Platon Lectures platoniciennes : Thèm es et dialogues Laurent Cournarie Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Avant-propos L’œuvre de Platon est composée de dialogues. Il n’est sans doute pas le créateur du genre. Il n’est même pas le seul à mettre en scène Socrate. Socrate n’est d’ailleurs pas le protagoniste nécessaire de la forme dialoguée : dans le Sophiste et dans le Politique, le premier rôle est tenu par l’Etranger d’Elée, dans le Timée par le Pythagoricien du même nom, dans les Lois, Socrate est presque totalement absent. Pour autant, la présence et l’absence de Socrate ne constitue pas le critère permettant de distinguer entre un Platon socratique et un Platon platonicien (voir J. Brunet et A. E. Taylor). Car il y a bien des dialogues dont la doctrine est platonicienne, et dont Socrate est le protagoniste (Philèbe). On a l’habitude de distinguer, en dehors des œuvres apocryphes, trois périodes dans l’œuvre de Platon : - les écrits de jeunesse, les uns consacrés à défendre la mémoire de Socrate, probablement dans cet ordre : Apologie de Socrate, Criton, Euthyphron ; les autres où l’on reconnaît la méthode socratique d’examen, une préparation critique qui purifie l’esprit des préjugés pour une recherche libre de la vérité, et qui porte sur des vertus particulières : le courage dans le Lachès, la sagesse pratique (sôphrosunè) dans le Charmide, l’amitié dans le Lysis, la justice au livre I de la République. Certains considèrent que le Gorgias vient clore cette période des dialogues dits socratiques ; - la maturité, après le retour de Platon à Athènes et l’installation de l’Ecole à l’Académie ; on cite le Ménéxène, L. Robin, Platon, p. 30), l’Euthydème, le Cratyle, le Phédon, le Banquet, le reste de la République, le Phèdre. www.philopsis.fr - la période de vieillesse peut-être commencée dès le Théétète et le Parménide, à laquelle appartiennent avec certitude, le Sophiste, le Politique, le Timée et le Critias, le Philèbe et les Lois. Mais les travaux récents de Leonard Brandwood proposent le classement suivant comme le précise Jean-Paul Dumont dans les Eléments d’histoire de la philosophie antique (éd. Nathan Université, 1993, p. 237238) : - œuvres authentiques : Groupe I A (par ordre alphabétique) : Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthyphron, Hippias Mineur, Ion, Lachès, Protagoras ; Groupe I B (par ordre alphabétique) : Banquet, Cratyle, Euthydème, Gorgias, Hippias Majeur, Lysis, Ménéxène, Ménon, Phédon ; Groupe II (par ordre chronologique) : République I-X, Parménide, Théétète, Phèdre ; Groupe III (par ordre chronologique) : Timée, Critias, Politique, Philèbe, Lois I-XII, Epinomis, Lettre I-XIII. L’étude des dialogues sera distribuée selon les entrées suivantes I. Kalon-Technè-Mimèsis Le beau et le bon : Hippias Majeur Le beau, l’art et l’image, Banquet, République II. Archè-Eidos-Ousia L’âme, le principe : Phèdre Le Bien et l’essence : République VI L’origine du monde : Timée III. Epistémè-Ousia-Genesis Les mots et les choses : Cratyle Le devenir, l’être : Théétète, Sophiste, Timée La science : Théététe IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè La justice, l’Etat : République La démocratie : République VIII V. Praxis-Arétè-Agathon Enseigner et définir la vertu : Ménon La mort, la philosophie, l’immortalité : Phédon La liberté et le choix : République X Le plaisir, le bien : Philèbe © Philopsis – Laurent Cournarie 2 www.philopsis.fr I. Kalon-Technè-Mimèsis Le beau et le bon : Hippias Majeur La plupart des langues associent dans un même type d'évaluation beau et bon (kalonkagathon). C’est ce que le débat entre Socrate et Hippias dans l’Hippias Majeur vérifie. La discussion porte sur le beau. Mais l’entretien commence comme dans le Ion par une interrogation sur l’activité et les compétences que le sophiste apporte aux Grecs. On pourrait être tenté de souligner le manque d’unité du dialogue. Mais, en réalité, que la discussion commence sur l’utilité du sophiste pour se prolonger sur la définition du beau doit justement être interprété comme la preuve que Platon, comme ses prédécesseurs et ses contemporains ne dissocient jamais le bien et le beau, c’est-à-dire la morale et l’esthétique (terme anachronique)1. Socrate pose la question du beau au sophiste, c’est-à-dire le problème du critère d’évaluation éthique par excellence pour le monde grec. Aussi traduire kalon ou to kalon par le beau est sans doute une restriction considérable du terme en lui assignant une connotation visuelle, c’est-à-dire « esthétique » (est beau ce qui plaît à la vue), alors que le terme a d’abord une signification éthique. La preuve en est qu’il peut servir à qualifier des personnes, des conduites, des ustensiles, mais aussi des lois, des plaisirs. Son extension est quasiment universelle, du moins dès lors qu’il s’agit d’estimer la valeur et l’excellence de quelque chose. D’ailleurs si Platon avait voulu traiter du beau (esthétique) il aurait employé to kalos (la beauté) – Pradeau cite la nuance en anglais proposée par Ludman (Hippias major : an Interpretation) : (the) fine, plus approprié pour rendre compte de l’usage du terme grec. Or l’adjectif substantivé to kalon a une variété d’emplois infiniment supérieure au substantif to kalos : il sert à souligner la « la beauté corporelle, l’aspect plaisant d’une personne ou d’un objet, mais aussi le caractère approprié ou accompli d’un usage ou la valeur éthique d’une conduite ou d’un caractère » (Pradeau, p. 31), comme on le vérifie déjà chez Homère (kalos sert à qualifier la beauté du chant de l’aède, le plaisir à entendre ce chant, mais aussi la beauté du dieu, la bonté du chien, la prospérité d’un domaine, l’excellence morale d’une conduite ou d’une personne). Ainsi : 1/ le beau et le bon sont indissociable dans l’évaluation. Le grec utilise indifféremment l’un pour l’autre agathos et kalos, au point de les avoir fondus dans une seule expression kaloskagathos (bel et bon). On s’en sert en général pour souligner la dimension esthétique de l’éthique grec – par opposition à la morale judéo-chrétienne : l’éthique de soi est une esthétique de soi – mais on peut, tout à l’inverse, sans sous-estimer la différence entre éthique et morale, entre sagesse antique et sainteté chrétienne, considérer que l’évaluation esthétique est toujours éthique, que le beau est certainement l’expression ou le signe tangible du bien. Ainsi si le terme kalos a une plus large extension qu’agathos dont le grec n’a pas fait un usage substantivé, c’est certes parce qu’il désigne un critère d’évaluation alors que celui-ci 1 Cf. l’introduction de Pradeau en GF, p. 30-33. © Philopsis – Laurent Cournarie 3 www.philopsis.fr n’exprime qu’un état et s’applique seulement aux personnes, mais ce n’est pas une raison suffisante pour donner une interprétation esthétisante de l’éthique grecque. Ou alors il faut se garder d’une compréhension moderne de la dimension esthétique. 2/le bien et le bon possèdent un champ sémantique également large. Autrement dit les valeurs du beau (et/ou du bon) couvrent tout l’éventail des qualités excellentes qui vont du convenable, du réussi, de l’utile, à l’avantageux et au bon. Autrement dit, la conception grecque du beau est nettement fonctionnelle et même utilitariste. Et c’est clairement ce que montre le passage central du dialogue sur les définitions du beau. Socrate commence par réfuter les trois premières définition du beau avancées par Hippias : a/ le beau c’est « une belle vierge » (287e) – Hippias confond le beau et « ce qui est » beau, et ce qui est beau est relatif (la belle vierge est plus belle que la belle marmite quand elle est bien faite (288e), mais aussi laide que celle-ci comparée à la beauté des dieux) ; b/ le beau c’est l’or, si le beau est ce qui pare (embellit) de beauté toute chose à laquelle il s’applique (289e) ; mais Phidias a utilisé l’ivoire de préférence à l’or pour les yeux de ses statue ; l’or embellit l’objet seulement s’il est appliqué à propos, sinon il enlaidit ; donc c/ le beau c’est le convenable <to prepon> (290d) – mais une cuillère en bois n’est-elle pas plus convenable aux légumes et à la marmite qu’une cuillère en or et ainsi plus belle que celle-ci ? et qui plus est, le convenable en embellissant un objet le fait paraître beau alors qu’il ne l’est pas ; or c’est le beau qui donne une beauté réelle et non apparente (294b) que cherche la définition. D’où l’idée que le beau, qui ne doit pas être tantôt beau et tantôt laid mais toujours beau (293d), c’est l’utile <to chrêsimon> (295c) ou que c’est l’avantageux (296d), comme si ces définitions se prêtaient moins à l’objection du relativisme (l’utile ou la puissance ne sont beaux que s’ils servent le bien, de sorte que le beau ou le bien c’est l’avantageux . Mais si l’avantageux est la cause du bien (297a), si le beau est la cause du bien, et si la cause et l’effet doivent être distincts, alors il faut admettre que le beau n’est pas bon et le bon n’est pas beau (beau = cause ≠ effet =bien), ce qui est inacceptable – donc l’avantageux n’est pas non plus la définition de l’essence du beau. Le grec dit ainsi couramment kalos pros ti (beau pour) là où l’on dit bon à ou pour – ce qui est encore une fois un indice de la synonymie de deux adjectifs. Finalement même si l’effort théorique semble aporétique, il est significatif que Socrate ne puisse admettre la conclusion que le beau n’est pas bon et le bon n’est pas beau. Et c’est aussi pourquoi l’ultime définition examinée : le beau, c’est le plaisir des yeux ou de l’ouïe (298a) est elle aussi récusée, car des belles lois ou de belles mœurs ne sont pas reconnues par le plaisir sensible, que ce n’est pas la vue ou l’ouïe qui causent la beauté, mais la beauté est ce qui est commun au plaisir de la vue et au plaisir de l’ouïe (300a). Si le beau n’est pas le plaisir (sensible) c’est parce que le plaisir sensible ne peut pas rendre compte de l’équivalence du beau et du bon. © Philopsis – Laurent Cournarie 4 www.philopsis.fr Le beau, l’art et l’image : Banquet, République Le platonisme illustre une conception qui a dominé longtemps l’histoire de la pensée, celle de la séparation de l’art et du beau. Cette thèse est aujourd’hui centrale dans la philosophie analytique de l’art. L’art et le beau sont deux questions différentes que la rigueur demande de maintenir séparées. Ici une évaluation, là une description. Cette différence aurait sa correspondance au niveau des disciplines : ici l’esthétique, là la philosophie de l’art. L’esthétique, en marge de la logique, l’épistémologie, l’éthique ou la politique, tente de répondre « aux questions suivantes : Existe-t-il une attitude spécifiquement esthétique ? (…) L’objet esthétique est-il une représentation de la réalité ou l’expression d’affects, de pensées ? (…) Existe-t-il une valeur esthétique ? », là où la philosophie de l’art se demande : « qu’est-ce que l’art ? Quelle sorte d’entités sont les œuvres d’art ? Qu’est-ce que comprendre et apprécier une œuvre d’art ? Quelle est la valeur de l’art ? »2 Chez Platon toutefois, la dissociation est au service d’une condamnation de l’art. La positivité du beau ne libère pas l’espace théorique d’une théorie de l’art, mais annule sa positivité. La métaphysique du beau s’accompagne d’une philosophie de l’art qui en nie la valeur. On peut la résumer par deux exclusions : la beauté sans art, l’art sans vérité. Pour Platon, la connaissance de la vérité est toute intelligible. Pourtant il y a un moment irréductiblement sensible dans la connaissance : l’épreuve du beau qui, immanent au sensible, révèle la présence de l’intelligible. Le savoir, du côté de l’âme, est une certaine activité qui procède non de la raison mais de l’impulsion de l’amour. Ainsi Socrate réévalue-t-il, dans le Phèdre, le délire (mania), en particulier le délire amoureux qui, s’enflammant à la vue de la beauté (249e), réveille l’âme de sa torpeur pour lui rendre le souvenir de l’Idée, parce qu’elle est de toutes les Idées la plus resplendissante3. Se produit comme une autorévélation de l’intelligible dans le sensible porté à son éclat par la beauté : la beauté est à la fois ce qu’il y a de plus manifeste, de plus visible et ce qu’il y a de plus charmant (250 d) – la tradition en a retenu la leçon en définissant le beau comme ce qui plaît à la vue. Là où les autres Idées s’enténèbrent dans le sensible, se voilent et ne se laissent reconnaître par l’âme qu’au prix d’un pénible effort, ou au contraire éblouissent et aveuglent comme l’Idée du Bien, le Beau est la seule Idée qui éveille à l’intelligible, en se conformant à notre nature factuellement sensible. Sans flatter les sens, le plus lointain (l’intelligible) devient le plus prochain4. Platon décrit ce moment affectif de la sensibilité esthétique, la physiologie spécifique de l’expérience du Beau, en distinguant le comportement de l’âme initiée à la contemplation des Idées, mais qui ayant oublié son initiation ou s’étant laissée corrompre dans sa vie empirique, se précipite sur l’objet dont la beauté a excité le désir, verse dans la démesure et R. Pouivet, « Esthétique », in Précis de philosophie analytique, PUF, 2000, p. 269. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Justice, Sagesse, tout ce qu’il y a de précieux encore pour des âmes, ne possèdent aucune luminosité dans les images de ce monde-ci . (…) Seule la Beauté a obtenu ce lot de pouvoir être ce qui est le plus en évidence et ce dont le charme est le plus aimable » (Phèdre, 250 b-d). 4 Cf. Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau, Cerf, 1987, p. 57. 2 3« © Philopsis – Laurent Cournarie 5 www.philopsis.fr les plaisirs honteux, et manque finalement le sens dont la beauté est le signe ; et celui de l’initié véritable qui maintient une distance, ou se maintient dans une distance à l’apparition de la beauté, s’imposant comme le bon cheval du mythe de l’attelage ailé, docile et vaillant, « la contrainte de sa réserve » (254a), qui seule rend l’âme apte à se ressouvenir de l’Idée. A la vue de l’aimé, « les souvenirs du cocher se portent vers la réalité de la Beauté » (254c). Le beau a ce pouvoir parce qu’il est une expérience du ravissement, qui brise les habitudes. Par l’effroi suscité, l’homme est ramené à son âme, et le désir, délié des appétits sensuels, retrouve son élan vers l’intelligible. La beauté blesse l’homme du désir sensible, et réveille l’amour de l’être. L’âme recueille la vision du beau comme l’appel 5 à se délier du sensible. Ainsi la logique profonde de l’expérience esthétique est d’entraîner l’âme au-delà des objets immédiats qui ont suscité son émotion. Rien de sensible, c’est-à-dire de limité, de partiel, de contingent, ne satisfait le désir dans sa fin, comme le montre Diotime dans le Banquet6. L’éducation selon la beauté conduit l’âme, degré par degré, à dépasser le sensible : beauté d’un corps, beauté universelle des corps, beauté morale, beauté de la science, et finalement beauté de l’Idée où s’achève la science, c’est-à-dire beauté purement intelligible7. Finalement, l’âme est sensible au beau pour ne pas mourir à l’intelligible. Nous avons la beauté pour ne pas mourir de la sensibilité8. Davantage encore, dans cette renaissance et cette conversion de l’âme, il n’est jamais question de l’art, ou seulement de l’art dialectique, c’est-à-dire de l’exercice de la science. Ainsi la réévaluation initiale du sensible dans le discours sur la beauté épouse la dévaluation de l’art qui en devient l’exact opposé : là où la beauté élève l’âme du sensible vers l’intelligible (dialectique de l’amour), l’art abaisse l’âme de l’intelligible vers le sensible, ou mieux à l’intérieur du sensible, de l’objet à l’image, de l’apparence à l’apparence d’apparence. L’art fait le contraire de la beauté : il plaît en abolissant toute distance, séduit sans provoquer la stupeur ; il enchaîne au lieu de libérer. Il répète et confirme l’autorité du sensible sur l’âme. Au fond, le platonisme est la philosophie profonde du classicisme, même quand celui-ci fera l’éloge apparent de l’art. Dans le classicisme, « la beauté essentielle n’a rien à voir avec l’art. Mais l’art, lui, a affaire avec la beauté. La relation classique entre ces deux notions n’est pas réciproque. Le beau est en soi absolument indépendant de l’art, mais l’art se situe dans la dépendance du beau qu’il prétend atteindre et représenter »9. Mais précisément l’art n’est jamais en mesure de produire « la beauté parfaite, il ne peut au mieux que l’imiter ». Et « plus le beau se trouve valorisé, identifié à l’être en tant qu’être suprême, et plus la distance entre 5 Marcel Ficin, dans son Commentaire sur le Banquet de Platon (V, 2), rattache kallos (beau) à kaleô (appeler). 6 Banquet, 210a-211c, p. 67-72. Voir M. Sherringham, Introduction à la philosophie esthétique, Payot, 1992, p. 65-76. 7 211 b, p. 69. 8 Le commentaire de l’Hippias Majeur ne porterait pas à une conclusion différente. Cf. M. Sherringham, op. cit., pp. 37-46. 9 Sherringham, op.cit., p. 58-59. © Philopsis – Laurent Cournarie 6 www.philopsis.fr l’art et le beau se creuse, plus, du même coup, le statut de l’art devient inférieur ». Toute la conception de l’art ne se résume pourtant pas à la critique virulente à laquelle se livre Platon dans la République (II, X). Sinon on ne s’expliquerait pas que l’art serve à l’éducation, que la mousikè soit digne de l’occupation des hommes libres vivant en paix, que Socrate y ait consacré ses derniers instants 10 , et même que la philosophie en soit la forme suprême11. On lit aussi cet aveu dans le Politique (299 d-e) : si les arts disparaissaient, « l’existence, déjà si pénible maintenant, deviendrait absolument impossible ». Reste que c’est cette critique qu’on a le plus souvent retenu et c’est elle qui pèse comme un destin sur l’histoire de l’art. La critique platonicienne de l’art procède de la critique des pouvoirs de l’image, c’est-à-dire d’une interrogation sur le réel et l’irréel : le vocabulaire de l’apparence, de l’illusion, de la tromperie, du fantasme est dominant. Si l’art consiste dans un jeu d’images, et si l’image a un pouvoir irréalisant, on sera tenté de chercher dans la critique platonicienne de l’art, une illustration éclatante de la critique de l’imaginaire, de ce que G. Durand nomme l’iconoclasme fondamental de la pensée occidentale (Les structures anthropologiques de l’imaginaire). Alors que les paysans travaillent à reproduire les êtres naturels, certes périssables, mais nécessaires pour notre subsistance 12 , que les artisans produisent des objets précaires mais utiles à la vie domestique et économique (outils), les artistes ne produisent rien que des apparences. Dans la République X, Platon définit l’artiste comme l’artisan qui a l’habileté démiurgique de «faire» toutes choses, réalisant ainsi la contradiction d’une compétence universelle, facilement et promptement. La représentation de l’œuvre d’art est ainsi assimilée au reflet d’un miroir capable de réfléchir l’image de toutes choses. Jugé ontologiquement, l’art de l’art ne compte pour rien : l’œuvre de l’art est un semblant de réalité comme l’image du miroir. Elle est même encore plus illusoire. Tandis que le miroir réfléchit l’image d’un objet présent, l’œuvre d’art produit l’illusion de la chose en son absence même. Sans doute l’ombre est-elle intermédiaire entre l’être et le non-être, entre la lumière qui rend visible la chose, et la chose même. Mais ce « presque rien » du reflet, de l’ombre a une irréalité circonscrite : elle existe comme l’obscurité de la lumière, la trace d’une chose réelle. Avec l’œuvre d’art, rien de tel. Non seulement l’œuvre d’art n’est qu’une apparence – apparence d’apparence ou imitation d’imitation (imitation d’une chose sensible qui est imitation de sa Forme), et même imitation seulement de quelques aspects de la chose sensible13 – mais en plus elle est l’apparence de ce qui a disparu ou, pire, de ce qui n’existe pas. L’œuvre d’art c’est l’apparence qui s’autonomise par rapport à ce dont elle est l’apparence et qui donne vie et présence pour l’âme à ce qui n’est pas. L’art « réalise » l’apparence. C’est le talent de donner un effet de réalité à une pure apparence, de la vérité à l’irréel. Rien n’apparaît et ne reste de la chose dans l’image de l’art. C’est pourquoi Platon rapproche finalement davantage les œuvres d’art des visions, des apparitions que des phénomènes du reflet ou de Phédon, 60e6. Ibid., 61 a3. 12 République, VI, 501a. 13 Cf. République X, 598b 1-4. 10 11 © Philopsis – Laurent Cournarie 7 www.philopsis.fr l’ombre. Ce ne sont que pures apparences <phainomena>, sortes de fantômes <eidolon14> ou mirages <phantasmata15>. La critique de l’image est ainsi métaphysique-ontologique et moralepolitique. Selon la première perspective, l’image est la notion qui sert à penser le rapport de la chose sensible à son modèle intelligible. C’est l’exemple fameux du lit où il faut distinguer le lit en soi (l’Idée de lit), modèle intelligible originaire, l’objet-lit produit par l’artisan à son image, et l’image de lit reproduit par l’artiste en imitant l’objet. Ainsi le tableau du peintre est éloigné de trois degrés du lit véritable. Autrement dit l’imitation est ici prise comme schème de compréhension de la participation et du procès du sensible à l’intelligible. Et dans ce rapport d’imitation, la primauté va au modèle. Tout ce qui n’est pas l’Idée est image ; et être image c’est être en participation de l’être, donc en déficit d’être. Et être l’image de ce qui est en soi déjà une image, c’est être un quasi-néant. Le déficit ontologique augmente à chaque fois qu’on descend d’un degré dans le processus mimétique. Au plus bas degré, il y a le reflet, l’ombre. Mais avec l’image artistique, l’apparence d’apparence acquiert une puissance d’illusion inédite. C’est ici que l’argument moral-politique vient renforcer la critique métaphysique-ontologique de l’image. L’art est ce par quoi l’apparence impose l’illusion de son autonomie sur l’âme. Ou encore dans l’art, l’apparence se fait simulation, et il en résulte la production de croyances, d’opinions sans fondement, imaginaires : « toutes les œuvres de ce genre [poésie imitative] causent la ruine de l’âme de ceux qui les entendent s’ils n’ont pas l’antidote, c’est-à-dire la connaissance de ce qu’elles sont réellement »16. Ainsi le poète se dissimule-il derrière le héros17; l’acteur feint d’être son personnage. Par de simples signes, gestes, formes ou couleurs, l’art fait surgir l’irréel en lieu et place du réel et y faire croire, pire efface la différence entre le réel et l’irréel. L’image dépasse l’apparence, marque l’avènement de l’imaginaire, c’est-à-dire l’avènement du multiple, de l’indéfini et de la confusion, le règne immaîtrisable de la duplication, sa réitération sans fin et son essaimage18. La philosophie refuse l’image parce qu’elle pressent que le concept est mal engagé pour contrôler ce redoublement fantastique de la réalité. L’image est ici, comme toujours, la marque du devenir. Ou plutôt l’image, qui est le règne du multiple, de l’indéfini, est un être en devenir : elle n’est ni son objet ni elle-même, mais mouvement négatif de l’un à l’autre qui se poursuit dans l’âme du spectateur. C’est pourquoi, l’art abandonné au pouvoir de l’image est lui-même pris par le vertige du devenir, la passion de l’innovation arbitraire des styles (maniérisme, recherche de plaisirs nouveaux comme en musique19 …) et des codes20 – et l’on sait que, pour Platon, « le changement est de beaucoup ce Id., 598b. Id., 599a. 16 Id., 596e. 17 République, III, 393bc, 394 bc. 18 Cf. F. Dagognet, Pour l’art d’aujourd’hui., Dis Voir, 1992, p. 21-22. 19 Cf. Lois, 655d. 20 En sculpture, les règles du Canon de Polyclète, qui définissent la beauté (cf. le « Doryphore ») par un système de proportion numérique complexe, sont modifiées par Euphranor et Lysippe qui pratiquent des déformations libres dans les proportions, notamment pour des statues colossales. En peinture, on s’éloigne de plus en plus de l’art de Polygnote (dessin coloré), sous l’effet des innovation théâtrales, notamment avec Apollodore le 14 15 © Philopsis – Laurent Cournarie 8 www.philopsis.fr qu’il y a de plus dangereux au monde »21. L’art imitatif est condamné à se transformer sans cesse pour exister : plus il s’éloigne de l’imitation comprise comme l’art de la copie <eikastikè>, reproduction conforme aux proportions du modèle, pour verser dans l’imitation de l’apparence, l’art fantasmagorique <phantastikè>, plus l’art est pris du vain désir de renouvellement22. On voit le renversement ontologique qu’opère l’art du simulacre : d’une imitation d’un modèle objectif et intelligible, on passe à une imitation qui prend pour norme l’effet sensible de la vérité. La convenance à la perception plutôt qu’à la connaissance, le plaisir des sens plutôt qu’à la vérité, devient la norme de l’imitation23. Et sous prétexte de « réalisme » de l’image, l’art procède à la reconstruction illusionniste du réel. Platon ne cache pas sa préférence pour l’art des anciens, hiératique comme l’art des temples qu’il avait admiré dans la vallée du Nil24. La passion de l’art imitatif sape les fondements de la cité grecque. Aussi Platon compare-t-il volontiers l’art à la sophistique, qui relève, dans l’ordre du discours, de la même technique d’imitation et de simulation, c’est-à-dire une espèce de sorcellerie. En abusant l’esprit par de simples apparitions, l’art et la sophistique pratiquent l’illusionnisme. Chez le sophiste et le peintre « moderne », on retrouve le même orgueil, la même rivalité pour la gloire (Zeuxis par rapport à Parrhasius chez Pline), le même souci de l’illusion, le semblant de « polytechnie ». Ce qui articule ces deux critiques c’est l’idée d’imitation elle-même, c’est-à-dire son processus et les effets qui en dérivent. L’imitation désigne comme concept ontologique le rapport de l’image au modèle. Mais ce rapport induit par lui-même, nécessairement une confusion des statuts de l’image et du modèle et cette confusion s’opère dans l’âme. L’image et le modèle deviennent indiscernables entre eux. On comprend dès lors qu’il faille se méfier des artistes et finalement chasser des citoyens aussi inutiles et pernicieux de la cité idéale. L’art défait ce que l’éducation tente péniblement d’accomplir. L’art façonne les individus comme l’éducation mais en imprimant le faux et le mensonge dans les âmes. Et au lieu du long détour de la connaissance, elle emprunte la voie facile de l’imaginaire. Non seulement l’art rend le vice (des dieux) aimable25, mais il rend la vertu ridicule. Ce faisant l’art bafoue les principes de la communauté humaine, l’aidôs et la justice. Aussi « en exilant les artistes, la Skiagraphe qui introduit dans les tableaux et les décors le jeu des ombres et des couleurs pour reproduire les apparences et donner l’illusion de la réalité. Cet illusionisme par la couleur et la profondeur fut poursuivie par Zeuxis, dont Pline dans son Histoire naturelle (XXXV, 36, 5, p . 61) nous a laissé la célèbre anecdote des oiseaux picorant les raisins peints sur le décor, déjà rappelée. 21 Lois, VII, 797d-e. 22 Cf. République, X, 598a-b, 601c-d et Sophiste, 235d-236c. 23 Platon lutte contre le progrès de l’illusionisme de la peinture qui va jusqu’au trompe-l’œil, la polychromie conventionnelle qui applique « aux plus belles parties du corps, les couleurs les plus belles » (pourpre), non les couleurs naturelles (noir) (République, IV, 420 c-d), le recours à une vision perspective qui fausse la véritable proportion des corps et des formes pour s’adapter aux données de la perception. Ainsi, « les artistes d’aujourd’hui envoient promener la vérité, et donnent à leurs œuvres, non pas les proportions qui sont belles, mais celles qui paraîtront l’être » (Sophiste, 235d). 24 Cf. Lois, II, 656d-e. 25 Cf. République, II, 377b © Philopsis – Laurent Cournarie 9 www.philopsis.fr société les remet donc justement à leur place : là où il n’y a pas de société possible »26. L’artiste ne répond à aucune fonction qui détermine la division et la hiérarchie des classes sociales. Plus encore, être du double, du spectaculaire, inclassable, ici et ailleurs, il est la réfutation vivante de la justice dans la cité qui règne quand chacun accomplit sans déroger à son rang la tâche qui correspond à son essence. C’est pourquoi, à défaut de renoncer à tout art, la cité doit exercer sur lui un contrôle strict, pour le ramener à ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être, un instrument de pédagogie sociale. Ce qui conduit à proscrire les œuvres licencieuses, mensongères, à prévenir toute innovation et à encourager les artistes qui cultivent l’amour du bien27. Finalement, l’art est également séparé du beau et du vrai. La beauté de l’art est toujours relative – là où la beauté absolue est intelligible – et toujours plus sophistiquée. La beauté dans l’art devient pur divertissement. Il n’y a que pour le divin artisan du monde que la beauté et l’art sont unis et également admirables, parce qu’il ne détourne jamais son regard du modèle éternel. Dans l’art humain, l’imitation est livrée à l’arbitraire. Le mal de l’image n’est pas tant dans l’imitation elle-même (copie), que dans le semblant de vérité qu’elle engendre (simulation). L’imaginaire c’est au fond l’ « imitation de l’effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu’être captif d’une image immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente argumentation qui prépare la remontée au Principe. Il est donc requis de dénoncer la prétendue vérité immédiate de l’art comme une fausse vérité, comme le semblant propre de l’effet de vérité. Et telle est la définition de l’art, et de lui seul : être le charme d’un semblant de vérité »28. Le charme est réel, mais la vérité illusoire. L’imaginaire c’est le désir de la vérité comme immédiateté et séduction. Grimaldi, art. cit., p. 31. « Pour nous, il nous faut un poète et un conteur plus austère et moins agréable, mais utile à notre dessein, qui n’imiterait pour nous que le ton de l’honnête homme et conformerait son langage aux formes que nous avons prescrites dès l’origine, en dressant un plan d’éducation pour nos guerriers » (République, III, 398a-b). Cf. aussi 401b-c. 28 Badiou, op. cit., p. 11. 26 27 © Philopsis – Laurent Cournarie 10 www.philopsis.fr II. Archè-Eidos-Ousia L’âme, le principe : Phèdre La notion de principe est évidemment complexe dans le platonisme parce qu’elle apparaît dans de nombreux dialogues selon des approches, des thématiques très variées, qui laissent ouverte la question de savoir s’il y a un ou plusieurs principes chez Platon, si ce qui est reconnu comme principe ici est commensurable avec ce qui nommé principe ailleurs. Le principe, en vertu même de la nécessité de son essence, mérite d’être qualifié de divin : mais dans le platonisme le divin peut être revendiqué aussi bien par les essences ou les Formes du Phèdre, le démiurge du Timée, le Bien de la République, les grands genres du Sophiste. Les principaux textes où la notion d’archè apparaît au premier plan sont le Phèdre, le Timée, la République. On s’intéressera ici à un passage du Phèdre qui, malgré sa brièveté, s’avère tout à fait important : l’exigence de l’archè y est clairement posée et l’exigence de reconnaître à l’archè une certaine nature. Et pourtant la notion d’archè n’y joue qu’une fonction limitée. Précisément il s’agit d’une occurrence et non d’une thématisation de la notion d’archè. En effet son apparition se fait dans le cadre d’une réflexion sur l’âme et plus précisément d’une démonstration de l’immortalité de l’âme. Voici le texte dans son ensemble. « Or voici d’où part cette démonstration <archè apodeixeôs> : toute âme est immortelle. Ce qui en effet se meut soi-même est immortel, au lieu que, pour ce qui moteur d’autre chose, est mû aussi par autre chose, la cessation de son mouvement est cessation de son existence. Il n’y a dès lors que ce qui se meut soi-même qui, du fait qu’il ne se délaisse pas soi-même, ne finit jamais d’être en mouvement ; mais en outre il est, pour tout ce qui est encore mû, une source <pègè> et un principe <archè> de mouvement. Or un principe est chose inengendrée <agenèton> ; car c’est à partir d’un principe <ex archès> que, nécessairement, vient à l’existence tout ce qui commence d’exister <pan to gignomenon gignesthai>, au lieu que lui-même, nécessairement, il ne provient de rien ; si en effet il commençait d’être à partir de quelque chose, il n’y aurait pas commencement d’existence à partir d’un principe. D’autre part, puisqu’il est chose inengendrée, l’incorruptibilité aussi lui appartient nécessairement ; il est évident en effet que, une fois le principe anéanti, ni jamais il ne commencera lui-même d’être à partir de quelque chose, ni autre chose à partir de lui, s’il est vrai que c’est à partir d’un principe que toutes choses doivent commencer d’exister. Concluons donc : ce qui est principe de mouvement, c’est ce qui se meut de soi-même ; or cela, il n’est pas possible, ni qu’il s’anéantisse, ni qu’il commence d’exister : autrement le ciel entier, la génération entière venant à s’affaisser, tout cela s’arrêterait et jamais ne trouverait à nouveau, une fois mis en mouvement, un point de départ pour son existence. Maintenant qu’a été rendue évidente l’immortalité de ce qui est mû par soi-même, on ne se fera pas scrupule d’affirmer que c’est là l’essence de l’âme, que sa notion est cette notion même. Tout corps en effet qui reçoit du dehors son mouvement est un corps inanimé ; est au contraire un corps animé, celui pour qui c’est du dedans et qui en tient de lui-même le principe, attendu que c’est bien en cela que consiste la nature de l’âme. Mais, c’est bien ainsi qu’il en est, si ce qui se meut soi-même n’est pas autre chose que l’âme, alors nécessairement l’âme devra être à la fois inengendrée et immortelle » (Platon, Phédon, 245c-246a). © Philopsis – Laurent Cournarie 11 www.philopsis.fr Qu’y a-t-il de remarquable dans ce texte 29 ? 