1 L`idée d`une dialectique et le genre du dialogue 1. Dialogue et

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L’idée d’une dialectique et le genre du dialogue
1. Dialogue et dialectique
1.1. Qu’est-ce que le dialogue ?
Echec d’une définition directe par la forme
Première définition qui vient à l’esprit, celle des dictionnaires et de l’étymologie : un
dialogue est une conversation entre deux personnes, un tête à tête, une interview.
Cette définition porte sur la forme du dialogue, et à ce titre elle est satisfaisante : c’est
bien sous forme d’un échange entre deux ou plusieurs personnages que se présente un
dialogue. On peut cependant avoir le sentiment que l’on ne peut se contenter d’une définition
formelle de ce genre et que celle-ci ne fait pas justice à notre sentiment que tout n’est pas
également matière à dialogue. Plus précisément :
° D’après cette finition formelle, n’importe quoi pourrait être matière à dialogue, une
recette de cuisine, la couverte d’un théorème mathématique, l’exposé des procédures de
sécurité à suivre en cas d’incendie ou d’inondation, et, pourquoi pas, un exposé sur la
question de ce que c’est que l’amour. Mais, en fait, toutes les matières ne sont pas mises en
dialogue, toutes les situations ne semblent pas propices au dialogue. En ce sens, une définition
fondée seulement sur un critère formel semble trop vaste pour expliquer que tout n’est pas
mis en dialogue — il serait bien de trouver une définition ou une caractérisation du dialogue
qui rende compte de l’affinité entre la forme du dialogue et certaines matières, ou du moins
certaines situations.
° On pourrait également reprocher à cette définition qu’elle ne permet pas de
discriminer les dialogues selon leur valeur, de distinguer entre un bon dialogue et un mauvais
dialogue : du moment qu’il y a plusieurs interlocuteurs, qu’on met des petits tirets en tête de
chaque réplique, il y a dialogue. Mais, intuitivement, nous sentons bien que, dans certains
textes, la forme du dialogue informe plus totalement l’écriture, qu’elle n’est pas un pur
ornement, une forme vide, une coquetterie esthétique gratuite. De même dans les interviews
d’hommes politiques d’aujourd’hui, nous éprouvons une certaine insatisfaction devant les
interviews télécommandées, lorsque les interlocuteurs et leurs questions ont été choisis à
l’avance. En ce sens, la définition fondée seulement sur un critère formel est non seulement
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trop vaste, mais elle ne rend pas compte de la manière dont nous évaluons spontanément les
dialogues : il y en a qui ne sont que des monologues guisés, qui présentent de longues
tirades où tout est joué d’avance.
Le dialogue caractérisé par sa fonction
D’où l’idée de caractériser le dialogue non seulement par sa forme, mais également par
sa fonction et d’identifier cette fonction par différenciation avec les fonctions d’autres genres
possibles.
Qu’est-ce qui est possible dans un dialogue qui ne serait pas possible dans, par
exemple, une notice exposant le fonctionnement d’un appareil, ou, autre exemple, dans un
manuel de mathématiques ou un traité de philosophie ?
La notice exposant le fonctionnement d’un appareil est purement informative : elle nous
dit comment faire marcher l’appareil, sans nous dire pourquoi il faut accomplir telle opération
et non telle autre, a fortiori sans revenir aux principes de la théorie physique qui ont permis de
construire cet appareil. C’est un enchaînement de règles dont on ne rend pas raison.
Dans un manuel ou un traité, on expose des résultats ou des thèses que l’on pense justes
ou vrais, et, si on s’arrêtait là, cela s’apparenterait à de l’information. Il y a cependant quelque
chose de plus : les monstrations qui font que les résultats énoncés sont bien des résultats,
les raisons pour lesquelles on pense que les thèses qu’on soutient sont justes ou vraies. Ce
qu’on donne au lecteur, c’est donc deux choses : à la fois un sultat ou une thèse, et le
processus qui conduit à établir ce résultat ou cette thèse.
