Jacques Maritain, Michel Villey Le thomisme face aux droits de l

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Université de Paris II Panthéon-Assas
DEA de droit public interne
Jacques Maritain, Michel Villey
Le thomisme face aux droits de
l’homme
Mémoire présenté et soutenu publiquement par
LOUIS-DAMIEN FRUCHAUD
pour l’obtention du DEA de droit public interne
Sous la direction de
Monsieur le Professeur JEAN MORANGE
Le 9 septembre 2005
Section 2. La nature humaine et ses droits
Certes, il est possible de consacrer les droits de l’homme en les reconnaissant
dans une déclaration internationale.
Pourtant, du point de vue de l’intelligence, ce qui est essentiel c’est d’avoir une
justification véritable des valeurs morales et des normes morales. En ce qui
concerne les droits humains, ce qui importe le plus au philosophe est la question de
leurs fondements rationnels.1
On ne peut remiser longtemps le problème de la justification rationnelle de ces
droits, d’autant plus quand on les déclare universels. Le droit étant foncièrement situé
par rapport à un Etat, une communauté politique, quel pourra être le fondement de leur
ampleur universelle ? La pensée de Maritain est toute entière orientée par la réponse à
cette question : faire redécouvrir l’universel propre à la nature humaine.
La perspective maritanienne se révèle dans le choix des expressions différentes
dont il use pour aborder le même sujet : à côté des classiques « droits de l’homme » et
« droits humains », il utilise souvent « droits de la personne humaine2 ». Cette
expression n’est pas anodine : les deux termes employés renvoient aux deux aspects
fondamentaux de sa théorie, tous les deux longuement développés à partir de l’ontologie
thomiste : une anthropologie politique personnaliste (§1) et une philosophie juridique de
la loi naturelle (§2).
§1. Le personnalisme thomiste de Jacques Maritain
Il est légitime de parler du « personnalisme » de Maritain, non pas seulement
parce qu’il est aisé de souligner les liens historiques et intellectuels qu’il a eus avec ce
1
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 572
Cf. Lettre de Maritain au directeur du journal El Diario Ilustrado paru dans le n° 125 du 6 mai 1944, OC
VIII, p. 1068 ; Le crépuscule de la civilisation, OC VII, p. 44 et 45 ; Principes d’une politique humaniste,
OC VIII, p. 187 ; Sort de l’homme, p. 64 ; Les droits de l’homme, p. 20, 75 et 82 ; cf. FLOUCAT, Pour
une restauration du politique, p. 93
2
mouvement3, mais encore parce que Maritain lui-même le revendique : dans Du régime
temporel et de la liberté et dans Humanisme intégral, il insiste sur le caractère
personnaliste du modèle de société qu’il propose et il use dans d’autres ouvrages du mot
« personnalisme » pour qualifier sa vision de voir4. Mieux encore, Maritain explique ce
qu’est ce mouvement philosophique, qui n’est pas une école ou une doctrine unique, et
s’y inscrit de lui-même5. Cependant, il prend bien garde de rappeler que c’est le
personnalisme thomiste qu’il revendique et non un autre6. En effet, c’est sur la base de
principes tirés de la Somme de Théologie qu’il construit une anthropologie
politique dont le cœur est la distinction entre personne et individu (1), qui lui permet de
définir les rapports de la personne et de la communauté (2).
1. L’individu et la personne : une distinction essentielle
C’est sans doute l’un des apports majeurs de Maritain à la question du
fondement rationnel des droits de l’homme7 : avoir tenté de déterminer précisément le
sujet de droit en cause, l’homme. Sa théorie en la matière va profondément influencer
les futurs travaux d’Emmanuel Mounier8. Elle repose sur le rappel d’une distinction
3
Pour les liens avec Emmanuel Mounier, cf. LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et
MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, pp. 245-269
4
cf. par exemple Conception chrétienne de la cité, OC VI, p. 959 et L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 604
(notamment la note 18)
5
La personne et le bien commun, OC IX, pp. 170-171
6
La personne et le bien commun, OC IX, p. 170 : « C’est ce personnalisme-là qui nous intéresse, le
personnalisme fondé sur la doctrine de saint Thomas d’Aquin » ; cf. aussi Du régime temporel et de la
liberté, OC V, p. 363. Pour un exposé sur ce sujet, cf. WOJTYLA, Karol, En Esprit et en vérité, Le
Centurion, Paris, 1980, pp. 88-101
7
Sur la distinction individu / personne, lire : LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et
MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, pp. 252-256 ; LACOMBE, Les droits de l’homme
dans la pensée de Jacques Maritain, Cahiers Jacques Maritain, 37 (1998), p. 5 ; FLOUCAT, Jacques
Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 110-115 ; BARS, La politique selon Jacques Maritain, pp. 25-33 ;
OLIVA, I diritti umani in Jacques Maritain, pp. 106-108 ; Quant aux nombreux textes de Maritain luimême, cf. Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre (1924), OC III, p. 188 ; Trois réformateurs
(1925), OC III, pp. 451-456 ; Du régime temporel et de la liberté (1933), OC V, pp. 356-369 ; Réflexions
sur la personne humaine et la philosophie de la culture (1934), OC VI, pp. 897-921 ; Conception
chrétienne de la cité (1937), OC VI, pp. 952-956 ; Les droits de l’homme, pp. 19-22 ; Sort de l’homme, p.
61 ; Principes d’une politique humaniste (1944), OC VIII, pp. 183-199 ; Pour la justice (1946), OC VIII,
p. 517 ; La personne et le bien commun (1947), OC IX, pp. 185-195
8
LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à
la modernité, p. 266 et 269
qu’il juge absolument essentielle9 (b) mais dont la méconnaissance, justement, est la
cause de bien des problèmes (a).
9
Cette distinction lui serait venu de son ami, le théologien Reginald Garrigou-Lagrange : IDE, Pascal, La
blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques
Maritain face à la modernité, p. 297
a) Les causes de la réflexion maritanienne sur la personne
On l’a dit, l’œuvre politique et juridique de Jacques Maritain a surgit des
évènements historiques auxquels il était confronté. Néanmoins, au-delà des faits
politiques, il en dénonce en philosophe les causes profondes, qui sont d’ordre
intellectuel. Les deux faits qui lui semblent les plus caractéristiques de son temps,
comme des idéaux-types de l’organisation sociale, sont l’individualisme et le
totalitarisme10. Ce sont les deux dérives du monde moderne qu’il réprouve dès ses
premiers livres mais dont il affine la critique peu à peu :
Le XIXème siècle a fait l’expérience des erreurs de l’individualisme. Nous avons
vu se développer par réaction une conception totalitaire ou exclusivement
communautaire de la société. Pour réagir à la fois contre les erreurs totalitaristes
et les erreurs individualistes, il était naturel que l’on opposât la notion de personne
humaine, engagée comme telle dans la société, à la fois à l’idée de l’Etat totalitaire
et à l’idée de la souveraineté de l’individu.11
Ayant fait de l’axiome scolastique « distinguer pour unir » sa devise (et le titre
du livre le plus important sans doute de toute son œuvre), Maritain veut démontrer que
l’opposition irréductible entre ces deux systèmes sociaux est en réalité factice car ils
proviennent d’une source identique, une même confusion :
Il n’y a là aucun mystère. Le monde moderne confond simplement deux choses
que la sagesse antique avait distinguées : il confond l’individualité et la
personnalité.12
Cette confusion est donc la cause désignée des problèmes contemporains de
philosophie politique et, corrélativement, la distinction nécessaire en est la solution13.
En effet, ce qui est en jeu dans ce qui peut sembler au premier abord un débat accessoire
et subtil, ce n’est pourtant rien de moins qu’une « question fondamentale », les relations
10
Du régime temporel et de la liberté, OC V, p. 363 ; Humanisme intégral, p. 141 ; Les droits de
l’homme, p. 30
11
La personne et le bien commun, OC IX, p. 170. Dans les pages 228 à 237 il développe plus cette idée.