1/ Manifestement ce n’est pas un texte qui porte sur la notion de principe mais sur l’âme. Son objet, c’est la démonstration de l’immortalité de l’âme. Pourtant la notion de principe est convoquée comme un argument majeur dans cette démonstration. On trouverait dans l’œuvre de Platon d’autres textes similaires (cf. Lois, X, 893b1-899d3). Mais l’argument présente, dans le Phèdre, une double originalité : 1/ le terme apparaît dans un passage qui lui est, même brièvement, tout à fait consacré : donc la notion d’archè est malgré tout pensée et définie pour elle-même (même si l’objet du texte est autre) ; 2/ le terme y subit son inflexion sémantique vers ce qui est principe et non pas simplement origine ou commencement. On pourrait dire que l’archè est principe en tant qu’il s’oppose à la simple origine ou au commencement. 2/ Que ce soit à l’intérieur d’une démonstration que le terme de principe intervienne et s’y trouve défini est encore un autre trait saisissant. En effet, Platon procède ici comme un mathématicien qui poserait comme point de départ de la démonstration l’objet qui est à démontrer, c’est-à-dire l’immortalité de l’âme <archè apodeixeôs>. Autrement dit, archè est encore employé dans son sens logique ou mathématique. Ce qui est posé en premier c’est le but de la démonstration, la conclusion : l’âme est immortelle. Ensuite la démonstration se déroule en deux temps : 1/ établir la définition <logos> de l’immortalité – est immortel ce qui se meut de soi-même ; 2/ chercher la chose dont l’essence correspond à cette définition, c’est-à-dire montrer que la définition de l’immortalité correspond à la nature de l’âme, et ainsi établir ce qui était à démontrer. Autrement dit, le procédé argumentatif n’est pas ici de type syllogistique : la proposition de départ n’est pas une conclusion qui autoriserait une déduction (comme si l’on avait affaire à : l’âme est un principe ; or tout ce qui est principe est immortel : donc l’âme est immortelle) mais ouvre une démarche analytique vers les termes simples qui la composent et finalement vers le terme simple qui n’apparaît pas immédiatement en elle et qui est précisément la notion de principe. On peut rendre compte de ce procédé par le schéma suivant en distinguant un mouvement ascendant (analyse) et un mouvement descendant (synthèse) de la démonstration : Analyse : Hypothèse : l’âme est immortelle (= ce qui est à démontrer) -> 1. Est immortel ce qui est éternellement en mouvement -> 2. Ce qui est éternellement en mouvement se meut de soi-même -> 3. Ce qui se meut soimême est principe de mouvement 4. Ce qui est principe est inengendré et immortel (comme tout le monde en convient). Synthèse -> 1. Ce qui est principe est inengendré et immortel -> 2. Ce qui se meut de soi-même est principe de mouvement -> 3. L’âme se meut elle-même -> 4. L’âme est inengendrée et immortelle. Examinons de plus près cette structure argumentative et le statut qu’y joue l’archè. 3/ On voit que le terme d’archè apparaît comme un terme simple audelà duquel l’analyse ne peut plus régresser – qui passe alors pour un indémontrable. Encore une fois le principe ici n’a pas le rôle de moyen terme dans un syllogisme mais c’est un terme premier découvert analytiquement. Il s’agit d’analyser l’hypothèse (l’âme est immortelle) en spécifiant 29 Cf. S. Roux, op. cit, p. 25sq. © Philopsis – Laurent Cournarie 12 www.philopsis.fr « immortalité » qui signifie « mouvement éternel », qui implique « mouvement par soi » qui implique « principe du mouvement » qui enveloppe l’autosuffisance et l’autosubsistance. Ainsi il s’agit de rapprocher un nom (âme) de la définition de l’immortalité qui inclut nécessairement la notion de principe. Autrement dit, l’argumentation conduit à dégager un ordre de réalité original (l’ordre principiel) et à montrer que l’âme est immortelle parce qu’elle appartient à ce domaine des principes : ce n’est pas parce qu’elle est immortelle qu’elle est un principe mais parce qu’elle est un principe qu’elle est immortelle. 4/ Ainsi, Platon inaugure ici la longue tradition (notamment aristotélicienne) qui traite la question du principe en relation avec le mouvement. Le mouvement a besoin d’un principe : le principe est avant tout principe du mouvement – puisque dans la « physique » grecque, ce n’est pas le repos mais le mouvement qui a besoin d’une raison ou d’une cause (le repos est la suppression du mouvement qui est en vue de lui : le repos c’est la chose en acte, le mouvement est actualisation, donc puissance de ce dont le repos est la perfection). Ainsi la cause efficiente est-elle synonyme de principe de mouvement : c’est la cause efficiente qui fait passer du repos au mouvement, qui explique le changement d’état ou de qualité d’un corps. C’est la question du mouvement qui sollicite la notion de principe. Ce qu’il faut pouvoir expliquer, c’est la possibilité du mouvement. Plus exactement, il faut distinguer entre deux types de mouvement : ce qui se meut toujours et ce qui est mû par un autre, un mouvement infini et un mouvement fini qui correspondent à deux causes distinctes : par soi et par autrui. Or si le propre du mouvement fini est d’être suspendu à une cause extérieure, de sorte que sa finitude consiste dans cette dépendance même, un mouvement infini, ne recevant pas son mouvement d’autre chose, doit être éternel – du moins s’il ne se délaisse pas lui-même comme dit le texte, c’est-à-dire s’il continue infiniment à se donner l’impulsion. Un mouvement infini est un mouvement éternel et/ou par soi. Il faut insister ici sur deux points : d’une part le mouvement du principe n’est pas le signe d’une déficience, d’un manque d’une perfection (ce qui est le cas pour le mouvement fini) : le principe n’est pas en mouvement pour combler un écart, par manque d’être – il s’agit en quelque sorte d’un mouvement de plénitude. D’autre part, si le principe se mouvant lui-même ne s’abandonne pas soi-même, c’est que le mouvement n’est pas simplement pour lui une propriété mais une activité, activité qui ne décline pas par un dépérissement progressif des forces. Et ce qui le fait comprendre c’est précisément la nature même d’un principe, c’est-à-dire son caractère impérissable et immortel (ici Platon reprend la même caractérisation que Parménide : ageneton kai anôlethron, mais à cette différence qu’elle n’était pas appliquée chez celui-ci à l’archè). C’est ce que met en évidence la seconde partie du texte en proposant la définition de l’arché. Le mouvement du principe n’a ni commencement ni fin parce le principe est une chose inengendrée et incorruptible. Et Socrate d’établir ainsi la justification de ces deux caractéristiques. Il est impossible de supposer qu’un principe soit engendré parce que c’est à partir de lui que toutes les choses sont engendrées. Mais cette impossibilité logique (il est contradictoire que ce qui engendre soit engendré) se double de l’impossibilité de la régression à l’infini (ce qui est engendré ne peut l’être à l’infini). Par ailleurs il doit être incorruptible car s’il périssait, périrait et ne © Philopsis – Laurent Cournarie 13 www.philopsis.fr pourrait commencer d’être tout ce dont l’existence dépend de lui. Autrement dit, le principe n’a pas d’origine, ou plutôt la réflexion sur l’archè oblige à distinguer entre l’origine (ou le commencement) et le principe (ou le fondement). Sans un principe permanent, éternel, il ne pourrait y avoir de devenir. Le principe est ainsi rencontré comme ce qui est négatif ou différent par nature. Le principe ne peut exercer sa causalité que parce qu’il est autre : il ne peut fonder que parce qu’il diffère de ce qu’il fonde, il ne peut conditionner qu’en s’opposant. Il est défini par la négation des prédicats de ce qui dépend de lui (im-mortel/in-corruptible). Et c’est cette supériorité ou cette différence ontologique qui est la condition de sa « principialité ». 5/ On saisit dès lors mieux ce que le texte du Phèdre apporte de conceptuellement nouveau à la notion d’archè – même si son introduction sert à établir la démonstration de l’immortalité de l’âme (du moins de sa partie noétique), ce qui revient à justifier la primauté ontologique de l’âme par rapport au corps30. Il n’y a évidemment rien d’original à dire qu’une naissance suppose une archè puisque archè signifie précisément l’origine ou le commencement. Tout ce qui naît a un principe ou une origine. Mais Platon attribue à l’archè un sens ontologique, et c’est ainsi que le mot en vient à signifier le concept de principe. Dans le Phèdre, Platon affranchit le mot archè de l’usage qui était le sien aussi bien dans la tradition mythique (où l’archè est toujours associée aux valeurs de l’ancienneté, à la généalogie) que chez les philosophes présocratiques (= élément matériel), en lui ouvrant un nouvel horizon conceptuel. Le principe est désormais par définition ce qui est extérieur à tout ce qui concerne le devenir. Chez les présocratiques, le principe, c’est l’élément. Il est bien terme premier (principe), mais l’élément, parce qu’il est quelque chose de matériel (cf. Métaphysique A) et d’indéfiniment remodelable, en puissance de toutes les formes (ainsi chez Thalès l’eau par condensation produit l’air, par solidification la terre) est soumis au devenir dont il est indissociable. L’élément contraire (la terre ou l’air) est engendré par une auto-transformation de l’élément premier. Si l’élément est principe de permanence (substance) c’est en tant qu’il est perpétuellement en transformation, de sorte qu’on ne peut dire si l’élément est principe du changement ou si le changement est la substance de l’élément. Au contraire comme le dit parfaitement S. Roux, « dans le Phèdre, l’archè n’est pas l’élément commun à tout, mais le principe actif de toute chose. Elle ne se présente pas comme un terme immanent mais comme un 30 En même temps il faut noter que c’est à l’âme plus qu’à une quelconque réalité (même le Bien) que Platon identifie la notion de principe. On pourrait dire que si le Phèdre démontre que l’âme est bien de l’ordre des principes, Platon laisse entendre que c’est de l’âme que se dit surtout la notion de principe. La raison paraît en être que tout principe est principe de quelque chose et que le mouvement est précisément ce dont il y a principe. Il ne suffit pas de dire que le principe est inengendré et incorruptible, il faut encore affirmer qu’il est avant tout ce qui met en mouvement, soi-même éternellement, et toutes choses qui dépendent de lui. C’est parce qu’il est principe de mouvement que le principe est immortel. Ainsi trois caractéristiques définissent un principe : immortalité, incorruptibilité, automotricité ; et l’automotricité est la condition de l’immortalité et de l’incorruptibilité. Et c’est bien la raison pour laquelle l’âme est principe et que le principe s’applique à l’âme plus qu’à tout : elle est principe de vie et de mouvement du corps. Et c’est parce que le principe est moteur et automoteur que la notion ne peut convenir absolument aux Formes qui sont certes inengendrées et incorruptibles mais dont on ne peut sans contradiction supposer qu’elles sont en mouvement. La question se pose alors de savoir s’il peut y avoir des principes d’autre chose que le mouvement. © Philopsis – Laurent Cournarie 14 www.philopsis.fr principe qui transcende par sa nature ce pour quoi il est principe » (op. cit., p. 39). L’archè ne commande pas toutes choses parce qu’il est en toutes choses mais parce qu’il n’est dans aucune : il les commande parce qu’il les domine, c’est-à-dire qu’il transcende l’ordre du devenir auquel elles sont soumises : le principe domine ce qui domine (le devenir) les choses. « L’archè est étrangère au devenir qu’elle tient sous sa dépendance car, même présente dans un corps ou unie à lui, elle [l’âme] s’y donne comme différente par nature, transcendant le corps par sa nature même. Parce qu’elle doit mouvoir le corps (et le monde, pour l’âme universelle), elle se trouve ontologiquement surévaluée : ce par quoi il y a du mouvement est lui-même cause de son propre mouvement, ce par quoi il y a de la vie et de la mort, de la naissance et de la corruption, échappe lui-même à la naissance et à la corruption, est inengendré et incorruptible. Il y dépendance de ce qui devient à l’égard de ce qui est toujours, ce qui suppose que la permanence du devenir est impensable sans la référence à un ordre de réalité différent qui échappe à la finitude. L’archè ne dit plus seulement l’unicité profonde et intérieure du monde et de l’être, mais la transcendance ontologique qui maintient et soutient le monde » (ibid., p. 39-40). Mais pour terminer il faut insister malgré tout sur les limites de l’approche du principe dans le Phèdre. L’archè est un détour essentiel pour la théorie de l’âme, mais elle n’est pas une notion pensée pour elle-même, ou plutôt il n’apparaît pas que Platon dans ce contexte en fasse un objet propre du discours philosophique. La philosophie (et la philosophie platonicienne) ne se laisse pas définir par la recherche de ou sur l’archè. Le Bien et l’essence : République VI La philosophie platonicienne est souvent présentée comme une philosophie qui prétend rendre compte de la totalité du réel à partir d’un principe premier et unique. La “vérité” du platonisme serait donnée avec la République et, la “vérité” de la République à partir d’un passage du livre VI. Platon présente ainsi la recherche dialectique comme remontée vers un principe anhypothétique <archè anupothetos> qui constitue le point de départ le plus sûr et le plus ferme à la connaissance des idées en général – le principe est donc l’objet suprême de la suprême connaissance et son fondement. Or ce principe qui fonde la connaissance (et qui est le premier objet connaissable en droit) est défini comme le Bien (l’idée du Bien). Et le Bien est lui-même caractérisé comme ce qui est au-delà de l’essence, n’a pas seulement pour fonction de fonder le savoir, mais aussi de fonder l’être même des choses (des idées notamment). La fonction du principe est, dans l’interprétation traditionnelle, conçue de manière radicalement ontologique. « - Tu m’as souvent entendu dire que le l’objet de la science la plus haute est la forme du Bien <tou agathou idea megiston mathèma>, et que c’est d’elle que la justice et les autres vertus tirent leur utilité et leurs avantages. C’est encore, tu t’en doutes bien, ce que je vais te répondre à présent, en ajoutant que nous ne connaissons pas exactement cette idée <ouk ikanôs ismen> et que, si nous ne la connaissons pas, connussions-nous tout ce qui est en dehors d’elle aussi parfaitement qu’il est possible, cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de même sans la possession du bien celle de © Philopsis – Laurent Cournarie 15 www.philopsis.fr toute autre chose nous est inutile. Crois-tu en effet qu’il y ait quelque avantage à posséder quelque chose que ce soit, si elle n’est bonne, ou à connaître tout, sans connaître le bien <aneu tou agathou>, et à ne rien connaître de beau ni de bon ? [505a-b] (…) Notre constitution sera donc parfaitement organisée, si elle a pour veiller sur elle un gardien qui possède cette connaissance. - Nécessairement, dit-il ; mais toi-même, Socrate, que penses-tu que soit le bien ? science, plaisir ou quelque autre chose ? [506b] (…) Nous serons satisfaits si, comme tu nous as expliqué la justice, la tempérance et les autres vertus, tu nous expliques de même ce qu’est le bien. - Et moi aussi, mon cher, dis-je, je le serai, et même pleinement ; mais je crains que cela ne dépasse mes forces et que mon zèle maladroit n’apprête à rire. Faisons mieux, mes bienheureux amis ; laissons-là quant à présent la recherche du bien tel qu’il est en lui-même ; il me paraît trop haut pour que l’élan que nous avons porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme. Mais je veux bien vous dire, si vous y tenez, ce qui me paraît être le rejeton du bien et son image la plus ressemblante ; sinon, laissons la question. [506e] (…) - Et bien, maintenant, sache-le, repris-je, c’est le soleil que j’entendais par le fils du bien, que le bien a engendré à sa propre ressemblance <analogon>, et qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que le bien est dans le monde intelligible <noètô topô>, par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. [508c] (…) - Or ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la faculté de connaître, tiens pour assuré que c’est l’idée du bien <tèn tou agathou idean> ; dis-toi qu’elle est la cause de la science et de la vérité <aitian … epistèmès … kai alètheias>, en tant qu’elles sont connues ; mais quelque belles qu’elles soient toutes deux, cette science et cette vérité, crois que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté <allo kai kallion>, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le monde visible on a raison de penser que la lumière et la vue ont de l’analogie avec le soleil, mais qu’on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même, dans le monde intelligible, on a raison de croire que la science et la vérité sont l’une et l’autre semblables au bien mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; car il faut porter plus haut encore la nature du bien <meizonôs timèteon tèn tou agathou hexin>. [509a] (…) Je pense que le soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d’être vus, mais encore la genèse, l’accroissement et la nourriture, bien qu’il ne soit pas lui-même genèse <ouk genesin auton onta>. (…) De même pour les objets connaissables, tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d’être connus, mais qu’ils lui doivent par surcroît l’existence <to einai> et l’essence <tèn ousian>, quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin l’essence en majesté et en puissance <ouk ousias ontos tou agathou, all’ eti epeikeina tès ousias presbeia kai duanamei huperechontos> [“le Bien n’est étance mais ce qui la dépasse en majesté et en puissance”]. Alors Glaucon s’écria plaisamment : “Dieu du soleil, quelle merveilleuse transcendance ! <daimonias huperbolès>. C’est ta faute aussi, répliquai-je : pourquoi m’obliger à dire ma pensée sur ce sujet ? [509b-c]. (…) Tu n’ignores pas, je pense, que ceux qui s’occupent de géométrie, d’arithmétique et autres sciences du même genre, supposent <hupothemenoi> le pair et l’impair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses analogues suivant l’objet de leur recherche ; qu’ils les traitent comme choses connues <adelpha>, et que, quand ils en ont fait des hypothèses, ils estiment qu’ils n’ont plus à en rendre aucun compte ni à eux-mêmes ni aux autres, attendu qu’elles sont évidentes à tous les esprits ; qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par tous les échelons, ils aboutissent par voie de conséquences à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de chercher. (…) Par conséquent, tu sais aussi qu’ils se servent de figures visibles et qu’ils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point à elles qu’ils pensent, mais à d’autres auxquelles celles-ci ressemblent. Par exemple c’est du carré en soi, de la diagonale en soi qu’ils raisonnent, et non de la diagonale telle qu’ils la tracent, et il faut en dire autant de toutes les autres figures. Toutes ces figures qu’ils modèlent ou dessinent, qui portent des ombres et produisent des images dans l’eau, il les emploient comme si c’étaient aussi des images, pour arriver à voir ces objets supérieurs qu’on n’aperçoit que par la pensée. (…) Voilà ce que j’entendais par la première classe des © Philopsis – Laurent Cournarie 16 www.philopsis.fr choses intelligibles, où, dans la recherche qu’il en fait, l’esprit est obligé d’user d’hypopthèses <hupothesesi>, sans aller au principe <ouk ep’ archèn iousan>, parce qu’il ne peut s’élever au-dessus des hypothèses, mais en se servant comme d’images des objets mêmes qui produisent les ombres de la section inférieure, objets qu’ils jugent plus clairs que les ombres et qu’ils prisent comme tels. (…) Apprends maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-même <autos o logos> saisit par la puissance dialectique <tê tou dialegesthai dunamei>, tenant ses hypothèses non pour des principes <tas hupotheseis poioumenos ouk archas>, mais pour de simples hypothèses, qui sont comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout <epi tèn tou pantou archèn iôn>, qui n’admet plus d’hypothèse. Ce principe atteint, elle descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant d’une idée <eidesin> à une idée, pour aboutir à une idée. - Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment ; car ce n’est pas, je m’imagine, une mince besogne que cette recherche dont tu parles. Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible par la science de la dialectique <to upo tou dialegesthai epistèmès tou ontos te kai noètou> est plus claire que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes <ai hupotheseis archai>. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles connaissance discursive <dianoian>, et non intelligence, la science des géomètres et autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence <metaxu ti doxès te kai nou>. - Tu as bien compris, dis-je. Maintenant à nos quatre sections applique ces quatre opérations de l’esprit : à la section la plus élevée l’intelligence <noèsin>, à la seconde la connaissance discursive <dianoian>, à la troisième la foi <pistin>, à la dernière la conjecture <eikasian>, et range-les par ordre de clarté, en partant de cette idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. » (Platon, République, VI, 505a-511e). L’ensemble de ce passage, dont on a prélevé que les thèses principales, condense toutes les déterminations de la notion de principe. On y retrouve en effet semble-t-il : 1/ l’opposition entre le principe et le devenir (cf. le Phèdre); 2/ la double dimension du principe ou de sa fonction (épistémologique et ontologique) ; 3/ la subordination de la fonction épistémologique à la fonction ontologique, ou plutôt la distinction entre principes fonctionnels (comme en géométrie) et principe fondationnel (comme la dialectique en recherche) ; 4/ la transcendance d’un Principe unique qui commande toutes choses (essences et existences), donc le concept métaphysique de principe ; 4/ la distinction de deux modes de connaissances des principes, la raison intuitive et la raison discursive. Nous allons exposer d’abord l’interprétation traditionnelle (en suivant toujours les analyses précises de S. Roux) qui guide la lecture de ce texte fondamental dans toute l’histoire de la philosophie. Elle repose sur trois thèses principales : a/ le principe anhypothétique est assimilé à l’idée du Bien ; b/ le principe est un principe ontologique qui rend raison aussi bien de l’être des essences (et indirectement de l’être des existences empiriques) que de la connaissance des essences. Le texte dit en effet que le Bien confère aux idées « l’être et l’essence » (509b7-8 : to einai te kai tèn ousian) ; c/ le principe a en plus de sa fonction ontologique un statut ontologique supérieur puisqu’il transcende l’ensemble de ses effets : le Bien © Philopsis – Laurent Cournarie 17 www.philopsis.fr est dit epekeina tès ousias en 509b9 et Glaucon emploie en 509c2 le terme huperbolè pour exprimer cette supériorité du Bien. Reprenons ces trois points. a/ Platon n’indique pas explicitement que le Bien est le principe anhypothétique. La référence au Bien et la référence au principe anhypothétique ne s’intègrent pas à la même séquence textuelle. Pour autant, le principe anhypothétique est qualifié de « principe de tout » <tèn tou pantos archèn> en 511d6-7. Or une telle qualification ne semble pouvoir s’appliquer qu’au Bien en tant précisément qu’il possède cette efficience ontologique (et pas seulement une fonction épistémologique) de donner l’être et l’essence à toutes les idées. Par ailleurs, si la dialectique qui cherche ce qu’est chaque chose n’arrête son examen qu’une fois atteint le terme <telos> de l’intelligible, c’est-à-dire le Bien en son essence <o estin agathon> (532a5b-3), on peut difficilement ne pas assimiler le principe anhypothétique et le Bien. C’est ce que l’analogie entre le Bien et le soleil semble confirmer : si le Bien est comme le soleil, il joue dans son domaine (la connaissance dialectique) le même rôle que le soleil dans le sens : il est donc le principe absolu au-dessus duquel il n’y a rien (anhypothétique) : il n’est posé par rien d’antérieur car il est le terme ultime ou premier qui pose tout. Et dans l’allégorie de la Caverne, la sortie du prisonnier ne s’achève qu’avec la vision du soleil, c’est-à-dire selon l’analogie, qu’avec la saisie du Bien31. Enfin cette identification se déduit également de l’opposition entre la dialectique et la géométrie. La géométrie est présentée à la fois comme science qui pose des principes qui ne sont que des hypothèses, ce qui la place en dessous de la dialectique qui remonte à un principe anhypothétique, et comme ce qui prépare la dialectique en traitant de formes essentielles : donc la dialectique qui remonte au premier principe prend pour objet le Bien (donc le Bien = le principe anhypothétique de la dialectique). b/ La lettre du texte indique que le Bien ne se contente pas de rendre les formes connaissables mais que de lui elles tiennent aussi l’être et l’essence (509b7-8). Le passage ne dit pas exactement que le Bien donne l’être (l’existence) et l’essence aux Formes mais seulement que l’être et l’essence sont, en plus de leur connaissance, attachés ou joints <proseinai> au Bien. Mais l’analogie avec le soleil pour lequel il est dit qu’il procure <parechein> (509b3) la genèse et l’accroissement aux choses visibles, peut laisser penser que ce rapport est bien une forme de donation. Platon de manière tout à fait claire propose une double fonction au Bien : fonction épistémologique et fonction ontologique. Le Bien, de même que le soleil rend visibles les choses sensibles, rend intelligible les formes (fonction épistémologique) : le Bien, de même que le soleil engendre les choses sensibles, fait être les essences (fonction ontologique). On pourrait même préciser que cette fonction ontologique présente un double aspect : principe d’être, il fait exister en général les Idées ; principe de détermination, il constitue l’identité de chaque Forme – il les fait toutes exister et chacune 31 « A la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler tel qu’il est. (…) Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause <aitios> de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne » (516b-c). © Philopsis – Laurent Cournarie 18 www.philopsis.fr comme un être distinct. Cette fonction ontologique est présentée dans d’autres passages, quand Platon fait du soleil « le fils du Bien » (506e3-4), considérant qu’il est son image la plus ressemblante. Par ce rapport de filiation et de ressemblance, il suggère que la Bien a une fonction d’engendrement (il est principe d’être) et que cette fonction ne se limite même pas aux essences (le Bien engendre le soleil qui engendre les choses). c/ La transcendance du Bien est paradoxale : il est à la fois au-delà de l’essence et, on vient de le voir, principe de détermination des essences. S’il est ce principe de détermination, il doit être ou avoir une essence. Mais il est au-delà de l’essence en tant qu’il donne l’être aux essences (donc dans la fonction ontologique, il y a une tension entre le principe d’être et le principe de détermination). On peut évidemment réduire la difficulté en faisant remarquer que l’expression est unique dans le corpus platonicien – ce qui obligerait à ne pas surdéterminer son sens. Mais d’autres expressions s’en rapprochent qui entendent souligner la transcendance tant épistémologique qu’ontologique du Bien : l’idée du Bien est plus belle que la science et la vérité même (ce qui est au-delà de la science et de la vérité) car elle en est la cause <aitia> (508e-509a), la science et la vérité sont semblables au Bien mais ne sont pas le Bien dont la nature <hexis> est plus haute et supérieure en dignité <timèteos>. Le Bien dépasse finalement en majesté et en puissance l’essence. Si l’on reprend la dialectique du Banquet, on doit non seulement dire que la Forme du Beau est supérieure à la science du beau, mais que l’idée du Bien est supérieure à la Forme du Beau et à toutes les essences. Pourtant reste cette difficulté : le Bien qui est au-delà de l’essence est une idée <idea> – ce que le passage répète par trois fois (508e1, 517b9, 534c1). Par ailleurs, le Bien est présenté comme le suprême objet d’étude, le suprême connaissable <megiston mathèma> (504d2-3, e4-5, 505a2-3, 534e4). Or comment le Bien peut-il n’être pas une essence <eidos> tout en étant une idée <idea>, comment peut-il être une idée sans être une essence – ce qui obligerait, contre de nombreux textes, à dissocier ousia, eidos et idea32 ? Et comment peut-il être connaissable s’il n’est pas une essence puisque connaître c’est saisir l’essence ? La difficulté est telle qu’on est évidemment tenté de marginaliser le passage, car par ailleurs au livre VII notamment, le Bien est constamment présenté comme un étant. Il est ce qu’il y a de plus lumineux <tou ontos phanotaton> (518d), le plus heureux, le plus excellent. Aussi la réplique de Glaucon sur la transcendance du Bien serait un trait d’ironie : l’hyperbolè qui signifie en grec aussi bien une supériorité qu’un excès ne viendrait pas souligner la transcendance du principe mais l’exagération de la méthode ou de la présentation du Bien : ce serait une image pour exprimer la puissance du Bien et non une affirmation ontologique sur sa nature. On peut encore insister sur la différence entre eidos et idea. Le terme d’eidos s’appliquerait aux essences, le terme d’idea seulement au Bien – de fait si eidos s’emploie au pluriel (eidè), idea est toujours au singulier et cet usage serait approprié pour dire la transcendance du principe. L’idée du Bien pourrait désigner la cause de toute essence antérieurement à toute forme 32 La géométrie force l’âme à considérer les essences et prépare à la contemplation du Bien. La dialectique est présentée comme la recherche de ce qu’est <o estin> le Bien (VII, 522b1). Or ce qu’est une chose est son essence et correspond à son idée (507b6-8). © Philopsis – Laurent Cournarie 19 www.philopsis.fr réalisée. L’idea est cause et puissance tandis que l’essence est forme ou structure : la première est l’acte de poser l’essence tandis que l’essence est ce qui est posé par cet acte. Enfin et surtout, l’interprétation ontologique de la transcendance du Bien entre en contradiction avec une autre dimension du texte, constamment réaffirmée concernant le statut de la dialectique, c’est-à-dire la théorie de la connaissance. A partir de là, trois questions principales peuvent être posées qui relèvent toutes de l’histoire de la philosophie, mais pas au même titre. La première est en quelque sorte doxographique (l’histoire de la philosophie concerne ici l’interprétation de la question du principe au sein du platonisme), tandis que les deux autres envisagent le principe comme posant la question du sens d’une métaphysique du Bien définie comme au-delà de l’essence (la métaphysique du bien dans l’histoire de la philosophie. 1/ La lecture ontologique de ce passage de la République est-elle nécessaire et tout à fait convaincante, et peut-on considérer que la question du principe définit la philosophie platonicienne ? Cette lecture « ontologique » du livre VI a été contestée par plusieurs commentateurs, notamment en France par Monique Dixsaut (cf. Le naturel philosophe) – même si elle a reçu au cours de l’histoire ses plus hautes lettres de noblesse (néo-platonisme). Une lecture plus attentive du texte suggère une interprétation épistémologique du principe et une interprétation dialectique du Bien. 2/ Que signifie nommer le principe Bien plutôt qu’être ? Une métaphysique, c’est-à-dire une philosophie du principe (c’est-à-dire une philosophie fidèle à son projet) qui donne au principe le nom du maître mot de la morale équivaut-elle à une métaphysique qui identifie l’être et le principe ? Autrement dit, la métaphysique du Bien ne dessine-t-elle pas le paradigme d’une métaphysique sans ontologie, c’est-à-dire une métaphysique qui se situe en dehors de l’onto-théologie, voire une théologie sans l’être ? 