188 Dossier I Diasporas indiennes dans la ville I
Religion et souffrance
psychique chez
les tamouls sri lankais
Par Yolande Govindama,
Psychologue et anthropologue, université Paris-V
Comment le patient mobilise-t-il des explications d’ordre religieux ou
magico-religieux pour donner un sens à ses troubles ? Dans quelle
mesure peut-on mettre le dysfonctionnement familial sur le compte du
traumatisme de guerre ? Selon l’auteur, la rupture de la transmission
avec le pays d’origine, aggravée par l’exil, constitue la cause majeure
des troubles psychiques auxquels sa pratique la confronte chez des
patients sri lankais. Elle aborde ici deux cas cliniques, un homme atteint
du sida et une adolescente enceinte à la suite d’un inceste.
Quartier de La Chapelle, Paris 10e, une boutique de textile et de vêtements traditionnels,1998
© JMD/jeanmicheldelage.com
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La première vague d’immigration des Tamouls sri lankais vers la France, en
1984(1) relevait d’un exil politique. Ce groupe de migrants s’est alors structuré
autour de ses traditions et de sa religion. La deuxième vague, plus récente, relève
d’un exil économique. La guerre civile et ses conséquences ont affecté les deux
groupes à des niveaux différents. La rupture qui a marqué la transmission
culturelle avec le pays d’origine, amplifiée par le traumatisme de la guerre, a
contribué au développement de troubles psychiques et à des dysfonctionnements
familiaux, souvent interprétés par ces migrants comme la conséquence d’une
transgression à l’égard du divin. La scène psychique individuelle et familiale se
joue alors sur la scène rituelle divine comme mode de traitement.
Je me propose d’exposer, à travers deux cas, les implications religieuses ou magico-
religieuses dans l’expression de la souffrance ainsi que dans les modalités de
traitement. Des vignettes cliniques illustrent mon propos.
Exil et rupture de la transmission
Situé au sud de l’Inde, Le Sri Lanka a été peuplé simultanément par les Cinghalais
de confession bouddhiste originaires du nord de l’Inde et par les Tamouls venus
du sud de l’Inde et pratiquant l’hindouisme. On retrouve le système des castes
dans les deux populations avec la prédominance d’une caste supérieure telle que
les Goyigama pour les Cinghalais et les Vellala pour les Tamouls.
La population étudiée appartient aux castes inférieures et pratique simultanément
une double religion, le catholicisme et l’hindouisme. Dans leur maison, l’autel
rassemble la Vierge Marie et Ganesh ou Shiva-Subramanya, fils de Shiva. Ce
syncrétisme, fréquent chez les Tamouls, s’est exprimé lors d’un rituel de mariage
pratiqué en 1984 dans une église catholique de Paris, dans les deux formes de
religion, avec un curé parlant anglais. À travers ce syncrétisme, la notion du pur
et de l’impur et les croyances sous-jacentes qui l’accompagnent dans la culture
hindoue sont remises en question. En effet, dans les églises circulent les cercueils
des défunts ; or, la mort est considérée comme impure dans la mentalité hindoue.
Dans l’hindouisme, un événement non bénéfique ne se mélange pas avec un
événement heureux et bénéfique tel que le mariage. Un brouillage de repères se
trouve ainsi introduit dans la transmission de l’hindouisme.
Un autre exemple d’infraction aux règles religieuses s’introduit avec les habitudes
alimentaires. Une mère qui se préoccupait de l’avenir de son fils n’hésita pas à lui
donner des petits pots de viande de bœuf, tout en éprouvant de la répulsion pour
cet aliment, interdit dans sa culture, ceci afin d’en faire “un gros bébé” (comme les
Français). En pratiquant ainsi, elle introduisait la rupture des tabous, donc de la
transmission, réduisant son fils à un bébé qui lui était étranger.
Le recours au religieux comme mode explicatif
des maladies et dans le traitement de celles-ci
En tant que psychologue, je rencontre des patients issus de toutes les cultures, qui
empruntent à des étiologies traditionnelles impliquant le divin ou le monde
invisible pour donner un sens à leur trouble physique ou mental.