12
Trois réformateurs, OC III, p. 451 ; cf. p. 453 : « Qu’est-ce que l’individualisme moderne ? Une
méprise, un quiproquo : l’exaltation de l’individualité camouflée en personnalité. »
13
Trois réformateurs, OC III, p. 455 : « Cette distinction de l’individualité et de la personnalité,
appliquée aux rapports de l’homme et de la cité, contient, dans le domaine des principes métaphysiques,
la solution de bien des problèmes sociaux. »
de l’homme avec ses semblables au sein de la société14, question qui est bien au cœur de
la problématique des droits de l’homme.
Mais il est important d’aller plus encore et de montrer que cette confusion a ellemême une racine plus profonde. C’est le manque de réflexion proprement métaphysique
avant toute théorisation politique, l’absence d’authentiques fondations philosophiques,
que Maritain dénonce. C’est l’obstacle majeur qu’il relève et on retrouve encore une
fois l’importance des prolégomènes que nous avons exposés. La redécouverte des bases
philosophiques des droits de l’homme passe inévitablement par la métaphysique, aussi
difficile que soit l’exercice15.
Il importe beaucoup de distinguer l’individu et la personne, et il n’importe pas
moins de bien comprendre cette distinction.16
C’est donc naturellement vers saint Thomas que Maritain se tourne, pour qui
cette distinction est « fondamentale »17. On peut remarquer d’ailleurs que la théorie
maritanienne de la personne humaine trouve de profondes consonances avec d’autres
parties de l’œuvre du philosophe : Gérard LUROL souligne, à juste titre selon nous,
combien la refondation du politique à partir du métaphysique qu’opère Maritain
implique la mise en œuvre, analogiquement, de concepts métaphysiques en philosophie
politique, ce qui est encore une conséquence des liens étroits entre le spéculatif et le
pratique18. Pour lui, la distinction entre individualité et personnalité a ainsi une portée
analogique à celle entre essence et existence, l’une des thèses centrales de Maritain19. Il
nous semble cependant que ce n’est pas exact : Jacques Maritain lui-même nous dit que
le concept analogue à celui de personne est plutôt le concept de « sujet », le fameux
suppositum20.
14
Les droits de l’homme, p. 19. On doit observer que l’intégralité de la première des deux parties de Les
droits de l’homme et la loi naturelle (1942) est consacrée à cette question et que Maritain a écrit un livre
entier sur le sujet : La personne et le bien commun (1947).
15
Les droits de l’homme, p. 19 et La personne et le bien commun, OC IX, p. 169, 171 et 184
16
La personne et le bien commun, OC IX, p. 187
17
La personne et le bien commun, OC IX, p. 187
18
LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à
la modernité, p. 255
19
LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à
la modernité, p. 252 et 266
20
Court traité de l’existence et de l’existent, OC IX, p. 70
b) L’individualité et la personnalité
A bien regarder l’être humain, on peut remarquer qu’il présente deux « pôles »,
l’un matériel et l’autre spirituel. Le premier, c’est l’individualité, le second, la
personnalité.
L’individualité, c’est d’abord un constat de réalisme, fidèle en cela à la tradition
aristotélicienne : hors de l’esprit, dans le réel, il n’y a que des choses individuelles (les
substances premières, pour Aristote). C’est dans l’esprit que se trouve l’universel (les
substances secondes) car lui seul a la capacité de s’abstraire des choses pour former des
concepts et d’atteindre l’être en tant que tel. La cause, au sens philosophique du terme,
de cette individuation des choses, réside dans ce qu’on appelle la matière, terme
aristotélicien qui s’oppose à la forme (que précisément la raison a pour objet de penser).
La matière doit être comprise comme une pure puissance d’être qui attend la forme pour
exister réellement. Elle est ainsi indissociablement unie à la forme et le composé qui en
résulte constitue une unique substance, une chose, un étant. C’est la théorie classique de
l’hylémorphisme, en ontologie aristotélicienne.
La matière est fondamentalement un principe (au sens de cause) d’individuation
et donc de spatialité, tandis que la forme est un principe d’intelligibilité. La matière
étant ce qui distingue et même sépare un être de tous les autres, une chose, prise sous
cet aspect de l’individualité, est un fragment, une partie d’un cosmos dont elle subit les
lois. La matière, cause de l’individualité, est aussi cause de la division et conduit à une
vision atomistique du réel21.
Il n’en est plus du tout ainsi quand on aborde la personnalité. Chez l’homme,
alors qu’il est semblable à tous les autres êtres en ce qui concerne l’individuation,
l’aspect matériel,
a une spécificité pour ce qui est de la forme, qui le distingue
radicalement de tous. Chez les êtres vivants, la forme prend le nom d’âme, car la forme
est la source de l’auto animation des vivants, de leur dynamisme propre et autonome qui
est la vie. Mais chez l’homme, il faut encore ajouter que la forme devient le support de
l’esprit. Seul parmi tous, l’homme est capable du don de lui-même, l’amour, ce qui
demande au préalable une sorte de possession de soi-même, manière éminente car
consciente d’exister et révélation d’une intériorité à soi-même. Seul il dispose de lui21
Sur l’individualité cf. Trois réformateurs (1925), OC III, pp. 452-453 ; Du régime temporel et de la
liberté (1933), OC V, p. 364 ; Les droits de l’homme, p. 20 ; La personne et le bien commun (1947), OC
IX, pp. 187-190
même par la volonté libre et il raisonne. Seul, note Maritain, l’homme peut « surexister
en connaissance et amour ». La personnalité réside dans cette indépendance de l’esprit
face au réel et cette surexistence :
La personne est "une substance individuelle complète, de nature intellectuelle et
maîtresse de ses actions", sui generis, autonome, au sens authentique de ce mot…
Aussi bien saint Thomas enseigne-t-il que le nom de personne signifie la plus noble
et la plus élevée des choses qui sont dans la nature entière (Sum. Theol. Ia, qu. 29,
a. 3).22
Si la personnalité23 est une réalité qui a une relation à l’absolu et qui représente
un tout en elle-même, elle n’en est pas pour autant une monade fermée sur elle-même.
La subjectivité exige au contraire la communication : elle est essentiellement ouverte
sur le réel et essentiellement en relation avec ses semblables, d’autres personnes. Car
c’est par et dans la relation avec d’autres personnes que la personne advient à elle-même
comme telle24.
Il est très important d’avoir à l’esprit que l’individualité, la matière, n’est pas du
tout une chose mauvaise en soi mais qu’elle demande à être ordonnée à ce qui est plus
parfait et lui donne d’exister, la forme personnelle ; de plusi ces deux aspects de l’être
humain ne sont pas deux choses séparées :
Je suis tout entier individu en raison de ce qui me vient de la matière, et tout
entier personne en raison de ce qui me vient de l’esprit.25
Cette distinction fondamentale expliquée, il nous faut encore en montrer les
conséquences dans l’ordre politique et juridique.
2. La société des personnes humaines
Si on a bien compris la distinction entre individualité et personnalité, on aura
compris pourquoi la définition de l’homme comme animal politique est si importante
dans la tradition aristotélicienne et thomiste. Comme individu, l’homme est un animal
22
Trois réformateurs, OC III, pp. 451-452
Sur la personnalité cf. Trois réformateurs (1925), OC III, pp. 451-452 ; Du régime temporel et de la
liberté (1933), OC V, p. 364 ; Les droits de l’homme, p. 21 et 23 ; La personne et le bien commun (1947),
OC IX, pp. 190-193
24
Les droits de l’homme, p. 23 : « A parler absolument, la personne ne peut pas être seule… Par un
paradoxe fondamental, nous ne pouvons pas cependant être hommes, et devenir hommes, sans aller
parmi les hommes. »
25
La personne et le bien commun, OC IX, p. 193
23
comme un autre ; en tant que personne, l’homme est essentiellement, naturellement,
social. Tout son être, ontologiquement parlant et à un double niveau, porte une tendance
à la communion : il doit satisfaire à ses besoins (individualité) et il a, inscrit en lui, une
tendance à la surabondance, à l’extériorisation. La société est donc un effet nécessaire
de l’être personnel de l’homme26. Maritain, après avoir étudié ce nouvel objet de
science qu’est la société (a), tire toutes les conséquences de son caractère personnel (b).
a) La société et le bien commun
La relation avec d’autres personnes est inscrite dans l’être même de l’homme,
avant tout dans sa personnalité. La société n’est pas, contrairement à ce qu’affirme la
philosophie moderne un produit de l’homme, la résultante d’un contrat, mais c’est une
chose naturelle : un fait de nature, assumé cependant par des volontés libres27. C’est à ce
niveau là seulement qu’on peut comprendre la portée de l’affirmation que l’homme est
un animal politique : animal, l’homme est soumis à la nature ; politique, l’homme doit
assumer librement l’ordre naturel. L’homme est toujours en société, même si elle peut
être désorganisée par sa liberté, informe.