Le dialogue va encore un peu plus loin : il donne une représentation dramatique du
processus par lequel on cherche ou on découvre la vérité, ou de manière plus générale, par
lequel on acquiert une croyance. Il arrive que ce processus soit indissociable d’une audience
particulière, située dans l’espace et dans le temps. On examine cette caractérisation d’un peu
plus près.
i) Le dialogue se présente comme représentation dramatique : s’il s’agit d’un bon
dialogue, les découvertes sont en quelque sorte théâtralisées. Comme dans une pièce, il y a
des rebondissements, des coups de tâtre, des personnages qui dominent un acte pour
s’effacer au suivant, etc. Le caractère dramatique du dialogue a deux conséquences :
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° D’un point de vue esthétique, cela permet en quelque sorte une mise en situation de la
pensée, une réincarnation de l’abstraction. C’est ce qui fait le caractère plaisant ou vivant du
dialogue philosophique, on a affaire à des idées en tant qu’elles sont soutenues par des
personnages qui incarnent dans leur manière d’être leur manière de penser. (Exemple :
Thrasymaque, 336b et 338c : ce qui nous importe ici c’est l’adéquation entre la thèse de
Thrasymaque, en première analyse la loi du plus fort, et son comportement de bête fauve).
° D’un point de vue plus philosophique, tout est matière à interprétation. La rité du
dialogue n’est pas délivrée aussi directement et simplement que la vérité d’un traité. Pour
savoir ce que pensait Aristote de la politique, on ouvre le traité du même nom, mais un
énoncé qui se trouve dans la République de Platon n’est pas l’expression directe de ce que
pensait Platon, même lorsque c’est Socrate qui parle. Il faut interpréter les caractères, les
temps et les lieux des énoncés. (Exemple : Philèbe a pour thèse que le bien, c’est la jouissance
physique ; il ne dira pas un mot durant le dialogue qui porte son nom, il ne soutient pas sa
thèse en son nom propre, mais la délègue à Protarque).
Voir en ce sens Léo Strauss, « Sur la République de Platon », in La Cité et l’homme,
Paris, Agora, 1987.
Questions générales tout d’abord sur le genre du dialogue, visant à montrer qu’on ne
peut prétendre comprendre un dialogue de Platon si l’on n’a pas cerné sa forme. Pourquoi
Platon utilise-t-il de multiples porte-paroles ? Pourquoi Socrate est-il silencieux dans certains
dialogues ? La fameuse ironie socratique ne signifie-t-elle pas que Socrate en sait plus que ce
qu’il veut bien dire ? Selon quelle classification doit-on ordonner les dialogues de Platon ?
Conclusion de toutes ces questions : tout est significatif dans les dialogues, les actes comme
les paroles, rien n’y est accidentel.
Interprétation plus particulière ensuite de la République. Au lieu de passer directement à
des thèses fameuses, il s’attarde longuement sur ce qui pourrait paraître des détails. Dans
quelles circonstances et avec quels personnages Socrate était descendu au Pirée, où se situera
le dialogue. Comment on en vient à parler de la justice, interprétation en particulier du livre I,
qui est souvent vu comme un préambule anecdotique. Le vieux Céphale, qui abandonne la
discussion pour accomplir un acte de piété : caractère ficient de la justice comme piété
envers les ancêtres, respect des mœurs des anciens. Le sauvage Thrasymaque, qui interrompt
grossièrement la conversation pour défendre l’idée que la justice est ce qui est avantageux au
plus fort : d’ordinaire, cette thèse sert d’épouvantail aux vertueux ; autre interprétation donnée
par Leo Strauss, qui repose encore une fois sur une analyse ligne à ligne du dialogue :
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Thrasymaque représente le point de vue de la cité elle-même, qui tend par définition à réduire
le juste au légal.
Leo Strauss donne un exemple de ce que peut être une interprétation de la mise en scène
dans laquelle certaines thèses apparaissent, et montre par là en acte qu’on ne peut lire certains
dialogues comme des enchaînements de thèses explicites — comme si « l’essentiel » des
dialogues n’étaient pas ce qui est dit, mais la manière dont ça se dit.
