ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES — morceaux choisis pour l’anthologie — 1 ière PARTIE : INTRODUCTION 2 eme PARTIE : MORCEAUX CHOISIS, d’après le livre de Roland Barthes VALENCE 2009 1 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES INTRODUCTION La problématique du fragment se retrouve dans des champs si différents qu’il devient difficile d’en tirer une définition convenable. J’ai pu par mes recherches le trouver aussi bien dans la littérature, que dans la peinture, le cinéma ou la musique, etc… Sans doute, le fragment change de signification d’une époque à l’autre. L’écriture fragmentaire est mise en cause dans la culture européenne à partir du romantisme allemand. Le fragment devient au XXe siècle l’un des traits spécifiques de la modernité. On le retrouve déjà chez Lautréamont, Nietzsche et Rimbaud à la fin du siècle dernier, mais la pratique qui l’instaure devient manifeste chez Artaud et les surréalistes, Paul Valéry et Maurice Blanchot, partout dans les beaux-arts et en poésie, et de manière plus actuelle chez Valérie Mréjen par exemple. Ce n’est pas un hasard si sa présence tend à se généraliser ; la discontinuité est le moyen le plus efficace par lequel se réalise la contestation de tout ordre esthétique préétabli, notamment classique, ressenti comme désuet : “ Dans la diversité empirique des textes littéraires et philosophiques qu’elle détermine, la discontinuité fissure et subvertit toujours l’édifice notionnel de la Beauté classique fondée sur la perfection, la complétude et l’homogénéité formelles ”1. Autant dire, la discontinuité s’emploie à démanteler la cohérence même d’un patrimoine (philosophique, littéraire, artistique) ; elle accélère la dissolution des formes et rejette le savoir qui les a engendrées. On peut peut-être voir dans le fragment une dimension négative, genre contestataire, car les syncopes qu’il produit à l’intérieur d’un discours cohérent mettent en cause l’ensemble articulé dont celui-ci relève. Non soumis à des prescriptions d’aucune sorte, le fragment manifeste anarchiquement sa liberté, qui consiste en l’absence d’un centre. Le fragment se décrit par opposition au système ; il est son alternative, c’est-à-dire il représente le contraire du projet philosophique cohérent du point de vue de la modalité discursive, sans abandonner pour autant la finalité de celui-ci. Le fragment se définit par sa relation à la totalité ; il y renvoie constamment puisque son nom même signifie morceau détaché d’un ensemble auquel il appartenait organiquement. Enfin, le fragment tend à s’inscrire d’une manière déroutante et multiple dans le système des genres, d’abord comme classe qui comporte plusieurs espèces, ensuite comme catégorie générique à part. Ces trois propositions du fragment moderne pourrait se résumer de la sorte : relation avec le tout, opposition au système, et théorie des genres. Le fragment tient un discours implicite sur cette unité à laquelle il se réfère sans cesse. Mon choix de ces textes illustre cette relation conflictuelle au fragment. Barthes emploie le fragment comme outils discursif à sa propre expérience de vie, d’écrivain, d’homme. Certes il n’en est pas à son coup d’essai, il a écrit de nombreux textes employant le discours fragmentaire. C’est un mode qu’il affectionne particulièrement. L’intégralité de l’ouvrage se compose ainsi. Une suite de fragment sur divers sujets, thèmes qui lui tient à coeur ; une sorte de confession que Barthes nous livre là, au titre annonciateur : “ ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES ”. Un choix éditorial s’imposait pour cette anthologie. J’ai choisi six morceaux identifiables comme tels, pour leurs intérêts propre à la modernité ou à la notion de fragment. Ils sont présentés chronologiquement à la lecture du livre. Un lexique définissant certains termes de Barthes clos cette succession de morceaux. 1 Ralph Heyndels, La pensée fragmentée, Pierre Mardaga, Bruxelles, collection “ Philosophie et langage ”, 1985, p. 18. Bibliographie : Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Édition du Seuil, Paris. Constantin Zaharia, La parole mélancolique , une archéologie du discours fragmentaire. Chapitre 1, “ la tentation fragmentaire ”, 1996 3 Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, K éditeur, 1948, Paris. L’Ombilic des limbes, Gallimard, NRF, 1925, Paris. ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES contemporain de quoi ? Marx : “ De même que les peuples anciens ont vécu leur préhistoire en imagination, dans la mythologie, nous avons, nous Allemands, vécu notre post-histoire en pensée dans la philosophie. Nous sommes des contemporains philosophiques du présent, sans être ses contemporains historiques ”. De la même façon, je ne suis que le contemporain imaginaire de mon propre présent : contemporain de ses langages, de ses utopies, de ses systèmes (c’est-à-dire de ses fictions), bref de sa mythologie ou de sa philosophie, mais non de son histoire, dont je n’habite que le reflet dansant : fantasmagorique. la double figure Cette œuvre, dans sa continuité, procède par la voie de deux mouvements : la ligne droite (le renchérissement, l’accroissement, l’insistance d’une idée, d’une position, d’un goût, d’une image) et le zigzag (le contre-pied, la contremarche, la contrariété, l’énergie réactive, la dégégation, le retour d’un aller, le mouvement du Z, la lettre de la déviance). le cercle des fragments Écrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond: tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? ¶ Son premier texte ou à peu près (1942) est fait de fragments ; ce choix est alors justifié à la manière gidienne “ parce que l’incohérence est préférable à l’ordre qui déforme ”. Depuis, en fait, il n’a cessé de pratiquer l’écriture courte : tableautins des Mythologies et de l’Empire des signes, articles et préfaces des Essais critiques, lexies1 de S/Z, paragraphes titrés du Michelet, fragments du Sade II et du Plaisir du Texte. ¶ Le catch, il le voyait déjà comme une suite de fragments, une somme de spectacles, car “ au catch, c’est chaque moment qui est intelligible, non la durée ” (My, 14)2 ; il regardait avec étonnement et prédilection cet artifice sportif, soumis dans sa structure même à l’asyndète3 et à l’anacoluthe4, figures de l’interruption et du court-circuit. Non seulement le fragment est coupé de ses voisins, mais encore à l’intérieur de chaque fragment règne la parataxe5. Cela se voit bien si vous faîtes l’index de ces petits morceaux ; pour chacun d’eux, l’assemblage des référents est hétéroclite ; c’est comme un jeu de bouts rimés : “ Soit les mots: fragments, cercle, Gide, catch, asyndète, peinture, dissertation, Zen, intermezzo ; imaginez un discours qui puisse les lier ”. Eh bien, ce sera tout simplement ces fragments-ci. L’index d’un texte n’est donc pas seulement un instrument de référence ; il est lui-même un texte, un second texte qui est le relief (reste et aspérité) du premier : ce qu’il y a de délirant (d’interrompu) dans la raison des phrases. ¶ N’ayant pratiqué en peinture que des barbouillages tachistes, je décide de commencer un apprentissage régulier et patient du dessin ; j’essaye de copier une composition persanne de XVIIe siècle (“ Seigneur de chasse ”) ; irrésistiblement, au lieu de chercher à représenter les proportions, l’organisation, la structure, je copie et j’enchaîne naïvement détail par détail ; d’où des arrivées inattendues: la jambe du cavalier se retrouve perchée tout en haut du poitrail du cheval, etc. En somme, je procède par addition, non par esquisse ; j’ai le goût préalable (premier) du détail, du fragment, du rush, et l’inhabileté à le conduire vers une composition : je ne sais pas reproduire les masses. ¶ Aimant à trouver, à écrire des débuts, il tend à multiplier ce plaisir : voilà pourquoi il écrit des fragments : autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs (mais il n’aime pas les fins : le risque de clausule6 rhétorique est trop grand : crainte de ne savoir résister au dernier mot, à la dernière réplique). ¶ Le Zen appartient au bouddhisme torin7, méthode de l’ouverture abrupte, séparée, rompue (le kien8 est, à l’opposé, la méthode d’accès graduel). Le fragment (comme un haïku) est torin ; il implique une jouissance immédiate : c’est un fantasme de discours, un bâillement de désir. Sous forme de pensée- 5 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES Guillaume Apollinaire annotation sur Picasso, 1905, coll. Lohaus de Decker phrase, le germe du fragment vous vient n’importe où : au café, dans le train, en parlant avec un ami (cela surgit latéralement à ce qu’il dit ou à ce que je dis) ; on sort alors son carnet, non pour noter une pensée, mais quelque chose comme une frappe, ce qu’on eût appelé autrefois un vers. ¶ Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? ¶ Si : le fragment est comme l’idée musicale d’un cycle (Bonne chanson, Dichterliebe) : chaque pièce se suffit, et