1 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES
ROLAND BARTHES
PAR
ROLAND BARTHES
morceaux choisis
pour l’anthologie
VALENCE
2009
1ière PARTIE : INTRODUCTION
2eme PARTIE : MORCEAUX CHOISIS,
d’après le livre de Roland Barthes
3 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES
Le fragment se décrit par opposition au système ;
il est son alternative, c’est-à-dire il représente le contraire
du projet philosophique cohérent du point de vue de la modalité
discursive, sans abandonner pour autant la nalité de celui-ci.
Le fragment se dénit par sa relation à la totalité ; il y renvoie
constamment puisque son nom même signie morceau détaché
d’un ensemble auquel il appartenait organiquement. Enn,
le fragment tend à s’inscrire d’une manière déroutante et multiple
dans le système des genres, d’abord comme classe qui comporte
plusieurs espèces, ensuite comme catégorie générique à part.
Ces trois propositions du fragment moderne pourrait se résumer
de la sorte : relation avec le tout, opposition au système, et théorie
des genres. Le fragment tient un discours implicite sur cette unité
à laquelle il se réfère sans cesse.
Mon choix de ces textes illustre cette relation conictuelle au
fragment. Barthes emploie le fragment comme outils discursif
à sa propre expérience de vie, d’écrivain, d’homme. Certes
il n’en est pas à son coup d’essai, il a écrit de nombreux textes
employant le discours fragmentaire. C’est un mode qu’il affectionne
particulièrement. L’intégralité de l’ouvrage se compose ainsi.
Une suite de fragment sur divers sujets, thèmes qui lui tient
à coeur ; une sorte de confession que Barthes nous livre là, au titre
annonciateur : “ ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES ”.
Un choix éditorial s’imposait pour cette anthologie.
J’ai choisi six morceaux identiables comme tels, pour leurs
intérêts propre à la modernité ou à la notion de fragment.
Ils sont présentés chronologiquement à la lecture du livre.
Un lexique dénissant certains termes de Barthes clos cette
succession de morceaux.
La problématique du fragment se retrouve dans des champs
si différents qu’il devient difcile d’en tirer une dénition
convenable. J’ai pu par mes recherches le trouver aussi bien
dans la littérature, que dans la peinture, le cinéma ou la musique,
etc… Sans doute, le fragment change de signication d’une époque
à l’autre.
L’écriture fragmentaire est mise en cause dans la culture
européenne à partir du romantisme allemand. Le fragment
devient au XXe siècle l’un des traits spéciques de la modernité.
On le retrouve déjà chez Lautréamont, Nietzsche et Rimbaud à la n
du siècle dernier, mais la pratique qui l’instaure devient manifeste
chez Artaud et les surréalistes, Paul Valéry et Maurice Blanchot,
partout dans les beaux-arts et en poésie, et de manière plus actuelle
chez Valérie Mréjen par exemple. Ce n’est pas un hasard si sa
présence tend à se généraliser ; la discontinuité est le moyen le plus
efcace par lequel se réalise la contestation de tout ordre esthétique
préétabli, notamment classique, ressenti comme désuet : “ Dans
la diversité empirique des textes littéraires et philosophiques
qu’elle détermine, la discontinuité ssure et subvertit toujours
l’édice notionnel de la Beauté classique fondée sur la perfection,
la complétude et l’homogénéité formelles 1. Autant dire, la
discontinuité s’emploie à démanteler la cohérence même d’un
patrimoine (philosophique, littéraire, artistique) ; elle accélère
la dissolution des formes et rejette le savoir qui les a engendrées.
On peut peut-être voir dans le fragment une dimension
négative, genre contestataire, car les syncopes qu’il produit
à l’intérieur d’un discours cohérent mettent en cause l’ensemble
articulé dont celui-ci relève. Non soumis à des prescriptions
d’aucune sorte, le fragment manifeste anarchiquement sa liberté,
qui consiste en l’absence d’un centre.
1 Ralph Heyndels,
La pensée fragmen-
tée, Pierre Mardaga,
Bruxelles, collection
Philosophie et lan-
gage ”, 1985, p. 18.
Constantin Zaharia,
La parole mélancolique ,
une archéologie du discours
fragmentaire. Chapitre 1,
la tentation
fragmentaire ”, 1996
Bibliographie :
Roland Barthes,
Fragments d’un discours
amoureux,
Édition du Seuil, Paris.
Antonin Artaud,
Pour en finir avec
le jugement de dieu,
K éditeur, 1948, Paris.
L’Ombilic des limbes,
Gallimard, NRF,
1925, Paris.
INTRODUCTION
5 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES
contemporain de quoi ?