Donc. Mise en drame de la philosophie, ce qui peut impliquer non seulement un certain
plaisir ou divertissement, mais une méthode de lecture spécifique, comme le soutient Leo
Strauss.
ii) Le dialogue explicite le processus par lequel on en vient à acquérir une croyance ou à
établir une vérité
Tout dialogue philosophique qui se respecte met en scène, par le biais de ses
personnages, le processus par lequel on découvre la vérité ou par lequel on acquiert une
croyance. Cette mise en scène attire les problèmes qui font que ce processus ne se passe pas
toujours bien, se heurte à des obstacles, qui sont depuis longtemps surmontés lorsqu’on écrit
un traité.
Exemple : si Galilée écrit le DGSM, et pas seulement une leçon sur la nouvelle
cosmologie copernicienne, c’est qu’il a été amené à prendre au sérieux les résistances à cette
nouvelle cosmologie, qu’il veut exposer les raisons pour lesquelles certains auditeurs ne
peuvent pas admettre cette cosmologie, et ainsi éventuellement mettre ses lecteurs en position
d’être effectivement convaincus. Autrement dit, double niveau :
GG dit ce qui est vrai pour lui
GG dit pourquoi il n’est pas évident que ce soit vrai pour tous.
Convaincre son adversaire, c’est souvent non seulement lui dire est le vrai, mais lui
dire pourquoi il n’est pas facile pour lui de l’atteindre.
iii) Un aspect particulier de ii) = Le dialogue représente à l’intérieur de l’ouvrage le
processus de lecture, la transaction de vérité qui se produit entre un auteur et son lecteur.
Dialogue : personnages A et B, entre lesquels il y a un échange
Lecture : échange entre l’auteur et son lecteur
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Dans un traité, la manière dont se passe l’échange entre l’auteur et le lecteur n’est pas
représentée, explicitée, thématisée, parce qu’elle est supposée ne pas poser de problème
particulier — tout au plus une préface, ensuite, l’auteur et le lecteur sont supposés fonctionner
comme des vases communicants : le savoir de l’un est supposé se déverser dans l’autre. On
sait bien pourtant que ce n’est pas si simple.
En revanche, celui qui lit un dialogue peut voir ses propres difficultés de lecteur
représentées dans l’échange qui a lieu entre les personnages du dialogue. Comme tout lecteur,
celui qui lit un dialogue est dans une situation d’échange avec un auteur, mais, de surcroît, il
trouve dans le dialogue une représentation fictive de cet échange. Il n’est pas seul devant un
auteur tout puissant et tout savant, mais trouve chez les personnages du dialogue ses propres
incertitudes.
Assurément, modalités variables : un personnage est nettement identifié comme la voix
de la raison, le porte-parole de l’auteur (le maître chez Malebranche, Salviati dans DGSM) ou
bien la fonction auctoriale est partie sur plusieurs des personnages, au point qu’elle peut en
venir à s’effacer (dialogues de la Renaissance, l’on dispute « in utramque partem » ou « in
contrarias partes », c’est-à-dire en montrant les raisons pour lesquelles deux opinions
contradictoires peuvent être soutenues, sans qu’on ait toujours les moyens de conclure
définitivement, on y reviendra).
Donc. La spécificité du dialogue consiste à attirer l’attention sur la découverte ou la
communication de la vérité se fait et, par là, à en faire percevoir leur caractère problématique.
Leur caractère problématique : il n’y a pas de règle a priori permettant la découverte de
n’importe quelle vérité et peut-être des cas il est difficile de découvrir la vérité ; il n’y a
pas de norme universelles garantissant la communication une vérité à n’importe qui.
Corollaire de cette conclusion. La forme du dialogue tendra à être privilégiée dans des
situations où, pour des raisons épistémiques ou sociales, la découverte et la communication de
la vérité seront vues comme problématiques.
Raisons épistémiques : non seulement on n’est pas d’accord sur certaines vérités, mais
on n’est pas d’accord sur les critères qui permettent de reconnaître la vérité. C’est le cas à
partir du XVIe, si du moins on suit Popkin dans son Histoire du scepticisme. Selon lui, crise
d’abord religieuse, portant sur le critère de la foi — le critère de la foi est-il le respect des
autorités (Eglise catholique) ou bien l’évidence ? — et ensuite étendu au domaine des choses
intellectuelles.
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