Re-présenter la représentation théâtrale : de la traduction complexe

Actes du Colloque international francophone « Complexité 2010 »
La pensée complexe : défis et opportunités pour l’éducation, la recherche et les
organisations – Lille (France) mercredi 31 mars et jeudi 1er avril 2010
Re-présenter la représentation théâtrale : de la
traduction complexe entre autopoïèse théâtrale et
(trans)figuration audiovisuelle
Pascal BOUCHEZ1,2
1 Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
2 UVHC, DeVisu, F-59313 Valenciennes, France
email : pascal.bouchez@univ-valenciennes.fr
Résumé
Si l'on s'aventure à oser vouloir garder trace, à des fins de mémoire
(documentaire ?) et de transmission, du « spectacle vivant » appréhendé comme
hyper-complexité en actes, à chaque instant, scène et salle enchevêtrées, l'outil
audiovisuel, fruit de l'idéal scientiste occidental de par ses conditions historiques
d'émergence, est-il parfaitement adapté ? Et cependant, quelle reliance féconde
susciter sur des complexités « déchiffrées » dans leur poétique ressentie, pour que
l'art immémorial, immédiat, polyphonique et « chaud », du théâtre soit à même de
consoner à la perfection avec l'art illusionniste, séquentiel, multifocal et « froid » (en
dépit de la possibilité du « direct ») généré dans le meilleur des cas par les
médiations audiovisuelles ? Ce papier s'appuie sur l'éventail des principales
réponses proposées (dont la multicaptation DMD avec sa démultiplication des
points de vues d'appréhension du réel perçu dans l'espace et dans le temps) pour
mieux tenter d'entrevoir la dialogique pertinente la plus haute entre ces deux
complexités en actes.
Mots clés
        

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Liminaire
En tant que réalisateur, j'ai été confronté sept années durant à la nécessité de
générer une certaine mémoire documentaire du spectacle vivant, ce qui pose de très
nombreux problèmes que j'ai découvert sur le terrain, et au quotidien. Dans le champ
théâtral, partir de la vie des corps dans l'intensité spontanée du partage pour aboutir à
la trace audiovisuelle spectrale, mortifère, métaphorique... quoique aussi formidable
machine virtuelle à induction des activités cognitives spectatorielles. Avec en toile de
fond la « sentence » d'Antoine Vitez qui menace d'anéantir toute initiative en ce sens, et
selon laquelle lorsque l'on filme un spectacle, «  »... La réponse est en fait à
mes yeux paradoxale, car diffractée sur des couches différentes dans la densité
insaisissable du réel : oui, on perd tout du « feu théâtral » qui, pour paraphraser ce que
Edgar Morin a écrit à propos du vivant (Morin, 1980), vit à la température de sa propre
destruction, scène et salle indissociables. Filmer du théâtre, c'est toujours avant toute
chose filmer l'impossibilité de filmer du théâtre ; et pourtant, simultanément, non, on ne
perd pas tout, dans une toute autre perspective, il reste quelques cendres partiellement
recomposables, des  à ré-oxygéner, aptes même, à ce titre, à participer à une
mémoire multiréférentielle potentielle du spectacle 
Autopoïèse théâtrale
Le « théâtre » se construit par une relation d'accord et de résonance entre deux
groupes d'humains à travers un dispositif codifié. Il émerge de ce partage croisé
permanent des écoutes, cohérentes et unifiées, une qualité et une densité de 
particulière, sur scène et dans la salle. Les imprévus, aléas, et autres surprises de jeu
sont intégrés dans un mouvement tourbillonnaire que j'ai proposé de nommer 
 en référence à l'approche autopoïétique de Humberto Maturana et de
Francisco Varela (Maturana, Varela, 1984).
1 A noter que l'appréhension conceptuelle de cette « présence » semble toujours hors de portée,
tant dans le paradigme réductionniste dominant des sciences cognitives que dans celui plus
inclusif, ouvert et étendu de la complexité. Constat qui, s'il venait à se vérifier, serait à même
de justifier l'auto-organisation parallèle, en dialogique, d'une « science (moderne !) de la 1ère
personne » encore à inventer ?
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 est dès lors la matrice qui génère, accompagne et permet le
déploiement, le « surf » pourrais-je même écrire, de l'interface fictionnelle (personnages,
situations, etc.) voulue par l'auteur et le metteur en scène apte à dévoiler les mille et un
détours de la psyché humaine mieux que tous les concepts imaginables. Projet artistique
porté par des corps d'acteurs que chaque spectateur, immobilisé sur son fauteuil,
retraduit sans cesse de par la mobilité extrême de sa vision psychologique2. Ainsi donc, le
théâtre émerge-t-il d’une dynamique qui défie l'entendement : l’énergétique hyper-
complexe de la scène, son homologue tout aussi complexe de la salle, la fragile alchimie
du réel qui les relie dans le jeu orchestral et voilé du représenté et de
l’irreprésentable. Art théâtral qui s’auto-détruit totalement et se recrée différemment à
chaque seconde, et qui est processus d’ouverture, d'échange, de partage et de don.
Ainsi, peut-on avancer que le spectacle théâtral c'est d'abord l'autopoïèse. Ce n'est
jamais la seule fiction scénique, produit « allopoïétique ». Si l'on accepte cette conclusion,
comment garder  en filmant l'autopoïèse théâtrale, ce processus complexe
hautement contextualisé ? Et non pas se focaliser aveuglément sur une fidélité restreinte
à une « image » iconophonique, la représentation scénique isolée ?