3/ Toute pensée du principe est-elle nécessairement une métaphysique de ce qui est au-delà de l’essence ? Il y a une réponse obvie à cette question qui consiste à écarter tout simplement la voie métaphysique d’une pensée du principe. Une pensée du principe est une pensée non métaphysique, et cette pensée du principe fait fond sur le sens fonctionnel, et épistémologique du principe – c’était un peu le sens de la critique par M. Dixsaut de l’interprétation ontologique du livre VI de la République. Mais une métaphysique du principe qui ne soit pas une métaphysique de l’au-delà des êtres et des essences est-elle possible ? Pour en comprendre la possibilité, il faudrait approfondir cette métaphysique qui radicalise la transcendance du principe, c’est-à-dire de faire le détour par la métaphysique plotinienne. Donc pour la première interrogation, force est de constater que jamais le Bien n’est nommément identifié au principe anhypothétique. Celui-ci est évoqué en opposition aux principes hypothétiques des mathématiques : l’âme ne saurait atteindre un principe véritable, c’est-à-dire non conditionné, dans la première section de l’intelligible. Donc c’est indirectement qu’on établit le rapport entre le Bien et le principe anhypothétique (ou par d’autres passages comme 518c4-d1 ou 526d7-e6). Ensuite comment le Bien pourraitil être à la fois le sommet de l’intelligible, l’objet ultime de la recherche © Philopsis – Laurent Cournarie 20 www.philopsis.fr dialectique et ce qui rend possible la dialectique et les essences ? Le Bien est soit l’objet de la recherche soit son point de départ, mais on ne peut soutenir qu’il est l’un et l’autre, sans tomber dans une pétition de principe. Autre difficulté : si c’est par le Bien que les essences reçoivent leur être et leur forme, n’est-on pas conduit à conclure que, selon l’analogie avec le soleil, il les engendre. Mais les idées sont par définitions éternelles et inengendrées. Enfin si le Bien est au-delà de l’essence, peut-il en même temps rester le megiston matheta de la dialectique ? Si le Bien n’est pas une essence comment est-il connaissable ? Les futurs gouvernants doivent avoir pu contempler et saisir en son essence le Bien pour exercer un gouvernement juste (la justice étant elle aussi un rejeton du Bien). Donc en résumé, l’interprétation ontologique introduit des incohérences : ou bien sur le statut du Bien (est-il point de départ ou point d’arrivée, origine ou but de la dialectique ?), ou bien sur le statut des formes (son action sur celles-ci les rend problématiques). C’est pourquoi si l’on veut une interprétation plus satisfaisante, il faut abandonner les thèses de l’interprétation ontologique. Que peut être la transcendance du Bien si elle n’est pas de nature ontologique ? Comment interpréter l’ « au-delà de l’essence » de manière non-ontologique ? Il faut d’abord repartir du débat qui précède et conditionne l’argumentation de Platon et qui porte sur le plaisir. Pour Socrate, le plaisir ne peut être le Bien – pas plus que la pensée : ce qui est bon n’est pas le Bien. A propos du Bien, nul ne peut se satisfaire de ce qui est apparent. Or c’est par rapport à cette distinction entre être et apparence qu’il faut comprendre la transcendance du Bien : il est ce qui rend manifeste la différence entre être et apparence. Par cette fonction discriminante qui éclaire l’essence, il doit être dit « au-delà » de celle-ci. Sa transcendance n’est pas la position hyperbolique d’une réalité (suressentielle) mais la fonction diacritique interne au mouvement de la dialectique. Autrement dit, il faut se refuser à hypostasier le Bien (un être au-delà des essences), tout en reconnaissant en lui une idée. En tant qu’idée, le Bien est connaissable (il est une essence connaissable) ; mais en tant que cette idée a le privilège de distinguer l’être et l’apparence elle est d’une autre nature (il est au-delà de l’essence). Le privilège de l’idée du Bien est donc exclusivement dialectique : c’est la seule idée qui quand on cherche à la connaître fait connaître la distinction entre l’être et l’apparence et qui manifeste pour ellemême cette distinction. Le Bien n’est pas comme un “être” au-dessus des essences, extérieur à elles, mais ce qui est interne au travail dialectique de distinction entre elles. L’idée du Bien en ayant ce pouvoir <dunamis> de rendre pleinement évidente la distinction des formes, c’est-à-dire en étant la cause de leur distinction, est dialectiquement (c’est-à-dire non ontologiquement) supérieure. En montrant chaque essence en tant qu’essence, elle montre l’essence comme différente de l’apparence (cf. Monique Dixsaut, Le naturel philosophe, p. 273). Donc le Bien est une idée (elle est connaissable, par la dialectique) mais c’est une idée supérieure aux autres parce qu’elle a le privilège de manifester la clarté des idées, leur différence avec les apparences33. Autrement dit, ici le Bien n’est pas l’objet 33 Reprécisons encore ce point. Le dialogue recherche la nature du bien. Or en cherchant ce qu'est le Bien, il est admis qu'il n'est ni le plaisir ni la pensée même, car on ne peut se contenter de ce qui est seulement un bien apparent : autrement dit le Bien fait lui- © Philopsis – Laurent Cournarie 21 www.philopsis.fr (transcendant) de la connaissance dialectique, mais son fondement, ce qui rend cette recherche dialectique possible. Ainsi, d’une part la transcendance du Bien est dialectique et non ontologique. D’autre part, le Bien n’est pas le principe anhypothétique. La dialectique est la vraie science parce qu’elle dépasse ses hypothèses de départ en surmontant leur caractère conditionnel pour les fonder dans une proposition qui ne dépend d’aucune condition. La connaissance dialectique se distingue de la connaissance dianoétique (mathématique). Celle-ci raisonne à partir d’images sans remettre en cause ses hypothèses de départ. Celle-là n’utilise pas d’images et remonte à un principe au lieu de démontrer à partir d’hypothèses sans en rendre compte. Dans ces conditions, le pouvoir du Bien, conformément à l’analogie, n’est pas de donner l’être aux essences (c’est le second point de l’interprétation ontologique : le Bien donne l’être et l’essence), mais de donner la vérité <alètheia>, c’est-à-dire de dévoiler les formes pour ce qu’elles sont, de permettre à l’intellect d’actualiser sa puissance de connaître, exactement comme le soleil éclaire les choses sensibles et rend l’œil capable de la vision. Il faut interpréter de manière épistémologique l’expression « donner l’être » : le Bien donne l’être vrai aux essences, les révèle dans leur vérité intelligible – et si Platon parle d’un « don » de l’être, c’est en raison de l’imperfection propre à toute analogie. Le Bien fait être l’essence pour la connaissance dialectique. Donc en aucun cas, il ne faudrait comprendre l’action du bien, comme un engendrement, une causalité, un principe générateur. Dès lors l’exigence de l’archè ne correspond pas à la recherche d’une mise en ordre de l’ensemble du monde à partir d’un principe premier, mais à l’effort de donner un fondement à la connaissance dialectique. L’erreur c’est ici de séparer la question du principe de la méthode dialectique – puisque cela conduit à hypostasier ce qui n’est que le principe de la connaissance. L'analogie n'est pas à quatre termes (Bien/soleil ; intelligible/sensible) mais à huit : soleil/choses sensibles = Bien/essences = Soleil/lumière (qui rend visibles les sensibles, voyante la vision) = Bien/vérité (qui rend intelligibles les essences, et intelligente l'âme). Dans ces conditions le don de l'être et de l'essence doit se comprendre à partir de l'analogie, non comme la génération de l'être et de l'essence mais comme la manifestation des essences en tant qu'essences et comme l'actualisation de la capacité cognitive de l'âme. Ou plutôt, il ne faut pas croire que le Bien est comme le soleil principe générateur : il n'engendre pas les essences comme la lumière du soleil fait croître les êtres sensibles, mais il fait voir les essences : la lumière du Bien n'est pas nourricière, elle n'est que lumière qui rend intelligible. Le Bien est-il inconnaissable ? Platon précise simplement en VI, 505a4-6, qu'il est pour l'instant insuffisamment connu – ce qui laisse supposer qu'une enquête dialectique à son sujet est en droit possible. Ici il se contente d'une voie courte, celle de l'analogie. Cellemême apparaître la différence entre l'apparence et l'essence et c'est en tant qu'il éclaire cette différence qu'il est au-delà de l'essence. La transcendance du Bien est pour ainsi dire immanente au mouvement dialectique lui-même. Elle ne peut en être séparée, ce que l'on fait quand on l'hypostasie comme le principe inconditionné, divin, séparé des formes. Le Bien est une idée (il n'est pas ce qui est indicible au-delà de toute forme ou idée), qui est effectivement extérieure aux idées mais seulement en tant qu'elle possède un pouvoir que les autres n'ont pas : rendre évidente la différence entre les formes et les apparences. La priorité du Bien est dialectique et non pas ontologique. © Philopsis – Laurent Cournarie 22 www.philopsis.fr ci ne dit pas le Bien mais quelque chose du Bien, ne détermine pas son essence mais sa puissance, c’est-à-dire comme rapport à autre chose que soi. La survalorisation du Bien se fait en termes de puissance, donc de relation, et c'est pourquoi il est aventureux d'en tirer des conclusions ontologiques : la transcendance (l'hyperbole) indique un excès dans la méthode, un excès de l'image par l'analogie, et non une transcendance ontologique. L'analogie dit plus ou trop par rapport à ce qu'il y a à penser. Si la causalité du Bien ne peut se penser sur le mode de la génération, ne peut-on pas supposer une participation ? Si le Bien doit rester le principe, il est au-dessus des genres de l'être, tout en donnant l'être à la totalité des formes. Mais alors le Bien ferait participer les autres formes à l'être dont il est cause. Toutefois jamais, là encore, Platon n'insiste sur l'idée d'implication du Bien dans la participation des formes à l'être. En outre que le principe soit le Bien l'empêche d'être l'être universellement participé (il est un être, une essence) ; inversement en faire l'être universellement participé, c'est ne pas reconnaître en lui le Bien. La difficulté principale liée au principe concerne donc la notion de participation. Cette notion est centrale dans la métaphysique platonicienne mais elle concentre sur elle tous les problèmes d'une métaphysique des principes. La difficulté a une porte générale pour la métaphysique du principe. Platon parle de methexis pour penser la relation de dépendance des intelligibles à l'égard du Bien et des sensibles à l'égard des intelligibles. Mais la nature ou la raison de cette relation demeure obscure. Il faudrait admettre que le Bien est la cause de la participation (puisqu'il dispense sinon l'être du moins l'intelligibilité des essences en tant qu'essences). Mais comment se représenter cette causalité ? Elle doit être motrice comme le suppose Aristote, sinon le Bien consiste seulement dans une cause formelle, c’est-àdire qu'elle est une forme parmi les autres, ce qui nuit à sa transcendance. Pourtant jamais Platon ne présente dans ces termes la relation de participation. On ne peut pas non plus envisager la participation de manière immanente, comme si les formes étaient contenues dans les choses, au moins en puissance (ce qui est le point de vue d'Aristote), car elles perdraient dans le sensible leur nature et leur identité ontologiques (c'est la première aporie du Parménide). La notion de participation essaie de rendre intelligible la double fonction que doit remplir le principe : être détaché du principié (transcendance) mais relié à lui (dépendance). La participation est nécessaire sans que cette nécessité soit explicitée. Ainsi, une double conclusion s'impose. D'une part, les difficultés sur la participation révèlent les ambiguïtés de la philosophie platonicienne sur le principe. Mais ces difficultés sont peut-être les difficultés de toute métaphysique du principe – ce qui fait que la spéculation métaphysique sur le principe est invariablement aporétique. La métaphysique pose la nécessité d'un Principe, affirme la nécessité de sa transcendance, mais elle ne paraît pas capable de préciser la nature spécifique de la relation du principié au principe. La science première consiste à poser un terme supérieur à tous les autres, mais ne transforme pas cette position en une connaissance de la subordination entre le principe et ce qui en dépend. C’est la conclusion générale que l’on peut tirer de l’examen du principe à partir de la République de Platon. D'autre part, et de manière opposée, il ressort de ces difficultés qu'il n'y a justement pas de philosophie (ou de métaphysique) du principe © Philopsis – Laurent Cournarie 23 www.philopsis.fr chez Platon. Il est sans doute excessif d'envisager une théorie platonicienne des principes. Platon est le premier à problématiser l'exigence d'archê (la connaissance n'est possible qu'à partir de principes et la connaissance des principes fonde en raison la connaissance ; autrement dit il problématise l'idée de principes premiers ou de connaissance première). Mais précisément l'exigence des principes est maintenue comme une exigence qui ne se réfléchit pas dans une théorie unifiée des principes. Selon le contexte, ce ne sont pas les mêmes entités qui remplissent la fonction de principes (l'âme, le modèle et le démiurge, les Formes, le Bien). La référence au principe se fait toujours dans un contexte théorique propre : comme auxiliaire dans le Phédon à une preuve de l'immortalité de l'âme, comme élément d'une cosmologie dans le Timée, comme condition de possibilité de la science et de la dialectique dans la République. Il y a sans doute une exigence de principes premiers chez Platon, mais elle ne se traduit pas par une théorie des principes ou par la remontée vers un terme absolument premier. L’origine du monde : Timée Le Timée, notamment à travers son mythe d’origine, a été souvent interprété (par les Anciens) comme une théorie des principes. Varron déjà parle de la doctrine des trois principes (le démiurge ou la cause du monde, le modèle ou le père de l’univers, le réceptacle ou la mère de l’univers) et cette interprétation semble remonter à Aristote. Mais cette interprétation se heurte à une difficulté majeure : en 48c, Platon affirme ne pas vouloir traiter du ou des principes – et ce refus, pour des raisons de méthode, est réaffirmé en 53d. « A l’égard de toutes choses ensemble, son principe ou ses principes, ou quelque opinion qu’on ait là-dessus, cela n’est point pour le moment l’objet de notre discours, pour cette seule raison qu’il serait difficile, avec cette présente méthode d’exposition, de dire clairement ce que nous en pensons ». Certains (cf. Gadamer) font le parallèle avec République VI : le refus de parler du principe tient à sa transcendance, qui fait signe vers l’idée du Bien. Mais on voit comment Platon maintient ouverte la question de l’unité (le principe) ou de la pluralité (des principes), ce qui est peu conciliable avec une référence au Bien. Donc il est peut-être préférable de supposer que ce refus ne tient pas à l’objet (la transcendance du principe identifié au Bien) mais au procédé, c’est-à-dire au statut du discours physique suivi dans le dialogue. Cette méthode comprend quatre moments : 1/ la distinction de deux modèles (l’un éternel, sans naissance, l’autre qui n’est jamais et qui devient toujours) ; 2/ le monde est engendré et a une origine <archè>, un auteur <poiètès> qui est son père ; 3/ l’être est le modèle, le monde l’image de ce modèle – on retrouve donc avec ces trois premiers moments une structure commune avec le Phèdre ; 4/ le monde parce qu’il n’est qu’une copie ne peut faire l’objet que d’une opinion ou d’un mythe vraisemblable. Mais la notion d’archè, selon les déterminations qu’on privilégie, peut donner lieu à plusieurs rapprochements : principe-élément [récusé en l’occurrence par Platon dans le Timée également : l’élément en tant que corps est composé et non simple : l’élément ne devient principe que par l’action d’un principe formel (figures géométriques)], principe-être, © Philopsis – Laurent Cournarie 24 www.philopsis.fr principe-divin…. Ainsi si la tradition a interprété le Timée comme un dialogue traitant des principes, c’est précisément parce qu’aussi bien le démiurge, que le modèle ou la chôra 34 sont déclarés inengendrés, 34 Platon a problématisé le concept de matière sous le nom de chôra. En grec ancien, il signifie la place occupée par quelqu’un, le pays, le lieu habité, le rang, le poste, le territoire ou la région. C’est pour ainsi dire un mot de géographie : un lieu investi par opposition à l’espace abstrait. Or Platon retourne le sens du mot pour lui faire dire au contraire la vacuité de la détermination. Derrida, dans un texte de 1993, Khôra, renonce à traduire le terme platonicien en lui associant l’article défini, ce qui serait déjà l’assigner à un type d’étant, lui faire correspondre un référent. Il ne faut pas dire la chôra, et donc dire que la chôra est ceci ou cela comme si elle pouvait être le sujet d’une proposition affirmative, mais simplement : « il y a khôra mais la khôra n’existe pas » (p. 32). Chôra, une « référence sans référent ». De fait, Platon ne définit jamais le terme. Il se contente de le cerner au moyen de métaphores : il compare la chôra à un mère <mêtêr> (50d2) ou une nourrice <tithênê> (52d4), c’est-à-dire une matrice, mais aussi, au contraire d’une matrice, une empreinte <ekmageion> (50c1). La chôra est à la fois, par rapport au devenir <genesis>, empreinte et matrice. Ainsi en son fond propre, la chôra est dépourvue de toute identité (elle est donc l’opposé absolu de la forme) – ce qui est « difficilement croyable » : « en la voyant, on la rêve » (52b3) – c’est ce thème de l’imaginaire et presque de l’hallucination qui est développé par le texte de Plotin (cf. infra). Il y a l’être (la forme), les existants, et le milieu nourricier. Celui-ci est un « troisième et autre genre » (48e3) que l’être absolu (l’ontôs on de la forme) et l’être relatif (le devenir), et même dans une expression oxymorique une espèce <eidos> invisible <anoraton>. La chôra est (elle existe à titre de réceptacle de l’être) mais se présente comme un obstacle infranchissable à l’intellection (qui face à elle se trouve sans ressources <aporei>. Elle n’est ni l’être (le modèle toujours identique à soi : A=A) ni le devenir (la copie du modèle : non A), ni A ni non A, ce qui est exclu de la raison – serait-elle le tiers exclu de la raison logique ? La chôra peut avoir sa place dans le mythe mais pas dans le règne de la logique. Le monde est ordonné. Il faut donc admettre qu’il est fait à l’image d’un modèle intelligible et par un démiurge qui a le regard fixé sur ce modèle dans sa production (donc le principe d’ordre est double : causalité formelle du modèle, causalité efficiente du démiurge, qui supposent entre elles le regard du démiurge et finalement sa bonté pour vouloir imiter le modèle. Et entre la causalité ouvrière et le sensible qualifié et ordonné en monde (le monde tel qu’il est et qu’on perçoit) il faut faire intervenir un troisième genre que Platon appelle chôra. Si donc l’on définit la matière par la chôra, il en ressort qu’elle constitue l’irrationnel, la limite inférieure de l’être et du devenir, ce dont la dialectique ne peut venir à bout dans sa puissance unifiante du divers. La dialectique est située entre deux alogon (irrationnel) : ad supra, le Bien (au-delà de l’essence, cf. République VI), ad infra la matière (c’est-à-dire l’apeiron, l’indéfini). Si je dis : « ceci est du feu », quel est l’objet visé par le « ceci « ? Le « ceci » désigne ce feu-ci, celui qu’on a sous les yeux. Mais la réponse n’est pas suffisante car le « ceci » indique quelque chose de persistant quand le feu, lui, est évanescent. Donc le « ceci » désigne plutôt le « ce en quoi les corps qui sont passagèrement tels (feu, air, eau…) trouvent leur manifestation singulière ». Le « ceci » du feu, ou de l’air n’est pas lui-même feu ou air mais « ce en quoi » il y a air ou feu : c’est le réceptacle, la nourrice qui reçoit les corps élémentaires dont les corps sont constitués. Mais que dire du « ce en quoi » (réceptacle) lui-même ? En tant qu’il (ou elle : la matière) reçoit les choses (les imitations des formes), il (elle) ne peut avoir lui (elle)-même de forme. Si en effet, « la matière » avait une forme propre, elle ne pourrait recevoir l’empreinte de genres opposés à cette forme. Si elle était légère elle ne pourrait accueillir le lourd… C’est pourquoi il faut la concevoir « amorphe », c’est-à-dire sans qualification, sans aucune détermination, inqualifiable, indéterminable et inquantifiable (cf. texte de Plotin). « La mère et le réceptacle n’est, devons-nous dire, ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien qui soit fait de ces corps, ni de quoi ces corps eux-mêmes soient faits… » C’est une sorte d’être « invisible et amorphe », « qui reçoit tout », sans donner aucune qualification au corps qu’il reçoit, « qui participe d’une façon très embarrassante de l’intelligible », qui est apte à recevoir les imitations des êtres éternels « d’une manière dure à exprimer et merveilleuse ». De là, il ressort pour la « matière » - si l’on accepte d’identifier la matière chez Platon à la chôra du Timée – deux conséquences : © Philopsis – Laurent Cournarie 25 www.philopsis.fr impérissables. Le démiurge n’est alors que la personnification du caractère divin du principe. Finalement le Timée en récusant une théorie physique des principes autorise un discours théologique des principes (les étants ou les facteurs éternels qui sont à l’origine du monde), qui aura été privilégié par le néoplatonisme. Cf. S. Roux, op. cit., p. 67. Connaître le monde, c’est dire comment il est apparu : dire ce qu’est le monde <peri phuseôs tou pantos>, c’est dire comment et d’où il est venu <apo tès kosmou geneseôs> (27a). Mais la pensée peut-elle dire de science certaine le commencement du monde ? Comme c’est bien connu, le Timée présente cette connaissance du monde par son origine sous la forme d’un mythe. Mais à quel niveau le mythe joue-t-il exactement dans le dialogue ? Le conte vraisemblable (le mythe) répond à deux questions : pourquoi l’intelligible n’est-il pas resté sans effet et comment a-t-il fait le monde ? En revanche ne présente aucune difficulté l’idée que le monde est un ordre et l’idée que l’ordre a pour cause un ouvrier : cela est nécessaire et vrai (29 b : pas anankè tonde ton kosmon eikona tinos einai). Autrement dit, l’hypothèse du démiurge n’appartient pas à la partie mythique du dialogue. C’est « la “geste” divine qui est mythique » (Ricœur) et non l’hypothèse qu’il y a un démiurge à l’origine du monde. Ainsi sont philosophiques et vrais (« inébranlables ») les propositions suivantes : - le monde est né, car il est sensible et tangible ; - tout ce qui naît a une cause et cette cause est le démiurge : le démiurge est la cause du monde ; - l’action du démiurge s’appuie sur un modèle idéal. Ces propositions spéculatives ne sont que l’application de deux thèses ou de deux principes métaphysiques constants du platonisme : l’hypothèse des formes idéales, qui existent éternellement et sont seulement connues par l’intelligence d’une part, l’assimilation du devenir et du sensible (qui naît toujours sans jamais être véritablement) d’autre part. Or le monde est, par sa nature matérielle, sujet au devenir, à l’instabilité propres au sensible. Le monde, visible et tangible, est un corps : donc il est né. Ou inversement, le 1/ Il y a quelque chose de merveilleux dans la matière puisqu’elle est susceptible de recevoir toutes choses. La matière c’est l’être dans sa plasticité absolue. Ou plutôt parce qu’elle n’est aucun être d’aucune sorte elle peut servir de matrice à toute forme d’être. Le merveilleux de la matière est la conséquence de son indétermination absolue. 2/ Cette matière en puissance d’être toutes choses n’est pas en elle-même perceptible. Il y a une sensation du froid ou du chaud, de lourd ou du léger, et à la limite du feu, de l’air, de la terre et de l’eau, mais il n’y en a pas de « ce en quoi » le feu peut se transformer en air ou l’air en eau etc. Il y a la matière mais cet « il y a » est imperceptible. La matière est posée dans sa nécessité par le raisonnement (comme le 3ème genre entre les formes et les choses en devenir). En outre, la matière n’est accessible qu’à un logos hybride, bâtard, comparable à un rêve. Tout ce que le logos peut dire de la matière, dont il ne peut pas ne pas reconnaître la nécessité (Platon assimile au fond, « la cause errante », la « nécessité », par opposition à l’intelligence démiurgique à la matrice matérielle), relève du « vraisemblable » et non de la science (dialectique). La dialectique unit dans le discours les grands genres de l’être (Sophiste), mais le 3ème genre indéterminé de la matière ne se laisse embrasser par aucune raison parce que la matière désigne pour ainsi dire ce qui du sensible en est la racine non éidétique. C’est pourquoi le logos ici doit emprunter la voie du mythe ou de la métaphore pour exprimer cet excès infrarationnel de la matière : la chôra est ainsi mère, nourrice, nécessité, cause errante… sans qu’aucune dénomination ne soit pleinement satisfaisante. Ainsi s’il n’y a pas de science du sensible mais seulement de l’intelligible, une science de la matière est encore plus impossible. Il n’y a pas de science de la nature et encore moins une science de la matière (une science physique). © Philopsis – Laurent Cournarie 26 www.philopsis.fr monde est né, c’est pourquoi il est visible et tangible. Or tout ce qui naît est l’effet d’une certaine cause. Autrement dit, si l’intelligible par principe est sans cause (étant éternel, il est inengendré et sans cause pour expliquer son être), l’autre mode de l’être, celui qui naît toujours, a besoin d’une cause pour justifier son existence. Et le monde ne pouvant être le produit du hasard ou de la nécessité comme le pensent les atomistes, il s’agit de se représenter quelle espèce de cause l’a produit. En effet, puisqu’il est, de toutes les choses qui sont nées, la plus belle (29a), le monde est l’œuvre d’une cause nécessairement belle et bonne, c’est-à-dire intelligente. Et de même que l’artisan fabrique un objet utile ou beau, contenant une certaine perfection visible extérieurement, en s’inspirant d’un modèle, il faut supposer que le monde qui est beau et harmonieux <kosmos> a été engendré sous l’action d’un démiurge (un artisan divin) à partir d’un modèle idéal. Il doit y avoir autant et même plus de perfection dans la cause que dans l’effet (monde). Si donc il y a de la perfection dans la forme même du monde (ordre), le monde ne peut avoir pour origine, une cause plus imparfaite que lui (matière, hasard, nécessité) : donc la cause du monde est une intelligence supérieure. Mais ici il y a deux choses à considérer : une difficulté dans le texte et le dédoublement de la causalité en causalité efficiente et en causalité exemplaire. On a interprété le passage ainsi : le monde est sensible (naissance) mais il est le plus beau rejeton du sensible. La beauté du monde prouve une cause intelligente et bonne, c’est-à-dire une cause efficiente qui n’a pas pu ne pas s’appuyer sur un modèle idéal (intelligible). En fait le texte associe ce que nous enchaînons dans un raisonnement de type physico-téléologique : « Mais il faut encore se demander, au sujet du monde, d’après lequel des deux modèles, celui qui le façonne l’a réalisé : si c’est d’après le modèle identique et uniforme, ou si c’est d’après celui qui est né. Or si ce monde est beau et si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il fixe son regard sur le modèle éternel ». En fait, s’il n’est pas permis de penser que le démiurge a pris pour modèle, le modèle inférieur et périssable, c’est que le monde présente une perfection ontologique formelle supérieure à sa réalité matérielle immédiate. Le monde est sans doute sensible, corps matériel qui contient tous les corps matériels. Mais il est aussi, plus essentiellement, l’unité totale de tous les corps. C’est pourquoi, le modèle périssable (le sensible), n’a pas pu servir de modèle au monde qui, en tant qu’unité et totalité des choses sensibles, lui est ontologiquement supérieur (cf. 30c : « Ne croyons point que ce fut à la ressemblance d’aucun des objets qui naissent, pour être par nature des parties du tout. - Car, dans ce cas, ressemblant à un être incomplet, le Monde ne saurait être beau. Mais, ce dont font partie tous les autres Vivants, soit considérés isolément, soit pris ensemble, posons en principe que c’est à cela qu’il doit ressembler le plus »). Cette dernière remarque nous ramène à cette idée importante selon laquelle l’essence du monde consiste dans sa médiation entre le sensible et l’intelligible, médiation qu’il est et exerce parce qu’il est le tout. Le monde c’est l’idée du tout et l’idée du tout fait la médiation entre le modèle intelligible et la réalité sensible. Le monde par son unité, son ordre, participe à l’intelligible : comme totalité ou unité il reflète le modèle. Le tout précède les parties qui n’existent que par lui comme l’intelligible est la raison du © Philopsis – Laurent Cournarie 27 www.philopsis.fr sensible. Le monde n’est pas la somme des parties et le démiurge n’a pas commencé par engendrer les choses puis le monde, mais le monde (l’âme du monde, le corps du monde) et les choses sensibles dans le monde. Mais en tant que tout, le monde est immanent à sa réalité sensible (parties). Autrement dit, la totalité (le monde en tant que monde) c’est la trace de l’intelligible dans le sensible. C’est pourquoi le monde est l’image bonne et belle, « le dieu visible à l’image du dieu invisible » (34a). Ainsi le monde est la rencontre de l’intelligible et du sensible, imperfection du parfait, ou perfection de l’imparfait. Le monde n’est pas le modèle, mais à l’image du modèle. Et pourtant la dualité du modèle et de l’image ne suffit pas à rendre raison du monde. La causalité formelle ou exemplaire du modèle se voit ainsi redoublée par la causalité efficiente du démiurge. « Si le monde comme totalité est la médiation entre l’Intelligible et le sensible, cette totalité appelle une nouvelle médiation ; celle-ci porte un nom : c’est le Démiurge, au joint du Paradigme et du Cosmos » (P. Ricœur). Le démiurge ne créé pas la matière. La matière préexiste à son action ordonnatrice : « toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à l’ordre <eis taxin auto hègagen ek tès ataxias>, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre» (30 a). Cette matière est le substrat du monde, sa cause errante (37). A l’opposé le modèle est la cause en quelque sorte formelle du monde. Et le modèle est cause à l’égard de l’action du démiurge qui le force à le reproduire et à le reproduire de la façon la plus parfaite possible. Platon poursuit son examen en évoquant les contraintes qu’imposent en quelque sorte la causalité exemplaire à la causalité efficiente : - le modèle contient tous les vivants intelligibles, donc l’image sensible doit contenir tous les vivants sensibles (30 d sq) ; - un seul modèle, donc un monde unique (31b) ; - la proportion entre les éléments pour former le corps du monde (31b32c) ; - la sphéricité du monde ; l’âme du monde et la formation du ciel et de ses mouvements circulaires (34b-37a) ; - la pérennité temporelle du monde, image sensible de l’éternité (37 d) ; - la complétude du monde qui contient les quatre seules espèces possibles de vivants (40a sa). En résumé, « tel fut donc dans son ensemble, le calcul du Dieu <logismos theou> qui est toujours, à l’égard du Dieu qui devait naître un jour. En vertu de ce calcul, il en fit un corps poli, partout homogène, égal de toutes parts, depuis son centre, un corps complet, parfait, composé de corps parfaits » (34b). Ce raisonnement ou ce calcul est l’effet de la contrainte du modèle sur le démiurge pour appliquer ce qui est parfait à une matière qui répugne par sa nature même à toute perfection. Ainsi le démiurge n’est pas plus créateur que libre dans sa production du monde. Il est un artisan supérieur qui soumet une matière livrée au désordre à la forme du modèle intelligible : cette soumission est plutôt une élévation qui informe et ordonne. Mais aussi bien sans le démiurge le modèle resterait sans image. Aussi le démiurge ressortit-il au principe qu’est l’âme : ce qui meut un corps en se © Philopsis – Laurent Cournarie 28 www.philopsis.fr mouvant soi-même. Ainsi le démiurge est moins raison d’être que « responsabilité d’existence » comme dit Ricœur. Il n’y a cause qu’à l’égard de ce qui devient. Mais quelle est la cause de la cause de ce qui devient ? La régression dans l’ordre des causes s’arrête avec le démiurge. Il n’y a pas de cause de ce qui se meut en mouvant le tout : rien ne précède l’initiative d’une âme. La causalité de la cause <aitia> s’atteint et s’éteint dans l’aition, l’âme ou le démiurge. Le démiurge est la cause qui réalise la médiation du modèle et de la matière et engendre ainsi le monde. La genèse du monde est impossible à partir du modèle ou de la matière seulement. Autrement dit, l’explication de l’origine et de la nature du monde suppose deux sens de l’archè : raison d’être (modèle), initiative d’existence (âme ou démiurge), que Platon juxtapose : « De plus, tout ce qui naît, naît nécessairement par l’action d’une cause, car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître sans cause. Toutes les fois donc que l’ouvrier, les yeux sans cesse fixés sur ce qui est identique, se sert d’un tel modèle, toutes les fois qu’il s’efforce d’en réaliser dans son œuvre la forme et les propriétés, tout ce qu’il produit de cette façon est nécessairement beau » (28a-b). Donc Platon est obligé de multiplier les médiations pour rendre raison du monde. Le monde comme Tout est la médiation du sensible (ce qui est dans le monde) et de l’intelligible (modèle) ; le démiurge est la médiation entre l’intelligible et le Tout du monde (il réalise le modèle dans le sensible). Mais pour être complet, il faut encore supposer une ultime médiation : celle du regard du démiurge vers le modèle (comme celui des âmes avant leur chute terrestre dans un corps dans le Phèdre (247cd). C’est en effet ce regard qui conjoint la causalité formelle et la causalité efficiente. Mais quelle est notre connaissance de ce regard qui est la cause de l’union de la forme et de l’efficience ? D’où savons-nous que le démiurge regarde effectivement le modèle et maintient son regard sur lui pour s’en imprégner, comme il est nécessaire pour engendrer le monde à son image ? En réalité nous n’en avons aucune connaissance. La médiation du regard se confond finalement avec la bonté du démiurge. L’hypothèse de la bonté du démiurge requise à l’explication de la naissance du monde est-elle arbitraire ? C’est l’argument de la beauté du monde qui à nouveau permet de sortir de l’impasse. C’est elle qui atteste la nécessité d’une cause intelligente et bonne. La bonté du démiurge est manifeste <saphès> (29a) par la beauté qui en est le chiffre et la manifestation sensible. La beauté du monde est le symbole de la bonté du démiurge. Mais cette certitude relève davantage de l’opinion droite, de la piété que de la science. Le démiurge est bien atteint en vérité par la pure pensée (il est nécessaire de supposer une cause intelligente), mais l’hypothèse de la providence appartient au raisonnement simplement vraisemblable (30b-c). Il n’est pas démontré et démontrable que l’ouvrier est nécessairement bon. Que le monde procède d’une providence, que le démiurge participe lui-même du Bien qu’il met en œuvre, est objet de croyance (certes vénérable car elle vient « de la bouche d’hommes sages » (29e) et échappe à la connaissance philosophique – par là se trouve en même temps confirmé la subordination, dans le platonisme, de dieu au divin : c’est la participation au bien qui rend divin le démiurge et efficiente la