cependant elle n’est jamais que l’interstice de ses voisines : l’œuvre n’est faite que de hors-texte. L’homme qui a le mieux compris et pratiqué l’esthétique du fragment (avant Webern), c’est peut-être Schumann ; il appelait le fragment intermezzo ; il a multiplié dans ses oeuvres les intermezzi : tout ce qu’il produisit était finalement intercalé : mais entre quoi et quoi ? Que veut dire une suite pure d’interruption ? ¶ Le fragment a son idéal: une haute condensation, non de pensée ou de sagesse, ou de vérité (comme dans la Maxime), mais de musique: au développement, s’opposerait le ton, quelque chose d’articulé et de chanté, une diction : là devrait régner le timbre. Pièces brèves de Webern : pas le fragment comme illusion de cadence : quelle souveraiJ’ai l’illusion de croire qu’en neté il met à tourner court ! brisant mon discours, je cesse de discourir imaginairement sur moi-même, j’atténue le risque de transcendance ; mais comme le fragment (le haïku, la maxime, la pensée, le bout de journal) est finalement un genre rhétorique et que la rhétorique est cette couche-là du langage qui s’offre le mieux à l’interprétation, en croyant me disperser, je ne fais que regagner sagement le lit de l’imaginaire. le livre du moi Ses idées ont quelque rapport avec la modernité, voire avec ce qu’on appelle l’avant-garde (le sujet, l’Histoire, le sexe, la langue) ; mais il résiste à ses idées : son moi, concrétion rationnelle, y résiste sans cesse. Quoiqu’il soit fait apparemment d’une suite d’idées, ce livre n’est pas le livre de ses idées ; il est le livre du Moi, le livre de mes résistances à mes propres idées ; c’est un livre récessif (qui recule, mais aussi, peut-être qui prend du recul). l’ordre dont je ne me souviens plus Il se souvient à peu près de l’ordre dans lequel il a écrit ces fragments ; mais d’où venait cet ordre ? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite ? Il ne s’en souvient plus. L’ordre alphabétique efface tout, refoule toute origine. Peutêtre, par endroits, certains fragments ont l’air de se suivre par affinité ; mais l’important, c’est que ces petits réseaux ne soient pas raccordés, c’est qu’ils ne glissent pas à un seul et grand réseau qui serait la structure du livre, son sens. C’est pour arrêter, dévier, diviser, cette descente du discours vers un destin du sujet, qu’à certains moments l’alphabet vous rappelle l’ordre (du désordre) et vous dit : Coupez ! Reprenez l’histoire d’une autre manière (mais aussi, parfois, pour la même raison, il faut casser l’alphabet). Marcel Broodthaers Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Plaque d’aluminium anodisé, 1969 coll. Lohaus de Decker 7 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES LEXIQUE lexies : Dans son célèbre essai S/Z, Roland Barthes divise le texte d’une courte nouvelle de Balzac intitulée Sarrasine, en 556 fragments appelés des lexies. La méthode est clairement explicitée : “ On étoilera donc le texte, écartant, à la façon d’un menu séisme, les blocs de signification dont la lecture ne saisit que la surface lisse, imperceptiblement soudée par le débit des phrases, le discours coulé de la narration, le grand naturel du langage courant. Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts fragments contigus, que l’on appellera ici des lexies, puisque ce sont des unités de lecture. Ce découpage, il faut le dire, sera on ne peut plus arbitraire ; il n’impliquera aucune responsabilité méthodologique, puisqu’il portera sur le signifiant, alors que l’analyse proposée porte uniquement sur le signifié ”. 2 My, 14 : Mythologies est un recueil de 53 textes rédigés par Roland Barthes entre 1954 et 1956 au fil des mois et au gré de l’actualité, publié aux éditions du Seuil en 1957. 3 Asyndète : n.f. – Absence de liaison (par une conjonction, etc…) entre deux termes ou groupes de termes en rapport étroit. 4 Anacoluthe : n.f. – Rupture ou discontinuité dans la construction d’une phrase. 5 Parataxe : n.f. – Construction par juxtaposition, sans qu’un mot de liaison indique la nature du rapport entre les propositions. 6 Clausule : n.f. – Dernier membre (d’une strophe, d’une période oratoire, d’un vers). 7 Torin : adj. – Ce mot fait référence au livre de Roland Barthes “L’empire des sens”. Il s’agirai d’un bouddhisme japonnais (zen) qui serai en rupture du bouddhisme chinois (Ch’an) ou coréen (Sôu). 8 Kien : n.m. – Bouddhisme japonnais, le kien serai à l’inverse un bouddhisme plus graduel et antérieur au bouddhisme torin. 1