C’est le cas de ce patient sri lankais souffrant d’une maladie incurable (sida). Il est
âgé de 48 ans. Il s’est marié avec une femme de son pays selon la tradition. Il a
appris, après une récidive de tuberculose, qu’il était porteur du virus HIV. Il est
hospitalisé à des périodes précises pour se soumettre à un traitement qu’il doit
poursuivre chez lui. Or, il met en échec le traitement quand il est chez lui, en ne
le prenant pas. Le motif de la demande de consultation qui m’est faite par l’équipe
médicale est de lui faire entendre la gravité de sa maladie pour qu’il accepte son
traitement. Bien que le médecin utilise depuis un an un interprète tamoul pour
faire passer le message, son comportement perdure. Quel sens lui donner ?
Lors d’un premier contact avec l’ensemble de l’équipe et en présence de linterprète,
on me laisse entendre que ce patient est gentil, docile, qu’il n’exprime aucune
agressivité ni résistance lorsqu’il est à l’hôpital pour se soumettre au traitement. Je
demande si son épouse a subi le test du sida. Je constate que son jeu avec la vie et la
mort implique aussi son épouse. Que recouvre ce jeu ?
Lors de notre rencontre, à laquelle il a été préparé par l’équipe, il raconte qu’il est arrivé
en France en 1985, ce qui correspond à la première vague de migration. Il serait venu
seul en France avec des copains de son âge (18 ans). Sa tante paternelle aurait financé
son voyage pour le protéger “des bombes. Pourquoi avait-il é choisi pour cet exil, lui
demandais-je ? J’apprends qu’il est le troisme d’une fratrie dont l’aîné est un frère,
que lui-même est porteur dun handicap et boiterement. Il présente son handicap
comme congénital, alors qu’il s’agit d’une conquence de la poliomyélite dont il a été
victime à six mois. À cause de son handicap, dit-il, il a été cho par sa re et sa
fratrie, puis il ajoute : J’étais un enfant roi. Il clare que ses parents et lui-même
pratiquent la double religion (catholique et hindoue). Au pays, il a reçu le baptême
catholique mais se montre incapable de crire les rites qu’il est susceptible d’avoir
suivi enfant. Il dit :“Il faut demander à ma mère avec un air derision.
À Paris, il pratique les deux religions et il soumet ses enfants au rite hindou de
tonsure des cheveux.
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Progressivement, à partir du motif de son hospitalisation, il se résout à reconnaître
implicitement sa maladie, sans la nommer. Et c’est au travers de l’expression du
religieux qu’il va démontrer qu’il ne la dénie pas, contrairement à ce que pense
l’équipe. Il déclare d’un air triste : “Depuis que je suis malade, je vais au temple de
Ganesh à Paris, au défilé avec ma femme et mes enfants.” Il faut préciser que Ganesh,
fils de Shiva et de Parvati, est le dieu qui écarte les obstacles, y compris la maladie,
et que les Tamouls sri lankais sont shivaïtes. Je lui demande qui est au courant de
sa maladie. Personne de sa famille si ce n’est sa femme n’est au courant de sa
maladie, précise-t-il. Et il ajoute : “Avant, j’étais chrétien, depuis ce jour [où il a appris
qu’il était malade], je retourne vers mes ancêtres, mes dieux hindous, j’apprends la
langue, la religion avec mes enfants au sein de la communauté. Seul Dieu décide si je dois
vivre ou mourir, pas les médicaments. Au pays, je n’étais pas malade, personne n’a le sida
au pays, ni dans ma famille. Il n’y a pas de prostituées au pays”.
Il attribue sa maladie au pays d’accueil tout en idéalisant son pays, qu’il a quitté
pour un motif assez flou. Dans ce contexte, le retour aux ancêtres est vécu comme
une renaissance symbolique pour se purifier du sentiment de culpabilité. En effet,
la culpabilité a été renforcée à la suite du décès de son père, qu’il attribue à une
crise cardiaque survenue pendant un bombardement – rappelons que le patient a
été envoyé en France pour être “protégé des bombes”. Il n’a pas pu assister aux
rites funéraires qui ont accompagné la mort de son père et semble encore très
imprégné par ce deuil non élaboré. Le prix à payer est très fort chez ce patient qui
a été instrumentalisé par son entourage.