causalité. © Philopsis – Laurent Cournarie 29 www.philopsis.fr III. Epistémè-Ousia-Genesis Les mots et les choses : Cratyle Si le Cratyle de Platon, nous dit Gadamer, « l’œuvre de base de toute la pensée grecque sur le langage » (ibid.), et si toute réflexion sur le langage est en grande partie un « voyage en Cratylie » selon le sous-titre des Mimologiques de G. Genette35, c’est parce qu’il est le premier à déterminer le problème du langage comme le problème de « la relation entre le mot et la chose » (ibid., p. 429). La signification est une relation. Mais comment se représenter cette relation ? Ou encore en vertu de quoi le langage est-il signifiant ? Quelle est l’origine de la signification ? Deux thèses s’affrontent : la signification des mots a sa source ou bien dans un accord et une convention <sunthékè kai homologia> entre les hommes ou bien dans une dénomination juste qui revient aux mots par une convenance naturelle. La signification est ou bien conventionnelle ou bien naturelle. Le Cratyle met en présence une théorie conventionnaliste et une théorie naturaliste de la signification – ou situe le problème de la signification dans le cadre de cette opposition. Sans doute la différence des langues historiques est-elle entrevue (385d-e : les Grecs et les Barbares se séparent par la façon différente de nommer les choses). Mais le problème principal reste celui du rapport des mots et des choses. La question de la signification est rapportée à la question de la relation langage/réalité : les mots veulent-ils dire les choses et comment, par convention ou par nature ? Hermogène comme Cratyle soutient une « justesse » des noms. Les mots désignent bien les choses qu’ils visent : les noms signifient les choses. Mais là où Cratyle envisage une justesse naturelle du langage parce qu’il part de la chose – il existe pour chaque être une juste façon (et une seule) d’être dénommée -, Hermogène envisage la signification du point de vue de son origine humaine : la justesse des noms procède de l’accord, de la loi et de l’opinion des hommes. La justesse n’est pas une adéquation profonde du mot et de la chose, mais une correspondance artificielle, somme toute purement pragmatique : la signification est à chaque fois ce qui est le cas quand il y a accord. Le nom est toujours juste même si l’on en change – pourvu que la nomination soit en usage. Le mot signifie la chose quand il permet de la nommer, de la reconnaître, de l’évoquer, comme quand l’esclave vient à l’appel de son nom et s’abstient quand on en prononce un autre. On peut même débaptiser la chose pour la désigner d’un autre nom, comme le maître peut le faire arbitrairement à l’égard de son esclave. L’exemple de l’esclave est « une juste illustration de la thèse conventionnaliste » (cf. Genette, p. 13). L’esclave est l’être sans nom par nature c’est-à-dire l’être qui peut recevoir une multiplicité de noms qui seront toujours justes ou exacts puisqu’ils font l’objet d’un accord minimal – 35 « Mimologique » désigne la relation d’analogie ou d’imitation entre le mot et la chose ; « mimologisme » désigne le fait du langage où s’exerce cette relation et le discours ou la doctrine qui l’investit, (p. 9, Seuil, 1976). © Philopsis – Laurent Cournarie 30 www.philopsis.fr un accord forcé, arbitraire, mais au moins reconnu et validé par l’esclave. Le nom est toujours juste s’il fonctionne comme le nom de la chose, quelque soit le nom. Le dialogue comprend deux parties, après une entrée en matière très directe : critique de l’argumentation conventionnaliste et critique de l’argumentation naturaliste – avec une longue séquence constituée par le dossier étymologique (391a-427d). Socrate conduit le dialogue en faisant en sorte que les deux protagonistes, Cratyle et Hermogène prennent conscience des présuppositions linguistiques et philosophiques de leur thèse afin de promouvoir une théorie différente de la signification. Donc tout le problème de la signification concerne le statut de la justesse du mot. Mais en même temps cette réduction de la signification au problème de la justesse du mot, et plus précisément du nom, ne constitue-t-elle la limite théorique de l’entreprise ? Le premier argument de Socrate dans la réfutation du conventionnalisme consiste à montrer qu’Hermogène escamote la différence entre langage privé (arbitraire pur, comme l’arbitraire du maître qui traite « de tous les noms » son esclave) et langage public qui repose sur une convention soustraite à l’arbitraire individuel. Ici Hermogène est complice et victime de la ruse de Socrate en se laissant entraîner sur le terrain du relativisme : la signification varie infiniment, selon l’arbitraire de chacun. La constitution sociale du langage, la dimension intersubjective de la signification qui est le véritable nerf de la thèse conventionnaliste est négligée et finalement éliminée de toute la suite de l’argumentation. Dès lors la controverse se concentre sur l’acte de nomination, dont on ne rend raison qu’en se plaçant devant l’alternative suivante : s’agit-il d’un caprice individuel du locuteur qui impose un nom à la chose (on peut parler alors d’une violence symbolique : la violence est co-originelle à la signification) ou bien s’agit-il pour vouloir dire la chose, de se conformer à ses propriétés ? Autrement dit la signification se réduirait à la nomination (tout le langage décrivant une relation à deux termes : l’objet à nommer, le sujet nommant), et la nomination soit à un décisionisme (sens arbitraire) soit à une imitation (sens motivé). « Est-ce donc en suivant son opinion particulière sur la façon dont on doit parler qu’on parlera correctement ? N’est-ce pas en se réglant sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les choses d’exprimer et d’être exprimées par la parole, qu’on réussira à parler, sans quoi l’on manquera le but et l’on aboutira à rien ? » (387c) Mais puisque le langage privé ne peut pas faire sens par lui-même, sans rencontrer l’adhésion d’autrui, puisque l’intersubjectivité est la condition de possibilité pour qu’un mot signifie quelque chose, la réfutation de l’arbitraire conventionnaliste (du conventionnalisme caricaturé et gauchi) laisse comme seule hypothèse vraisemblable le naturalisme : « pour l’instant, tout ce que nous révèle l’examen, à toi et à moi, c’est que, contrairement à la première opinion, le nom semble posséder une certaine justesse naturelle » (391a). Ou bien le nom possède une certaine justesse naturelle, ou bien les mots n’ont pas de sens : ou bien la signification naturelle, ou bien l’absence de signification. Cette conclusion provisoire suppose deux autres arguments. D’abord admettre l’existence d’un discours vrai et d’un discours faux. On ne peut traiter de la signification en dehors de la différence entre dire vrai et dire faux. La condition de la signification, ou du sens, c’est la possibilité © Philopsis – Laurent Cournarie 31 www.philopsis.fr du partage entre un discours vrai et un discours faux. Mais pour que le discours puisse être vrai, il faut que ses parties le soient. Or comme il n’y a pas de plus petite partie du discours que le nom (385c), la justesse du nom est la condition de la vérité du discours. Ici se présente une difficulté majeure : à quel niveau du langage situer exactement la signification ? Au niveau du rapport (naturel ou conventionnel) entre un signifiant isolé et un signifié correspondant, ou au niveau supérieur de la synthèse prédicative, de l’entralement <symplokhè> du nom et du verbe comme dit un passage du Sophiste (262c-d). Un mot n’est pas vrai mais il a une signification ; c’est seulement en position de phrase que le mot peut être dit vrai ou faux. Que représente la vérité par rapport à la signification ? Ici peut-on considérer la justesse et la vérité comme synonymes ? Si Platon les tient pour tels dans le Cratyle, comme certains interprètes le pensent (cf. G. Prauss), n’est-ce pas la preuve que le philosophe n’a pas encore pris conscience, à cette époque, de l’originalité du logos, de l’essence du logos ? En fait, il faut attendre le traité De l’interprétation d’Aristote pour voir formulée une théorie de la synthèse prédicative. Et si le Cratyle parle bien d’une synthèse entre le nom et le verbe, cette synthèse ressemble à une espèce d’agrégat de mots isolés. D’ailleurs, dans l’ensemble du dialogue, aucun exemple de proposition n’est fourni. Tout se passe comme si l’énoncé était une somme ou une suite, un agrégat de mots. Pour définir la nature de cette synthèse, Platon utilise le verbe dianomazein (387c), qui signifie, dans l’usage actif, une opération de dénombrement. Le logos est une sorte d’énumération vocale des choses, comme une manière d’épeler le réel par des mots, sans évoquer un entrelacs engageant une dualité de fonctions (nom/verbe ; sujet/prédicat). Ensuite, montrer que les choses et même les actes (385d-387) ont une essence stable – une exigence que le conventionnalisme paraît incapable de garantir. Si l’origine de la signification est le fait de la convention, si donc l’arbitraire est la règle, alors, le langage est condamné à l’insignifiance : il ne dit rien, ou ce qu’il dit ne veut rien dire, puisqu’il s’invente une fausse réalité, au lieu de se conformer à la réalité : le langage signifie une réalité imaginaire à côté du réel. Ce n’est pas en suivant son opinion qu’on peut parler « correctement », c’est-à-dire tout simplement en produisant du sens, mais « en se réglant sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les choses d’exprimer et d’être exprimées par la parole » (387b-c). Ce n’est pas parce que les hommes s’accordent entre eux sur la signification des mots que le langage est possible, mais c’est parce que les mots visent l’essence des choses que les hommes peuvent partager le même langage. Encore une fois, l’hypothèse que la convention soit un acte intersubjectif qui ait le pouvoir de produire une communauté stable du sens, un espace commun de signification, n’est pas retenue. Le sens « arrêté » ou stable ne peut consister que dans la permanence <tina bebaiotèta> de l’essence (386a). L’essence est ce qui résiste au flux des mots, au devenir des choses et au mouvement de l’imagination : « les choses ont par elles-mêmes une certain être permanent <bebaoin>, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous. Elles ne se laissent pas entraîner çà et là au gré de notre imagination ; mais elles existent par elles-mêmes, selon leur être propre et conformément à leur nature » (386c). On a là le « geste » platonicien caractéristique : a) redoubler la nature ou la réalité sensible par l’essence intelligible : le mot signifie la nature de la chose, c’est-à-dire son essence. La signification est visée de l’essence ; b) © Philopsis – Laurent Cournarie 32 www.philopsis.fr l’essence est la mesure ontologique du langage et de la connaissance. Le conventionnalisme est la forme linguistique du relativisme de Protagoras, lui-même complice du mobilisme d’Héraclite (cf. Théétète). Ainsi la destination du langage est bien de « signifier » la réalité. La signification est le fondement de la dénomination qui est l’acte principal du langage (« nommer est donc un acte, si parler était bien un acte qui se rapporte aux choses » - 387c), mais la mesure de la signification c’est l’essence qu’elle vise et non la parole humaine. Le vouloir-dire de l’essence est le critère du dit. C’est ce qu’explique parfaitement ici P. Ricœur : « L’essence est ce qui empêche que tout soit invention arbitraire dans le langage. (…) Si le langage est convention, il a une histoire comme œuvre des hommes. Mais nous ne pouvons l’enfermer dans l’histoire : l’essence c’est ce qui empêche que tout soit convention dans le langage. Le langage vient à l’homme sans que l’homme puisse le plier à son arbitre. Le passage du « legein » au « logos » signifie qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. La thèse de la convention, d’un glissement temporel des significations apparaît en liaison constante avec la thèse ontologique du devenir universel. C’est pourquoi, dans sa première partie, le Cratyle attaque, avant le Théétète mais comme lui, la thèse de Protagoras de « l’hommemesure de toutes choses » et lui oppose l’ousia, mesure du langage. C’est une des premières fois … que l’être est nommé sous la forme substantive de l’ousia ; l’intention du substantif est anti-subjective : « crois-tu que l’ousia est propre à chacun ? ». Or l’homme serait la « mesure de toutes choses » si le langage n’était que convention (385c). L’ousia, c’est la mesure du langage : l’homme, générateur de significations, est lui-même mesuré par l’être des significations (383d). Le débat sociologique nature-convention devient le débat ontologique être-apparaître. (…) Plus loin, à 386e, Platon définit un être pour soi, un réalisme des signification. Le problème de l’essence, c’est le problème d’un langage absolu, d’un langage « juste » (cf. Husserl, Troisième Etude logique : idée d’une grammaire absolue qui serait la logique36). Nous serions en face du « nom en soi » si nous pouvions « voir » les significations (Cratyle 389d) ; c’est ce que fait le législateur du vrai langage, « les yeux fixés sur ce qui est le nom en soi » (ibid.) ; ce législateur idéal serait précisément le dialecticien. Nous sommes ainsi à la racine du réalisme des significations (énoncé à 386e). En effet, l’une des source de l’ontologie des essences, c’est le refus du subjectivisme et de l’historicisme du langage. L’essence est identifiée à l’être, la convention se réduisant à l’apparaître » (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 1011). Mais peut-être ce « geste » accompagne-t-il toute philosophie de la signification. C’est bien autour d’un certain réalisme des significations que se rejoignent par exemple Frege et Husserl, contre un ennemi commun, le psychologisme en logique (confusion des représentations mentales et des pensées). Il s’agit bien à chaque fois de garantir l’irréductibilité du langage logique et des significations idéales par rapport aux phénomènes physiques 36 La grammaire pure ou a priori contient les lois de l’unité de sens des expressions, càd les lois morphologiques des significations. A ce titre, elle est elle-même antérieure à la logique, même formelle, puisqu’elle a pour objet les conditions pour qu’une expression soit dotée de sens, pour qu’elle soit une expression possible. Elle étudie les lois a priori de constitution et d’enchaînement des significations pures. La grammaire pure concerne le jugement en tant que jugement, le domaine des expressions douées de sens ou bien formées, même si leur contenu, le signifié, est absurde ou fait contre-sens. Par exemple, « un rond ou », « un homme et est » sont des expressions dépourvues de sens (sinnlosen) et ne relèvent pas, par principe, de cette discipline logico-formelle de la morphologie des significations. Des expressions comme « 2+2 = 5 », « tous les A sont des B parmi lesquels quelques-uns ne sont pas des B », malgré leur contradiction logique, sont douées de sens. © Philopsis – Laurent Cournarie 33 www.philopsis.fr et aux états mentaux. Frege est ainsi amené, on l’a déjà évoqué, à postuler un « troisième monde » ou « troisième règne » (das dritte Reich) propre aux entités logiques, aux significations objectives. Mais ce geste, du moins chez Platon, est solidaire d’un préjugé, qui consiste à réduire l’activité linguistique à la dénomination. Nommer n’est qu’une partie du discours, mais sa partie essentielle, puisque le nom est défini comme un instrument, dont la fonction est double : didascalique et diacritique. Le nom sert à apprendre et à discerner les essences (388c). Mais en réalité la fonction diacritique l’emporte sur la fonction didascalique. Cette décision est un coup de force contre le langage, dont l’activité est plus riche. Mais cette réduction est peut-être le prix à payer pour faire ressortir les deux autres dimensions du langage que sont l’expression et la communication, l’axe de la signification. La signification est manifeste dans la nomination qui relègue la fonction sociale et pragmatique du langage, et qui met en avant sa dimension sémantique, comme relation entre le mot et la chose, au détriment aussi de sa dimension syntaxique. Il y a peut-être là un préjugé constitutif de la philosophie du langage, comme le pense Wittgenstein au début des Investigations philosophiques en faisant référence à un texte de saint Augustin (Confessions I, 8) : l’essence du langage est la dénomination : la signification est ce qui est coordonnée au mot qui tient lieu de la chose (p. 115). Et apprendre la signification d’un mot, c’est apprendre la coordination du mot et de la chose, comprendre que le mot dénomme la chose. Finalement, cette conception du langage aboutit à faire du langage (ou de la langue) une nomenclature comme l’appelle dédaigneusement de Saussure.(Cours de linguistique générale, p. 97). Le mot signifie pour autant qu’il dénomme la chose correspondante. La signification s’épuise dans la dénomination, c’est-à-dire dans sa relation sémantique et référentielle à la chose. On peut même aller plus loin : la signification a pour modèle le nom propre. Le nom idéal, le nom juste est celui qui désigne exactement la chose, c’est-à-dire qui s’applique à elle et seulement à elle, ce qui est le cas du nom propre. Indirectement, c’est le paradigme du nom propre qui pèse sur l’analyse de la signification et du langage – Genette se demande si l’on ne pourrait pas traduire le sous-titre du dialogue par « sur la propriété des noms » (p. 17). Cette théorie sémantique de la signification, qui indexe la signification sur la nomination, et dont le paradigme paraît être le nom propre, reconduit la réflexion sur un terrain bien connu de la « dialectique socratiqueplatonicienne, celui de l’activité et de la fabrication : nommer, c’est fabriquer un nom, le nom est un instrument de la relation entre l’homme et la chose, nommer est donc fabriquer un instrument » (ibid., p. 14). Le nom est l’instrument de la dénomination : il sert à instruire et à distinguer la réalité. Et user des mots c’est s’en servir à cette double fin. Mais l’analogie avec le domaine technique induit encore une réflexion sur la compétence requise pour la fabrication du nom. Si le nom est un instrument, il y a, comme pour le métier à tisser, un ouvrier pour le fabriquer. D’où l’hypothèse de l’onomathurge. Socrate souligne qu’« il n’appatient pas au premier venu d’établir le nom, mais à un artisan du nom <onomathourgos> » (388c). Mais l’onomathurge n’est pas un artisan comme les autres. Pour déterminer plus précisément la compétence requise par ce « faiseur de noms », il faut identifier l’onomathurge et le nomothète. A partir d’un jeu de mot sur © Philopsis – Laurent Cournarie 34 www.philopsis.fr nomos, qui signifie usage et loi, Socrate suggère que si c’est le nomos qui met à disposition les mots, comme l’avait d’abord reconnu Hermogène, le langage est alors l’œuvre du législateur. Mais comment le législateur, homme rare, ouvrier magnifique parmi les mortels, s’y prend-il pour « fabriquer » l’instrument du langage ? En appliquant une certaine forme à la matière des sons et des syllabes, comme l’artisan adapte le bois à la fonction de la navette, en lui imposant la forme ou le concept de navette. De la même façon, le législateur onomathurge, fixe le nom en soi, le nom idéal, l’idée du nom et « l’impose aux sons et aux syllabes ». A cette condition et tant qu’il saura imprimer « la forme de nom requise par chaque objet à des syllabes de n’importe quelle nature » (390a), il sera un bon législateur et le langage l’instrument qu’il doit être. Mais comment savoir si la forme convenable a été donnée au nom, si le nom dit la chose correctement, c’est-à-dire en signifiant justement sa forme ? L’onomathurge est un artisan rare, mais pas infaillible. C’est encore l’analogie instrumentaliste qui permet de répondre à cette nouvelle question. Elle impose une nouvelle fiction. La valeur d’une activité s’apprécie seulement par l’usage, plus précisément par celui qui est passé maître dans l’usage d’un art et de ses instruments. Seul un bon capitaine, par exemple, sait juger la valeur du travail du constructeur de navire. Mais ici quel peut être l’usager compétent pour apprécier, en connaissance de cause, la valeur du travail de l’onomathurge ? Certainement un être aussi rare que lui, doué d’une compétence également éprouvée. Cela ne peut être le locuteur ordinaire mais seulement celui qui sait poser les bonnes questions, qui est maître dans l’art d’interroger et de répondre. Ce locuteur idéal, c’est le dialecticien. Au total donc, il apparaît ainsi que : - la question de la signification est rapportée exclusivement à l’acte de dénomination, c’est-à-dire au problème de l’établissement du nom ; - ce problème n’est pas une mince affaire, puisque ce n’est rien de moins que le problème de l’origine du langage ; - la théorie de la signification est une théorie du nom à laquelle on peut appliquer le schéma aristotélicien des quatre causes, comme le fait Goldschmidt (Essai sur le Cratyle, p. 85) : le nom ne signifie que s’il dénomme justement la chose, ce qui met en jeu la cause matérielle des phonèmes, la cause formelle du nom en soi, la cause efficiente du nomothète, la cause finale du dialecticien, qui sait mettre à profit la fonction diacritique et didascalique du langage ; - donc la thèse de la naturalité n’est nullement contradictoire avec une forme de convention : « Cratyle a raison de dire que les noms appartiennent naturellement aux choses, et qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être artisan des noms » (390e). On est ici à l’opposé du spontanéisme romantique du Volksgeist (l’esprit d’un peuple comme ce qui donne la forme interne d’une langue). La signification se déploie dans l’espace d’une langue bien faite ; or une langue bien faite c’est une langue produite et évaluée par des spécialistes (nomothète/dialecticien). Bien parler est une compétence qui n’est pas à la portée de n’importe qui. N’importe qui dit n’importe quoi, c’est-à-dire parle sans signifier, puisqu’il n’utilise pas les mots justes. Le mot qui n’est pas juste est un mot qui en vaut un autre, c’est-à-dire un mot qui ne dit rien de déterminé, qui se perd dans le flux des mots. Comme peut © Philopsis – Laurent Cournarie 35 www.philopsis.fr l’être le bruit à l’égard du son, qui requiert l’art musical (compositeur ou interprète). La signification n’est pas « naturelle », c’est-à-dire immédiate parce qu’elle est affaire de compétence : mais la compétence linguistique est ici la preuve de la naturalité du signe. Le devenir, l’être : Théétète, Sophiste, Timée L’affirmation radicale du devenir est absurde ou impossible. La contradiction porte sur l’énonciation du devenir lui-même. Ce que je veux penser, je ne peux le dire. Le discours est sans cesse réfuté dans sa visée du devenir. C’est la critique que Platon porte au mobilisme dans le Théétète. Le dialogue porte sur la définition de la science. Théétète se risque à dire que « science est sensation ». Socrate commente cette définition en l’assimilant à trois doctrines : au relativisme (Protagoras), au mobilisme (Héraclite) et à un mobilisme qui est un relativisme absolu (« les parfaits initiés »)37. Socrate ramène tout naturellement la parole noble et franche de Théétète à la thèse de l’homme, mesure de toutes choses38 . La pensée profonde du relativisme de Protagoras c’est le mobilisme universel qui fut, on le sait, entre autre, par le témoignage d’Aristote39 la première conviction de Platon auprès de Cratyle, disciple d’Héraclite. Platon combat en quelque sorte son adhésion de jeunesse et la surmonte en demeurant d’avis que les choses sensibles sont en perpétuel devenir mais que pour cette raison même, 37 Pour Platon il y a toujours eu une filiation entre le mobilisme et le relativisme, et entre le relativisme et la sophistique. De fait Protagoras enseignait cette fluence perpétuelle des choses ou plutôt des relations entre les choses. Car affirmer que la sensation est science, que la sensation et l’apparence sont identiques, qu’en fait d’être il n’y a rien d’autre que ce qui apparaît comme cela apparaît à chacun, bref qu’il n’y a rien au-delà du phénomène, ne dispense pas d’expliquer le processus de la sensation, les conditions de son expérience, si elle vaut pour l’expérience première et ultime (science) qu’elle prétend être. Or en vertu de ses présupposés subjectivistes, la sensation ne peut être expliquée comme l’apparence d’un objet pour un sujet, puisqu’elle récuse cette distinction de l’être et de l’apparence, de l’objet et de l’image. La sensation n’est pas le point de vue que le sujet prend sur l’objet à partir de l’effet que cet objet a sur lui. Elle n’est pas un phénomène parmi d’autres, mais la phénoménalité du phénomène. Dès lors si la science est sensation, l’explication des conditions par lesquelles elle se produit n’est pas accessoire mais absolument nécessaire, et il s’agit de savoir à quelles conditions la sensation peut se constituer comme science, sans jamais rompre avec son relativisme et son subjectivisme de principe. 38 Socrate en induit que poser l’égalité sensation-science, revient à soutenir la thèse de Protagoras. L’interprétation de cette thèse, ou sa rectification intervient plus tard. Socrate fait, à partir de 166a, l’apologie de Protagoras où conformément au Traité sur la Vérité, l’homme qui sert de critère n’est ni le sujet individuel - interprétation qui a dominé jusqu’à Zeller -, ni l’humanité en général (Th. Gomperz), mais bien le sophos, le savant qui sait, par sa science ou son art, redresser les jugements ou convertir, à la façon du médecin, le pathologique en normal. C’est donc au sophos ou à l’expert que revient le statut de critère ou de mesure : la science relève moins de l’epistémè que de la technè . Autrement dit toutes les opinions ne se valent pas même si aucune n’est vraie et ne l’emporte sur toutes les autres : le salutaire, sinon l’utile est la mesure du vrai. 39 Métaphysique, A, 6,987a 32-33 ; M, 4, 1078b 12-17, éd. Vrin, 1974, traduction J. Tricot. © Philopsis – Laurent Cournarie 36 www.philopsis.fr elles ne constituent pas un objet possible pour la science, et que s’il doit y avoir science de quelque objet, ce ne pourra être que de réalités stables identiques à elles-mêmes, permanentes par nature, et donc distinctes du sensible. Le relativisme ou le « phénoménisme » (est ce qui paraît tel à chacun)40 conduit naturellement au mobilisme, qui en est la théorie la plus spéculative. Car si la sensation est le critère de la vérité, rien n’est un en soi et par soi. Telle qualité est aussi bien perçue autrement ou pour son contraire : le phénoménisme met du mouvement dans les choses. Ou encore ce qui explique la différence de perspective sur la nature des choses, c’est que rien n’est, mais toujours il devient (152e). Rien n’est, tout paraît, porté par le flux et le mouvement. Le chaud et le feu est « lui-même engendré de la translation et de la friction » (153a), c’est-à-dire par du mouvement. Si l’on veut faire de la sensation la mesure de la connaissance des choses, et ainsi réduire l’être au phénomène, il faut concevoir une mobilité fondamentale du phénomène. S’il y avait des objets ayant en soi et pour soi une unité, la sensation ne serait pas science. Il faut exclure l’être et n’accepter que le devenir, comme l’on fait « tous les sages à la file, sauf Parménide » (152e) et les plus grands poètes, Homère notamment. Toutes choses proviennent de ce qui est mouvant et fluent et c’est pourquoi l’Océan est le père de dieux, et que partout on loue le mouvement comme principe de vie. Suit un éloge, si profondément inscrit dans la mentalité grecque, du mouvement : c’est l’exercice et non le repos qui est signe de vitalité pour le corps comme pour l’esprit. Tout ce qui est puissance de mouvement est bon, toute puissance contraire mauvaise. Le mouvement est principe universel du bien, tant chez les hommes que chez les dieux. La cessation du mouvement, c’est la mort. Le devenir n’est pas une dimension de la vie, mais la vie même. Il faut tenir pour assuré que « l’un, le mouvement, c’est le bien, et dans l’âme et dans le corps, et l’autre, c’est tout le contraire » (153c). Si donc la sensation est science, l’être et l’apparence ou le phénomène se valent. Mais alors le phénomène se résout à son tour en devenir. Le sensualisme de Théétète relève du relativisme, phénoméniste comme lui. Par phénoménisme il faut entendre cette doctrine qui soutient que l’on ne connaît rien au-delà des apparences ou des phénomènes, et sauve, pour ainsi dire, les apparences à partir d’elles-mêmes. Ainsi faut-il toujours songer à remplacer 40 En effet dire que la sensation est critère de toute science, c’est soutenir que l’homme est mesure de toutes choses, c’est-à-dire que tout est comme il semble ou paraît à chacun. Les choses n’ont d’autres attributs que ceux qui se manifestent au sujet individuel : le choses sont telles ou différentes selon le sujet auquel elles apparaissent. C’est ce que veut dire la formule de Protagoras : « Telles les choses tour à tour m’apparaissent, telles elles sont pour moi ; telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi. Or, homme tu l’es aussi bien que moi » (152a). Socrate prend l’exemple suivant : « Que sera, en ce moment, par soi-même, le vent ? Dirons-nous qu’il est froid, qu’il n’est pas froid ? Ou bien accorderons-nous à Protagoras qu’à celui qui frissonne, il est froid ; qu’à l’autre, il ne l’est pas ? » C’est ainsi qu’il faut interpréter cette philosophie : le vent est tel qu’il apparaît à chacun, c’est-à-dire tel qu’il le sent. « Apparence <phantasia> et sensation sont identiques » (152c), et la sensation est bien infaillible, c’est-à-dire science. Si tout être se réduit à l’apparence, au fait d’apparaître tel à chacun, alors la sensation qui saisit l’apparence, atteint l’être même dont elle n’est pas distincte. Elle ne peut qu’être infaillible <apseudès>, elle ne peut tromper, puisqu’elle est ce qui apparaît. Elle est donc bel et bien science. « Il n’y a donc jamais sensation que de ce qui est, et jamais que sensation infaillible, vu qu’elle est science » (152c). © Philopsis – Laurent Cournarie 37 www.philopsis.fr le verbe « être » par le verbe « sembler ». Mais ce subjectivisme ou ce phénoménisme n’est pas encore ramené à son expression la plus radicale. Si l’être est le phénomène, puisque le phénomène n’est ni un, ni identique à soi et pour les sujets qui le perçoivent, l’être est en son fond devenir. Le sensualisme (théorie de la connaissance) suppose le phénoménisme, qui suppose le mobilisme universel. Que devient la sensation dans le devenir ou à partir de lui, étant entendu que la sensation met en présence un senti et un sentant ? La sensation qui constitue la phénoménalité du phénomène est un événement du devenir universel41. La sensation n’est rien de distinct, ni dans la chose ni dans le sens, ni dans un lieu intermédiaire, car la distinguer ce serait l’identifier, et cela reviendrait à la soustraire au devenir. La sensation n’est rien en dehors de la rencontre de ces deux facteurs que sont le sens et le sensible, et le monde qui advient pour elle n’est rien d’autre que le phénomène engendré par cette rencontre. Mais puisque le devenir est universel, il concerne aussi les termes présents à et par la sensation. Par conséquent la sensation n’est pas la rencontre de deux termes mais de deux courants ou de deux mouvements qui deviennent dans l’instant de leur rencontre, l’un sensible, l’autre sentant. La couleur qui est le contenu de la sensation n’appartient ni à l’objet, ni à la vue, elle n’est que l’effet intermédiaire et l’expression de leur rencontre, « produit original pour chaque individu » (154a). Ce relativisme vaut entre les sujets et pour chaque sujet, qui ne cesse de devenir autre qu’il n’est42. Mais en disant que l’objet peut apparaître différent selon les sujets et pour le même sujet à des instants différents, ne maintient-on pas une forme d’être du côté de l’objet ? Pour achever de déréaliser l’être, il faut donc avancer que dans la sensation, le sens et le sensible sont de purs corrélatifs. Le sensible n’existe pas comme ce qui peut être senti, le sens comme ce qui peut sentir. Ils ne sont pas avant leur rencontre, et se rencontrant, ne font qu’un dans le phénomène que leur mouvement mutuel engendre. La corrélativité du sens et du sensible suffit à fonder le mobilisme universel. Même si l’on supposait encore que l’objet demeurât identique à soi, il deviendrait autre par le seul fait d’entrer en relations diverses avec un sujet ou avec d’autres sujets. C’est le sens de l’exemple que prend Socrate à partir de 154c : un adulte de taille moyenne, comparé à un adolescent qui grandit et qui le dépasse, est d’abord plus grand puis plus petit sans être devenu plus petit. Sans devenir ni être devenu plus petit, il est ce qu’il n’était pas, plus petit. Le fait de la relation, d’une autre relation, altère chaque terme de la relation. Ce ne sont pas les termes qui font la relation, mais la relation qui pose les termes. C’est cette corrélativité qui seule peut fonder le devenir universel : si les termes de la sensation ne sont rien en dehors de leur rapport, ils sont essentiellement fluents. Rien n’est donné. L’objet n’est pas donné à la sensation, la sensation ne se donne pas l’objet, mais tout s’engendre par mouvement mutuel. 41 « Ce que tu nommes couleur blanche n’est rien de distinct en soi, ni en dehors de tes yeux, ni au dedans de tes yeux. Et ne va point la ranger en quelque place ; car, dès lors, elle serait quelque part, en son rang, et serait stable, au lieu de devenir par genèse continue » (153d-e). 