L’existence de la société comme intrinsèquement voulue par la nature humaine
ne doit pas faire oublier que c’est une réalité nouvelle qui apparaît : ce n’est pas
seulement une question de degré, mais de nature28. La société ou cité, la communauté
politique, possède une essence propre, et donc un fin propre :
La fin de la société est le bien commun de celle-ci, le bien du corps social.29
Cette notion de bien commun est fondamentale. Le bien (ou la fin) d’un groupe
social n’est pas une collection d’intérêts particuliers30. Le groupe possède une existence
26
La personne et le bien commun, OC IX, pp. 197-198. Sur ce point, lire les pages essentielles de
CATTIN, L’anthropologie politique de Thomas d’Aquin, pp. 93-102 et 132-137. Sur la société et la
personne, lire : FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 115-119 ; BARS, La politique
selon Jacques Maritain, pp. 34-51 ; de Maritain, notamment : Les droits de l’homme, pp. 23-33 ; La
personne et le bien commun, OC IX, pp. 197-226
27
Les droits de l’homme, pp. 23-24
28
Rappelons la critique de Platon par Aristote : rejetant une conception univoque de la notion de
communauté, il montre que c’est une notion analogue dont l’analogué le plus parfait est la cité, cf.
ARISTOTE, La politique, pp. 22-23 et 33. C’est encore un lieu d’expression de la hiérarchie des savoirs.
29
La personne et le bien commun, OC IX, p. 200 ; Les droits de l’homme, p. 25
30
« La fin propre et spécificatrice de la cité est un bien commun différent de la simple somme de biens
individuels supérieur aux intérêts de l’individu », Conception chrétienne de la cité, OC VI, p. 952
propre, et son bien diffère essentiellement du bien de ses membres31, car la communauté
n’est pas elle-même simple agrégat d’atomes mais une réalité une32. Postuler l’inverse
serait tomber dans l’erreur de l’individualisme, qui est, avant d’être une erreur politique,
une erreur métaphysique, celle de nier la réalité des universaux.
On voit ainsi le problème central que pose l’existence de la société : il y a
coexistence de deux sortes de fins, essentiellement différentes, celle de la société et
celles de chaque personne. L’individualisme ou le totalitarisme sont les deux versants
d’un même défaut : privilégier exclusivement l’une ou l’autre des fins33. Ils dérivent
d’un même manque de réflexion qui montre que le bien commun, puisqu’il est bien
d’une société, est commun à celle-ci comme aux membres. Maritain dit que le bien
commun est service de « la bonne vie humaine de la multitude », vie qui est celle de
personnes, et qui implique à ce titre le développement intégral de toutes les facultés
spirituelles de la personnalité34.
Ce point acquis, Maritain peut souligner un caractère primordial du bien
commun :
C’est leur communion dans le bien-vivre ; il est donc commun au tout et aux
parties, sur lesquelles il se reverse et qui doivent bénéficier de lui ; sous peine de
se dénaturer lui-même, il implique et exige la reconnaissance des droits
fondamentaux des personnes.35
Ce caractère que Maritain appelle « reversement », il le nomme aussi
« redistribution36 » et il insiste sur son aspect nécessaire et sa connexion intrinsèque
avec le concept de bien commun : si la loi de redistribution n’est pas respectée, et s’il
n’est pas tenu compte de la nature des êtres qui sont le sujet de cette redistribution (des
personnes), le bien commun n’est pas respecté et l’action est injuste.
Cependant, ces précisions apportées, Maritain nous met en garde : certes la
sociabilité naturelle de l’homme et, consécutivement, l’émergence de la société et
l’existence de son bien propre, sont un préalable nécessaire. Mais on n’est pas encore en
face de ce qu’il appelle le « paradoxe typique de la vie sociale », qui ne se dévoile
31
« Elle a son bien à elle et son œuvre à elle, qui sont distincts du bien et de l’œuvre des individus qui la
composent », Les droits de l’homme, p. 24
32
Cf. CATTIN, L’anthropologie politique de Thomas d’Aquin, pp. 145-149, 175-177 ; pour ce qui
concerne l’unité de la société (concept analogue : c’est une unité accidentelle, d’ordre), cf. CATTIN,
L’anthropologie politique de Thomas d’Aquin, pp. 130-132
33
La personne et le bien commun, OC IX, p. 200 ; Les droits de l’homme, p. 25
34
Conception chrétienne de la cité, OC VI, p. 953 ; La personne et le bien commun, OC IX, p. 200-203
35
La personne et le bien commun, OC IX, p. 200 ; Les droits de l’homme, p. 25
36
La personne et le bien commun, OC IX, p. 218 ; Les droits de l’homme, p. 26
complètement que lorsqu’on aura introduit la distinction individualité / personnalité : en
effet, l’homme étant entièrement l’un et l’autre, ce sont ces deux aspects qui sont
entièrement impliqués dans la vie sociale, mais puisqu’ils sont distincts, cette
implication sera différente37. La manière dont l’homme, selon l’aspect en jeu, s’insère
dans la société : voilà pour Maritain le cœur de sa justification des droits de l’homme.
b) La société humaine : un tout de touts
La relation entre homme et société est « complexe38 » car l’homme est un
composé d’individualité et de personnalité, composé qui est inséré dans sa substantielle
unité dans la société. Ici, il est nécessaire de recourir à un instrument conceptuel hérité
d’Aristote pour décrire le plus justement ces relations : les notions de partie et de tout.
La première étape du raisonnement de Maritain est un développement de ce que
nous avons vu : si la société est une réalité unifiée et formellement distincte de ses
éléments, c’est un tout, une totalité. La deuxième étape est de remarquer que si c’est la
personne humaine qui entre en société, en tant qu’individu elle doit être considérée
comme une partie, car l’individualité est fragment, singularité. La troisième étape est
alors de noter que la personnalité est néanmoins ordonnée à l’absolu et dépasse ainsi la
société, dont l’objet est limité et relatif. La personne est donc un tout à elle-même39. Le
paradoxe de la vie social apparaît alors dans toute son ampleur, car ces trois étapes
peuvent se résumer :
Dire que la société est un tout composé de personnes, c’est donc dire que la
société est un tout composé de touts.40
Le paradoxe, et même l’apparente aporie, c’est qu’alors que l’individu demande
d’être traité par le tout social comme une simple partie, la personne exige non seulement
que le bien commun se reverse sur elle mais encore qu’elle dépasse le tout social41.
Maritain se situe là explicitement à la jonction de deux traditions philosophique et
cherche à en faire une synthèse42. Aristote, d’un côté, lui fournit la loi de
37
La personne et le bien commun, OC IX, p. 203
Les droits de l’homme, p. 27
39
cf. La personne et le bien commun, OC IX, p. 207 ; Les droits de l’homme, pp. 27-28
40
La personne et le bien commun, OC IX, p. 204 ; Les droits de l’homme, p. 24
41
La personne et le bien commun, OC IX, p. 213-214
42
Les droits de l’homme, p. 27
38
fonctionnement propre à une totalité appelée « principe de totalité43 » : la partie vaut
pour le tout car celui-ci vaut mieux qu’elle, est plus parfaite. C’est une autre manière de
dire que le bien commun est supérieur aux biens particuliers. Le christianisme, d’un
autre côté, lui donne la valeur suréminente de la personne humaine qui interdit qu’elle
soit traitée comme une simple partie.