Le traumatisme de guerre est ici très secondaire. Il s’agit plutôt de la mise en scène
d’un dysfonctionnement familial avec une relation mère-fils fusionnelle. Ce
dysfonctionnement s’est accentué dans l’exil, alors qu’il aurait sans doute pu être
davantage contenu, au pays, par la famille, par le groupe.
Le culturel et le religieux
dans le dysfonctionnement familial
Dans le deuxième cas, il s’agit de la rencontre, dans le cadre de la protection
judiciaire de l’enfance, avec une adolescente âgée de 12 ans et demi, qui a été
abusée par son oncle maternel et qui était enceinte de six mois au moment de la
révélation. La grossesse a été découverte par le collège, qui a fait le signalement
alors qu’elle vivait sous le toit de ses parents avec sa fratrie et son oncle.
Celui-ci, dernier frère de la mère, a été recueilli par la famille de l’adolescente
quand cette dernière avait sept ans. La famille a migré en France il y a environ une
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dizaine d’années pour des raisons économiques. Elle ne parle pas le français et j’ai
eu recours à un interprète. La jeune fille a déjà été placée par le juge au moment
où j’interviens, et l’oncle est en prison.
Les parents sont très frustres, issus du milieu rural. Le père travaille et la mère fait
des petits travaux à l’extérieur, mais elle est considérée surtout comme mère au
foyer. Les parents sont très ambivalents. La mère pleure et souhaite que son frère
sorte de prison, banalisant les faits. Le père, qui a apparemment intégré
l’implication des aînés comme garants de l’interdit de l’inceste, s’explique : “J’ai
fait confiance à mon beau-frère, qui est comme le père chez nous.” Mais quand je leur
demande comment ils peuvent ne pas avoir remarqué une grossesse de six mois
chez leur fille, les deux parents semblent avoir été “aveugles” et ne comprennent
pas ce qui leur arrive. Le comportement de ce couple a paru inquiétant.
Quant à l’adolescente, qui a été entendue par la police des mineurs, ainsi que
l’oncle, le compte rendu relate que les deux amants vivaient comme un couple et
préparaient l’arrivée de cet enfant en lisant des livres de biologie. L’oncle était déjà
promis à une femme au pays, ce dont la nièce avait connaissance.
Au regard de la loi française, le consentement mutuel, à cet âge, n’est pas intégré.
Il ne l’est qu’à partir de quinze ans.
L’ambivalence du père dans sa relation avec sa fille s’exprime lors de la rencontre
parents-enfant. Nous le surprenons avec sa fille sur ses genoux dans la salle
d’attente, ce qui est généralement contraire à l’attitude d’un père hindou à l’égard
d’une fille pubère. La mère ne dit mot et n’interviendra pas. Le sentiment de
complicité familiale se confirme, avec une confusion des places et des repères.
L’absence d’un positionnement parental ne pouvait qu’exposer cet enfant à
l’inceste.
Lors d’une rencontre avec la jeune fille seule, elle déclare ne pas être complice de
cet acte, son oncle ayant commencé les attouchements lorsqu’elle avait huit ans,
peu après son arrivée dans la famille. Il a ensuite continué jusqu’à avoir avec elle
des relations sexuelles régulières, ayant entraîné la grossesse. Dans leur
aveuglement, les parents ont fêté traditionnellement la puberté de leur fille, en
impliquant l’oncle maternel dans sa fonction de substitut du père et en présence
de la communauté, sans savoir qu’il abusait d’elle.
Le fait qu’elle n’ait pu en parler à l’un de ses parents me conduit à interpeller
l’adolescente. Elle pense que ces derniers ne pouvaient pas l’entendre. L’absence
de réactions parentales est interprétée comme une forme de complicité. Elle
reconnaît que son oncle et elle regardaient ensemble des ouvrages de biologie pour
suivre le développement du fœtus, alors qu’elle savait qu’il devait se marier au
pays. Elle reste ambivalente sur ses sentiments le concernant.
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