42 On retrouve ici la lettre du fragment 91 auquel on réduit volontiers la pensée d’Héraclite : « Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ». © Philopsis – Laurent Cournarie 38 www.philopsis.fr Cette hypothèse seule permet d’expliquer la sensation sans présupposer l’identité du sujet et de l’objet que le langage réintroduit inévitablement. Il n’est pas besoin de se demander comment le sujet peut sortir de soi pour atteindre la chose même, ou quelle objectivité est impliquée pour elle dans sa perception par un sujet, puisque sujet et objet ne sont que des attributs du devenir. Le règne de l’identité advient avec le règne du langage. En projetant la relation sujet-objet, le langage trahit la sensibilité. Car il n’y a pas un sujet et un objet, en relation possible par la sensation : il n’y a que la sensation qui fait naître à la fois le sens et le sensible, comme événement du devenir. Mieux vaut donc parler d’agent et de patient, et encore sans identité fixe. C’est pourquoi il convient de radicaliser davantage la thèse du phénoménisme impliqué dans la définition de Théétète, ce que fait Socrate, par une troisième assimilation, en évoquant la doctrine d’un relativisme absolu, attribué à d’obscurs penseurs, qualifiés de subtils, raffinés ou délicats43. Rien n’existe que le mouvement et par lui. Ce mouvement a deux formes, illimitées, chacune ayant puissance d’agir et de pâtir. La sensation ainsi ne se produit que par le mouvement mutuel du sensible et du sens. Par exemple pour la vision, la lumière issue de l’œil rencontre la lumière de l’objet, et ces deux rais engendrent par « friction » le phénomène. Quand un objet qui possède la qualité “blanche” rencontre la lumière d’un regard, l’air devient le lieu du phénomène lumineux, la blancheur, dont se trouvent remplis réciproquement l’œil et l’objet. Mais si l’œil est injecté de sang, ou si l’homme est atteint de jaunisse, le même objet paraît rouge ou jaune. Ainsi le sens ne peut saisir l’objet tel qu’il est en soi, puisqu’il il n’y a que le phénomène dont les deux relatifs sont le sens et le sensible (156 a-c)44. Le style des anciennes cosmogonies est ici patent - Socrate d’ailleurs, pour cette description, parle lui-même de “mythe”. La sensation n’est pas 43 Socrate les distingue des « Fils » ou des « amis de la Terre » pour qui tout être est corps. Il s’agit de l’empirisme le plus grossier : être ce n’est pas sentir ou être senti, mais être étreint à pleines mains. 44 Cette théorie de la vision et de la sensation qui remonte au moins aux thèses d’Empédocle, partagée par Gorgias ou adoptée par Protagoras, Platon lui-même la conserve quand il tente d’expliquer à son tour le mécanisme de la vision dans le Timée (45b-67c). Gurthie (An history of Greek philosophy, Cambridge, 1965) distingue trois modèles de la vision chez les penseurs grecs : l’œil constitue la vision (pythagoriciens), les objets causent, par simulacres, la vision dans l’œil (épicuriens), la vision est la rencontre des deux éléments (Empédocle). Cette théorie de la vision comme rencontre de deux rais lumineux est largement partagée par les penseurs grecs, des présocratiques aux auteurs classiques. La vision est donc ici assez proche du toucher : le regard prospecte le monde de l’intérieur du monde. Le monde ne se loge pas dans la vision, mais la vision se fait du fond du monde et s’y projette comme pour le palper. Le monde est de son côté intégralement phénomène, tout lumière <phôs>, éclat lumineux, de sorte que les êtres sont seconds par rapport à cette phénoménalité première. Il y a le monde, c’est-à-dire la visibilité ou la lumière et en lui et par elle, les êtres. Pour un Grec, vivre c’est voir et être vu, c’est-à-dire tenir de cette visibilité tout son être. Mourir et être mort c’est avoir le visage recouvert du “casque d’Hadès” <kunè>, qui confère l’invisibilité. Il n’y a pas jusqu’à l’identité sociale que n’informe la vision. La culture grecque est une culture de l’honneur et de la honte, qui se lisent sur les apparences et dans le regard de l’autre. L’homme d’élite sera bon et beau à la fois. Pour le Grec voir c’est donc à la fois vivre et connaître. Soumettre la sensibilité à choisir entre la vie et la connaissance, “ne parle pas grec”. Voir sur le rapport de la vie et de la lumière, caractérisé par le couple voir-être vu, “Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos”, Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II , Maspéro, 1974, pp. 75-76). © Philopsis – Laurent Cournarie 39 www.philopsis.fr première, même si tout savoir se réduit à la sensation, mais elle est portée par un devenir qui est Tout. Tout ce qui vient à être devient par mutuelle composition d’une puissance d’agir et d’une puissance de pâtir. Et dans cette genèse infinie l’action et la passion sont plus réelles que les termes qu’elles mettent en présence. Parmi les rejetons de ce mouvement plus ancien et plus vrai que les êtres, il y a la dualité sensible-sensation qui elle-même se reproduit par couple de corrélatifs qui ne portent pas tous un nom, tant le devenir est plus riche et plus inventif que les possibilités conceptuelles du langage. C’est même lui qui est la puissance d’erreur et d’illusion, non les sens. Si la science est sensation et s’il faut reconduire la sensation au devenir universel, alors le langage ne vient pas rectifier le témoignage des sens, il n’est pas la vérité de la sensation qui se nie en voulant se dire. C’est le langage qui, à l’inverse, doit travailler contre lui-même pour tenter d’épouser la dialectique du devenir. Partout il faut bannir le verbe « être » et ne point accepter de dire ou quelque chose, ou quelqu’un, ou de moi, ou ceci ou cela, ou aucun autre mot qui fixe ; mais employer les expressions qui traduisent la réalité : « en train de devenir, de se faire, de se détruire, de s’altérer » ; car si peu qu’une expression crée de fixité, la proférer est s’offrir à la critique (157a-b). Ici c’est le langage qui est principe d’illusion sur la réalité. Mais si le langage s’épuise à formuler le devenir, si l’intelligibilité du devenir est suspendue au pouvoir du langage à viser et à exprimer son objet, alors du devenir il n’y a aucun discours vrai possible. Le devenir est le vrai mais le vrai du devenir est inaccessible au langage et à la connaissance. L’affirmation du devenir est suivie du silence. Le savoir du devenir est indicible. Matière et mouvement Il ne s’agit pas de nier le devenir, mais de le relativiser. La relativisation du devenir est double : 1/ le devenir est relatif à un certain niveau d’être : le devenir a son lieu dans le monde physique. Ce qui oblige à distinguer le mouvement du devenir. Le devenir est la propriété d’un certain type de mouvement, mais non de tout mouvement. Le devenir est la part d’irréductible changement dans le mouvement. Ce changement, c’est l’indice du temps, et de ce qu’il y de décisif dans le temps, marqué par la dégénérescence et la mort, c’est-àdire l’irréversible45 ; 45 Voir F. Alquié, La désir d’éternité, p. 12-13. Le temps se confond avec l’essentiel du changement, càd l’irréversibilité du devenir. Un changement est temporel dans la mesure de cette irréversibilité. L’espace est le lieu des changements, ou mieux « ce par quoi » je peux toujours nier le changement, changer le changement, annuler son effet par un mouvement contraire. L’identité est soit dans le repos soit dans la négation par un changement de la négation d’un changement initial. Mais il y a quelque chose qui ne revient pas avec l’annulation du changement spatial, c’est le temps passé. Les Grecs posent bien une différence entre des mouvements parfaits, où le changement affirme la loi d’identité, et des changements qui altèrent les êtres (devenir). Mais l’altération d’une part, obéit à un cycle imperturbable qui ramène à l’ordre les perturbations du devenir, et d’autre part, concerne les êtres, non les espèces, les individus, non les formes. Les Grecs ne se sont pas représenté le temps comme irréversible. On peut voir le devenir comme cette heureuse possibilité d’être ce que l’on n’est pas encore, de changer, de se renouveler, de s’alléger de toute la vie passée, càd d’une part de déterminisme. Puiser dans le fleuve de la nouveauté la joie d’une expérience inédite de soi et © Philopsis – Laurent Cournarie 40 www.philopsis.fr du monde. Mais cette vérité a son revers : le devenir est aussi bien cette loi impérieuse qui impose de n’être plus pour avoir la chance d’être encore, de mourir à soi pour persévérer dans l’être. On peut certes insister sur l’asymétrie de l’avenir par rapport au présent et au passé : l’avenir est autre chose que le présent, autre chose que la réalisation de ce que le présent est en puissance. Il est plutôt le lieu de la liberté. Tout est possible à qui a un avenir, et possède un avenir tout ce qui est en devenir. Mais on peut insister sur quelque chose de plus profond encore que l’ouverture au possible, et qui est l’irréversibilité. Tout ce qui est devient. Tout ce qui devient advient. Tout ce qui advient survient pour la dernière fois. Chaque événement prend la suite de l’autre, sans retour possible du second au premier : autrement dit, chaque événement se produit une seule fois pour toujours. Sans doute l’irréversible fait la valeur des événements, de l’expérience : tout ce qui est, parce qu’il est unique pour toute l’éternité du devenir, est inévaluable, infiniment précieux. Mais d’un autre côté, si la chose, malgré sa valeur infinie , est privée de sa confirmation, c’est à peine si on peut dire qu’elle existe. Ce qui ne peut être réitéré est progressivement gagné par le doute. Tout est dans le passage, mais le temps ne repasse pas par l’instant béni. Voici résumé en quelques mots, ce que la philosophie de V. Jankélévitch nous donne à penser sur le devenir. Il confie ainsi dans une série d’entretins intitulée Quelque part dans l’inachevé : « L’irréversibilité n’est pas une propriété du temps : c’est le temps luimême qui est l’irréversibilité elle-même ; il n’y a pas d’autre irréversibilité que celle du temps, et pas de temps qui ne soit irréversible ! L’irréversibilité se définit comme l’impossibilité de la répétition, et l’impossibilité de la répétition implique l’impossibilité de la confirmation. L’irréversible porte l’insaisissable à son comble : le devenir devenant toujours sans revenir et progressant toujours dans le même sens, les recommencements sont impossibles et les repentirs inefficaces ; la deuxième fois prend la suite de la première et elle est donc une autre, même si elle n’est pas nouvelle, même si elle répète la première fois littéralement. L’événement irréversible ne laisse derrière soi qu’une image de plus en plus effacée, à peine une idole, un reflet infiniment douteux, et finalement plus rien. (…) L’irréversibilité du temps (…) fait de chaque événement une première-dernière fois, la première fois étant aussi la dernière. D’une part chaque fois est une pointe aigüe, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part la chose infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est jamais répétée. C’est ici la misère de la temporalité et de la mortalité qui donne un sens profond à la répétition. Une chose que l’on m’a dite et que personne n’a jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais été dite ; elle se perd, souvenir indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des siècles. L’accumulation des années, à la limite, rend déjà tout témoignage incertain. Une chose qui est arrivée, mais une seule fois, est-elle vraiment arrivée ? » (Gallimard, p. 32-33). Mais il y a solidarité entre ces deux dimensions du devenir, càd entre ces deux visages de l’irréversibilité. Puisqu’on peut substituer “irréversible” à “devenir”, c’est l’irréversibilité qui en produisant toujours du nouveau, entraînant de nouveauté en nouveauté, ne laisse pas le loisir de constituer l’expérience, d’en approfondir le sens (Le je-ne-sais-quoi et le presque rien, II, p. 93). Le devenir, en somme, c’est l’identité de la futuration et de la passéité du passé, de la nouveauté et de l’impossibilité d’une répétition. Le devenir est perpétuel recommencement, càd impossibilité de recommencer le même commencement. Ou encore la futuration ne se referme sur aucune prétérition : aucun reflux pour annuler le flux, aucun revenir pour compenser le devenir. Le devenir en ouvrant à la nouveauté condamne l’existence à la « semelfactivité », càd à cette manière d’être équivoque, faite à la fois d’originalité, fusse-t-elle infinitésimale, et d'inconsistance. « Tout instant, dans l’absolu, est inouï et inédit, parce que tout instant est “semel-factif” et, théoriquement, ne se compare à nul autre ; dans l’existence la plus tristement monotone, un instant se différencie toujours du précédent, une soirée d’automne d’une autre soirée d’automne, par quelque qualité imperceptible : les couleurs du couchant, le parfum du vent … Or un événement qui est arrivé une seule fois dans toute l’éternité, et puis jamais plus, never more, est-il vraiment arrivé ? Un événement qui est advenu une seule fois dans l’histoire d’un homme – une rencontre, une aventure, un premier baiser, une soirée de printemps -, et qui ne s’est jamais renouvelé depuis, sera comme s’il n’était jamais advenu : du moins sera-t-il équivoque et douteux pour toujours et jusqu’à la fin des temps» (Id., p. 94). La répétition est une illusion, l’identité une approximation. © Philopsis – Laurent Cournarie 41 www.philopsis.fr 2/ le devenir suppose l’être, ou l’être en devenir suppose quelque chose qui ne change pas. Si le devenir est mouvement d’un contraire vers un contraire, le devenir est devenir de quelque chose. L’être est la présupposition universelle au devenir. Aristote écrit ainsi : « Tout ce qui devient, devient, par quelque chose et à partir de quelque chose, quelque chose ; et ce quelque chose, je l’entends selon chaque catégorie : substance, quantité, qualité ou lieu »46. Naturellement, ces deux thèses sont inacceptables pour une philosophie du devenir qui soutient inlassablement que le devenir est tout, et que sous le changement il n’y a pas une chose qui change. Comme le dit Bergson, en énonçant l’intuition de l’absolue indivisibilité du mouvement ou du changement : « Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile »47. Bergson réfute d’un seul coup les deux relativisation de la métaphysique : une forme de En fait, il y a comme deux sagesses du devenir : sagesse de l’action, sagesse du possible, tournée vers l’avenir, qui épouse le devenir pour transformer le monde. L’homme se saisit du devenir pour faire advenir ce qui n’est pas, ce qui est simplement possible, qui l’anticipe et le réalise. Et il y a la sagesse de la nostalgie, de l’irréversible, de l’irrévocable : le passé est passé à tout jamais, ce qui fut est irrattrapable. Le temps ne cesse de devenir et d’emporter les êtres avec lui. Le devenir devient n’est pas ici une tautologie vide, mais un énoncé cardinal de la philosophie, qui ne peut être qu’une docte ignorance, qu’une néscience des mystères fondamentaux de Dieu, du temps, de la mort. La nostalgie n’est pas la passion du passé, mais du temps lui-même, qui a pour objet et blessure l’irréversibilité qui est son essence. Ecoutons encore Jankélévitch dans le même ouvrage : «L’avenir est le lieu des actions possibles qui sont la vocation du pouvoir humain. L’homme pressé d’entreprendre n’a pas le temps de rêver sur le temps : il est trop occupé par les contenus de ce temps. Les exigences de l’action non seulement nous détournent de la vaine délectation morose, mais elles nous consolent pour toutes les déceptions qui résultent de l’ambivalence douce-amère : car le passé laisse ceux qui s’en délectent toujours insatisfaits. (…) Le mode d’être de l’homme, c’est le devenir irréversible qui aboutit à la mort ; l’irrévocable de la mort met le sceau final à l’irréversibilité de la vie. Le sérieux de la nostalgie vient de la mort qui nous fait signe en elle. Une chose aussi irrémédiable que la passéité du passé ne peut pas donner lieu à des sentiments frivoles. (…) La nostalgie n’est donc pas du tout une complaisance futile ; elle est plutôt une douleur gratuite, une délectation sérieuse. Il y a en elle un élément éthique puisqu’elle me renvoie à la « semelfactivité » ou unicité irremplaçable, incomparable, et partant au tragique de l’existence. En vérité nous sommes partagés entre deux sérieux : le sérieux de l’action prosaïque du travail qui transforme l’humanité d’aujourd’hui et prépare celle de demain ; c’est le sérieux des choses à faire et à venir : tel est le sérieux humaniste qui préside à la construction du socialisme. (…) Mais il y a un autre sérieux qui diffère métaphysiquement du premier, car son domaine est celui du jamais plus, du ne plus. Un mal a été fait qui ne peut plus être réparé ; une joie m’a été donnée qui ne me sera jamais renouvelée ; j’ai vécu et mal vécu, et cette vie mal vécue ne sera en aucun cas réitérée. (…) La destinée exprime plutôt le sérieux de l’action transformatrice ; le destin plutôt le sérieux du tragique qui s’exprime au futur par la mort, au passé dans l’irréparable. La nostalgie, sentiment d’incomplétude infinie, reflète cette ambiguïté du destin et de la destinée ; l’infini de la destinée est limité au-dedans par un destin qui est une double mort : au futur par la mort tout court, au passé et à chaque moment par l’impossibilité de recommencer une vie mal vécue ou de ne pas avoir vécu ce que l’on a vécu, donc par l’irrévocable » (Quelque part dans l’inachevé, p. 64). 46 Métaphysique, Z, 7, 1032a13-15. Le quelque chose que devient le devenir suit la distinction de l’être en catégories. La chose en devenir est engendrement ou destruction d’une substance : c’est le changement selon la substance, changement absolu, ou changement dans l’ordre de la quantité, de la qualité ou du lieu, qui sont tous des changements relatifs à la substance. 47 Op. cit., p. 163. © Philopsis – Laurent Cournarie 42 www.philopsis.fr réalité affranchie du devenir qui est le support du mouvement. Là où la métaphysique démontre la nécessité d’une substance au processus du mouvement, la philosophie du devenir pose la substantialité du devenir. Le devenir appartient à la nature sensible Le devenir existe : il est le lot de tout ce qui existe ici bas, engagé dans la matière. Par principe la matière est ce qui est corruptible du fait de sa constitution, la non-simplicité. L’un, l’absolument simple, ne devient pas : il est, c’est-à-dire reste éternellement le même. Au contraire, ce qui est multiple est sujet au changement. Le devenir se caractérise en effet par la génération et la corruption. La génération est indissociable de la corruption. Ce qui ressortit au devenir ne cesse de se transformer, de se déplacer d’un lieu à un autre, et finalement disparaît. Etre pour n’être plus, être condamné à changer pour se maintenir dans l’être, tel est le devenir. Ainsi il y a au monde le lieu inengendré, donc immuable, donc incorruptible des Formes intelligibles ; et le lieu changeant, de la génération, donc de la corruption, donc de la mort, qui caractérise les choses sensibles. Et le peu d’être que celles-ci possèdent leur vient de la participation aux Idées dont elles sont les images. Et par conséquent, c’est par l’idée que la chose sensible, emporté par le devenir, est connaissable. Car le devenir, ou le sensible – ce qui revient au même -, par nature, ne satisfait pas aux conditions de stabilité et de permanence d’un objet de discours et de connaissance. C’est pourquoi les formes intelligibles jouent le rôle de causes et de modèles des choses sensibles. Mais comment le sensible participe-t-il à l’intelligible ? Comment ce qui est dans le devenir peut-il relever de l’être ? Comme l’on sait, la participation – dans sa double forme, verticale( choses/Idées) et horizontale (Idées/Idées) – est le principal problème du platonisme. Une première solution consiste à faire surgir des idées d’un rang supérieur, que Platon appelle « les plus grands genres », genres suprêmes auxquels les autres Formes participent. C’est la voie, à la fois logique et ontologique, suivie par le Sophiste. L’autre solution consiste à tenter de rendre raison de la genèse intégrale du sensible : c’est l’approche cosmologique du Timée. Il n’est pas possible de maintenir une distance infinie entre l’être et le devenir. Comme dit solennellement l’Etranger du Sophiste : « Au philosophe donc … une règle absolue … est prescrite … : par ceux qui prônent, soit l’Un, soit même la multiplicité des Formes, ne point laisser imposer l’immobilité du Tout ; à ceux qui, d’autre part, meuvent l’être en tous sens, ne point même prêter l’oreille ; mais faire sien, comme les enfants dans leurs souhaits, tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et le Tout est l’un et l’autre à la fois »( 249c-d). La vérité est dans le mélange des genres, parce que, que l’on affirme le devenir universel ou l’identité immuable des Formes, dans tous les cas on procède à une attribution de l’être. Les uns énoncent que l’être est en mouvement, les autres que l’être est immobile. Autrement dit, la prédication de l’être est effectuée par les mobilistes comme par les Amis des Formes. Se faisant, ils reconnaissent, la réalité de l’être, comme distincte du mouvement et du repos. L’être est un genre troisième par rapport au mouvement et au repos. Mais dire que l’être est quelque chose d’autre que le mouvement et le © Philopsis – Laurent Cournarie 43 www.philopsis.fr repos, c’est avancer une quatrième forme : l’altérité. Il y a un être de ce qui n’est pas l’être : il y a un être du non-être, non-être relatif et non pas absolu, c’est-à-dire l’autre. L’autre est ce qui, à l’instar de l’être, parcourt toutes les formes qui enveloppent, par tout ce qu’elles ne sont pas, « infinie quantité de non-être » (256 e). « Quand nous énonçons le non-être, ce n’est point là, ce semble, quelque chose de contraire à l’être, mais seulement quelque chose d’autre » (257 b). En résumé : - le mouvement est, le repos est : ils participent à l’être, sans être l’être même. Etre, mouvement et repos sont trois genres distincts, l’être étant de rang supérieur au mouvement et au repos puisqu’ils en participent, et que cette participation n’est pas réciproque ; - le mouvement est même, le repos est même, comme chaque forme qui se pose. Ils sont en même temps autres en tant que termes auxquels s’opposent d’autres termes. N’étant ni le même, ni l’autre, ils participent au Même et à l’Autre qui sont deux genres nouveaux. - l’être qui domine l’opposition du mouvement et du repos n’est pensable que parce qu’il y a un quatrième et surtout le cinquième genre de l’altérité. Le premier niveau de définition de l’être entend souligner que les philosophies de la permanence ou du devenir sont unilatérales et insuffisantes. Comme dit Ricœur : « faire une philosophie de la permanence ou une philosophie du devenir, ce n’est pas encore penser l’Etre. L’être n’est ni le devenir, ni la permanence, mais ce qui permet de fonder leur opposition et leur alternance dans l’histoire de la philosophie. Pour employer un langage heideggérien, je dirai que le devenir et la permanence restent dans l’ontique et ne sont pas encore dans l’ontologique »48. Une philosophie de l’être immobile ou de l’être en devenir n’est pas encore une ontologie. L’être n’est rien de ce qui affecte l’étant (repos ou mouvement) mais ce qui est troisième par rapport aux modes de l’étant. Le second niveau de définition de l’être réévalue l’altérité. L’être n’est concevable que par rapport à plus grand que lui, le Même et l’Autre – l’être ne se laisse dire que relativement à soi où il est le même et relativement à autre chose. Le privilège de l’altérité, est d’être selon l’heureuse formule de Ricœur « la catégorie qui réfléchit sur la relation même de toutes les catégories »49. Elle se réitère partout où il y a une forme, mais sans renvoyer à aucune autre et c’est pourquoi elle est la cinquième et dernière forme. Ainsi « l’Etre n’est la notion la plus haute de la philosophie, par rapport au changement et à la permanence, que si elle accepte d’être supplantée par la catégorie la plus insaisissable ; l’Etre n’est le « troisième » que parce qu’il y a un cinquième. Sa situation de troisième est consolidée de façon dialectique par le rôle du cinquième : ce qui veut dire que quelque chose est être à condition d’être aussi non-être : être par son identité à soi et non-être par son altérité au reste »50. - le discours n’est possible que par la combinaison des formes, comme dit 259 e. Ne s’en tenir qu’au devenir ou à l’être, au mouvement ou au repos, à l’altérité ou à la différence, c’est rendre impossible le discours. La réalité n’est intelligible que si la pensée est conforme aux conditions de possibilité 48 Etre et substance chez Platon et Aristote, p. 97. Id., p. 98. 50 Id., p. 99. 49 © Philopsis – Laurent Cournarie 44 www.philopsis.fr du discours, c’est-à-dire le mélange des formes. Se priver de cette mutuelle combinaison, c’est s’interdire le discours et donc la philosophie (260 a). - le devenir n’est pas exactement le contraire de l’être, mais son autre (« à je ne sais quel contraire de l’être, il y a beau temps que nous avons dit adieu » - 258 e). C’est sans doute du côté de la catégorie de l’autre, que métaphysiquement au moins, le devenir se laisse envisager. Le devenir a son lieu et son événement dans ce rapport de l’être et du non-être, dans ce rapport de l’un à l’autre, éternellement renaissant, comme on le voit avec Hegel. L’être ne cesse pas d’être autre à soi-même, et ce rapport à soi comme négation engendre perpétuellement le devenir. L’autre voie, donc, est celle empruntée par le Timée, la voie cosmologique. Entre le sensible et l’intelligible, Platon évoque un démiurge, cause de l’ordre du monde, qui redouble la causalité formelle de l’Idée par l’action d’un agent51. Cela revient à dire que le devenir a une cause et que le devenir ne peut se déduire simplement du mélange des genres, de la dialectique des Formes. Ainsi le monde est intermédiaire entre le désordre, le chaos, le devenir incohérent et l’ordre éternel, immuable de l’intelligible. Le monde est un vivant engendré, visible, tangible mais fait à l’image d’un modèle idéal. De lui on ne peut dire ni qu’il est éternellement ni qu’il devient toujours, mais plutôt qu’il devient dans l’imitation la plus parfaite de l’être. Cette imitation sensible de l’intelligible, ce devenir à l’image de l’être, c’est le temps. Le temps est alors non pas le devenir même mais ce qui du sensible plongé dans le devenir est le plus proche de l’éternité. L’image signale l’écart ontologique entre le sensible et l’intelligible. Le devenir ne peut être annulé, c’est pourquoi, l’image sera dite mobile. D’où la définition fameuse en 37d-38a : « C’est pourquoi son auteur s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité52, et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons n’existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du temps : la passé et le futur sont des espèces engendrées du temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c’est que nous en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu’elle était, qu’elle est et qu’elle sera. Or, en vérité, l’expression « est » ne s’applique qu’à la substance éternelle. Au contraire « était », « sera » sont des termes qu’il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce 51 Plus exactement, le démiurge est une seconde médiation. Entre l’intelligible et le sensible, Platon pose le monde comme totalité : le tout du monde est l’image de l’intelligible. C’est une série de médiations en réalité : le Tout comme médiation entre le sensible et l’intelligible ; le démiurge comme médiation entre le tout et l’intelligible ; le regard du démiurge, la bonté du démiurge, comme médiation entre l’intelligible et le démiurge. Ainsi, finalement, c’est une croyance qui, en dernière instance, fonde la médiation du sensible et de l’intelligible. C’est une opinion vraisemblable, partagée par tous les sages de reconnaître que « le Dieu a voulu que toutes choses fussent bonnes : il a exclu, autant qu’il était en son pouvoir, toute imperfection, et ainsi, toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il a estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre » (30 ab). 52 Sur les obscurités de ce passage central, voir R. Brague, Du temps chez Platon et Aristote, p. 28sq. Cette définition est à plusieurs inconnues (p. 31). © Philopsis – Laurent Cournarie 45 www.philopsis.fr qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et donc cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l’ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du temps, lequel imite l’éternité et se déroule en cercle suivant le nombre ». Ainsi le devenir est conservé dans le temps : le passage, le changement est réel, marqué par la temporalisation du verbe être. Et cette temporalisation est un processus qui mord sur les êtres : le passé, le présent, le futur sont les accidents du temps qui s’accompagnent, pour les êtres, d’une altération et d’une corruption qui aboutissent à la destruction. Mais d’un autre côté, le devenir du temps est soumis à l’ordre et à la mesure du nombre. Le changement est en quelque sorte ramené à la raison. Le devenir ne progresse pas de façon hasardeuse, imprévisible, mais suivant la loi des nombres qui traduit à la fois la causalité formelle de l’intelligible et la bonté de la cause démiurgique. Le temps c’est l’ordre du devenir, l’unité de tous les changements. Ou plus précisément, chaque changement a son rythme, progresse selon un certain ordre, et tous les changements se déroulent dans et selon le temps astronomique de la Grande année (39a). Pourtant il y a quelque chose d’irréductiblement rebelle à l’ordre et à la raison dans le devenir. Ou encore il y a un résidu irrationnel dans la genèse du sensible. Car le démiurge n’a pas engendré ce en quoi le devenir se produit, comme il n’a pas engendré les structures intelligibles qui servent de modèle à l’organisation du monde – ce pourquoi il n’est qu’un dieu artisan et non un dieu créateur. Comme l’écrit P. Ricœur, « l’action du modèle parfait, par le truchement de la “meilleure âme” présuppose un donné opaque qui représente un écart entre le réel et le Bien, entre l’image et le modèle ». Ce non-être, qui résiste à l’action formatrice du démiurge, qu’on peut appeler chaos ou cause errante, place, matrice, nécessité ou simplement matière <chôra> …, n’est pas l’autre de l’être, comme dans la dialectique du Sophiste – le non-être est encore un genre de l’être, ce que l’être n’est pas. Il est d’une altérité plus radicale et plus redoutable : l’altérité de ce qui dans l’engendré n’est pas engendré, dans ce qui est œuvré n’est plus œuvrable. La chôra est ce qui ne se laisse pas persuader entièrement comme dit 48a. Elle est le principe d’un changement dans le sensible qui ne se laisse pas dominé par l’intelligence. C’est une causalité indomptable, irréductible à toute finalité. C’est la limite originelle à la persuasion du Bien. Tout ce qui naît devient et, par là-même, est sujet à la corruption. La corruption est en quelque sorte, l’effet de cette impuissance de la matière à se laisser ordonner, à recevoir l’être formel. Ou plus exactement, la matière c’est le non-être défini comme l’autre de toute détermination. Elle est bien quelque chose – ce qui reçoit tout, ce qui reçoit l’empreinte, la nourrice, la matrice, lieu <topos>, place <chôra>, siège <erdra>, nécessité <anagkè>, où le devenir et la génération se produisent -, mais un quelque chose indéterminé et indéterminable : cela même qui précède toute détermination et dont aucune détermination ne vient à bout. Cette indétermination ontologique contient le devenir, est le fondement dont le devenir est la manifestation. Ce qui n’est pas soumis au pouvoir d’une forme, ce qui est, par nature, non-défini, est toujours autre que lui-même, c’est-à-dire indéfiniment changeant. On peut sans doute ici © Philopsis – Laurent Cournarie 46 www.philopsis.fr rapprocher les analyses du Timée de celles du Philèbe qui distingue de son côté quatre genres suprêmes : la limite <peras>, l’illimité <apeiron>, le résultat de leur action <meikton> et la cause <aition>53. La cause correspond au démiurge, la limite aux Idées, le mixte au devenir. L’illimité, quant à lui, renvoie certainement à la matière, qui résulte de la juxtaposition, du tiraillement sans fin des contraires (le petit et le grand, le plus et le moins). La matière c’est le mouvement perpétuel ou le principe du changement perpétuel, ce qui est capable, à l’infini, de revêtir toutes les formes, parce qu’il est le sans-forme 54 . Métaphysiquement, chez Platon, on va de l’indétermination de la matière au devenir ou du changement perpétuel du devenir à l’indétermination. La matière est ce qui, comme principe du devenir, est en puissance d’une anarchie du devenir. La matière est la limite inférieure et irréductible d’une rationalisation du devenir. Il faut distinguer le devenir indéterminé en tant que matière, et le devenir déterminé, dans le monde, comme produit par l’action du démiurge de la causalité formelle de l’Idée sur la causalité errante de la matière. Le devenir est le premier concret, la synthèse de l’être de la forme et du non-être de la matière, des principes abstraits et éternels de la limite et de l’illimité. L’excès du devenir, le devenir incertain, in-fini, ne se stabilise qu’en devenant quelque chose, le devenir de quelque chose. Le premier concept du devenir est contradictoire avec l’être : c’est la position strictement métaphysique sur le devenir ; le second concept du devenir autorise à associer les notions d’être et de devenir, et appartient à la langue moins rigoureuse de la physique. C’est du moins ainsi qu’on peut lire cette expression dans le Philèbe qui a suscité tant de commentaires : « Eh bien, ce troisième principe dont je parle, vois y l’unité que je constitue de tout ce que les deux autres engendrent et qui vient à l’être par l’effet des mesures qu’introduit la limite <genesin eis ousian> » (27d). Le devenir est bien un venir à l’être, mais l’existence ainsi engendrée (devenir) est déterminée : le devenir empirique est porté par la négation de la continuité du flux du devenir inengendré (matière) et non par ce flux lui-même. Le devenir ne produit pas par lui-même un devenir ordonné, légalisé. La science : Théétète Le sujet du dialogue est la science. Comment la définir ? Le dialogue a lieu entre gens savants. Théétète est un jeune mathématicien présenté à Socrate par Théodore, il possède un savoir, la science mathématique. Pourtant, il ne sait pas ce que signifie savoir : la science mathématique ne lui permet pas de définir la science. On peut mettre cette impuissance au compte de la nécessité du passage de la science au discours sur la science, c’est-àdire au plan réflexif de la “méta-théorie”. Mais ce passage de la science effective ou de la possession d’un savoir à la réflexion nécessairement méta53 Voir 23c-27c. Voir V. Brochard, « Le devenir dans la philosophie de Platon », Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1926, p. 108. 