La synthèse, Maritain la trouve chez saint Thomas, duquel il cite deux assertions
absolument fondamentales44, car c’est en fait de celles-ci qu’il infère la distinction entre
individualité et personnalité :
Chaque personne individuelle a rapport à la communauté entière comme la
partie au tout.45
L’homme n’est pas ordonné à la société politique selon lui-même tout entier et
selon tout ce qui est en lui.46
Ces deux affirmations sont pour Maritain la quintessence du personnalisme
thomiste. Leur ensemble respecte la personne et la société sans verser ni dans
l’individualisme ni dans le totalitarisme. C’est la solution que propose Maritain qui
insiste sur la bonne compréhension qu’il faut en avoir47. L’équilibre qui en ressort lui
donne la possibilité d’énoncer une formule unique, qu’il illustre d’un exemple bien
choisi :
La personne humaine s’engage tout entière comme partie de la société politique,
mais non pas en vertu de tout ce qui est en elle et de tout ce qui lui appartient. En
vertu d’autres choses qui sont en elles, elle est aussi toute entière au-dessus de la
société politique.48
Cette dialectique que Maritain développe ensuite en discernant, dans chaque
domaine, la manière dont il est partie de la société et la manière dont il la dépasse49, et
qu’il donne comme la solution des relations homme / société, repose entièrement sur la
distinction individualité / personnalité : l’anthropologie politique de Maritain, exposée
comme étant une explication de celle thomiste, est résolument fondée sur l’ontologie
réaliste aristotélicienne. Cette anthropologie se présente comme un mutuel service, un
43
Sur ce point, voir VEYSSET, Situation de la politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin,
pp. 18-19
44
La personne et le bien commun, OC IX, p. 214 ; Les droits de l’homme, p. 28 ; sur la question, lire
JACQUIN, Individu et société d’après saint Thomas, Revue des Sciences Religieuses, 35 (1961), pp. 183190, qui cite en préambule les deux textes de saint Thomas dans leur version latine originale. Cf. encore
Conception chrétienne de la cité, OC VI, p. 954
45
Sum. Theol., IIa-IIae, qu. 64, a. 2
46
Sum. Theol., Ia-IIae, qu. 21, a. 4, ad 3um
47
La personne et le bien commun, OC IX, p. 215 ; Les droits de l’homme, p. 29
48
La personne et le bien commun, OC IX, p. 215 ; Les droits de l’homme, p. 29
49
La personne et le bien commun, OC IX, pp. 216-217 ; Les droits de l’homme, pp. 31-32
rapport réciproque de l’homme et de la communauté50, en toute complémentarité et sans
opposition stérile. Voilà pourquoi le modèle social qu’il propose simultanément
personnaliste et communautaire51.
Deux points restent à aborder. En premier lieu, Maritain ne se fait pas d’illusion
sur la réalisation concrète de ce qu’il tente de décrire en philosophe : la réalité est
toujours plus complexe, elle n’est jamais parfaite et achevée mais son dynamisme la
porte, toujours imparfaitement, vers cet achèvement qui est sa finalité. Il y aura donc
toujours une tension entre individu et société et cette tension trouve une solution dans le
mouvement de poursuite de la vie en commun52. La cité est un fait de nature, mais
assumé par des volontés. En second lieu, c’est bien notre but et il faut le rappeler, ces
éléments de philosophie politique ne sont pas des détails dans la justification des droits
de l’homme de Maritain : l'étude de l’être humain est nécessaire pour fonder en raison
sa dignité, condition de possibilité et source d’exigence de ses droits fondamentaux que
la société doit respecter, à peine de méconnaître gravement et le bien de ses membres et
son bien propre53.
Nous avons vu comment Jacques Maritain rend compte du sujet des droits de
l’homme, la personne humaine. Il nous faut à présent expliquer ce qu’il entend par droit,
comment rentre en jeu l’ordre juridique et sur quel fondement il repose.
§2. La loi naturelle, fondement des droits de l’homme
Les droits de l’homme et la loi naturelle : c’est le titre du premier ouvrage de
Maritain sur le sujet des droits de l’homme et c’est un concentré de sa doctrine qui le
situe immédiatement dans l’univers des philosophies du droit. C’est en affirmant la
seconde qu’il fonde et affirme les premiers. Dès 1942, Sa position est claire sur ce
point : il est impossible d’étudier philosophiquement les droits de l’homme sans passer
50
« L’homme se trouve lui-même en se subordonnant au groupe, et le groupe n’atteint sa fin qu’en
servant l’homme », Les droits de l’homme, p. 32
51
La personne et le bien commun, OC IX, p. 210
52
La personne et le bien commun, OC IX, pp. 218-219 ; Les droits de l’homme, p. 32
53
La personne et le bien commun, OC IX, p. 217
par l’étude du droit naturel54. Dans son œuvre majeur, le dernier livre sur les droits de
l’homme qui nous sera une source principale, Maritain est encore plus net :
Le fondement philosophique des droits de l’homme est la loi naturelle. Je
regrette de ne pas trouver d’autre mot.55
Pourtant, parce qu’il existe plusieurs théories de la loi naturelle, il importe
beaucoup de bien comprendre celle propre à Maritain, qui, sur certains points, est très
spécifique. Une précision terminologique est tout d’abord nécessaire. Maritain emploie
ordinairement indifféremment les expressions « droit naturel » ou « loi naturelle » dans
un sens synonymique, bien qu’il préfère56 et utilise plus la seconde et qu’il introduise,
de manière très ponctuelle et rare, une différence entre les deux.
Maritain est parfaitement averti des multiples significations et doctrines de la loi
naturelle. Il comprend la méfiance de ceux qui, face à cet éclectisme et à ces oppositions
et contradictions, s’interrogent sur la validité de cette notion et la rejettent pour cause de
discrédit. Mais il rappelle, en citant Max LASERSON, une distinction qui lui semble
essentielle, celle entre la loi naturelle elle-même et les théories sur la loi naturelle57. La
faillite des secondes n’atteindrait en rien la première, bien qu’on puisse s’interroger sur
la pertinence de cette distinction, quand c’est l’existence même de la chose qui est remis
en cause.
Il faut donc être conscient que la réflexion maritanienne en la matière est une
théorie parmi d’autres, même s’il juge qu’elle est la vraie58 (1). La loi naturelle une fois
expliquée, il devient possible de rendre raison du concept de droit puis, ultimement, de
la notion de droit de l’homme59 (2).
54
Les droits de l’homme, p. 64
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 572 ; cf. p. 577 : « Essaierons-nous de rétablir notre foi dans les droits
de l’être humain sur la base d’une vraie philosophie ? Cette vraie philosophie des droits de la personne
humaine est fondée sur l’idée vraie de la loi naturelle considérée dans une perspective ontologique. » cf.
aussi Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1085
56
cf. la citation d’une lettre à Henry Bars de 1961 in Les droits de l’homme, p. 64, note 3
57
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 573 ; Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, pp. 1085-1086
58
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 577 ; Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1082
59
POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in ALLARD, Jacques Maritain,
philosophe dans la cité, p. 317 : « La doctrine de la loi naturelle est le véritable pivot de la réflexion
maritanienne sur la loi, puisque le droit positif et les droits de l’homme sont toujours vus à sa lumière. »
55
1. La théorie maritanienne de la loi naturelle
La particularité de la doctrine maritanienne de la loi naturelle est l’identification de
deux éléments distincts, qu’il faut traiter séparément car ils répondent à des questions
différentes. Cette division provient de l’attention portée au délicat problème de la
connaissance de la loi naturelle (b), problème que Maritain développe après avoir étudié la loi
naturelle en elle-même (a).
a) L’élément ontologique
Le point de départ de Jacques Maritain est assez tranchant : en quelques lignes, il
écarte toutes les objections des philosophies niant l’existence de la loi naturelle en les
revoyant dans les ténèbres du « non-sens », à cause des principes à partir desquels elles sont
construites. Maritain part des évidences métaphysiques les plus sûres, qu’il présuppose tenues
par tous, et s’inscrit encore une fois, volontairement60, dans la redécouverte des fondements
métaphysiques du droit. Ces évidences sont au nombre de trois : l’existence d’une nature
humaine universelle ; l’existence, comprise dans cette nature, des facultés d’intelligence et
volonté libre, et donc le pouvoir, pour l’homme, de « se déterminer à lui-même les fins qu’il
poursuit » ; l’existence de fins nécessaires et propres à la « structure ontologique » qu’est la
nature humaine61.
