1 Dans À quoi sert le savoir? Paris, Presses Universitaires de

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Dans À quoi sert le savoir? Paris, Presses Universitaires de France, 2011, 153-155.
À s’avoir
Jean GRONDIN
On ne peut se demander à quoi sert une chose que si on peut la mettre à distance
de soi. Pour l’homo sapiens, l’être qui sait et qui goûte les choses, ce sont les deux sens,
qui n’en forment en vérité qu’un seul, du verbe sapere, cela est impossible pour ce qui
est du savoir. Nous ne pouvons nous empêcher de savoir. C’est plus fort que nous.
Même celui qui ne « veut rien savoir » le prétend parce ce qu’il sait quelque chose. Il
sait au moins qu’il ne veut rien savoir et parce qu’il sait certaines choses. À quoi sert le
savoir? Loin de toute étymologie sérieuse, l’assonance nous oblige à répondre : à
s’avoir, car nous n’avons pas le choix. Et ce n’est pas toujours drôle. Il est des choses
que nous aimerions peut-être ne pas savoir, comme le fait que nos proches doivent
disparaître et que l’homme peut être d’une cruauté infinie. Toute chose que nous
rencontrons, toute expérience que nous faisons se trouve sue. Nous ne pourrions
répondre à la question de savoir à quoi sert le savoir que si nous pouvions, par
impossible, ne pas savoir. Nul n’a cette innocence.
Mais qu’est-ce que savoir? Le savoir, c’est se souvenir du premier mot qui
l’ait exprimé en grec, le verbe noein. Kurt von Fritz y a consacré une étude
fondamentale1. Dans les textes les plus anciens, ceux d’Homère, le noein nomme
toujours une capacité d’appréhension s’apparentant à la vision. Bien d’autres termes
grecs (oida, gignôskô, etc.2) retiennent ce lien entre voir et savoir que les langues
1
VON FRITZ, K.,
« Noos and Noein in the Homeric Poems », in Classical Philology 38 (1943),
79-93 ; « Nous, noein, and their Derivatives in Presocratic Philosophy », Classical Philology 40
(1945), 223-242 ; 41 (1946), 12-34.
2
SNELL, B., Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens in der vorplatonischen Philosophie,
Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1924, p. 21.
2
modernes ratifient : « je vois » veut aussi dire « je sais ». Von Fritz remarque toutefois
que le noein correspond, dans les textes d’Homère, à une vision d’un type particulier.
Ainsi, dans le Chant III de l’Iliade (21), Ménélas « voit » (enoèsen) sur le champ de
bataille son rival Pâris, qui lui a ravi Hélène, ce qui le remplit de joie comme l’est un
lion sur le point de s’abattre sur sa proie. Pâris le « voit » aussi, Homère emploie le
même verbe (enoèsen, 30), mais l’émotion qu’il ressent en est une de terreur parce qu’il
se rend bien compte que Ménélas brûle de se venger. Le noein correspond donc ici à un
savoir où se conjuguent la découverte, la reconnaissance et une forte émotion (la joie,
la terreur). Plus loin dans le même livre, la belle Hélène reçoit la visite d’une vieille
dame. En « observant » (noein, 396) son cou, elle s’aperçoit qu’il s’agit en vérité d’une
déesse, ce qui la frappe de stupeur. Von Fritz a relevé plusieurs choses dans ces
occurrences : le noein est à chaque fois un « voir » immédiat portant sur un objet que
l’on peut dire sensible, s’accompagnant d’une découverte subite suscitant une vive
émotion : ça alors, c’est Pâris, c’est Ménélas, c’est une divinité! Noein, ou savoir, veut
ainsi dire, conclut von Fritz, « reconnaître une situation » (to realize a situation), ce qui
entraîne des conséquences immédiates et conduit le plus souvent à une action. Je vois,
par exemple, que quelqu’un est un ennemi, une divinité, un proche, et j’agis en
conséquence. Ce savoir équivaut donc à un sens pénétrant des choses. Pour Homère,
ce sens n’est pas l’apanage de l’homme. Les dieux le possèdent, eux qui voient
tellement plus loin que les hommes, mais aussi certains animaux. Dans l’Odyssée (17,
301), le verbe noein est employé du vieux chien Argos, probablement aveugle, qui
reconnaît (enoèsen) son maître Ulysse, en agitant bien sûr sa queue.
Le noûs ou le savoir relève donc d’une vision ou d’une capacité de sentir qui
pénètre plus profondément que ne le font les autres sens la nature réelle de l’objet
perçu. Il finirait chez Platon par être rigoureusement distingué de la vision sensible, ce
qui n’est pas le cas chez Homère, et constituer le sommet du savoir humain, tout en
continuant d’être compris comme une forme de vision. Il y a savoir chaque fois que
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l’on discerne dans ce qui est autre chose qui transparaît et qui correspond à l’essence
des choses. Savoir, c’est sentir les choses, de tous nos sens, afin de pouvoir porter un
jugement senti et sensé sur elles.
Le savoir, c’est s’avoir.
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