54 © Philopsis – Laurent Cournarie 47 www.philopsis.fr théorique sur le savoir ou sur la science en général prouve, par défaut, qu’il n’y a pas de science de la science (la méta-théorie de la science n’est pas scientifique), ce qui montre que la dimension d’absence n’a pas disparu, qu’il y a toujours un point de fuite. C’est le paradoxe : la science s’échappe précisément à elle-même quand il s’agit de se définir – ce qui s’exprime psychologiquement par le tourment du savoir, désigné par Socrate comme la passion de l’étonnement : « je ne puis ni me satisfaire des réponses que je formule, ni trouver, en celles que j’entends formuler, l’exactitude que tu exiges, ni, suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir » (Théétète, 148e). Inversement, si une science de la science était possible, la science pourrait s’achever et se posséder dans sa définition : la science pourrait se déduire de sa définition. La science serait en quelque sorte a priori55. Ici l’alternative paraît être la suivante : ou bien l’on affirme que la définition de la science peut être scientifique, mais cette assertion risque d’être purement métaphysique car la science de la science n’est pas science effective ; ou bien la science est effective mais demeure incertaine à l’endroit de sa propre définition. En 145e-146a, Socrate pose donc la question conductrice du dialogue: « la science, en quoi peut-elle bien consister ? » La science est, mais qu’est-ce que la science ? Théétète lui répond (146a) : « tout ce qu’on peut apprendre avec Théodore est science ». La réponse n’est pas injustifiable. La liaison de la science et de l’enseignement n’est pas fortuite. Théétète est mathématicien. Or la science mathématique se dit mathèma, qui signifie d’abord en général étude, science, connaissance. Et mathèma dérive de manthanô qui veut dire apprendre, s’instruire. Pourtant la réponse est immédiatement suivie de l’objection habituelle de Socrate, parce que Théétète a imprudemment rapporté la 55 Si l’on applique l’exigence unitaire de la définition à la définition de la science, l’idée de science devrait pouvoir contenir toutes les sciences comme des spécifications de son genre. Mais ici la pensée est peut-être au rouet. 1/ L’idée de science suppose l’avènement historique de la science. L’idée de science ne précède pas son apparition dans la culture. C’est parce qu’une mutation dans la culture a eu lieu, avec le passage du mythe à la raison, de la vérité comme inoubliable à la vérité comme accord rationnel, que la définition de la science devient un problème : le fait de la science précède l’idée de la science. 2/ L’idée de science est donc toujours une rationalisation a posteriori de ce qui se pratique comme savoir des choses : autrement dit, les sciences précèdent la science. C’est parce qu’il y a déjà l’astronomie, la géométrie qu’on peut se demander avec Socrate : la science en quoi consistet-elle ? 3/ Or, rien ne permet d’être assuré que ce que chaque science est (la science dans son effectivité) ne viendra pas contester ce que la définition de la science dit qu’elle est. Autrement dit, il risque toujours d’y avoir une tension et même un conflit entre l’exigence rationnelle de la définition de la science (l’idée de science) et le travail effectif du savoir (les sciences) qui modifie la compréhension de la science. Si le rationalisme critique se tient du côté de l’idée de la science (la science contre l’opinion ; la définition de la science pour comprendre la chose dont on prononce le mot), le rationalisme dialectique se tient du côté des sciences : ce sont les sciences qui font évoluer la science. La science sans les sciences risque de ne constituer qu’une idole ou un concept dépassé qui ne permet pas de saisir le réel et ainsi d’être le concept séparé de la réalité. Ainsi, le rapport entre science et sciences est loin d’être simple et pacifié. Peut-être serons-nous amenés à reconnaître une idée antique de la science et une idée moderne de la science qui chacune repose sur le paradigme de certaines sciences (l’astronomie et la géométrie pour la science antique, la physique pour la science moderne). Plus radicalement encore, l’histoire des sciences est-elle l’histoire de l’idée de science ou l’histoire des idées de la science ? La discontinuité est-elle interne à l’idée de science ou externe entre des paradigmes différents de l’idée de science (la science comme discipline théorétique dans l’Antiquité, la science comme expérimentation à l’époque moderne) ? © Philopsis – Laurent Cournarie 48 www.philopsis.fr science non pas à l’instruction en général, mais à “tout” ce que l’on peut apprendre auprès de Théodore (c’est-à-dire l’astronomie, la géométrie, l’harmonie, le calcul). C’est pourquoi Socrate s’écrie : « le geste est noble et généreux : on te demande un [la science], tu donnes plusieurs [de sciences]… ». Socrate demande en effet à Théétète de passer du fait (la géométrie est une science, l’astronomie est science) au droit : quelle est l’essence une que la géométrie, l’harmonie et l’astronomie ont en partage, malgré la différence de leurs objets, et qui autorise leur commune qualification. Si l’on nomme science la géométrie et science l’astronomie, c’est sur fond d’un être commun. C’est l’être commun des sciences, c’est-à-dire l’idée de science qu’il faut définir. Théétète comprend immédiatement l’exigence, puisqu’il donne l’exemple de cette méthode dans l’étude des irrationnels qu’il a entreprise avec Théodore, mais en éprouve, à l’endroit de la science, qui est un objet difficile et plus universel, un profond désarroi. Il passe alors, en suivant sa nature généreuse, à une seconde définition. La seconde réponse de Théétète (151e) énonce : « science n’est pas autre chose que sensation ». Qu’est-ce qui suggère à Théétète cette réponse ? Socrate fait comme si elle venait tout droit du sophiste Protagoras, dont Théétète aurait suivi les leçons. Pourtant cette réponse paraît curieuse pour un mathématicien de formation, puisque la pensée mathématique, même si elle a recours en géométrie à l’intuition par le tracé des figures et de façon plus systématique que ne le fait croire la forme déductive de son exposition (Euclide), entend se régler sur une démarche abstraite et formelle où le raisonnement exerce toute sa puissance à produire la vérité. Donc on ne voit pas ce qui pousse Théétète à avance cette première réponse. On peut peutêtre supposer : 1/ que le savant revient ici à la position commune, oubliant tout ce qu’il sait – ce qui n’est pas rare : incapable de réfléchir à partir de son savoir sur l’essence du savoir (universel de droit), il revient à l’universel factuel, c’est-à-dire au préjugé de l’opinion qui croit que tout savoir repose sur la sensation : la doxa c’est précisément la croyance que science est sensation. Mais cette croyance n’est pas seulement commune : elle a reçu sa forme savante et c’est ce que montre l’assimilation de la réponse de Théétète à Protagoras et à Héraclite ; 2/ qu’elle vient finalement d’une réflexion (peut-être naïve) sur la démonstration. Quand il démontre, le mathématicien est « saisi » par l’évidence, il a le sentiment de la présence du vrai. Peut-être est-ce ce sentiment d’évidence, de présence du vrai, qu’il appelle aisthèsis. Il dit ainsi : « celui qui connaît quelque chose perçoit ce qu’il connaît, et, au moins selon ce qui pour le moment est évident à mes yeux, la connaissance n’est pas autre chose que la sensation ». Savoir c’est percevoir ce qu’on sait : la science est donc sensation. Mais ici la sensation ne paraît pas être empirique : elle a bien la forme du savoir ou de la conscience intellectuelle. Mais ce n’est pas dans cette voie que Socrate s’engage : il rapporte d’emblée la réponse de Théétète à la doctrine de Protagoras – ce qui porte évidemment la marque de l’auteur Platon qui oriente la réflexion vers la réfutation de ses principaux adversaires théoriques. Si science = sensation, alors être signifie apparaître, puisque apparaître signifie être senti. Et ce phénoménisme conduit tout droit au relativisme (de Protagoras) selon lequel l’homme est la mesure de toutes choses – et le phénoménisme et le relativisme peuvent eux-mêmes se résoudre dans le mobilisme universel d’Héraclite ; « un en soi et par soi rien ne l’est … car jamais rien n’est, toujours il © Philopsis – Laurent Cournarie 49 www.philopsis.fr devient » (152d-e). Or la science ne peut être relative à la sensation individuelle qui varie de sujet à sujet et selon l’état du sujet : si l’œil est injecté de sang ou si l’homme est atteint de la jaunisse, le même objet paraît rouge ou jaune. Ou encore selon qu’il est malade ou en bonne santé, le vin paraît doux ou acide. Si la sensation est science, la mesure ou le critère du savoir est l’individu (l’homme), et alors être et apparaître s’équivalent : est ce qui paraît, c’est-à-dire tel que cela apparaît à chacun. Il faudrait remplacer systématiquement le verbe être par le verbe sembler. Mais l’équivalence être = apparaître est la négation même de la science. C’est bien ce que l’assimilation au devenir souligne : si être = paraître, rien n’est, tout devient. Mais si tout est en devenir, aucun savoir n’est possible. Faute d’identité et de stabilité (d’identité par la permanence), du côté du sujet comme du côté de l’objet, aucune science n’est possible, puisque, aussi bien, il n’y a ni sujet ni objet, mais deux flux de phénomènes, psychiques ici, physiques là, qui se rencontrent aléatoirement. C’est donc plutôt le contraire qui est vrai : c’est la science qui est la mesure des choses, faisant le partage entre être et apparaître, subjectif et objectif. La sensation est incapable d’être science, parce qu’elle est incapable d’être connaissance de ce qui est. Dépasser la sensation, donc ne pas s’y fier est l’acte le plus commun de la philosophie, ou la détermination fondamentale du concept philosophique de la science. Il n’y a de science que de l’être (et non du devenir) et c’est en réfléchissant aux conditions de cette objectivité, que Platon fait l’hypothèse des essences ou des Formes : science de l’être = science de l’intelligible, car seul ce qui est intelligible répond aux conditions ontologiques de l’objectivité (identité, permanence). Mais dans le Théétète, la définition de la science ne conduit pas directement à cette métaphysique de la connaissance, telle qu’elle est développée au livre VI de la République. Socrate poursuit la réfutation de la première définition proposée par Théétète. Socrate demande en 184b : les sens sont-ils ce par quoi ou ce au moyen de quoi nous percevons les sensibles ? Dans le premier cas, les sens suffisent à produire la sensation. Dans le second, ils ne suffisent pas et ne sont que médiateurs. Théétète choisit la seconde option : est nécessaire, pour qu’il y ait perception, « une idea unique [instance, forme, nature] âme ou quel que soit le nom qu’il faille lui donner, par laquelle nous sentons tout ce qui peut être senti ». C’est l’âme qui sent au moyen des sens. Et cette âme qui sent perçoit aussi les propriétés communes aux sensibles, telles que existence, inexistence, identité, différence, nombre. Autrement dit, la science ne peut être identifiée à la sensation. La science ne commence qu’avec la perception (la perception comme science commençante) mais la perception suppose déjà une activité intellectuelle (par laquelle l’âme se donne le sensible) qui est de l’ordre du raisonnement (« ce n’est donc point dans les impressions que réside la science mais dans le raisonnement sur les impressions… » -186d) et qui permet à l’âme de percevoir par exemple la même chose comme sensible et tangible, l’identité de la chose dans le temps et à travers ses transformations. Percevoir c’est juger ce que l’on sent. Cette thèse sur la différence entre sensation et perception n’est pas sans conséquence. Elle signifie que la science relève nécessairement d’une construction de l’esprit (la science c’est le construit), autrement dit qu’il n’y a pas de science de l’immédiat. Ou encore que ce qui est donné, paradoxalement, n’est pas l’immédiat, puisque sous le donné sensible, il faut apprendre à reconnaître la synthèse de la © Philopsis – Laurent Cournarie 50 www.philopsis.fr perception, c’est-à-dire l’activité judicatrice de l’âme. Autant dire que, pour la science, rien n’est jamais donné, mais tout est construit (Bachelard). Si la science n’est donc pas sensation, ne peut-elle pas être opinion (l’opinion ayant l’avantage sur la sensation d’impliquer le langage, une forme de jugement) et mieux encore opinion vraie ? La République a déjà opéré la distinction entre science et opinion (476c-480a). Connaître, c’est connaître quelque chose qui est, donc la connaissance vraie porte sur ce qui est absolument. Au contraire, l’ignorance est sans objet : elle doit être rapportée au non être (le non être est inconnaissable, non parce qu’il se refuse à la connaissance mais parce qu’il n’y a rien à connaître). Or y a-t-il un intermédiaire entre la connaissance de l’être et l’ignorance ? Ce milieu, c’est précisément l’opinion. L’objet de l’opinion concerne ce monde des jugements que la foule tient sur le multiple, sur ce qui est en devenir, c’est-àdire sur les apparences. « L’opinion n’est autre chose que la faculté qui nous rend capables de juger sur l’apparence » (477e), ce qui fait qu’elle est par nature faillible. Mais l’opinion est-elle condamnée à l’erreur ? Une opinion vraie implique-t-elle contradiction ? Après tout, entre l’ignorance et la science, il faut au sein de l’opinion, distinguer l’opinion fausse et l’opinion vraie. Car une opinion ne peut être dite vraie que par différence avec une opinion fausse. Mais ce n’est pas sans mal qu’on peut déterminer ce que signifie opinion fausse. La réflexion rencontre ici des apories qui rendent problématique l’opposition entre l’opinion vraie et l’opinion fausse et donc finalement la définition de la science par l’opinion vraie. Il faut revenir à la thèse d’une différence de nature entre opinion et science : il n’y a pas une simple gradation entre ignorance-opinion-opinion vraie-science. L’aporie ne signifie pas que la définition de la science par l’opinion vraie est fausse ou qu’il n’y a rien à en retenir ; elle dit que l’opinion vraie (donc la science définie comme opinion vraie) reste problématique, tant que nous n’avons pas établi comment le vrai et le faux sont possibles. Mais ici on risque de se mouvoir dans un cercle puisque c’est la science qui est censée pouvoir établir la différence entre le vrai et le faux56. La dernière réponse de Théétète énonce (201d) : la science est l’opinion vraie <alèthè doxa> accompagnée de raison <meta logou>. Peuton donner au logos une signification qui ferait comprendre que là où s’ajoute le logos, là s’ajoute aussi le savoir ? 56 Le problème est bien le suivant : est-ce la science qui pose la différence du vrai et du faux ou, admet-on en dehors de la science, du vrai et des modes de connaissance de la vérité ? Si je définis la science comme connaissance vraie et si la détermination du vrai procède de la science, nous tombons dans un raisonnement circulaire. Comment éviter ce cercle, sans abandonner pour autant la référence à la vérité, telle est sans doute la question la plus aigüe. Ailleurs, Platon montre que si l’opinion vraie n’est pas science, elle lui est apparentée quand elle la prépare ou l’annonce ; c’est le cas dans l’interrogation du jeune esclave de Ménon par Socrate. Cette interrogation est destinée à faire apparaître la réminiscence en acte. Socrate demande à l’esclave de dupliquer la surface d’un carré. L’esclave commence par dupliquer le côté du carré (ce qui donne un carré de surface quadruple), puis il augmente le côté du carré de sa moitié, avant de parvenir, aidé par Socrate, à la bonne solution (le carré double est construit sur la diagonale). L’esclave n’est pas entré dans la science géométrique ; il tâtonne et ne démontre pas, mais il s’y prépare : il a découvert qu’il y avait en lui le pouvoir de découvrir le vrai ; la science est devenue possible. © Philopsis – Laurent Cournarie 51 www.philopsis.fr Socrate va envisager trois sens du mot logos : 1/ discours, expression orale de la pensée, articulée en verbes et en noms (202b5 - 206d1-5) ; 2/ énumération des éléments d’un tout complexe (206e4 - 207a1: « à toute demande de définition, pouvoir au questionneur répondre par le moyen des éléments... » - voilà le logos) ; 3/ différence individuelle (208d1 209a5 : « la différence une fois saisie qui distingue chaque objet de tous les autres, c’est sa raison, disent certains, que tu auras saisie »). Ces trois sens sont successivement examinés ; et Platon va montrer qu’aucune de ces trois options ne conduit à une solution satisfaisante. Si on choisit le premier sens, on aboutit à la conséquence qu’il suffit à quelqu’un de dire par hasard, en parlant, quelque chose de vrai pour qu’il ait, de ce fait, la science de l’objet dont il parle. Toute parole vraie serait science. C’est impossible. La science c’est la vérité non rencontrée par hasard mais plutôt connue avec nécessité. D’où le rejet de cette première hypothèse. Si on choisit le second sens, la science est la connaissance d’une chose par énumération de tous ses éléments composants. Mais l’énumération, même complète, ne suffit pas à la science qui procède plutôt de la connaissance des liaisons entre les éléments, des lois de combinaison (posséder la science du grammairien ce n’est pas savoir énumérer les lettres des mots) : il s’agit non pas de savoir de quoi est constituée une chose (condition non suffisante) mais comment et pourquoi elle présente telle composition d’éléments. Enfin, si l’on choisit le troisième sens, donner le logos d’un objet (et ainsi en avoir science) signifie : donner la différence qui le distingue de tous les autres. On a une opinion vraie d’un objet quand on le connaît par un caractère commun et la science de cet objet quand on le connaît par sa différence en regard des autres objets. Mais c’est à nouveau une impasse : avoir une opinion droite de Théétète ne peut pas consister à le connaître par ses seuls caractères communs ; l’opinion droite sur un objet inclut nécessairement les différences qui font que l’objet de cette opinion est précisément lui-même et non un autre. Et si l’opinion droite porte déjà sur la différence, on ne comprend plus ce que la science ajoute à l’opinion droite. Cette ultime tentative de définir la science est donc aussi un échec. L’échec, à nouveau, ne signifie pas que l’orthè doxa meta logou n’aurait rien à nous apprendre sur l’idée de science mais que cette réponse reste problématique aussi longtemps que l’essence du logos reste pour nous problématique. La science c’est le savoir rationnel, mais en quoi consiste exactement la raison ? Le dialogue est donc aporétique : le dialogue philosophique sur la science ne parvient pas à poser une définition stable de la science. Cette situation donne à entendre que la discrimination de l’opinion et du savoir passe par l’expérience d’une dépossession et d’une absence, par une sorte de nuit de l’entendement, qui accompagne sa lumière. La science n’est pas l’opinion, mais elle ne se sait pas encore elle-même dans sa différence avec l’opinion. Cette situation n’est pas d’ailleurs propre à Platon : chez Descartes, le passage de l’opinion à la science se fait par un doute méthodique, un effondrement, une nuit de l’entendement, qui précède sa lumière mais peut-être aussi accompagne sa lumière. La philosophie sait ce que la science n’est pas et ne peut ni ne doit être. Mais la définition positive de ce qu’est la science manque encore. © Philopsis – Laurent Cournarie 52 www.philopsis.fr IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè L’Etat et la justice : République Chez Platon, la conversion à la philosophie et à la philosophie politique procède d’un traumatisme personnel : la mort de son maître et ami Socrate57. L’origine de la philosophie platonicienne est moins l’étonnement devant l’être que le scandale de l’injustice. « Il est tout à fait d’un philosophe, ce sentiment : s’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine » (Platon, Théétète, 155d). Mais Platon a commencé par l’indignation. La conversion de Platon à la philosophie, c’est la mort de Socrate, son maître « le plus juste des hommes ». « Je vis ces hommes [amis parmi les Trente] faire regretter en peu de temps l’ancien ordre de choses comme un âge d’or. Entre autres, mon cher vieil ami Socrate, que je ne crains pas de proclamer l’homme le plus juste de son temps, ils voulurent l’adjoindre à quelques autres chargés d’amener de force un citoyen pour le mettre à mort, et cela dans le but de le mêler à leur politique bon gré mal gré. Socrate n’obéit pas et préféra s’exposer aux pires dangers plutôt que de devenir complice d’actions criminelles. A la vue de toutes ces choses et d’autres encore du même genre et de non moindre importance, je fus indigné et me détournai des misères de cette époque.» (Lettre VII, 324 d sq). Etrangement on retrouve le même vocabulaire de l’étourdissement propre à caractériser la passion de l’étonnement : « De plus, la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi » ? Cette mort est une contradiction, mort injuste du juste. C’est un événement qui en dit long sur l’état de la Cité. Platon construit sa philosophie sur cette contradiction. Il lui donne toute sa profondeur philosophique. Elle signifie que la réforme socratique de la cité a définitivement échoué, que la philosophie doit se retirer de la cité dans le monde des Idées « séparées » (République IV 496b-e). Platon porte la philosophie a la conscience de sa vocation et aussi de son impuissance, apprenant qu’il faut passer de la politique à la philosophie politique. Il ne s’agit pas seulement pour Platon de rompre avec la politique active mais avec la Cité, ses normes. La Cité est à refonder, c’est-à-dire à fonder philosophiquement. La mort du juste exige le long détour des Idées. La mort de Socrate est ainsi à l’origine de toute la philosophie platonicienne58. De son enseignement, plus particulièrement, on peut dire 57 On peut ajouter que Platon a fait l’expérience des guerres entre factions et de la crise de la cité, comme le rappelle Popper (La société ouverte et ses ennemis, I, p. 42) et que c’est pour contrer cette tendance au déclin qu’il s’arme de la théorie métaphysique des Formes pures pour concevoir l’idée d’un Etat stable et affranchi de la tendance à la corruption de tout ce qui est sensible. 58 Pour rappel voici les circonstances de ce procès exemplaire. En 404 se produit la défaite d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse. Suivent huit mois d’un gouvernement de collaboration avec Sparte (l’oligarchie des Trente), renversé par une révolte démocratique conduite par Thrasybule et Anytos, le principal accusateur de Socrate. Socrate est inculpé en © Philopsis – Laurent Cournarie 53 www.philopsis.fr 399. Platon concevra toujours à l’égard de la démocratie une haine mêlée de mépris. Personne n’est allé plus loin dans la critique de cette forme de régime (République VIII ), où le désir est tout-puissant et particularisant - il est significatif que la liberté propre à la démocratie soit appelée exousia, la licence, l’excès hors de l’essence, le régime de l’opinion folle (cf. Janine Chanteur , Le désir et la cité, p. 28sq), où l’opinion supplante la vérité. A la question : pourquoi ce procès ? Xénophon (Ap. de S. §29) répond naïvement : en raison d’une vengeance personnelle d’Anytos. Il reprocherait à Socrate d’avoir détourné son fils de la tannerie familiale pour la philosophie. Ce procès s’apparente plutôt à une espèce d’exorcisme politique. On sait Socrate innocent de ce dont on l’accuse mais il est le boucémissaire désigné pour exorciser les doutes et les démons de la Cité. Comme si l’on trouvait ici, à l’époque classique, un avatar du rite du Pharmakos (cf. Girard La violence et le sacré ch. IV) Les chefs d’inculpation : perversion et impiété constituent d’ailleurs une formule stéréotypée, qui a déjà servi contre Anaxagore en 433 - pour avoir dit que le soleil est une masse de pierre incandescente et la Lune une terre -, contre Protagoras ou Diagoras (Cf. Eudore Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes à Athènes, Champion 1930). Le dialogue de l’Apologie de Socrate n’est pas le premier dialogue de Platon. Sur la justice il n’est pas le plus spéculatif. Pourtant on aurait tort de le négliger : en filigrane il est question de la science, de la philosophie, de la divinité, de l’éducation, de la mort …. Surtout Platon fait ici l’apologie du « Philosophe » aux prises avec les préjugés et le conservatisme. La défense de Socrate est directe, sans procuration ni témoins éplorés comme il était de coutume (34c). Homme droit il est sûr de la vérité et de la justice de son discours : « je ne vous dirai que la vérité. (…) Tout ce que j’ai à dire est juste » (17b-c), car seule la vérité permet à la justice de ne pas être une faveur (35c) . Il se justifie en rappelant d’abord son respect des lois et en donnant deux preuves de son légalisme (32 b-c). Une première fois sous la démocratie, il fut le seul des prytanes à refuser de voter la motion illégale contre les généraux de la bataille des Iles Arginuses (406), malgré la pression populaire. Une seconde, au temps de l’oligarchie, il refusa de prêter son concours à l’exécution de Léon de Salamine. Socrate a toujours pris la défense de la justice qu’il faut « mettre au-dessus de tout » (32e). Xénophon confirme qu’il n’a jamais rien demandé qui fut contraire aux lois (Mémorables, Apologie de Socrate 34c). Mais cette défense reste ambiguë, comme la figure qu’il incarne vis-à-vis de la société grecque, on l’a rappelé. Elle n’échappe pas, pour ainsi dire, au jeu de l’ironie. Il a certes respecté la loi mais pour autre chose qu’elle même, au nom d’autre chose qui la dépasse. Socrate représente le droit de la conscience à juger ce qui est bon et juste. Il est faux par exemple de penser, comme Xénophon, que Socrate assimile le juste au nomimon (« Socrate démontre que la justice consiste à obéir aux lois de l’Etat, et que cette obéissance engendre la concorde entre les citoyens. Mais il y aussi des lois non écrites, imprimées dans le cœur de l’homme par la divinité, et dont la violation est toujours suivie d’une punition inévitable » (Xénophon Mémorables, IV ch. 4), ce qui reviendrait à confirmer, avec la rumeur, que Socrate est un sophiste. Car c’est exactement la thèse de Protagoras ou d’Antiphon. On lit par exemple chez ce dernier ce fragment de son Traité sur la vérité : « La vertu de justice consiste à ne pas transgresser ce que la cité, dans laquelle on vit comme citoyen, considère comme légal ». La suite du texte permet de situer exactement l’opposition et les divergences : « Par conséquent un homme pratiquera la justice en en tirant pour luimême le plus grand bénéfice si c’est devant des témoins qu’il respecte la souveraineté des lois ; mais s’il est seul et sans témoins, son intérêt lui commande de suivre la nature. Car les impératifs de la loi sont conventionnels, mais ceux de la nature nécessaires. Et les conventions légales que l’on admet par contrat mutuel, ne sont pas naturelles. Les impératifs naturels ne résultent pas d’un accord. Donc celui qui transgresse les prescriptions légales, s’il le fait à l’insu des contractants du pacte social, échappe à toute infamie et à tout châtiment » (Antiphon le sophiste, Les sophistes , PUF p. 174-175) Là où le sophiste identifie le juste au légal, donc relativise la loi (réduite à l’arbitraire d’une convention) au profit de la nature et envisage le respect de la loi instituée en termes exclusifs d’intérêt public (cf. Glaucon dans République I, quand il évoque l’anneau de Gygès), Socrate soutiendra toujours la thèse que l’injustice est un mal en soi, qu’être injuste est toujours mauvais. Autrement dit l’opposition entre la nature et la loi est encore une opposition juridique alors que la position de Socrate est résolument morale : l’injustice est toujours un mal, à commencer pour celui qui l’a commet même dans le secret. La mort est moins à redouter que la faute car « le plus difficile n’est pas d’éviter la mort, mais bien plutôt © Philopsis – Laurent Cournarie 54 www.philopsis.fr qu’il a retenu deux choses. D’abord, comme le rappelle Aristote (Métaphysique A, 6 987b), la découverte du concept et de l’universel, l’exigence de la définition. Mais surtout, selon la suggestion de Goldschmidt, « le motif fondamental de son idéalisme : l’expérience d’une opposition et d’un désaccord entre essence et existence, entre valeur et réalité, entre être et apparence, entre être et devenir » (Goldschmidt, Questions platoniciennes p. 65). La théorie des Formes conserve quelque chose de ses origines éthiques. Platon ajoute les normes de la conduite morale (Socrate) à l’idéalité des objets mathématiques. Mais le procès et la mort de Socrate étendent ce conflit « sur le plan politique, et bientôt, cosmique. La distinction entre les Formes et les choses sensibles se manifeste ainsi dans la lutte entre la justice et le pouvoir et, au niveau de l’Univers, dans l’affrontement de la Raison avec la Nécessité » (p. 65) La Forme n’est pas qu’une loi scientifique, mais elle conserve la trace de son origine éthique. Le dualisme métaphysique se laisse ramener, dans une formulation moderne, à l’opposition entre le fait et le droit. Autrement dit la mort de Socrate réalise la scission entre la justice et le pouvoir, l’idéal moral de justice et la réalité politique de la cité humaine. La mort de Socrate n’est donc pas un événement contingent. Elle est le résultat dramatique de la crise de la cité qui se confond avec la crise de la loi que les sophistes ont amplifiée (cf. Romilly, La loi dans la pensée grecque p. 252). Platon, comme Isocrate dans l’Aréopagitique (environ 355), prône le respect des lois mais propose une réponse qui passe par une défense, non pas de la loi, mais de la justice en soi. Cette transcendance de la justice sur la loi sera une constante de la philosophie politique de Platon : dans l’Apologie de Socrate et le Criton par exemple, Platon montre jusqu’où va le dévouement et la justice du sage pour une cité et des lois qui ne le méritent pourtant pas : ce respect inconditionnel de l’autorité des lois prouve à lui seul que Socrate n’était pas un sophiste qui méprise la loi (comme se plaît à le présenter Aristophane dans les Nuées v. 1399-1400). Mais on ne doit pas tout à la cité capable de condamner à mort le philosophe. La cité perd sa valeur, non la justice qui est son principe absolu. La crise de la cité exige plus qu’une défense de la loi et de la tradition contre les idées nouvelles. Elle appelle une théorie de la cité ou de la constitution, c’est-àdire une théorie de la justice politique, exposées dans la République. Dans le Politique, la justice est identifiée à l’art royal, qui est placé au- dessus des lois elles-mêmes : la loi ne doit pas primer la science de l’homme royal qui seule représente la règle politique parfaite59. Puisque la réforme de l’Etat d’éviter de mal faire » (39a-b). La justice est une espèce d’impératif moral. La crise de la loi conduit chez Socrate à une intériorisation de la loi : la loi à besoin de la loi morale. Platon quant à lui, nous semble-t-il, déplace l’opposition entre le juste naturel et le juste légal. Platon dédouble la nature elle-même, en distinguant comme c’est connu la nature sensible et la vraie nature intelligible dont la loi positive doit être l’expression la plus approchée. Dès lors, s’opposer à la loi, c’est contredire la nature intelligible. C’est ainsi que l’on peut interpréter cet argument de Socrate dans le Gorgias : « Ainsi donc, ce n’est pas seulement selon la loi qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la subir, et que la justice est dans l’égalité: c’est aussi selon la nature <phusei > (Gorgias , 489b). 