Ces choses posées, on s’aperçoit immédiatement du conflit potentiel que porte en elle
la dualité spécifique à la nature humaine : être naturel et être rationnel. De la première chose,
se découvre un ordre naturel nécessaire, de la seconde, un ordre de liberté contingent. Tout le
problème de la vie humaine réside dans l’accord ou le désaccord entre ces deux ordres, tous
les deux intérieurs à l’être humain. L’exemple du piano dont use Maritain manifeste cette
question d’ajustement entre le monde objectif de la nature et celui subjectif de la liberté. De
ce problème, on peut en tirer une première définition de la loi naturelle :
Puisque l’homme est doué d’intelligence et se détermine à lui-même ses fins, c’est à lui
de s’accorder lui-même aux fins nécessairement exigées par sa nature. Cela veut dire
qu’il y a, en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison
humaine peut découvrir, et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder
60
61
Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1083
L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 578-579 ; Les droits de l’homme, pp. 65-66
15
aux fins essentielles et nécessaires de l’être humain. La loi non écrite, ou loi naturelle,
n’est pas autre chose que cela.62
La conséquence de cet état de fait et de cette définition, c’est que la loi n’est pas reliée
à la volonté mais est intrinsèquement dépendante de la raison63. La portée de cette
affirmation, strictement thomiste64, est immense car Maritain récuse ainsi le positivisme
juridique et trouve un fondement aux droits de l’homme à l’abri de tout arbitraire, puisque
naturel, objectif, universel, nécessaire.
Il va encore affiner cela en montrant comment cet ordre objectif et nécessaire n’est pas
une vague Idée, extérieure aux êtres, comme Platon a pu se l’imaginer. Fidèle au réalisme
aristotélicien, c’est dans les êtres que se trouve l’ordre naturel des fins auxquelles ils
obéissent : ainsi, chaque être a sa loi naturelle. Il nomme celle-ci la « normalité de
fonctionnement65 » de la chose, chaque chose ayant sa propre notice de fonctionnement, sa
« loi interne typique », des instructions qu’il faut respecter pour que « cela marche. » De plus,
cette loi naturelle intrinsèquement liée aux choses, qui est leur norme habituelle de
fonctionnement, est dynamique : pour les vivants, le fonctionnement est croissance et
mouvement vers une plénitude. Donc, la loi naturelle est aussi la « formule idéale de
développement d’un être donné »66.
Cependant, une fois encore, il faut remarquer que l’homme n’est pas un être comme
un autre : sa nature rationnelle le distingue de toutes les autres natures. Les choses ne sont pas
libres de se développer selon leur normalité de fonctionnement, contrairement à l’homme qui
peut ne pas s’y soumettre. On est donc obligé de distinguer, avec Maritain, deux sortes de
« devoirs » : le premier, métaphysique, est commun à tous les êtres ; le second, moral, est
spécifique à la personne humaine. Le critère de la distinction n’est rien de moins que le
nécessaire et le contingent, la liberté. Le devoir moral introduit chez l’homme une obligation
morale corrélative et un ordre particulier, radicalement distinct, mais non séparé, de celui
62
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 579 ; Les droits de l’homme, p. 66
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 591 ; Saint Thomas et le droit, OC VI, p. 1011 ; La loi naturelle et la loi non
écrite, p. 44 et 105 ; POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in ALLARD,
Jacques Maritain, philosophe dans la cité, p. 317
64
La loi est le dictamen rationis, l’ordonnance de la raison : cf. CATTIN, L’anthropologie politique de Thomas
d’Aquin, p. 161 ; VEYSSET, Situation de la politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, p. 29 (analogie
de la raison et du pouvoir politique) ; SERTILLANGES, La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, pp.
99-100
65
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 579 : cette loi est « la façon propre dont, en raison de sa construction
spécifique, elle demande à être mise en action, dont elle doit être employée. » cf. l’exemple très éclairant de
l’homme et du canard chez SCHALL, Jacques Maritain, the philosopher in society, pp. 79-80
66
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 581
63
16
« naturel »67. Dans son aspect dynamique, cette distinction aboutit à un certain degré
d’idéalité de l’ordre de l’action humaine : n’étant pas soumis à la nécessité, il peut toujours
être plus ou moins non-conforme à sa normalité de fonctionnement qui devient un idéal à
atteindre, auquel il faut s’ajuster68.
Le premier élément de la loi naturelle, celui ontologique, nous fait découvrir l’essence
de l’homme et la loi de son développement, qui est à la fois un idéal vers lequel il tend et une
donnée essentielle, une réalité ontologique strictement propre. Mais il ne suffit pas de
déterminer une essence, il faut encore montrer comment elle est concrètement,
existentiellement, assumée par un sujet.
b) L’élément gnoséologique
C’est la très grande originalité de Maritain que d’avoir identifié et traité pour lui-même
l’aspect gnoséologique de la loi naturelle, c’est-à-dire la manière dont elle est connue69. Sa
théorie est assez particulière et un peu complexe, il nous faut donc le suivre pas à pas.
Maritain commence par formuler un truisme : la loi naturelle n’est pas écrite. C’est là
que le problème de la connaissance surgit car l’erreur est toujours possible quand il n’y pas de
référence textuelle sûre. La seule connaissance infaillible concerne un principe évident : faire
le bien, éviter le mal. Ce principe est évident, conceptuellement énoncé et posé par la raison
en vertu des notions en jeu et du principe de non-contradiction. Mais cet axiome moral n’est
pas, pour Maritain, la loi naturelle : il n’en est que « le préambule et le principe » et la loi
naturelle vient justement après, en aval :
La loi naturelle est l’ensemble des choses à faire et à ne pas faire qui suivent de là
d’une façon nécessaire.70
Ceci se rapporte au contenu de la loi naturelle, mais la question de la manière dont ce
contenu est connu se pose toujours. Ou plutôt, ces choses nécessaires qui dérivent du premier
principe ne sont perçues comme telles qu’après un certain processus et non pas
immédiatement. Une médiation, dans la pensée de Maritain, s’interpose entre le premier
principe, donné par la raison pratique, et ses conséquences, qui ne sont connues, et donc
67
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 580 : « La conduite humaine relève d’un ordre particulier et privilégié qui est
irréductible à l’ordre général du cosmos. »
68
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 581
69
« La loi et la connaissance de la loi sont deux choses différentes » : L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 585 ; Les
droits de l’homme, p. 67 ; cf. POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in
ALLARD, Jacques Maritain, philosophe dans la cité, pp. 318-319
70
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 583
17
posées comme nécessaire, que grâce à cette médiation. Celle-ci explique les erreurs et
approximations qui sont nombreuses en la matière71.
La deuxième étape de la réflexion maritanienne, après avoir cerné le problème, est de
montrer qu’il est absolument nécessaire de le résoudre puisqu’une loi, n’oblige, n’a
réellement force de loi, que lorsqu’elle est promulguée, c’est-à-dire connue et énoncée dans
des conclusions sûres par la raison pratique. C’est ici que se situe, au sens strict, la théorie
maritanienne de la connaissance de la loi naturelle par inclination72. Cette théorie, comme
nous avons dit, doit respecter le constat posé de la diversité des expressions, souvent plus ou
moins inexactes, de la loi naturelle, de ses réalisations. La base de la théorie de Maritain est
donc une idée sur laquelle il revient souvent : le progrès de la conscience morale73. Maritain
se fonde ici sur les dires des ethnologues et la notion thomiste de développement : c’est donc
une approche résolument historique, dynamique, de la morale, qu’il adopte.
