la machine à syllogisme. Age hautement
formel.
A la Renaissance, début du mouvement anti-scolastique. Pour ce qui nous concerne, ils
reprochent aux médiévaux d’avoir été obsédés par les raisonnements formellement corrects,
et, conséquemment de s’être enfermés dans le carcan étroit du syllogisme. Sous prétexte de
rigueur, ils ont appauvri la discipline, ignoré la richesse des arguments dialectiques
(induction, enthymème, etc.). Ainsi, ils redécouvrent et entreprennent de revaloriser la
dialectique, y compris par des propositions en matière d’enseignement.
Ce que cela veut dire « revaloriser la dialectique » : comme on l’a vu chez Aristote,
soutenir qu’il n’est pas vrai qu’il n’y a rien hors du savoir démonstratif, sinon de la rhétorique
vide ou purement émotionnelle. Il y a entre les deux de la place pour une troisième chose, la
dialectique. Concrètement, ils vont défendre l’idée que la dialectique doit être reconnue pour
une discipline à part entière, et non pas comme une partie de la rhétorique.
Deux ouvrages principalement :
— Lorenzo Valla, Dialecticae disputationes,1439. Réflexion.
— Rudolph Agricola, De Inventione dialectica, 1479. Manuel.
Point intéressant dans ces ouvrages : le lien entre dialectique et scepticisme.
Ce lien n’est pas évident du point de vue de l’histoire, puisque c’est au milieu du
XVI
E
siècle que la philosophie sceptique devient une philosophie à part entière : Académiques pas
vraiment lues avant 1540-1550, Esquisses pyrrhoniennes pas éditées avant 1562-1569. Ce
qu’on peut cependant montrer :
° La critique du formalisme scolastique, la méditation sur la méthode dialectique et la
connaissance des écrits de Cicéron (même si, encore une fois, ils ne lisent pas les
Académiques) vont conduire Valla, puis Agricola, à des positions proches du scepticisme
18
° Le moment où Valla, par l’intermédiaire d’Agricola, devient influent coïncide avec le
moment où les Académiques de Cicéron et les Esquisses pyrrhoniennes commencent à être
lus : vers 1530, et définitivement centraux au milieu du XVIe siècle.
1.3. Dialogue et dialectique
Récapitulation. Genre du dialogue initialement très mal défini — et, de fait, quantité de
dialogues sur quantité de sujets, écrits de quantités de points de vue différents. On a
cependant essayé de montrer que le dialogue était au mieux exploité quand il correspondait à
l’état d’ignorance qui est celui du dialecticien, qui commence par examiner les différentes
opinions ayant cours. D’où une mise au point sur la notion de dialectique, avec là encore
plusieurs variantes possibles, soit qu’elle soit une méthode propédeutique (Aristote), soit
qu’elle soit le régime naturel du savoir humain (Cicéron). Autrement dit :
Dialogue
— didactique
— dialogique  Dialectique
— comme méthode propédeutique chez Aristote
— comme régime naturel du savoir humain : scepticisme
Cela ne veut pas dire que tous les dialogues sont écrits par des sceptiques ! GG n’est pas
sceptique, il est sûr autant qu’il puisse l’être que la terre se meut autour du soleil.
Cela veut dire que le genre du dialogue est adapté dans tout un spectre de positions
possibles :
° on soutient thèses sceptiques quant à la possibilité de connaître
° on pense avoir de bonnes raisons de croire que quelque chose est vrai, sans pouvoir le
prouver au sens fort du terme
° on souhaite amener son lecteur à douter de vérités établies, ou encore le mettre dans la
position d’un philosophe, qui cherche la vérité, alors qu’il pensait être dans la position d’un
sage, qui possède la vérité
— ce que Agricola et Valla reprochent aux scolastiques : prétendre être des sages,
sophoi, alors qu’ils ne sont que des philosophes, philosophoi.
Autrement dit : on a distingué à la fin de la partie sur le dialogue deux variantes de
dialogue, le dialogique et le monologique, on souligne ici l’existence de deux variantes de la
dialectique, la variante aristotélicienne et la variante sceptique.
19
Il reste à montrer que tout ceci est actuel à la Renaissance, et qu’il y a interaction entre
la dialectique et le dialogue. On prendra pour cela un raccourci : on n’examiner pas les
monceaux de dialogues écrits dans l’Italie de la Renaissance, mais les traités qui théorisent
l’art du dialogue.
(Les théoriciens sont comme les chouettes, ils se lèvent la nuit venue).
Carlo Sigonio, De Dialogo liber, 1562
Sperone Speroni, Apologia dei dialogi, 1574 [première ed. in Opere, Venise, 1740, vol.
I]. Auteur de dialogues comiques, qui tend à faire du dialogue un jeu esthétique.
Torquato Tasso, Dell’Arte del dialogo discorso, 1585, ici in Opere, Venise, 1737, vol.
VII. Assez proche de Sigonio.
Giambattista Manso, Trattato del Dialogo, 1621
Sforza Pallavicino, Trattato delle stile et del dialogo, 1646, ici in Rome 1662, etc.
On continue de procéder par raccourcis : on examinera Sigonio seulement.
Existence d’un domaine intermédiaire entre la rhétorique (passionnelle, déraisonnable)
et la science : la dialectique. De fait, Sigonio rapproche la dialectique de la science plutôt que
de la rhétorique.
Sigonio, f. 4. affirme que la nature nous a donné deux manières de connaître la vérité :
° dans la première, on cherche la vérité des choses en elles-mêmes, par une activité
silencieuse de l’esprit
° dans la seconde, on cherche la vérité avec une autre personne, « par un échange ouvert
de questions et de réponses »
C’est dire que la dispute ou le débat sont clairement distingués de la rhétorique, comme
des moyens pour trouver la vérité. Les raisons de cette distinction sont explicitées ensuite.
Sigonio, ff. 38-39 :
Mouvement intérieur à l’esprit/ objet universel/
— prémisses vraies/ assentiment absolu : nous n’avons aucun doute = Science
— prémisses probables/assentiment mitigé : un doute demeure = Opinion
(dialectique)
Mouvement extérieur à l’esprit (les passions, le plaisir)/ objet particulier = Persuasion
(rhétorique)
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Lien entre le dialogue et la dialectique : le dialogue est une imitation poétique d’un
débat dialectique, d’une discussion.
Sigonio, f. 12r : Puisque un débat est une investigation rationnelle conduite par des
hommes cultivés par le biais de questions et de réponses (une procédure que les grecs
appelaient « dialegesthai ») [on retrouve ici ce qu’on vient de montrer : le débat comme
instrument de rationalité critique] les anciens ont estimé qu’un dialogue doit être composé de
questions et de réponses, et donc relever du domaine de la dialectique, qui consiste en cet art
de trouver les arguments par lesquels confirmer ou réfuter quelque chose.
f. 14v : le dialogue est « image d’un débat dialectique »
Conséquemment, le dialogue est approprié dans les questions à propos desquelles il y a
doute, ou bien dans les questions sur lesquelles on ne dispose pas de démonstration absolue.
Sigonio, f. 13r : le dialogue a pour objet des matières où l’on doit argumenter parce que
« elles ne sont pas compréhensibles par elles-mêmes [autrement dit on ne peut pas pratiquer
l’examen silencieux], mais exigent que des personnes cultivés débattent ».
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