59 Que les gouvernants soient riches ou pauvres importe peu, ce qui importe, c’est qu’ils possèdent la science du gouvernement. Et cette science les dispense de devoir nécessairement gouverner en fonction des lois (293d-e). Un « gouvernement sans loi » est donc légitime (294a). Et la raison est donnée en suivant : c’est la fixité et la généralité de la loi qui en fait un instrument politique inférieur : « C’est que la loi ne sera jamais capable de © Philopsis – Laurent Cournarie 55 www.philopsis.fr n’est plus possible, il s’agit d’en repenser la possibilité au plan théorique. La crise de la cité conduit à l’invention d’un nouveau rapport au politique : la philosophie politique. La justice fait partie de ces biens qui ont une valeur en soi. Platon ne varie pas sur cette idée : l’injustice est toujours un mal, la justice toujours un bien. Mais il s’agit de défendre la valeur de la justice contre ses détracteurs qui ne raisonnent qu’en termes d’intérêts ou de désirs, comme Calliclès dans le Gorgias ou Thrasymaque au premier livre de la République. Ils expriment « clairement ce que les autres pensent, mais n’osent pas dire » (Gorgias, 492d) : que les gouvernants gouvernent toujours pour satisfaire leur intérêt particulier et que s’ils le nient, c’est une manœuvre de dissimulation et un mensonge ; qu’il vaut mieux commettre l’injustice que la subir, et ne jamais subir en retour le châtiment. Le livre II de la République, au contraire, répète explicitement que la justice appartient à la classe des biens supérieurs qui méritent d’être recherchés pour eux-mêmes, indépendamment des avantages, des salaires ou de la réputation (367d). Platon situe au plus haut la justice : elle représente l’idéal moral de la politique. Elle est ainsi le fondement même de l’ordre politique : la justice <dikaisosunè> complète la vertu de l’Etat (République, IV 432 b), elle est le devoir universel de l’Etat (433a). La justice n’est pas ordonnée à la Cité mais c’est à la justice que la Cité doit être ordonnée. La justice descend du ciel intelligible dans la cité terrestre : c’est du moins au philosophe devenu roi, ou l’inverse, le roi éduqué à la philosophie, de gouverner selon l’Idée de Justice elle-même. L’homme politique n’est pas la mesure de toutes choses, le désir du pouvoir n’est pas la mesure de la politique, et quand c’est le cas, la cité court à sa ruine. Il n’y a finalement que deux politiques possibles : la politique sans justice, emportée par le débordement du désir (gouverner pour s’assurer qu’il y a toujours à désirer : la politique c’est le désir du désir) ; ou la politique exercée en vue de la justice. Mais il est vain de poser la justice comme norme de l’Etat si l’on ne peut déterminer en quoi consiste la justice et comment elle peut trouver une traduction politique dans la société humaine. La République couvre l’ensemble de ce programme : une défense et une illustration de la justice politique ; une métaphysique qui fonde la politique en raison ; une théorie de l’Etat idéal. saisir à la fois ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon à édicter les prescriptions les plus utiles. Car la diversité qu’il y a entre les hommes et les actes, et le fait qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi, dire, jamais en repos, ne laissent place, dans aucun art et dans aucune matière, à un absolu qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps » (294b). © Philopsis – Laurent Cournarie 56 www.philopsis.fr Défense et illustration de l’idée de justice Est-il bien utile de justifier la justice? La justice est socialement nécessaire, et cela suffit à son fondement. Tout le monde l’accorde : la justice vaut mieux, dans la majorité, des cas que l’injustice. C’est l’injustice qui ne saurait être justifiable. Pourtant il se trouve d’ardents défenseurs de l’injustice ou qui préfèrent l’injustice à la justice, par exemple Thrasymaque ou Calliclès. La justice n’est qu’une hypocrisie sociale et le juste légal une inversion de la justice véritable. Ces positions ne sont pas si éloignées de ce que pense le sens commun. La justice n’est qu’un bien à valeur conditionnelle. Justifier la justice c’est donc la justifier comme bien suprême. Mais dans cette entreprise, Socrate paraît bien «naïf» car il suffit de considérer le monde comme il va pour « remarquer que l’homme juste a partout le dessous vis-à-vis de l’injuste » (République 343d). Justice et vertu ne sont que des mots pour Thrasymaque. Dans la vie il y a les forts et les faibles. Voilà la vérité, et tout le reste n'est que bavardage, comme la discussion courtoise entre Socrate et Céphale ou Polémarque. A ce personnage sauvage, comparé à une bête féroce (336b), les discours sont odieux. Il propose donc de clore cette discussion, tout ce « verbiage » (336c) par une définition décisive : la justice c'est l'avantage du plus fort. Cette thèse est proche de celle de Calliclès. Elle implique immédiatement une thèse sur la morale et l'Etat : l'Etat n'est rien d'autre qu'une oppression organisée. La loi, la justice ne sont que les expressions conventionnelles de rapports de forces et de servitude dans le cadre politique de la Cité. «Tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt, la démocratie, des lois démocratiques ; la monarchie, des lois monarchiques, et les autres régimes de même ; puis, ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt, et, si quelqu'un les transgresse, ils le punissent comme violateur de la loi et de la justice. Voilà, mon excellent ami, ce que je prétends qu'est la justice uniformément dans tous les Etats : c'est l'intérêt du gouvernement constitué. Or c'est ce pouvoir qui a la force ; d'où il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout c'est la même chose qui est juste, je veux dire l'intérêt du plus fort ». La différence des régimes n'est pas essentielle60. Tous les régimes, quelque soit leur constitution, se ramènent à ce que « l'élément le plus fort, 60 Thrasymaque soutient donc que la déviation des régimes, leur corruption est l’essence même du politique. Aristote considère au contraire que la démocratie est la corruption de la république ou politéia, la monarchie la corruption de la royauté, l’oligarchie la corruption de l’aristocratie. Le principe de corruption est toujours le même : le gouvernement se fait au profit des gouvernants. L’oligarchie est ainsi un despotisme des riches, un gouvernement de classe alors que l’aristocratie est par excellence le régime qui repose sur la vertu et le mérite. Ainsi là où Platon et Aristote sont d’accord pour considérer que tout régime est satisfaisant s’il gouverne en vue de l’intérêt général mais exposé à la corruption, Thrasymaque condense les deux thèses en une seule : tous les régimes se valent parce que tous sont corrompus en gouvernant dans leur intérêt. Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son travail et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association dans laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de femmes) dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-à-dire sans se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette conclusion pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un modèle est © Philopsis – Laurent Cournarie 57 www.philopsis.fr dans chaque Cité » gouverne. Le gouvernement exerce le commandement parce qu’il a le pouvoir, c’est-à-dire parce qu’il est le plus fort. Il légifère donc pour son propre avantage. Est juste ce que décide le gouvernement, conformément à son propre avantage. Les lois démocratiques ne sont pas plus justes que les lois tyranniques, mais seulement avantageuses au parti démocratique (démos). L’acte du pouvoir c'est d'établir des lois et ensuite de les proclamer justes. La justice c'est ce que la loi a posé comme juste. Mais en obéissant à ce juste-légal on ne fait qu’obéir à l'intérêt de ceux qui gouvernent. La loi n'est même pas justifiée comme moyen de cohésion et de paix sociales. Le pouvoir ne dit pas le droit et n’agit pas selon le droit, puisque le droit est l’effet même du pouvoir et la mystification de la force. De toute évidence, l'injustice est préférable à la justice et la tyrannie constitue l'idéal de vie. L'exercice du pouvoir n'a pas pour but celui auquel il s'adresse, comme Socrate cherche à le démontrer à partir de l’analogie des métiers (341d-343a)61 mais celui qui l'exerce. Le peuple est aux gouvernants, ce que les moutons sont au berger (343b-c). C'est pourquoi l'injustice la plus achevée, celle qui porte l'homme injuste au comble du bonheur et sa victime au comble du malheur, la tyrannie, est la vie que chacun souhaiterait pour lui-même. Thrasymaque rappelle ici Polos qui, dans le Gorgias, fait l'éloge d'Archélaos (470c sq). L'injustice est bonne et belle, enviée de tous, qui ne la condamnent que par crainte de la subir. « Car si on blâme l'injustice, ce n'est pas qu'on craigne de la pratiquer, c'est qu'on craint de la subir » (344c). Il faut donc autant qu'on peut laisser libre cours à l'injustice, assurés que « poussée à un degré suffisant », elle est préférable à la justice, qu’elle est « plus forte, plus digne d'un homme libre ». Seul le tyran réalise la logique du pouvoir et du désir, donc la perfection de l'Etat et le bonheur de l'homme. fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses propres affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les philosophes y sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un « artisan » du ciel (530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des idées éternelles elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être citoyen se confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du métier ou de l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd son importance, ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité est une association d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui « s’occupent de leurs affaires » au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni non plus une association de parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105). 61 Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son travail et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association dans laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de femmes) dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-àdire sans se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette conclusion pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un modèle est fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses propres affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les philosophes y sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un « artisan » du ciel (530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des idées éternelles elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être citoyen se confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du métier ou de l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd son importance, ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité est une association d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui « s’occupent de leurs affaires » au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni non plus une association de parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105). © Philopsis – Laurent Cournarie 58 www.philopsis.fr L'injustice ne supporte pas la médiocrité ou la demi-mesure. Si l'injustice du tyran est vénérée, c’est qu’elle est si totale qu’elle bénéficie de l’impunité. On pend le pirate, on déifie Alexandre. Deux destins qui ne diffèrent que par le degré de l’injustice62. La thèse de Thrasymaque c’est au fond la thèse de la cité (cf. Léo Strauss, op. cit. pp. 100 sq). C’est ce que le soutien de Clitophon à son compagnon, face à Polémarque-Socrate, expose plus clairement : la justice consiste à obéir aux lois édictées par le gouvernement. Aucune cité ne peut tolérer la mise en question des lois. Le juste c’est le légal et chaque cité édicte les lois pour sa préservation, son bonheur et son avantage. Ou plutôt est juste ce que chaque régime déclare tel. Car si c’était un bien commun, à l’avantage aussi des gouvernés, on retomberait sur un juste par nature, sur une justice indépendante de la volonté du législateur et de la convention. La justice c’est l’obéissance aux lois, que les gouvernés supportent faute d’être plus forts que les gouvernants. D’ailleurs pour les gouvernants eux-mêmes la justice n’existe pas : simplement il sont souverains. Bref Thrasymaque soutient une forme particulière de positivisme : il ne se contente pas de dire que le juste c’est le légal (est juste ce qui est posé par la cité comme la norme du bien commun), mais identifie le légal avec l’intérêt du gouvernement. On peut même dire que Thrasymaque joue le personnage de la cité. Il se comporte comme un accusateur, et la scène ressemble étrangement au procès de Socrate. La cité n’admet pas la position de Socrate sur la justice, et Thrasymaque, en rhéteur capable d’enflammer la passion du grand nombre, joue la cité en colère. Il ne fait qu’exprimer violemment la conviction du sens commun. La thèse a incontestablement une force de séduction, sur la jeunesse par exemple ici représentée par les deux frères Adimante et Glaucon. Socrate avoue lui-même la confusion que lui inspire le cynisme de Thrasymaque quand il classe l'injustice du côté de la vertu, du bien et de la sagesse : « si tu posais que l'injustice est utile, mais en avouant, comme certains autres, que c'est un vice ou une chose honteuse, nous pourrions pour te répondre en appeler à l'opinion générale ; mais il est évident que tu vas soutenir qu'elle est belle et forte, et que tu vas lui attribuer toutes les autres qualités que nous attribuions auparavant à la justice, puisque tu as l'audace de la mettre au rang de la vertu et de la sagesse.» (348e). Socrate feint même de croire que ce n'est pas le fond de sa pensée. A quoi Thrasymaque réplique : « que t'importe que ce soit ou non le fond de ma pensée? réfute-moi seulement » (349a). 62 Le sophiste ici rappelle Calliclès : l'injustice est un genre de vie digne de l'homme supérieur et le mobile du peuple à y renoncer n'est que la crainte. Pourtant son immoralisme pleinement assumé - il n'y a que la chaleur qui fasse rougir le sophiste (350d) - va au-delà de la morale des maîtres, de l'excellence par nature. Pour Thrasymaque il n'y a pas de droit naturel pour fonder une échelle des valeurs. Le droit c'est toujours l'intérêt déguisé. Les forts dominent les faibles mais cette domination ne traduit aucun droit supérieur. Il n'y a ni droit supérieur, ni droit inférieur parce que le droit n'existe pas du tout. Le droit, c'est l'avantage que l'on retire de la force. Le droit humain, l'ordre du nomos n'est pas l'inversion du droit de la nature (phusis), car la notion de droit est pure hypocrisie. Thrasymque renvoie en quelque sorte dos à dos Socrate et Calliclès. « Pour qui sait raisonner » (339a), au sophiste précisément, il appartient de détruire l'hypocrisie sociale et la bonne conscience philosophique : la force crée le droit ; le droit n’est que le nom que l’hypocrisie sociale pose sur la force. © Philopsis – Laurent Cournarie 59 www.philopsis.fr Cette thèse est-elle pour autant philosophique, malgré sa radicalité ? Antiphon avait dit que la loi est convention mais sans en préciser la raison ou l'origine. Thrasymaque n'hésite pas à y discerner l'arbitraire de l'intérêt du plus fort. Il est le premier des sophistes à s'élever franchement contre la loi mais sans s'appuyer sur la distinction sophistique récurrente entre nomos et phusis. Contrairement à d'autres sophistes comme Protagoras ou Hippias, il prône ouvertement l'injustice. Thrasymaque va en ce sens plus loin qu'eux. Et pourtant il n'est connu que pour avoir été un maître de rhétorique. Il n'a laissé aucun traité théorique à l'égal de ses aînés. Cela suggère que si sa doctrine se rattache à la sophistique, elle prend naissance ailleurs, dans l'opinion. Thrasymaque n'est pas un philosophe. C'est un réaliste qui constate comment les choses se passent. Il n'entend pas refonder l'éthique sur la phusis. Il dit ce qu' « on » dit. Socrate nous le fait comprendre : « je sais que c'est l'opinion du vulgaire, et il y a beau temps que Thrasymaque reproche à la justice d'être pénible, et réserve ses éloges à l'injustice » (358a). Cette thèse est la plus apte à flatter l'opinion, parce qu'elle y trouve son origine63. 63 D’ailleurs de façon caractéristique, quand la discussion reprend avec Glaucon et Adimante, qui assument la thèse déficiente de Thrasymaque, avançant les arguments qu'il n'a pas su développer, Glaucon réintroduit la distinction entre la nature et la loi (359a-b) - on ne dit plus « Thrasymaque prétend que …» mais « les gens pensent que… » (358e; 359b; 367a). Thrasymaque en reste à l’opinion, celle du « grand nombre », des « dix mille autres » : la justice c’est ce qui est déjà établi dans et par la cité. Jamais il ne s’interroge sur la nature et l’origine de la justice – et donc encore moins sur l’origine de l’Etat. Personne ne croit à la justice. Thrasymaque n’a fait que prêter son nom à une vérité aussi répandue que difficile à réfuter. Quelle est donc exactement cette conception commune de la justice ? Glaucon, le premier se charge de la résumer pour la soumettre à la réfutation de Socrate. Adimante prendra ensuite le relai pour en déduire toutes les conséquences. En voici les principales étapes: 1) où faut-il situer la justice parmi ces trois types de bien que Glaucon propose à l’assentiment de Socrate : est-elle au nombre des biens voulus pour eux-mêmes comme la joie et tous les plaisirs inoffensifs, ou des biens voulus comme le moyen d'autre chose parce qu'ils sont pénibles mais utiles, ou des biens à la fois voulus pour eux-mêmes et pour leurs conséquences ? Socrate et Glaucon n'hésitent pas à faire figurer la justice parmi ces derniers, tandis que la foule est prompte à la classer « dans les biens pénibles, ceux qu'il faut cultiver en vue du salaire et de la bonne renommée et pour sauver sa réputation, mais qu'il faut fuir pour eux-mêmes, à cause de la peine qu'ils exigent » (358a) Nul n’est juste volontairement, mais par force. 2) Glaucon reprend alors la distinction philosophique entre nomos et phusis, négligée par Thrasymaque, pour découvrir « l'origine ou l'essence <genesin te kai ousian> de la justice. Les hommes sont naturellement animés d'un désir de jouissance sans limites. Par nature, commettre l'injustice est un bien, la subir un mal. Mais les hommes ont remarqué les désavantages inévitables de cette situation. Aussi jugent-ils « qu'il est utile de s'entendre les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice ». Autrement dit la justice n'est pas un bien en soi, mais bien plutôt l'injustice. La justice est un compromis, le produit d’un calcul. La justice ne répond qu’à une nécessité pragmatique de la raison. La justice n’est pas posée comme fin dernière de la raison, mais comme le moyen du bonheur pour des sujets qui n’ont pas renoncé à leurs désirs. La justice est d’utilité commune, car une société de tyrans est invivable. Elle est un mal nécessaire qu’il faut endurer. Les hommes consentent à ne pas commettre l'injustice pour ne pas avoir à la subir. Mais ce contrat n'a rien changé à la nature humaine qui ne peut s'empêcher de préférer l'injustice à la justice. Le bien c'est commettre l'injustice en toute sûreté : le mal c'est devoir subir l'injustice. La justice n’est pas le juste milieu, sommet d’après Aristote, mais la pauvre moyenne « entre le plus grand bien, c'est-à-dire l'impunité dans l'injustice, et le plus grand mal, c'est-à-dire l'impuissance à se venger de l'injustice » (359a). La justice n’est pas difficile à établir mais pénible à supporter. Les hommes n’acceptent la justice que faute de ne pouvoir être injustes impunément. © Philopsis – Laurent Cournarie 60 www.philopsis.fr Ainsi quand Thrasymaque posait que la justice c’est l’intérêt du plus fort, il entendait celui qui l’est en fait, non celui qui l’est naturellement. Les faibles par coalition peuvent être plus forts que les forts (cf. Gorgias 488c-e). Glaucon, au contraire indique que la justice c’est l’obéissance à l’égalité instituée par la légalité qui remplace l’inégalité antagonique de la nature. 3) C’est pourquoi il ne faut pas s’illusionner sur les louanges que les individus et les Cités adressent à la justice. Tout n’est que mensonge et hypocrisie. C’est ce que veut illustrer Glaucon par le mythe du berger Gygès, berger au service du roi de Lydie. Si l’homme pouvait se rendre invisible, il s’abandonnerait sans retenue à l’injustice. Il serait toujours ce qu’il est seulement en privé. Il ne relèverait que de lui-même : les autres n’existeraient pas, ou simplement comme des moyens. Entre moi et ma volonté, aucun obstacle, aucun scrupule. Il oserait enfin tout ce qu’il veut. La crainte ne viendrait pas tempérer par son désir « pléonéxique » : « donnons à l’homme de bien et au méchant un pouvoir égal de faire ce qui leur plaira; suivons-les ensuite et regardons où la passion <épithumia> va les conduire : nous surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par le désir d’avoir sans cesse davantage <pleonexia>, désir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité » (359c) On ne trouvera pas un homme assez juste pour observer la justice en ayant le moyen d’être injuste sans châtiment (360b-c). Le méchant et le bon, le juste et l’injuste finissent par se confondre. L’injuste serait un juste plus audacieux, le juste un injuste plus timoré. La conscience morale ne serait donc que l’intériorisation de la conscience de l’autre et de la crainte de la peine. Et si jamais il se trouvait un seul juste, on en ferait l’éloge public mais tous ne penseraient pas moins qu’il est à plaindre comme le plus « insensé des hommes » (360d). 4) Le même réalisme conduit pratiquement tous les hommes au mensonge, au déguisement. La justice est bonne en principe, mauvaise en fait. Et puisqu’il n’est pas possible d’être injuste sans crainte, qu’il n’est pas permis de proclamer le mépris de la justice que chacun nourrit en secret, et que pourtant seule l’injustice peut assurer le bonheur, il suffira de paraître juste sans l’être, de cultiver l’art de la dissimulation. L’injustice est un art qui suppose bien des qualités d’intelligence, de ruse et de prévoyance. Le juste est celui qui maîtrise les signes de la justice, qui sait jouer du prestige de ses apparences, un « sophiste » accompli en quelque sorte. Si la justice est science, le juste possède la connaissance de l’injustice. Il s’agit seulement d’être plus habile que les autres : « De même l’homme injuste doit conduire adroitement ses entreprises injustes sans se laisser découvrir, s’il veut être supérieur dans l’injustice ; s’il se laisse prendre, il faut le tenir pour un piètre artiste ; car le chef-d’œuvre de l’injustice, c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’injuste parfait l’injustice la plus parfaite <teleôtatèn adikian>, sans rien en retrancher ; qu’en commettant les plus grands crimes il se ménage la plus grande réputation de justice, et, si parfois il fait un faux pas, qu’il soit capable de s’en relever, qu’il soit assez éloquent pour se disculper, si l’on dénonce un de ces crimes, qu’enfin il emporte par la violence ce qu’il ne peut obtenir autrement » (361a-b). Pour être heureux, c’est-à-dire injuste, il ne reste qu’à devenir tyran ou à passer maître dans l’art de la dissimulation. La thèse de Thrasymaque se démarque ici de celle de Calliclès : la justice n’est pas le droit naturel du meilleur, mais une compétence, un certain art consommé du jeu sur les apparences, impossible sans l’art rhétorique. Thrasymaque est un rhéteur, à l’époque de l’apogée de la rhétorique, c’est-à-dire à l’apogée de la démocratie athénienne. L’éloge de l’injustice, le pouvoir du langage dévoyé vers l’effet rhétorique, les apparences contre l’essence, tous ces éléments font système pour Platon. Ainsi dans la Cité de l’hypocrisie, c’est l’injuste qui, parce qu’il l’est sans le paraître, est honoré, qui obtient la félicité, tandis que le juste, celui qui l’est véritablement sans le paraître, se trouve en butte aux malheurs, à l’infamie et même au supplices -l’allusion à Socrate est patente. C’est l’injuste qui tient dans l’apparence de justice un bien réel, et le juste qui s’attache à un bien illusoire en réglant sa vie sur la justice intérieure (vertu). 5) Ainsi comme le laissait entendre Glaucon au début de son développement, la justice est louée pour les biens qu’elle produit ici-bas ou dans l’autre monde. La preuve, surenchérit Adimante : personne n’exhorte à la vertu de justice pour elle-même. Le frère de Glaucon en vient à la critique, non de la justice, mais de l’éloge de la justice. Contrairement à ce que soutient Socrate, personne ne désire la justice pour soi, ne la désire comme un bien en soi. « Ce n’est pas pour elle-même qu’ils louent la justice, c’est pour la considération qu’elle procure; on veut en paraissant juste, tirer de sa réputation des magistratures-, des mariages et tous les avantages … qui vont à l’homme juste en vertu de sa bonne renommée.» (363a) Les © Philopsis – Laurent Cournarie 61 www.philopsis.fr Pour Thrasymaque donc, la justice c’est l’intérêt du plus fort. Cette thèse est politique. Une société est tissée et constituée par des rapports de force. Tout le social doit être analysé en termes de conflit d’intérêts. Dans ces conditions le droit n’est que le reflet de la force, l’expression de l’intérêt du plus fort et le moyen de perpétuer sa domination. Le droit ne limite pas le pouvoir, ne lui est pas extérieur par essence, n’instaure pas le règne de la justice, l’idée d’un droit fondamental est dépourvu de sens, puisque s’arroger le pouvoir c’est se donner le droit de dire le droit, c’est-à-dire d’imposer son intérêt comme règle et la force comme juste. Le droit <nomimon> appartient au déploiement de la force. Thrasymaque substitue à la conception juridicodiscursive, une approche généalogique qui envisage la question de la justice de façon stratégique. La règle de droit ne peut servir de principe d’évaluation du pouvoir politique si le droit n’est de son côté que la forme instituée de l’intérêt. Selon Thrasymaque, le droit est le reflet de « l’idéologie » dominante. Thrasymaque ne nomme pas le désir parce qu’il part des Etats politiques. Mais l’intérêt auquel il réduit toute politique, en est la satisfaction, de sorte que pour le gouvernant, dont il parle au singulier (340e), la justice est l’expression naturelle de la force, de la volonté de puissance. Or celui qui gouverne prouve de fait, parce qu’il détient la force, qu’il vaut mieux que ses sujets. Par la force, le gouvernement affirme la supériorité naturelle de son désir. La position de Thrasymaque rejoint la thèse de Calliclès dans le Gorgias à ceci près que ce dernier procède du désir, de la supériorité naturelle de l’individu, au droit de gouverner. Ici le juste est d’emblée renvoyé à la nature, conçue comme pulsion vitale, élan du désir. Toute forme de vie se définit par une certaine capacité à éprouver des désirs et à les satisfaire, capacité inégale selon les individus. Le juste de la loi <nomimon> renverse cette hiérarchie naturelle donnée par la puissance leçons de vertu sont de simples conseils pour vivre heureux. L’on n’apprend jamais qu’à agir conformément à la justice et en vue des biens que promet son respect. La crainte et l’espérance religieuses jouent un rôle social non négligeable dans la modération des désirs. La justice est bonne parce qu’elle plaît aux dieux qui récompensent ceux qui s’y soumettent. l’injustice est mauvaise puisque les dieux la punissent. Mais outre qu’ils maintiennent le point de vue commun sur le caractère pénible de la justice, ces arguments n’ont rien de moral pour autant. L’échange dont la justice fait l’objet (récompenses, châtiments) peut lui-même être inique. Non seulement la justice est, comme le chemin hors de la Caverne, « une route longue et escarpée » - devant la justice les dieux ont mis la peine (364d) - mais il est toujours temps pour l’injuste de réparer sa faute, d’acheter l’indulgence» de ses juges souverains: « on peut par des sacrifices et des jeux divertissants être absous et purifié de son crime, soit de son vivant, soit même après sa mort » (365a). Bref l’échange est purement économique, parfaitement réversible. Il n’y a pas de crime qu’une expiation ne puisse effacer. Si la justice n’est pas un bien en soi, l’injustice n’est pas un mal en soi. D’ailleurs il ne manque pas de poètes pour suggérer que ce sont les dieux qui sont responsables du partage des qualités : la facilité pour l’injustice, la difficulté pour la justice, les souffrances à l’homme juste, la félicité au méchant. L’éloge et la justification de la justice exigent donc que soit exclue l’hypothèse d’un recours à des châtiments divins. Aussi faudra-til exclure de la cité juste tous ces poètes mensongers. Car il n’y a pas d’éducation possible, l’éducation est elle-même une vaste hypocrisie, si l’on n’apprend qu’à savoir tracer autour de soi « comme une façade et un décor, une image de vertu » (365c). L’aporie de la justice est bien la même que celle de l’éducation. Aussi la République est-elle un traité sur la justice parce qu’elle est d’abord un traité d’éducation : « Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui jugent des livres que par leurs titres; c’est la plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » (Rousseau, Emile I). © Philopsis – Laurent Cournarie 62 www.philopsis.fr du désir. Il n’est qu’une mystification des faibles contre les forts. La loi est d’essence « réactive » là où le droit du plus fort est pleinement affirmatif : la loi c’est le ressentiment de la justice des faibles face à l’innocence de la puissance des forts. Le fort pose pour soi son désir comme l’expression de son être, le faible s’unit au faible pour compenser par association sa faiblesse naturelle. La convention de la loi c’est l’artifice contre la nature. Si le positivisme de Thrasymaque est plus proche du marxisme, la généalogie de Calliclès est davantage nietzschéenne. Mais tous deux louent l’action injuste – Thrasymaque consent à la reconnaître injuste, alors que Calliclès plaide en sa faveur. De la métaphysique du Bien à la justice politique La justice, qui vaut absolument comme devoir (Socrate), est-elle le Bien lui-même ou lui est-elle subordonnée (Platon) ? Quel est le statut philosophique de l’idée de justice. ? Platon cherche à fonder l’exigence de justice en raison. La justice ne peut consister ni dans la coutume (valeurs traditionnelles), ni dans la nature (sophistes). L’opposition de la nature et de la loi manque donc de pertinence. Si la nature ne connaît que l’inégalité et la démesure par le désir, la loi de son côté requiert pour être juste une légitimation que seule la science politique vraie peut apporter. «Il n’importe pas à la loi de chercher à faire le bonheur d’une seule classe privilégiée de l’Etat, mais elle travaille à ce qu’il se réalise dans l’Etat tout entier » (VII, 519e). Platon ne répond pas à la critique sophistique par une défense de la loi 64 , mais par une théorie politique de la justice ordonnée à la connaissance de l’idée du Bien qui est dite au-delà de l’essence (République VI, 509b). Il maintient le primat socratique de la justice mais transposée à l’ordre politique. La vertu de justice est la première des vertus pour l’âme et, pour la Cité la condition d’une constitution stable et parfaite. Car la justice est l’enjeu de toute politique. Personne n’oserait, exception faite des sophistes de Platon, admettre et poursuivre l’injustice comme une fin légitime. On ne critique pas un gouvernement parce qu’il veut la justice mais parce qu’il ne la veut pas vraiment, ou ne sait pas trouver les moyens de l’appliquer. Platon (Socrate) néanmoins est obligé de rappeler cette vérité à tous les jeunes athéniens, impatients de gouverner : que la science politique est ordonnée à la justice, que donc il faut commencer par savoir ce qu’est la justice. Protagoras se laisse convaincre, mais Thrasymaque et Calliclès y sont réfractaires, par « misologie ». Or la justice n’est connue que 64 De façon caractéristique, Socrate, en résumant la thèse de Calliclès avec les vers de Pindare, substitue « le juste » à la loi (488b). Platon n’est pas le seul à porter le débat sur la justice. Isocrate considère aussi, on l’a signalé, que l’inflation des lois est paradoxalement le signe d’une Cité malade. « Le nombre et la précision de nos lois est un signe que notre ville est mal organisée : nous en faisons des barrières pour les fautes et sommes ainsi forcés d’en établir beaucoup. Or, les bons politiques doivent non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans les âmes ; ce n’est pas par les décrets mais par les mœurs que les cités sont bien réglées; les gens qui ont reçu une mauvaise éducation oseront transgresser même les lois rédigées, mais ceux qui ont été élevés dans la vertu accepteront d’obéir même aux lois dont la lecture est facile » (Aréopagitique, 39-41). © Philopsis – Laurent Cournarie 63 www.philopsis.fr médiatement, par la connaissance du Bien. La science du juste est-elle même subordonnée à la science du Bien. Ou encore, la politique est nécessairement science politique, c’est-à dire science de la justice, elle-même nécessairement fondée sur le savoir objectif du Bien. La politique suppose la philosophie politique, mais la philosophie politique dépend de la métaphysique. La justice est ainsi le « rejeton » du Bien, l’effet de sa connaissance. Elle règne dans la Cité, les lois échappent au relativisme (conventionnalisme des sophistes), quand la Science commande les hommes, c’est-à-dire quand le philosophe est roi ou le roi sincèrement philosophe. Contempler le Bien c’est, après une longue éducation qui réprime toute espèce d’intérêt, concevoir le principe de tout ordre possible, savoir ce qui est bien en soi pour les particuliers dans l’intérêt général de la communauté. Platon se fait, en un sens, une curieuse conception de la justice65. Elle n’est pas vraiment une vertu en soi, mais plutôt l’ordre qui règne entre les vertus (sagesse, courage, tempérance), entre les différentes facultés de l’âme (raison, cœur, désirs), entre les classes de citoyens (gardiens, guerriers, marchands). C’est l’harmonie entre ces éléments qui se présentent ontologiquement comme distincts et hiérarchisés. Il y a des âmes où le nous domine, tandis que c’est le thumos ou l’epithumia pour les autres, et il appartient à la science philosophique de les ordonner entre elles à l’égard du tout qu’elles composent (âme ou cité). En vertu d’un parallélisme psycho-sociologique qui structure l’ensemble de la République, de même que l’âme est parfaitement heureuse quand le nous ou le logos commande, que le cœur <thumos> lui est dévoué et que les désirs <épithumiai>, qui divisent l’homme en sollicitant sa nature animale, sont maîtrisés (la maîtrise des désirs requiert cette alliance du cœur et de la raison, du bon cheval et du cocher selon le mythe du Phèdre), quand donc elle possède à la fois la prudence, la force et la tempérance, de même la cité est parfaite quand la classe supérieure des gardiens, c’est-à-dire des philosophes-rois, gouverne sur celle des guerriers, convaincus qu’il n’y a pas d’autre bien que l’honneur de servir l’Etat (419d-e) (ni famille, ni patrimoine), et sur celle plus nombreuse des artisans, des producteurs et des négociants qui doit reconnaître la nécessité de sa domination, en