Le progrès de la conscience morale de l’humanité étant posé a priori, Maritain ne peut
qu’affirmer que la loi et la connaissance de la loi sont deux choses différentes, étant données
les imperfections qu’on peut constater, et donc il ne peut qu’en arriver à une théorie de la
connaissance déconnectée de la raison qui, universelle et toujours identique à elle-même, ne
peut expliquer ce fait. D’où l’apparition d’un troisième terme entre la vie humaine d’un côté
et la raison pratique de l’autre : la connaissance par inclination. Il nous faut citer un peu
longuement Maritain sur ce sujet central :
Il convient à ce propos d’insister sur le fait que la raison humaine ne découvre pas les
régulations de la loi naturelle d’une manière abstraite et théorique, comme une série de
théorèmes de géométrie. Bien plus, elle ne les découvre pas par l’exercice conceptuel de
l’intelligence, ou par voie de connaissance rationnelle. Je pense qu’il nous faut
comprendre l’enseignement de Thomas d’Aquin sur ce point d’une façon plus profonde et
plus précise qu’on ne le fait d’ordinaire. Quand il dit que la raison humaine découvre les
régulations de la loi naturelle sous la conduite des inclinations de la nature humaine, il
veut dire que le mode même selon lequel la raison humaine connaît la loi naturelle n’est
pas celui de la connaissance rationnelle, mais celui de la connaissance par inclination.
Cette sorte de connaissance n’est pas une connaissance claire par concepts et jugements
conceptuels : c’est une connaissance obscure, non systématique, vitale, qui procède par
connaturalité ou sympathie et dans laquelle l’intellect, pour former un jugement, écoute
71
sur cette première étape du raisonnement de Maritain, cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 583 ; Les droits de
l’homme, pp. 67-68
72
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 585
73
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 584, 586, 587-589 ; La loi naturelle et la loi non écrite, pp. 32-33
18
et consulte l’espèce de chant produit dans le sujet par la vibration de ses tendances
intérieures.74
Comme corollaire de cette explication, Maritain ne peut qu’ajouter que ce mode de
connaissance par inclination n’est pas libre, du moins en ce qui concerne la raison, puisque,
précisément, il est lié aux inclinations essentielles de l’être75.
Maritain a construit progressivement sa théorie de la loi naturelle : nous la voyons
parfaitement achevée en 1953, date où sa présentation explique complètement l’aspect
immuable de la loi naturelle ainsi que, simultanément et paradoxalement, son caractère
relatif76. Mais en 1942, seule la base, l’idée de progrès moral, qui est très importante et très
caractéristique chez Maritain, est présente77. En 1947, c’est encore la seule chose affirmée78.
C’est en fait dans son cours de 1950 que l’on voit les deux éléments, ontologique et
gnoséologique, apparaître, dans une élaboration déjà sûre d’elle-même79.
Non seulement il était impossible de ne pas faire un détour par la loi naturelle, puisque
Maritain l’assigne expressément comme fondement aux droits de l’homme, mais encore il
nous semble utile de souligner que c’est sa théorie de la connaissance de la loi par inclination
qui lui permet de justifier rationnellement les différentes « générations » de droits de
l’homme, du fait du développement et des modifications existentielles des conditions de vie
de l’homme80. Il nous faut maintenant découvrir ce que Maritain appelle « droit » et la
définition qu’il en donne.
2. Le droit et les droits de l’homme chez Jacques Maritain
Il était impossible, finalement, pour Maritain, de parler des droits de l’homme sans
aborder de front, à un moment ou à un autre, la question de la définition du droit. Cependant,
on doit remarquer que cette question est assez peu abordée dans ses ouvrages de philosophie
74
L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 585-586
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 589
76
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 600 pour une synthèse
77
cf. Les droits de l’homme, pp. 68-69
78
cf. Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1084
79
cf. La loi naturelle et la loi non écrite, pp. 20-34
80
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 600-601
75
19
politique ayant trait aux droits de l’homme. Ayant rattachés ceux-ci à la loi naturelle, il devait
supposer comme acquis ou accessoire de revenir à une présentation détaillée de la doctrine
thomiste du droit. C’est donc plutôt dans des études très spécifiquement juridiques81 qu’il en
parle ainsi que dans son grand livre de philosophie morale82. Mais une fois analysé ce qu’est
le droit (a), Maritain s’étend beaucoup plus sur ce que sont les droits de l’homme et leurs
caractéristiques (b).
a) La définition de l’ordre juridique
La loi naturelle n’est pas encore du domaine du droit : pour Maritain, elle ressort de
l’ordre de la moralité83. De plus, le langage même du droit, comme l’expression « avoir droit
à » relève d’abord de cet ordre moral84. C’est donc par un détour à la philosophie morale qu’il
faut pénétrer dans le domaine propre du droit, tout en demeurant toujours fidèle à une vision
principalement métaphysique85. La notion de droit peut donc être analysée selon les divers
savoirs que nous avions, à la suite de Maritain, repérés et hiérarchisés.
Ce qui est au cœur d’un tel concept, c’est la notion de debitum, ce qui m’est dû, mon
dû.86
Le dû, c’est ce qui devrait être pour le sujet, ce qui est requis par sa nature. Il y en a au
niveau ontologique, dont le défaut entraîne ce qu’on appelle le mal ontologique. Il en ainsi,
par exemple, de la vue : pour les animaux dotés du sens de la vue, être aveugle est un mal car
la vue est dû, ontologiquement parlant, puisque la vision est comprise dans leur essence87. Au
niveau éthique ou moral, il y a la même notion, mais avec une « addition », de nouveaux
éléments dont le principal est l’obligation en conscience qui s’y attache88.
On retrouve ici les deux niveaux de compréhension qui ont déjà été utilisés par
Maritain pour exposer l’élément ontologique de la loi naturelle. Là, Maritain parlait du devoir
ontologique et du devoir moral89, ici il use de ces mêmes catégories non plus pour l’obligation
81
Saint Thomas et le droit (1935), OC VI, pp. 1007-1015 ; Remarques sur la loi naturelle (1952), OC X, pp. 955974 ; La loi naturelle et la loi non écrite, édité en 1986 mais reprenant des cours de 1950.
82
Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale (1951), OC IX, 8ème leçon, « le droit et la
faute », pp. 909-922
83
Remarques sur la loi naturelle, OC X, p. 965
84
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 909
85
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 909
86
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 909
87
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, pp. 909-910
88
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 910
89
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 580
20
mais pour le dû. Cette correspondance est normale car la loi considère la nature sous l’angle
de la règle qui met en mouvement vers la fin, tandis que le debitum considère la faculté qui,
dans le sujet, rend capable et produit ce mouvement vers la fin. C’est donc toujours d’une
essence finalisée par son bien propre que nous parlons, essence qui, pour l’homme, couvre
deux ordres, l’un naturel et l’autre libre.
Maritain décrit ensuite trois implications ou conséquences de ce dû qui est un bien non
seulement essentiel mais encore moral. La première a rapport à la cause de ce qui fait franchir
le seuil de l’ordre moral :
Le bien en question est dû à moi parce que je suis un je, un soi. Le bien moralement dû
est dû à un soi, et non pas seulement à une nature. L’animal n’a pas de soi, de monde
intérieur qui se présente comme sa possession. L’avènement du soi, de la personne, fait
passer à la notion de « dû » le seuil du domaine éthique.90
La deuxième implication est elle-même une conséquence de ce qui vient d’être dit. En
fait, il s’agit plus, pour Maritain, d’une redite ou d’un rappel : le fondement de ce dû moral,
qui fait d’un individu un sujet de droit à part entière, c’est la « dignité », la « valeur absolue »
de la personnalité qui, dans l’homme, le fait advenir à l’état de tout, de microcosme91. Quant à
la troisième affirmation, c’est encore une conséquence de ce qui vient d’être dit. Si le dû
moral est possédé par une personne, il ne peut être destiné qu’à une autre personne : seule une
personne peut être obligée moralement de respecter, en conscience, le dû d’une autre
personne92.