Marx : De même que les peuples
anciens ont vécu leur préhistoire
en imagination, dans la mytholo-
gie, nous avons, nous Allemands,
vécu notre post-histoire en pen-
sée dans la philosophie. Nous
sommes des contemporains phi-
losophiques du présent, sans être
ses contemporains historiques ”. De la même façon, je ne
suis que le contemporain imaginaire de mon propre présent :
contemporain de ses langages, de ses utopies, de ses systèmes
(c’est-à-dire de ses fictions), bref de sa mythologie ou de sa
philosophie, mais non de son histoire, dont je n’habite que le
reflet dansant : fantasmagorique.
la double figure
Cette œuvre, dans sa continuité, procède par la voie de deux
mouvements : la ligne droite (le renchérissement, l’accroisse-
ment, l’insistance d’une idée, d’une position, d’un goût, d’une
image) et le zigzag (le contre-pied, la contremarche, la contra-
riété, l’énergie réactive, la dégégation, le retour d’un aller, le
mouvement du Z, la lettre de la déviance).
le cercle des fragments
Écrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur
le pourtour du cercle : je m’étale en rond: tout mon petit uni-
vers en miettes ; au centre, quoi ? ¶ Son premier texte ou à peu
près (1942) est fait de fragments ; ce choix est alors justifié à la
manière gidienne parce que l’incohérence est préférable à
l’ordre qui déforme ”. Depuis, en fait, il n’a cessé de pratiquer
l’écriture courte : tableautins des Mythologies et de l’Empire
des signes, articles et préfaces des Essais critiques, lexies1 de
S/Z, paragraphes titrés du Michelet, fragments du Sade II et du
Plaisir du Texte. ¶
Le catch, il le voyait déjà com-
me une suite de fragments, une
somme de spectacles, car au
catch, c’est chaque moment qui
est intelligible, non la durée
(My, 14)2 ; il regardait avec
étonnement et prédilection cet
artifice sportif, soumis dans sa
structure même à l’asyndète3 et
à l’anacoluthe4, figures de l’in-
terruption et du court-circuit.
Non seulement le fragment
est coupé de ses voisins, mais
encore à l’intérieur de chaque
fragment règne la parataxe5.
Cela se voit bien si vous faîtes
l’index de ces petits morceaux ;
pour chacun d’eux, l’assem-
blage des référents est hété-
roclite ; c’est comme un jeu de
bouts rimés : Soit les mots:
fragments, cercle, Gide, catch,
asyndète, peinture, dissertation,
Zen, intermezzo ; imaginez un
discours qui puisse les lier ”. Eh bien, ce sera tout simplement
ces fragments-ci. L’index d’un texte n’est donc pas seulement
un instrument de référence ; il est lui-même un texte, un
second texte qui est le relief (reste et aspérité) du premier : ce
qu’il y a de délirant (d’interrompu) dans la raison des phrases.
N’ayant pratiqué en peinture que des barbouillages tachistes,
je décide de commencer un apprentissage régulier et patient
du dessin ; j’essaye de copier une composition persanne de
XVIIe siècle (“ Seigneur de chasse ”) ; irrésistiblement, au lieu
de chercher à représenter les proportions, l’organisation, la
structure, je copie et j’enchaîne naïvement détail par détail ;
d’où des arrivées inattendues: la jambe du cavalier se retrouve
perchée tout en haut du poitrail du cheval, etc. En somme, je
procède par addition, non par esquisse ; j’ai le goût préalable
(premier) du détail, du fragment, du rush, et l’inhabileté à le
conduire vers une composition : je ne sais pas reproduire les
masses. Aimant à trouver, à écrire des débuts, il tend à multi-
plier ce plaisir : voilà pourquoi il écrit des fragments : autant de
fragments, autant de débuts, autant de plaisirs (mais il n’aime
pas les fins : le risque de clausule6 rhétorique est trop grand :
crainte de ne savoir résister au dernier mot, à la dernière répli-
que). Le Zen appartient au bouddhisme torin7, méthode de
l’ouverture abrupte, séparée, rompue (le kien8 est, à l’opposé,
la méthode d’accès graduel). Le fragment (comme un haïku) est
torin ; il implique une jouissance immédiate : c’est un fantasme
de discours, un bâillement de désir. Sous forme de pensée-
Guillaume Apollinaire
annotation sur Picasso,
1905, coll. Lohaus
de Decker
7 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES
le fragment comme illusion
J’ai l’illusion de croire qu’en
brisant mon discours, je cesse
de discourir imaginairement
sur moi-même, j’atténue le
risque de transcendance ; mais
comme le fragment (le haïku,
la maxime, la pensée, le bout de
journal) est finalement un genre
rhétorique et que la rhétorique
est cette couche-là du langage
qui s’offre le mieux à l’interpré-
tation, en croyant me disperser,
je ne fais que regagner sagement
le lit de l’imaginaire.