Image scénique isolée : recréation (traces tertiaires)
En questionnant les rapports théâtre/audiovisuel, et en privilégiant l'entrée
visuelle « problématique » aux dépens de l'étude d'« images sonores » qui restent encore à
explorer, j'ai proposé de classifier il y a quelques années les  audiovisuelles de
spectacle en trois catégories :  tertiaires de recréation,  primaires de
captation,  secondaires de mono et de multicaptation (Bouchez, 2007) 
Une tertiaire de recréation d’un spectacle désigne un enregistrement différé,
fragmentaire et « décentré », hors des conditions vécues de l'autopoïèse théâtrale. Une
forme d'enregistrement contextualisée du spectacle vivant. La recréation est une
reconstruction « en laboratoire » de l'un des deux pôles seulement du processus théâtral.
Elle marque subrepticement le triomphe de la temporalité audiovisuelle (autorisé par
l’expulsion du public) et du paradigme dominant de la représentation occidentale. Par le
2 Cf. les très belles pages d'Edgar Morin sur les différences de perception/recréation cognitives
au cinéma et au théâtre dans  (1956).
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choix radical du démembrement du processus d’autopoïèse théâtrale, qui est, rappelons-
le, la seule vérité de l’acte spectaculaire au moment même où il se produit, il est aisé de
procéder à l’enregistrement « sensible », différé, précis, comme « mécanisable », de la
seule fiction scénique. Ce type d’enregistrement « réduit » et non contextualisé qui
compose le socle de la recréation ou du « film de théâtre » est bien sûr un outil
particulièrement efficace de transposition de la seule représentation scénique, de par sa
capacité de focalisation dramatique et sa souplesse d'adaptation. Les caméras et micros
peuvent « sauter la rampe » et pénétrer la scène de mille et une manières différentes, avec
une puissance inductive extraordinaire. Dans le prolongement du mouvement naturel de
la pensée, comme le notait déjà Edgar Morin il y a plus d'un demi-siècle (Morin, 1956,
p. 70), «       !    
"!###
». D’authentiques et multiples chef-d’œuvres audiovisuels sont le
fruit de cette démarche analytique (Picon-Vallin, 1997), comme en « sur-mesure » en lieu
et place du « prêt-à porter » courant...
Cela étant, la recréation ne peut fonder une mémoire documentaire  du
« continent-vie/théâtre » porté par toute représentation, du seul fait de la suppression de
la dialogique et des interactions coopératives, antagonistes et créatives incessantes entre
une scène et une salle qui sont UNE. Sans public, point de théâtre : étymologiquement,
le mot théâtre n'est-il pas issu du grec $ qui souligne les gradins, l'endroitl'on
voit, donc le public, principal acteur de la représentation ? Du point de vue du seul
théâtre, non « contaminé » par le paradigme des médiations industrielles, les
enregistrements d’une représentation hors public ne devraient-ils donc pas avoir 
guère de sens ? Certes historiquement les lois de la perspective élaborées à la
Renaissance dans le champ pictural occidental contribuèrent à rendre possible tant la
création du « théâtre à l'italienne » que quelques siècles plus tard l'invention du cinéma,
certes on ne peut jamais filmer du théâtre sans faire tout autre chose, certes la perte est
inhérente à toute traduction et la recherche d'une « fidélité à la lettre » est illusoire et
stérile sous bien des angles, mais ces raisons sont-elles suffisantes pour justifier
l'élimination  de l'un des deux pôles opposés du « courant porteur » de la
communication théâtrale ?
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Traces primaires de monocaptation
$!#!#
Abordons à présent à la seconde catégorie qui est la plus courante, la 
primaire de monocaptation, définie comme un enregistrement effectué une unique fois
dans les conditions du direct. Cela sans découpage écrit préalable, ni post-production
ultérieure. La simplicité, et l'efficacité, dans la plupart des cas, priment ici.
Intuitivement, cette  primaire de monocaptation peut sembler le dispositif « fidèle »
par excellence. Il n'en est pourtant rien.
Si la commutation en direct offre la possibilité essentielle de travailler « à chaud »,
en synchronie et « reliance », de manière très intuitive dans le rythme spontané du
spectacle, les déformations et les pertes sont multiples du fait du « bridage » et de
l'asservissement total de la temporalité audiovisuelle à la temporalité théâtrale.
Beaucoup plus graves, elles sont le plus souvent totalement invisibles. Voici quelques
points de distorsions fréquents : l'asservissement à la topologie du spectacle (en
particulier la présence du public qui restreint drastiquement les choix de placement des
caméras), la raréfaction et la rigidité des axes et des positions de prises de vues, la
soumission aux lumières du spectacle, l'absence de maîtrise des choix des rapports
premiers plans/arrières-plans, la non-prise en compte des actions simultanées (en
particulier lorsqu'elles sont non-verbales) distribuées sur toute l'étendue de la scène
faute de caméras ou de temps disponibles, ce qui conduit inéluctablement à l'occultation
non choisie et très problématique d'un hors-cadre hautement signifiant...
%
Toutes ces limitations peuvent finalement conduire à la disparition de la valeur
poétique potentielle d'une scène sans indice permettant de soupçonner une quelconque
occultation, me pour l'oeil le mieux exercé. Cette grave « infidélité » est constitutive
d'une rupture du pacte de confiance implicitement passé avec le spectacle théâtral et
avec les téléspectateurs à venir. Car à l'inverse du théâtre ou l'oeil reste toujours libre en
dernière instance, le téléspectateur occidental est « conditionné » depuis plus d'un siècle
à faire entièrement confiance au regard du réalisateur dans la lection des images
visuelles et sonores successives découpées dans l'espace-temps du réel et présentées à
sa vue. Se vérifie ainsi pleinement l'affirmation de Claude Guisard (Guisard, 2000) selon
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