Maritain propose, sur ces bases, une définition du droit :
La définition complète que je proposerai est donc la suivante : un droit est une exigence
qui émane d’un soi à l’égard de quelque chose comme son dû, et dont les autres agents
moraux sont obligés en conscience à ne pas le frustrer.93
Il est, néanmoins, très important de saisir que Maritain parle encore ici du droit au sens
moral. Pour entrer enfin dans l’ordre juridique à proprement parler, il faut franchir une étape
supplémentaire. Le philosophe a en effet introduit une distinction entre debitum moral et
debitum legale. Le premier correspond à ce que nous venons d’étudier. Le second ne lui est
pas opposé, car il s’élève sur le fondement du premier94. Le debitum legale coïncide avec une
nouvelle « addition » :
90
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 910
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, pp. 911-912
92
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 912
93
Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 912 ; cf. les deux éléments de cette définition pages
911 et 912.
94
Remarques sur la loi naturelle, OC X, p. 966
91
21
Le droit positif et la loi positive émanent de l’autorité sociale et sont sanctionnés par
les contraintes de la société. Nous avons ici l’ordre de la légalité ou l’ordre juridique, qui
suppose l’ordre moral, mais qui y ajoute quelque chose, à savoir cette possibilité de
contrainte par la société.95
Il y a plusieurs éléments différents dans cet ajout qui permet d’identifier l’ordre
juridique, le debitum legale : premièrement, il y a l’idée de contrainte sociale ; mais celle-ci
n’est possible que parce que, deuxièmement, il existe une autorité qui a charge de l’ordre
social ; cette autorité doit être, troisièmement, légitime et, enfin, ses décisions, qui constituent
matériellement l’ordre juridique, doivent être juste96. Le droit, juridiquement parlant, est donc
une détermination du droit moral dont le critère, le principe de spécification, est la présence
d’une figure sociale extérieure à la relation des personnes en cause, l’autorité, principe formel
de la communauté politique. Dans l’extrait que nous avons cité, on ne voit apparaître que le
droit positif et la loi positive : que faire du droit naturel et de la loi naturelle ? Sont-ils
irrémédiablement exclus de la sphère juridique ? Maritain pense, en effet, que si ces choses
font sans conteste partie de l’ordre moral, il est difficile de parler à leur égard de juridicité au
sens strict. Il préfère parler « d’ordre juridique virtuel » pour cet « ordre juridique naturel »
qui n’est appelé juridique qu’analogiquement et qui ne devient « réel » que lorsque l’autorité
humaine sociale intervient concrètement97.
Un dernier point reste à étudier, et il n’est pas un détail. Avec ce qui précède, nous
comprenons que le concept de droit, comme celui de loi, est un concept analogue98. Cette
propriété est fondamentale : le droit ou la loi de l’ordre moral sont seulement similaires avec
le droit ou la loi de l’ordre ontologique ou de l’ordre juridique. Il est ainsi possible de
discerner plusieurs analogués dont la relation est inverse selon que l’on parle du droit ou de la
loi. Pour le droit, le premier analogué est le droit positif, puis viennent le droit des gens (qui
est le « droit commun de l’humanité civilisée ») et le droit naturel. Pour la loi, le premier
analogué est la loi éternelle, puis suivent la loi naturelle, la loi des nations et la loi positive99.
Nous n’aborderons pas les développements propres à chaque analogué, qui se trouvent
95
La loi naturelle et la loi non écrite, p. 47
cf. Les droits de l’homme, pp. 78-79 ; La loi naturelle et la loi non écrite, p. 47 et 60 ; Remarques sur la loi
naturelle, OC X, p. 965. POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in ALLARD,
Jacques Maritain, philosophe dans la cité, p. 317 : « L’ordre juridique est capable d’une contrainte extérieure
dont la morale est dépourvue. »
97
Remarques sur la loi naturelle, OC X, p. 968
98
Pour le droit, Les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 909 ; pour la loi, La loi naturelle et la
loi non écrite, p. 44 ; pour l’ordre juridique, Remarques sur la loi naturelle, OC X, p. 968. Sur l’analogie chez
Maritain, cf. FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 97-101
99
La loi naturelle et la loi non écrite, pp. 60-61
96
22
principalement dans ses livres L’Homme et l’Etat100, La loi naturelle et la loi non écrite101 et
Les droits de l’homme et la loi naturelle102. Mais il faut noter que pour Maritain, il y a une
« relation d’identité » entre le droit positif et la loi positive et qui sont, en leur fond,
synonymes103.
b) Les droits de l’homme
Il faut considérer maintenant que la loi naturelle et la lumière de la conscience morale
en nous ne prescrivent pas seulement des choses à faire et à ne pas faire ; elles
reconnaissent aussi des droits, en particulier des droits liés à la nature même de
l’homme. La personne humaine a des droits, par là même qu’elle est une personne, un
tout maître de lui-même et de ses actes, et qui par conséquent n’est pas seulement un
moyen, mais une fin, une fin qui doit être traitée comme telle. La dignité de la personne
humaine, ce mot ne veut rien dire s’il ne signifie pas que, de par la loi naturelle, la
personne humaine a le droit d’être respectée et est sujet de droit, possède des droits. Il y
a de choses qui sont dues à l’homme par là même qu’il est homme.104
Il nous fallait citer en entier ce long extrait car il synthétise la totalité des divers points
que nous avons traités jusqu’ici. En partant d’une anthropologie personnaliste, Maritain
aboutit à une affirmation nette des droits de l’homme en intégrant la loi naturelle qui les
fondent rationnellement et la notion de droit, de dû, qui les justifient. Le tout est fortement
charpenté par une structure philosophique solide. L’homme a des droits du fait de son être
même, ontologiquement, que la loi naturelle manifeste : elle découvre à la raison les devoirs
et les droits fondamentaux de l’homme, ces derniers fondés sur sa dignité de personne qui
implique un certain nombre de choses dues. En un raccourci saisissant, Maritain montre la
convenance de l’idée de droits de l’homme avec l’ordre universel de l’être, de son créateur à
ses expressions créées, selon la double analogie, de proportionnalité et d’attribution105.
Sur ces droits de l’homme, Jacques Maritain apporte deux précisions. Tout d’abord, il
s’interroge sur leur portée et soutient donc leur caractère inaliénable106 car naturel. Cette
naturalité des droits humains les place dans une position « antérieure et supérieure à la
100
OC IX, pp. 593-597
pp. 44-63
102
Les droits de l’homme, pp. 72-75
103
La loi naturelle et la loi non écrite, p. 47 ; Remarques sur la loi naturelle, OC X, p. 965
104
Les droits de l’homme, p. 69 ; cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 591
105
Les droits de l’homme, p. 70
106
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 597
101
23
législation écrite »107 et leur assure une stabilité, une permanence, équivalente à celle de la loi
naturelle elle-même. L’inaliénabilité des droits de l’homme, qui est d’ailleurs relative car
certains droits le sont plus que d’autres, est toutefois tempérée par leur limitation108. Maritain
introduit à ce sujet une nouvelle distinction. En effet, si les droits sont compris comme une
possession inconditionnée, absolue, « à la manière d’un attribut divin », il y aura
immanquablement un conflit de droits109.
Mais ce serait méconnaître justement le caractère humain de ces droits et ne voir en
l’homme que sa capacité d’autodétermination, dans une indépendance radicale du moi d’avec
ses fins propres et sa nature objective110. Il faut au contraire reconnaître que tout ce qui est
humain est limité car conditionné et distinguer la possession d’un droit de son exercice, ce qui
est une première limitation car des circonstances peuvent empêcher ou interdire à un individu
d’exercer pleinement les droits qu’il possède. C’est aussi une manière de reconnaître la nature
sociale de l’homme qui doit se soumettre au bien commun.