phrase, le germe du fragment vous vient n’importe où : au café, dans le
train, en parlant avec un ami (cela surgit latéralement à ce qu’il dit ou
à ce que je dis) ; on sort alors son carnet, non pour noter une pensée,
mais quelque chose comme une frappe, ce qu’on eût appelé autrefois
un vers. ¶ Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisa-
tion possible ? Si : le fragment est comme l’idée musicale d’un cycle
(Bonne chanson, Dichterliebe) : chaque pièce se suffit, et cependant elle
n’est jamais que l’interstice de ses voisines : l’œuvre n’est faite que de
hors-texte. L’homme qui a le mieux compris et pratiqué l’esthétique du
fragment (avant Webern), c’est peut-être Schumann ; il appelait le frag-
ment intermezzo ; il a multiplié dans ses oeuvres les intermezzi : tout ce
qu’il produisit était finalement
intercalé : mais entre quoi et
quoi ? Que veut dire une suite
pure d’interruption ? ¶
Le fragment a son idéal: une
haute condensation, non de
pensée ou de sagesse, ou
de vérité (comme dans la
Maxime), mais de musique:
au développement, s’opposerait
le ton, quelque chose d’arti-
culé et de chanté, une diction :
devrait régner le timbre.
Pièces brèves de Webern : pas
de cadence : quelle souverai-
neté il met à tourner court !
le livre du moi
Ses idées ont quelque rapport avec la
modernité, voire avec ce qu’on appelle
l’avant-garde (le sujet, l’Histoire, le sexe,
la langue) ; mais il résiste à ses idées : son
moi, concrétion rationnelle, y résiste sans
cesse. Quoiqu’il soit fait apparemment
d’une suite d’idées, ce livre n’est pas le livre
de ses idées ; il est le livre du Moi, le livre de
mes résistances à mes propres idées ; c’est
un livre récessif (qui recule, mais aussi,
peut-être qui prend du recul).
l’ordre dont je ne me souviens plus
Il se souvient à peu près de l’ordre dans
lequel il a écrit ces fragments ; mais d’où
venait cet ordre ? Au fur et à mesure de
quel classement, de quelle suite ? Il ne
s’en souvient plus. L’ordre alphabétique
efface tout, refoule toute origine. Peut-
être, par endroits, certains fragments
ont l’air de se suivre par affinité ; mais
l’important, c’est que ces petits réseaux
ne soient pas raccordés, c’est qu’ils ne
glissent pas à un seul et grand réseau qui
serait la structure du livre, son sens. C’est
pour arrêter, dévier, diviser, cette des-
cente du discours vers un destin du sujet,
qu’à certains moments l’alphabet vous
rappelle l’ordre (du désordre) et vous dit :
Coupez ! Reprenez l’histoire d’une autre
manière (mais aussi, parfois, pour la
même raison, il faut casser l’alphabet).
Marcel Broodthaers
Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard.
Plaque d’aluminium
anodisé, 1969
coll. Lohaus de Decker
1 lexies :
Dans son célèbre essai S/Z, Roland Barthes divise le texte d’une
courte nouvelle de Balzac intitulée Sarrasine, en 556 fragments
appelés des lexies. La méthode est clairement explicitée :
On étoilera donc le texte, écartant, à la façon d’un menu séisme,
les blocs de signication dont la lecture ne saisit que la surface
lisse, imperceptiblement soudée par le débit des phrases,
le discours coulé de la narration, le grand naturel du langage
courant. Le signiant tuteur sera découpé en une suite de courts
fragments contigus, que l’on appellera ici des lexies, puisque
ce sont des unités de lecture. Ce découpage, il faut le dire, sera
on ne peut plus arbitraire ; il n’impliquera aucune responsabilité
méthodologique, puisqu’il portera sur le signiant, alors que
l’analyse proposée porte uniquement sur le signié ”.
2 My, 14 :
Mythologies est un recueil de 53 textes rédigés par Roland Barthes
entre 1954 et 1956 au l des mois et au gré de l’actualité, publié
aux éditions du Seuil en 1957.
3Asyndète :
n.f. – Absence de liaison (par une conjonction, etc…) entre deux
termes ou groupes de termes en rapport étroit.
4 Anacoluthe :
n.f. – Rupture ou discontinuité dans la construction d’une phrase.
5 Parataxe :
n.f. – Construction par juxtaposition, sans qu’un mot de liaison
indique la nature du rapport entre les propositions.
6 Clausule :
n.f. – Dernier membre (d’une strophe, d’une période oratoire,
d’un vers).
7 Torin :
adj. – Ce mot fait référence au livre de Roland Barthes “L’empire
des sens”. Il s’agirai d’un bouddhisme japonnais (zen) qui serai
en rupture du bouddhisme chinois (Ch’an) ou coréen (Sôu).
8 Kien :
n.m. – Bouddhisme japonnais, le kien serai à l’inverse un
bouddhisme plus graduel et antérieur au bouddhisme torin.
LEXIQUE
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