5 ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES
contemporain de quoi ?
Marx : “ De même que les peuples
anciens ont vécu leur préhistoire
en imagination, dans la mytholo-
gie, nous avons, nous Allemands,
vécu notre post-histoire en pen-
sée dans la philosophie. Nous
sommes des contemporains phi-
losophiques du présent, sans être
ses contemporains historiques ”. De la même façon, je ne
suis que le contemporain imaginaire de mon propre présent :
contemporain de ses langages, de ses utopies, de ses systèmes
(c’est-à-dire de ses fictions), bref de sa mythologie ou de sa
philosophie, mais non de son histoire, dont je n’habite que le
reflet dansant : fantasmagorique.
la double figure
Cette œuvre, dans sa continuité, procède par la voie de deux
mouvements : la ligne droite (le renchérissement, l’accroisse-
ment, l’insistance d’une idée, d’une position, d’un goût, d’une
image) et le zigzag (le contre-pied, la contremarche, la contra-
riété, l’énergie réactive, la dégégation, le retour d’un aller, le
mouvement du Z, la lettre de la déviance).
le cercle des fragments
Écrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur
le pourtour du cercle : je m’étale en rond: tout mon petit uni-
vers en miettes ; au centre, quoi ? ¶ Son premier texte ou à peu
près (1942) est fait de fragments ; ce choix est alors justifié à la
manière gidienne “ parce que l’incohérence est préférable à
l’ordre qui déforme ”. Depuis, en fait, il n’a cessé de pratiquer
l’écriture courte : tableautins des Mythologies et de l’Empire
des signes, articles et préfaces des Essais critiques, lexies1 de
S/Z, paragraphes titrés du Michelet, fragments du Sade II et du
Plaisir du Texte. ¶
Le catch, il le voyait déjà com-
me une suite de fragments, une
somme de spectacles, car “ au
catch, c’est chaque moment qui
est intelligible, non la durée ”
(My, 14)2 ; il regardait avec
étonnement et prédilection cet
artifice sportif, soumis dans sa
structure même à l’asyndète3 et
à l’anacoluthe4, figures de l’in-
terruption et du court-circuit.
Non seulement le fragment
est coupé de ses voisins, mais
encore à l’intérieur de chaque
fragment règne la parataxe5.
Cela se voit bien si vous faîtes
l’index de ces petits morceaux ;
pour chacun d’eux, l’assem-
blage des référents est hété-
roclite ; c’est comme un jeu de
bouts rimés : “ Soit les mots:
fragments, cercle, Gide, catch,
asyndète, peinture, dissertation,
Zen, intermezzo ; imaginez un
discours qui puisse les lier ”. Eh bien, ce sera tout simplement
ces fragments-ci. L’index d’un texte n’est donc pas seulement
un instrument de référence ; il est lui-même un texte, un
second texte qui est le relief (reste et aspérité) du premier : ce
qu’il y a de délirant (d’interrompu) dans la raison des phrases.
¶ N’ayant pratiqué en peinture que des barbouillages tachistes,
je décide de commencer un apprentissage régulier et patient
du dessin ; j’essaye de copier une composition persanne de
XVIIe siècle (“ Seigneur de chasse ”) ; irrésistiblement, au lieu
de chercher à représenter les proportions, l’organisation, la
structure, je copie et j’enchaîne naïvement détail par détail ;
d’où des arrivées inattendues: la jambe du cavalier se retrouve
perchée tout en haut du poitrail du cheval, etc. En somme, je
procède par addition, non par esquisse ; j’ai le goût préalable
(premier) du détail, du fragment, du rush, et l’inhabileté à le
conduire vers une composition : je ne sais pas reproduire les
masses. ¶ Aimant à trouver, à écrire des débuts, il tend à multi-
plier ce plaisir : voilà pourquoi il écrit des fragments : autant de
fragments, autant de débuts, autant de plaisirs (mais il n’aime
pas les fins : le risque de clausule6 rhétorique est trop grand :
crainte de ne savoir résister au dernier mot, à la dernière répli-
que). ¶ Le Zen appartient au bouddhisme torin7, méthode de
l’ouverture abrupte, séparée, rompue (le kien8 est, à l’opposé,
la méthode d’accès graduel). Le fragment (comme un haïku) est
torin ; il implique une jouissance immédiate : c’est un fantasme
de discours, un bâillement de désir. Sous forme de pensée-
Guillaume Apollinaire
annotation sur Picasso,
1905, coll. Lohaus
de Decker