Enfin, une des particularités les plus connues de la réflexion maritanienne sur les
droits de l’homme est leur catégorisation. A l’occasion de la rédaction de la déclaration
universelle de 1948, il rappelle ce qu’il avait déjà très largement développé à la fin de son
ouvrage La loi naturelle et la loi non écrite111, à savoir que les droits peuvent être classés
selon les diverses situations dans lesquelles la personne est placée. En effet, l’homme n’est
pas seulement un individu et un citoyen, ce que reconnaissaient déjà les déclarations du
XVIIIème siècle, mais aussi une personne sociale, membre de plusieurs communautés
intermédiaires, notamment celles familiales et économiques112. Jacques Maritain distingue
donc trois sortes de droits de l’homme dont il donne une liste complète : « les droits de la
personne humaine comme telle, les droits de la personne civique, les droits de la personne
sociale, et plus particulièrement de la personne ouvrière »113.
107
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 592
cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 597-599 ; Les droits de l’homme, p. 71 ; Les notions premières de la
philosophie morale, OC IX, pp. 912-913 ; Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme,
OC IX, pp. 1211-1213
109
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 603 ; Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC
IX, p. 1211
110
Les droits de l’homme, pp. 70-71
111
Les droits de l’homme, pp. 75-104
112
cf. Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1088 ; L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 600-602
113
Les droits de l’homme, pp. 104-107
108
24
Le cœur de la théorie maritanienne nous semble être la liaison très forte qu’il effectue
entre la dignité de la personne humaine, anthropologiquement fondée, et le droit que l’autorité
sociale doit consacrer, malgré toutes les difficultés et au gré des évènements et circonstances,
droit qui doit toujours être référencé à la norme objective que constitue la loi naturelle. Née de
la lutte contre les idéologies totalitaristes qui détruisaient la personne humaine, née aussi de la
réaction contre un individualisme outrancier, la pensée des droits de l’homme que Maritain
défend fut aussi en butte aux obstacles dressés par les autres réflexions sur le sujet, issues de
la philosophie moderne. C’est donc contre toutes les formes de dérives de celle-ci qu’il lutte.
Ce sont les droits de la personne humaine qui dès la base et à travers tout le système
doivent être reconnus et garantis, en telle sorte qu’une démocratie organique serait par
essence la cité des droits de la personne. Les « droits de l’homme et du citoyen » ont été
compromis auprès d’esprits qui se croient forts par le rousseauisme dont la Déclaration
de 1789 porte la trace. Nier à cause de cela l’existence de tels droits serait aussi sensé
que mépriser pieusement la science à cause de l’athéisme de certains savants. Si la
personne humaine est sans droits, il n’y a nulle part de droit, ni par conséquent
d’autorité. En réalité, les droits primordiaux de la personne, en tant même que membre
de la cité, expriment eux-mêmes l’inaliénable autorité de l’image de Dieu. Et ce que
demande un juste esprit démocratique, c’est qu’à cette autorité, si constamment
méconnue et outragée parmi les hommes, un certain pouvoir corresponde de par les
structures de la cité.114
Cependant, une théorie authentique des droits de l’homme n’est possible, pour
Maritain, qu’à la seule condition qu’elle soit philosophiquement fondée et cela, selon les
ressources les plus hautes de l’intelligence, la science de l’être en tant qu’être115.
114
Principes d’une politique humaniste, OC VIII, p. 231
« Son premier apport en la matière est d’avoir montré que, sans une philosophie forte et rigoureuse qui se
fasse de l’homme une idée assurée, la notion de droits de l’homme s’évanouirait dans l’inconsistance des
opinions contradictoires, approximatives, fugitives », BORNE, L’apport de Jacques Maritain à la philosophie
des droits de l’homme in Institut International Jacques Maritain, Droits des peuples, droits de l’homme, p. 108 ;
il ajoute : « le nœud est métaphysique », p. 112. Cf. POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon
Jacques Maritain in ALLARD, Jacques Maritain, philosophe dans la cité, pp. 322-323 ; pour un aperçu rapide de
l’importance de la métaphysique chez Maritain, FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 79-85
115
25
TABLE DES MATIERES
Introduction
p. 4
Chapitre 1. Jacques Maritain : la dignité de la personne humaine
p. 16
Section 1. Prolégomènes à une théorie des droits de l’homme
p. 19
§1 – Le contexte d’élaboration de la théorie maritanienne
1) La participation de Maritain à la reconnaissance internationale
des droits de l’homme
a) L’ONU, l’UNESCO et la Déclaration universelle de 1948
b) Le rôle de Maritain à l’UNESCO
2) De la métaphysique au droit : le statut du savoir juridique
a) La hiérarchie des sciences
b) L’impossible séparation de l’être et du devoir-être
p. 19
§2 – La consécration juridique possible des droits de l’homme
1) La prise en compte du pluralisme de la société
a) La division des esprits dans la société moderne
b) La société pluraliste
2) La possibilité d’un accord pratique dans une société pluraliste
a) L’existence possible d’un accord pratique
b) La portée de l’accord pratique
p. 29
p. 30
p. 30
p. 32
p. 34
p. 34
p. 36
Section 2. La nature humaine et ses droits
p. 39
§1 – Le personnalisme thomiste de Jacques Maritain
1) L’individu et la personne: une distinction essentielle
a) Les causes de la réflexion maritanienne sur la personne
b) L’individualité et la personnalité
2) La société des personnes humaines
a) La société et le bien commun
b) La société humaine: un tout de touts
p. 39
p. 40
p. 41
p. 43
p. 44
p. 45
p. 47
§2 – La loi naturelle, fondement des droits de l’homme
1) La théorie maritanienne de la loi naturelle
a) L’élément ontologique
b) L’élément gnoséologique
2) Le droit et les droits de l’homme chez Jacques Maritain
a) La définition de l’ordre juridique
b) Les droits de l’homme
p. 49
p. 51
p. 51
p. 53
p. 56
p. 56
p. 59
p. 20
p. 20
p. 21
p. 23
p. 24
p. 26
26
Chapitre 2. Michel Villey : le droit dans les choses, objet de la justice
p. 63
Section 1. L’analyse villeyienne du langage du droit
p. 67
§1 – Le problème du langage des droits de l’homme
1) Le langage des droits de l’homme
a) Le bilan du langage des droits de l’homme
b) Le discours villeyien sur les droits de l’homme
2) Les voies d’accès à l’authentique langage juridique
a) Le réalisme de Michel Villey
b) Le mouvement de la pensée juridique
p. 67
p. 68
p. 69
p. 71
p. 74
p. 74
p. 77
§2 – Le concept de droit chez Michel Villey
1) La définition du droit d’Aristote
a) Du droit à la justice
b) Les attributs du droit
2) Le droit chez les Romains
a) Le droit chez Cicéron
b) Le droit dans le Digeste
p. 80
p. 81
p. 81
p. 83
p. 86
p. 87
p. 88
Section 2. La genèse des droits de l’homme
p. 91
§1 – Thomas d’Aquin : la synthétisation du droit objectif
1) Les rapports du droit et de la loi chez saint Thomas
a) Le droit, la loi et la morale
b) La sphère modeste du droit
2) Le droit naturel et les droits de l’homme
a) Le droit naturel chez Aristote et saint Thomas
b) La conception villeyienne du droit naturel
p. 92
p. 93
p. 94
p. 96
p. 99
p. 99
p. 102
§2 – Le droit subjectif, fruit du nominalisme
1) La révolution nominaliste
a) La naissance d’une pensée individualiste et volontariste
b) Les conséquences juridiques du nominalisme
2) Les théories des droits de l’homme, héritières du nominalisme
a) La Seconde Scolastique
b) Les penseurs anglais du XVIIème siècle
p. 106
p. 107
p. 107
p. 110
p. 113
p. 113
p. 115
Conclusion
p. 118
Bibliographie
p. 129
Table des matières
p. 136
27
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