acceptant de restreindre son activité à l’exercice de sa compétence. Alors seulement la justice règne. Elle constitue le principe de cette organisation hiérarchique et la formule de l’équilibre entre les trois autres vertus. La justice est admise par la masse, embrassée par l’élite, qui s’y trouve attachée par opinion droite, et saisie rationnellement dans son principe par le philosophe qui s’est élevé à la connaissance du Bien. C’est par la justice que la Cité est conforme à son essence et que les hommes réalisent leur nature. La justice existe finalement 65 Elle rompt avec la définition la plus commune de la justice, celle par exemple défendue par Simonide : « rendre à chacun le sien, ce qui lui est dû ». Si l’on retient cette définition, l’analogie entre l’âme et l’Etat est impossible. C’est donc une autre définition qui est supposée pour que l’analogie conserve un sens : « maintenir chacun dans sa fonction propre ». Mais en un autre sens, la définition platonicienne de la justice est une réinterprétation de la définition commune : il y a justice si chacun fait ce pourquoi la nature lui a donné des compétences spécifiques : revient à chacun la part que la nature lui a donné. Autrement dit c’est une ontologie des essences (chaque être exprime une essence et la valeur ontologique de l’essence décide de la place et de la hiérarchie de chaque être) qui commande la théorie de la justice, et la théorie de la justice politique. © Philopsis – Laurent Cournarie 64 www.philopsis.fr quand la Cité est harmonieuse, c’est-à-dire unie, reflétant par cet accord entre ses éléments l’unité qui règne dans l’intelligible entre les essences et le Bien. On pourrait dire qu’elle est au politique, ce que l’Idée du Bien est à l’égard des Idées, le principe final de leur articulation. Autrement dit, la justice n’est pas l’objet immédiat de la politique, mais elle est donnée de surcroît quand la cité est organisée comme il convient, c’est-à-dire selon un principe de stricte hiérarchie entre les classes et les vertus qui les définissent spécifiquement. La justice est l’effet de l’unité de la cité, comme la division est le facteur de toute injustice. L’Etat idéal Platon renverse radicalement la position sophistique, c’est-à-dire antisocratique qui situe la justice au niveau de l’individu, et plus précisément comme l’expression de l’intérêt individuel. Pour savoir ce qu’est la justice, ce qu’est un homme justice, il faut partir du tout dont l’individu est une partie, c’est-à-dire de la cité. La prémisse de tout raisonnement sur la justice c’est que l’homme ne se suffit pas à lui-même et qu’il a besoin de la société pour vivre. C’est un double déplacement qui s’opère ici, et avec lui, un changement de méthode : la discussion passe du plan de la morale (qu’est-ce que la justice, que vaut-elle ? qu’est-ce qu’un homme juste ?) au plan de la politique (quelle est la nature de la justice dans les Etats ?), supposant une analogie entre ce qui se passe dans l’âme et ce qui se passe dans la cité (la justice est écrite en plus gros caractères dans la cité que dans l’âme), elle substitue l’idée du tout, la cité, à l’individu isolé, et, pour ce faire, se place au point de vue d’une reconstruction intellectuelle de l’Etat (philosophie politique). Il ne s’agit pas d’analyser les structures d’un Etat (sociologie politique), de comparer les structures politiques des Etats entre eux (histoire politique comparée), mais de considérer la genèse idéale de l’Etat, la formation de l’Etat depuis sa naissance jusqu’à sa fondation achevée : « Si l’on donnait à lire de loin à des gens qui ont la vue basse des lettres écrites en petits caractères, et que l’un d’eux s’avisât que les mêmes lettres se trouvent écrites ailleurs en caractères plus gros sur un tableau plus grand, ce leur serait, je présume, une belle chance de commencer par lire les lettres et d’examiner ensuite les petites pour voir si ce sont les mêmes. (…) Par conséquent il pourrait bien y avoir une justice plus grande dans le cadre plus grand, et par là plus facile à déchiffrer. Si donc vous y consentez, nous examinerons d’abord quelle est la nature de la justice dans les Etats <polis> ; ensuite nous l’étudierons dans l’individu, en tâchant de retrouver la ressemblance de la grande dans les traits de la petite. (…) Eh bien … si nous considérions en imagination [theasaimetha = contempler, considérer par l’intelligence] la formation d’un Etat, ne verrions-nous pas aussi la justice s’y former, ainsi que l’injustice ? (…) L’Etat doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se trouve de se suffire à lui-même et au besoin qu’il éprouve de mille choses. Vois-tu quelque autre cause <archè> à l’origine de l’Etat ? (…) Dès lors un homme prend un autre homme avec lui en vue de tel besoin, puis un autre en vue de tel autre besoin, et la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence <oikèsis> plusieurs hommes qui s’associent pour s’entraider : c’est à cette société que nous avons donné le nom d’Etat. (…) Jetons par la pensée <logos> les fondements <archè> d’un Etat ; ces fondements seront naturellement nos besoins <chréeia> » (République, III, 368e369c). Ici l’essentiel concerne la position de départ. Pour concevoir un Etat idéal (parfait), c’est-à-dire un Etat ordonné selon la justice, il faut en © Philopsis – Laurent Cournarie 65 www.philopsis.fr concevoir une genèse idéale66. D’un bout à l’autre, la pensée se situe en dehors de l’expérience : l’idéalité de l’Etat requiert la méthode d’un exercice de pensée qui se place en imagination à l’origine de l’Etat. Et le plus intéressant c’est que Platon se place en quelque sorte sur le même terrain que la théorie contractualiste de l’Etat (au moment « fictif » de l’origine absolue de l’Etat), mais pour en réfuter la thèse : l’Etat n’est pas le résultat d’une union des volontés rationnelles mais une association des intérêts. De ce point de vue, Platon ne fait pas de différence entre communauté du vivre et communauté du bien-vivre : l’Etat est le nom donné à la société d’entraide. L’Etat est une société du besoin. « A l’origine de la Cité se trouve le besoin, et le fait, de l’entraide. Ce n’est donc pas la crainte, ainsi que le prétendait la théorie hobbienne du contrat social … esquissée par Glaucon, c’est la solidarité qui est le lien social le plus primitif et le plus profond » (Koyré, p. 110). Et l’Etat conserve jusqu’au bout la trace de cette origine. L’Etat est toujours placé sous le signe de la nécessité et du besoin. C’est la multiplicité des besoins qui impose la formation de l’Etat (la non-suffisance de l’individu), c’est la multiplication des besoins qui engendre l’extension de l’Etat (multiplication des métiers, donc des classes de citoyens : en élargissant son territoire elle s’expose à la guerre contre ses voisins, doit donc se défendre contre eux 67 ), et c’est le principe économique de la spécialisation qui sert de modèle à la définition de la justice. Les hommes ont besoin les uns des autres, et c’est quand chacun accomplit la fonction qui lui revient que les besoins sont le mieux satisfaits. C’est cette « naturalité » de la justice que la théorie contractualiste laisse échapper (la justice comme l’effet d’un accord libre et artificiel). La cité idéale est pour ainsi dire contenue dans les prémisses de sa genèse « idéelle » : le problème de l’Etat apparaît très vite comme étant celui de son unité. Comment réaliser l’unité de cette société qui ne cesse de s’accroître et d’accueillir en son sein des éléments hétérogènes ? La justice est toute entière pensée comme la règle politique de l’unité sociale, et son principe est prélevé du principe économique de spécialisation : l’Etat est juste, c’est-à-dire la société unifiée, si chacun accomplit sa fonction, c’est-àdire si chacun « s’occupe de ses affaires » (433b). Autant la sagesse est le propre de la classe des gardiens philosophes, et du nous pour l’âme individuelle, le courage le fait des gardiens auxiliaires (le thumos dans l’âme), la tempérance la vertu de tout le corps social mais plus particulièrement encore des citoyens producteurs (artisans, commerçants …), 66 « En engendrant devant nos yeux la Cité, en la construisant à partir d’éléments simples, abstraits – l’homme – il veut nous permettre d’en saisir la nature ; et de découvrir la place, et le rôle, de la justice dans l’Etat » (Koyré, op. cit., p. 110). 67 La classe des soldats, à la fois défenseurs et protecteurs de la cité (gardien, phulax), est finalement la plus importante : l’Etat est à la garde de ces fonctionnaires, civils et militaires, qui aussi bien en sont les serviteurs pour toute leur vie (Koyré, p. 125). Et conformément à l’Etat antique, les gardiens dans la cité platonicienne exercent à la fois le pouvoir militaire et le pouvoir politique. Il n’y a pas de place ici pour une « séparation des pouvoirs ». L’unité de l’Etat suppose l’unité du pouvoir, ce qui n’est possible que si la puissance publique appartient à celui qui commande en état de guerre. Aussi comme le rappelle encore Koyré, « les grands capitaines de l’Antiquité sont-ils des civils qui font la guerre et aussi la paix. La décadence commence lorsque vice versa, ce sont les militaires qui s’emparent du pouvoir civil » (p. 112-113, note). © Philopsis – Laurent Cournarie 66 www.philopsis.fr autant la justice est une vertu sans faculté et sans classe déterminées. Mais c’est qu’elle consiste « dans l’ordre, la concorde, la hiérarchie naturelle et la division du travail fondée sur celle-ci, qui régit, organise et unité le tout, la Cité tout entière » (Koyré, p. 131). La justice se réalise d’elle-même si la condition d’un Etat uni et harmonieux se trouvent réalisée. La genèse idéale de l’Etat révèle que la cité des besoins, organisée strictement sur le principe de la compétence qui en procède, est une cité harmonieuse, c’est-à-dire une cité juste. La justice n’est pas un fait d’institution, mais de nature. Elle est fondée « dans la nature des choses mêmes » (ibid.), dans la nature de la cité. La justice politique est donc directement issue de la division sociale du travail. Simplement à la coordination des compétences il faut substituer pour ainsi dire leur subordination hiérarchique, autrement dit poser le primat de l’intérêt général. Plus exactement, il faut veiller à instituer dans les faits et durablement cet ordre « naturel » des fonctions appropriées à chacun. Dans cette institution, le principe économique de spécialisation obéit désormais à une logique politique (l’unité de l’Etat, l’intérêt du tout). Etant donnée la multiplicité des métiers et des classes, il s’agit de produire l’Etat comme un tout organique, c’est-à-dire d’identifier le principe d’unité politique et le principe de hiérarchie sociale. Or pour que les classes sociales travaillent au bien commun de toute la cité, il faut traduire politiquement et systématiquement « le grand principe de la convenance », c’est-à-dire instituer la hiérarchie des classes sociales. Il faut ainsi que les classes inférieures acceptent leur soumission par rapport à la classe dirigeante, dont l’autorité, ou la supériorité consiste précisément dans la connaissance de l’intérêt général, c’est-à-dire dans l’idée de l’Etat comme totalité. Doit commander celui qui a en vue le tout de l’Etat, c’est-à-dire celui qui possède la connaissance de l’Etat comme Tout, c’est-à-dire celui qui possède la science dialectique des essences, de leurs rapports réciproques et de leur dépendance à l’égard du Bien. Autrement dit, la position « historiciste » du problème de l’Etat (comment l’Etat est-il né, même idéalement ?) conduit à une théorie de la souveraineté réduite à la question de savoir qui doit gouverner, qui appelle elle-même une théorie de l’éducation68. La réponse est bien connue : doivent gouverner les philosophes, c’està-dire l’élite de l’élite. C’est au terme d’une éducation longue et sélective que les meilleurs des gardiens exercent le pouvoir suprême (éducation du corps et de l’âme par la gymnastique et la musique pendant 20 ans, instruction aux sciences et à la dialectique pendant dix, mise à l’épreuve dans des fonctions subalternes, pendant 15). Alors, parvenus à l’âge de 50 ans environ, ces gardiens émérites « formant l’armée permanente de l’ordre et du bien » comme dit Koyré, seront enfin capable de conduire les affaires de l’Etat. Encore cette accession aux charges ne s’accompagne-t-elle pas de tous les privilèges qu’habituellement on associe à la carrière politique. Puisqu’ils doivent toujours servir l’Etat, ils doivent vivre… « … en état de mobilisation perpétuelle, dans des demeures spéciales, encasernés pour tout dire, en dehors des maisons des autres citoyens. Ils n’ont pas, c’est-à-dire ils ne peuvent et ne doivent pas avoir, d’autre intérêt que celui de la Cité tout entière, d’autre passion que la passion de son bien, d’autre amour que l’amour de la Cité. C’est pourquoi ils n’ont ni famille, ni maison, ni aucune possession privée, et, de peur qu’ils n’arrivent quand même à se corrompre – 68 Cf. K. Popper, op.cit. © Philopsis – Laurent Cournarie 67 www.philopsis.fr la funeste passion de la possession est puissante dans le cœur des hommes – Platon leur interdit non seulement de posséder, mais même de toucher à l’or et à l’argent. La Cité les nourrit, les habille, les arme. Pour le reste ils ont tout en commun, même les femmes – pour les gardiens, hommes et femmes, il n’y aura pas de mariage permanent –, même les enfants, qui seront tous élevés dans des crèches publiques et qui ne connaîtront ni leur père, ni leur mère, ni leurs frères, afin que l’affection exclusive que chacun de nous est porté à éprouver pour sa famille, pour les siens, ne nuise pas à l’amitié et à la camaraderie qui les lie entre eux, n’affaiblisse pas l’attachement qu’ils doivent à la Cité » (Koyré, p. 125-126). Ce n’est pas une vie heureuse ou enviable, mais aussi bien n’est-ce pas le bonheur de la classe des gardiens qui est visé mais celui de l’Etat. D’un autre côté, l’éducation aura pour mission d’inculquer aux autres classes le respect des meilleurs, du savoir, et donc de la hiérarchie naturelle entre les citoyens, quitte à se faire propagande et à recourir au mensonge du mythe et de la fable (le mythe des races). Finalement la cité parfaite, organisée par la science des philosophes-rois, décline socialement les degrés du savoir : de la théôria des chefs-gardiens à la foi ou à l’opinion (doxa) des citoyens ordinaires, en passant par la dianoia des simples gardiens auxiliaires. Mais que vaut cette image de la Cité parfaite ? C’est sans aucun doute une utopie. La théorie de l’Etat est une théorie de l’Idée de l’Etat : genèse idéale, cité parfaite, gouvernement confié aux philosophes. Tout est ici irréel, impossible factuellement, même si cette Cité n’est pas contradictoire en soi69. Or précisément que vaut une utopie politique, surtout quand l’Etat dont elle dessine le projet, présente des aspects qu’on peut aller jusqu’à qualifier de « totalitaires » ? Mais avant même d’envisager cette question de fond, il faut s’intéresser à la fonction critique des cités réelles que constitue l’utopie de l’Etat juste. La théorie utopiste de l’Etat trouve un complément nécessaire dans une typologie des cités imparfaites, des déviations politiques. A la genèse idéale de l’Etat correspond l’histoire hypothétique de 69 Hegel souligne que ce qu’on interprète (à tort) comme un idéal utopique, un « idéal vide » est en réalité la conscience philosophique la plus élevée de « la nature de la vie éthique grecque » (Principes de la philosophie du droit, préface, p. 54) : dans la République, Platon ne construit pas un Etat impossible et irréel, le « rêve » d’un Etat parfait et pacifié, mais saisit la rationalité, c’est-à-dire la vérité effective de la réalité historique de la cité grecque. «La vie civile grecque est ce qui constitue le véritable contenu de la République de Platon. Platon n’est pas l’homme qui s’attarde aux principes et aux théories abstraites ; son esprit véridique a connu et présenté ce qui est véritable du monde dans lequel il vivait, l’élément véritable de cet esprit unique qui a été vivant en lui autant qu’en Grèce. Personne ne peut dépasser son temps, l’esprit de son temps est aussi son esprit; mais il s’agit de reconnaître celui-ci dans son contenu » (Leçons sur Platon, p. 125-127). Platon est pleinement conscient de l’émergence des droits « subjectifs » qui remettent en cause l’équilibre de la Cité. Seulement Platon ne peut y voir la manifestation d’un nouveau fondement moral et politique (la liberté infinie de la subjectivité), parce qu’il ne peut penser « par dessus son époque » et anticiper la « révolution mondiale » apportée par le christianisme. Il interprète donc cet avènement comme un facteur de corruption de l’Etat grec (§ 185, Rem.), et répond à cette menace par l’interdiction de choisir sa classe, de posséder des propriétés, de fonder par le mariage une famille autonome … Platon réaffirme idéalement que l’individu séparé n’est rien, qu’il ne possède aucun droit en dehors de son existence politique. La contradiction entre les droits de la substance éthique et les ferments de droits individuels ne peut être résolue concrètement dans le cadre de la cité qui est désormais en crise mais conceptuellement dans le logos philosophique. Platon la neutralise en radicalisant la subordination de l’individu et de la famille à la justice de l’Etat. Ce n’est pas là une fantaisie de l’imagination (utopie au sens courant). C’est la substance de la vie grecque qui se reformule et prend conscience de sa vérité théoriquement au moment où elle s’efface de l’histoire mondiale. © Philopsis – Laurent Cournarie 68 www.philopsis.fr la décadence de la cité parfaite : le réel historique, écarté par méthode dans l’utopie, est ici retrouvé au terme d’une description de la dégradation de l’Etat idéal – même si c’est encore une histoire idéale, dont les phases ne coïncident pas avec l’histoire réelle des régimes, du moins les régimes ici décrits représentent des possibilités réelles d’Etat. L’expérience politique des hommes est contenue entre deux limites : la cité parfaite idéale et la tyrannie. Entre l’idéal de perfection et le comble de la perversion (tyrannie = cité de la peur et du crime), par ordre de perfection décroissante on trouve la timocratie (cité du courage et de l’honneur), l’oligarchie (cité de l’argent et de l’avarice) et la démocratie (cité du désordre et de l’arbitraire). Cette théorie de la déviation des régimes, et notamment de la dégradation inéluctable de la démocratie en tyrannie, permet d’éclairer le motif fondamental de cette philosophie politique et peut-être, plus largement, du projet de toute philosophie « idéaliste » ou utopiste de l’Etat. Indépendamment des explications que Socrate donne du passage et des causes de la dégénérescence des constitutions – comment l’aristocratique Callipolis cède la place à un état militaire, dans le genre de Sparte, où l’honneur est la valeur suprême, au mépris des sciences et de la philosophie ; comment la cité timocratique n’est qu’une transition vers un Etat plus imparfait encore, où le désir de l’honneur est submergé par le désir des richesses (c’est à peine si l’on peut parler d’un Etat, mais plutôt de l’Etat des riches et l’Etat des pauvres, 551d) ; comment cette guerre intestine qui est le mal politique radical débouche tôt ou tard sur une révolution populaire des oligarques appauvris qui instaure le régime démocratique, qui moins encore que l’oligarchique mérite le droit d’être appelé un Etat, puisque l’unité et la cohérence du pouvoir y sont complètement inexistantes ; mais cet « Etat » anarchique de la liberté sans frein, comprise comme gouvernement de la licence généralisée, et de l’égalité sans mesure, est le plus instable et le plus faible ; il ne manque pas de produire son contraire, la tyrannie ; par excès de son principe la liberté, il engendre la servitude la plus complète (564a) : la volonté farouche de n’obéir à aucune règle se laisse séduire par le démagogue et par le tyran qui se cache chez ce dernier. Le peuple qui a peur de perdre sa liberté se donne un chef pour le protéger des oligarques déclassés. Ce qui l’emporte dans cette théorie c’est d’une part la thèse d’une loi de la dégénérescence des Etats et, d’autre part le mépris de la démocratie. L’histoire n’est que la description du mal social dont la cause est la corruptibilité des choses humaines plongées dans le devenir. Le bien est à l’origine, et plus l’histoire s’éloigne de cette origine, plus le mal s’aggrave, c’est-à-dire plus le ferment d’instabilité augmente. Le mouvement porte déjà en lui la trace du mal : le changement est déclin, le temps corruption. Il appartient donc au métaphysicien devenu philosophe politique de chercher à comprendre « la force qui entraîne les mutations de l’histoire » (K. Popper, op. cit., p. 47). Et s’il s’avère que les causes des changements politiques se ramènent toujours à des dissensions intestines au sein de la classe dirigeante, il est facile de concevoir le remède au mal politique : garantir l’unité interne de cette classe, par tous les moyens – par l’éducation, la suppression de toute rivalité économique (donc par l’abolition de la propriété privée, le communisme des femmes et des enfants), c’est-à-dire en érigeant en principe l’interdiction du mélange des classes : « l’empiétement sur les © Philopsis – Laurent Cournarie 69 www.philopsis.fr fonctions des autres et le mélange des trois classes causeraient à l’Etat le plus grand dommage » (434b), c’est-à-dire l’injustice en son sein. On doit ainsi proscrire tout facteur de désunion : brider la liberté de création artistique (bannir les poètes), l’esprit d’indépendance des citoyens (individualisme). « Il faut extirper de la vie entière de tout homme et de toute bête soumise à l’homme, l’indépendance » écrit plus tard Platon dans les Lois (942a). Pour Popper les exigences essentielles du platonisme se résument en deux formules : « La première est : Arrêtez tout changement politique ! Si l’immobilité est divine, le changement est néfaste et, pour l’éviter, il faut que l’Etat soit une copie exacte du modèle original, c’est-àdire de la Forme ou de l’Idée de la cité. A la question : « Comment y parvenir ? », c’est la seconde formule qui fournit la réponse : Revenez à la nature ! à l’état initial de nos ancêtres, créé conformément à la nature humaine, donc stable. Revenez au patriarcat tribal d’avant la chute, au gouvernement « naturel » de la foule des ignorants par la minorité des sages. De ces préceptes … on peut déduire presque tous les éléments de son programme politique. Voici les principaux : - La division rigoureuse des classes : la classe dirigeante, comprenant berger et chiens de garde, doit être strictement séparée du troupeau humain. - L’identification du sort de l’Etat à celui de la classe dirigeante et l’intérêt exclusif accordé à cette classe et à son unité. D’où les règles sévères concernant sa procréation et son instruction, le contrôle et la collectivisation des intérêts de ceux qui en font partie. » (p. 79). Finalement, ce projet n’est possible que si les philosophes gouvernent puisque seuls ils sont capables de fonder et de perpétuer un Etat stable, de tracer le dessin de l’Etat en tournant « souvent les yeux de deux côtés, d’une part vers l’essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des autres vertus semblables, et d’autre part vers la copie humaine qu’ils en tracent… » (502b). Platon avait pris soin de préciser plus haut : « A moins … que les philosophes ne deviennent rois dans les Etats, ou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu’on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la philosophie (…) il n’y aura pas … de relâche aux maux qui désolent les Etats, ni même … à ceux du genre humain » (473d). - la démocratie concentre précisément tous les maux à éviter : négation de l’inégalité naturelle (« le père s’accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants … le fils s’égale à son père et n’a plus ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre … le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de même » 563a), liberté ou indépendance absolue, société de la dispersion, Etat de la désunion (la constitution démocratique est comparée à « un manteau bigarré, nué de toute sorte de couleur, … bariolé de toutes sortes de caractères » (557c), mépris de la loi, substitution de la démagogie, du pouvoir de la parole à l’autorité de la science et de la raison, gouvernement abandonné non aux meilleurs, à ceux qui savent, mais à la multitude (plethos plutôt que démos) ignorante (opinion). La démocratie renverse les principes de la justice de l’Etat : elle pose l’égalitarisme au lieu de privilèges naturels (« c’est un gouvernement charmant, anarchique, bigarré, et qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal » 558c) ; professe un individualisme au lieu d’une doctrine holiste ou collectiviste ; © Philopsis – Laurent Cournarie 70 www.philopsis.fr considère que l’Etat a pour objet la protection de l’individu au lieu de soutenir que « l’individu a pour devoir de maintenir et de renforcer la stabilité de l’Etat » (Popper, p. 86). Elle rattache ainsi la justice à la liberté sans règles et à l’égalité inconditionnelle au lieu de la rattacher à l’ordre et à la subordination des individus à leur classe, des classes inférieures à la classe des meilleurs, de toutes les classes à l’intérêt de l’Etat. Par contraste avec l’idée d’une société ouverte, propre à la démocratie, Popper n’hésite pas à qualifier la justice qui règne dans l’Etat idéal de « totalitaire ». L’Etat est fondé sur la justice mais la justice est tout autre chose que ce qu’on entend sous ce terme, c’est-à-dire « approximativement : une répartition égale des charges de la citoyenneté, c’est-à-dire des restrictions de liberté nécessaires à la vie sociale ; l’égalité en droit des citoyens, avec la condition … que le lois ne favorisent ni ne défavorisent aucun individu, groupe ou classe ; l’impartialité des tribunaux ; et, enfin, une répartition égale des avantages (et pas uniquement des charges) que l’appartenance à un Etat peut procurer aux citoyens » (p. 81). Or Platon se sert du terme de justice pour désigner l’intérêt de l’Etat, c’est-à-dire l’impossibilité de tout changement politique « par le maintien d’une division insurmontable entre les classes et d’une position dominante d’une d’entre elles » (p. 82). La justice ne concerne pas le rapport entre les personnes mais est une propriété de l’Etat tout entier, quand il est uni, fort, « en un mot : stable » (p. 83). Cet Etat idéal, désirable par sa perfection théorique, est-il un Etat humainement souhaitable ? Cette justice de l’Etat idéal correspond-elle à ce qui « pour nous » constitue les principes raisonnables de la justice politique ? Le jugement de Karl Popper a le mérite de la clarté et de la radicalité. L’utopisme platonicien est d’essence totalitaire. L’épistémologue condamne l’interprétation « progressiste » de l’Etat parfait – soit qu’il soit promis pour l’avenir de l’humanité, soit qu’il soit la norme « idéale » de tous les régimes futurs. En fait cet Etat idéal est une réminiscence archaïque de la société « tribale », ou la reconstruction philosophique de l’Etat lacédémonien (p. 4849). Dans cette reconstruction, comme on l’a déjà dit, le souci fondamental est de préserver la stabilité de l’Etat, c’est-à-dire l’unité de la classe dirigeante, c’est-à-dire la pureté de l’élite des gardiens, par un système organisé et centralisé d’éducation qui ressemble à la « mobilisation intensive et permanente » dans les régimes totalitaires (p. 55), de censure et d’exclusion politique de la masse des citoyens. Ce programme politique ne serait donc pas « moralement supérieur, mais fondamentalement identique, au totalitarisme, ce qui est difficile à faire admettre, à cause d’une tendance ancienne, profondément enracinée, à idéaliser Platon » (p. 80). Platon construit une théorie de l’Etat soumis au devoir universel de justice, mais c’est une théorie de « la justice totalitaire » (titre du chapitre 6) qu’il élabore. Par l’idée de « justice » Platon entend le contraire de ce qu’on pense spontanément sous ce terme. Nous associons à la justice : 1) « une répartition égale des charges de la citoyenneté, c’est-à-dire des restrictions de liberté nécessaires à la vie sociale » ; 2) « l’égalité en droit des citoyens », sans que la loi ne favorise ou ne défavorise certains individus ou une certaine classe ; 3) « l’impartialité des tribunaux » ; 4) « une répartition égale des avantages (et pas uniquement des charges ». Or la justice de l’Etat parfait repose : a) sur la nature de l’homme (non-suffisance) ; b) sur la nature particulière de chaque individu qui le rend apte à une fonction propre : © Philopsis – Laurent Cournarie 71 www.philopsis.fr « chaque individu ne doit exercer qu’un seul emploi dans la société, celui pour lequel la nature lui a donné le plus d’aptitude. (…) La justice consiste à s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres » (433a-b). L’Etat est juste « si le dirigeant dirige, si l’ouvrier travaille et si l’esclave peine » commente Popper (p. 82) : on ajoutera s’il est interdit que l’ouvrier puisse jamais diriger l’Etat, et le dirigeant en venir à devoir travailler. En résumé, « Platon qualifie de juste l’existence de privilèges de classe, alors qu’en général c’est leur absence qui nous apparaît comme telle. Mais la différence va encore plus loin : pour nous, la justice suppose une certaine égalité dans le traitement des individus, tandis que Platon ne la considère pas comme s’appliquant aux relations entre ceux-ci, mais comme une propriété de l’Etat tout entier, ayant pour fondement un certain rapport entre classes. Pour lui, l’Etat est juste s’il est sain, fort, uni, en un mot stable » (p. 83-84). Jamais donc, dans la République au moins, Platon n’articule la justice et l’égalité et ne mentionne que la justice signifie l’égalité devant la loi (isonomie) (p. 85). Par quoi il rompt avec l’expérience grecque de la polis, c’est-à-dire avec la conception partagée, proche de la nôtre, de la justice dans « un sens individualiste et égalitaire » (p. 83). Toute la théorie politique est ici dirigée contre la démocratie et ses conséquences. Et en défendant la cause de Socrate, la possibilité qu’existe la philosophie dans l’espace de la Cité, il réfute l’esprit individualiste de la pensée de Socrate (p. 110-113). Platon confond individualisme et égoïsme, et c’est pourquoi il assimile, en réponse à ce danger, constitutif de la démocratie, altruisme et collectivisme (p. 109). Le holisme, le collectivisme serait la seule alternative à l’égoïsme destructeur du lien social. C’est l’émancipation de l’individu qu’il faut combattre à toute force puisque c’est elle qui est responsable de la montée de la démocratie. Mais l’individualisme se rattache plutôt « à la vieille conception intuitive de la justice, selon laquelle celle-ci est une certaine façon de traiter les individus, et non, comme le voudrait Platon, la santé et l’harmonie de l’Etat. Cette idée, fort bien exprimée par Aristote lorsqu’il dit que « la justice est quelque chose qui concerne les personnes », avait été développée par la génération de Périclès, qui déclarait lui-même dans sa célèbre oraison que, « en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi », ajoutant que « nous nous gouvernons dans un esprit de liberté (…) dans nos rapports quotidiens et [nous sommes] tolérants dans nos relations particulières ». (A comparer avec cette observation de Platon que l’Etat ne forme pas des citoyens « pour les laisser tourner leur activité où il leur plaît ») » (p. 91). La philosophie politique s’écarte ici de l’expérience grecque de la politique 70 . L’Etat n’est plus ce dont les citoyens sont également responsables, par la mise en commun de leur liberté dans l’exercice de la parole public, mais la charge d’une classe supérieure dont le savoir permet de toujours subordonner l’Etat à la justice, et par là d’assurer la finalité la plus haute de l’Etat qui est de prendre soin de la vertu des citoyens. Mais l’Etat peut-il confondre sa fin avec le projet de l’éducation morale des citoyens, sans conduire à un autoritarisme insupportable ? Sa fonction n’est70 Et au passage c’est la définition de la philosophie qui change : elle n’est plus recherche de la sagesse et de la vérité, mais possession de la sagesse et de la vérité. C’est à la condition de posséder la science des essences que le philosophe est justifié à gouverner. © Philopsis – Laurent Cournarie 72 www.philopsis.fr elle pas seulement « protectionniste », c’est-à-dire de garantir la liberté de tous contre l’agression et le crime, et de restreindre la liberté de chacun dans cette seule limite de l’utilité commune ? Il ne s’agit pas de définir l’essence de l’Etat mais de répondre à l’exigence rationnelle qu’exprime l’égalitarisme, l’individualisme et le protectionnisme, comme l’avait déjà fait Lycophron comme le rapporte Aristote (Politique, III, 9 1280) : la loi de l’Etat est « une convention … une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais impuissante à rendre les citoyens bons et justes » (p. 100). Si la justice est le privilège du savoir, lui-même privilège de classe, la souveraineté s’exerce sans contrôle (ici sous la forme d’une « sophocratie », p. 121). N’est-il pas préférable de substituer à la question : qui doit commander, qui doit posséder le pouvoir souverain ? cette autre question : « comment concevoir des institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? » (p. 104) ? Non plus se demander quel est l’Etat idéal, mais comment l’Etat peutil être organisé pour rendre impossible la tyrannie ? Enfin reste à considérer le genre « utopique » de cette philosophie politique. La réflexion ici engage un conflit d’interprétation sur ce que peut signifier un rationalisme politique. La raison s’exprime-t-elle seulement dans la définition et la construction d’un modèle achevé, ou dans la rectification, l’amendement de ce que l’expérience et l’histoire proposent ? Popper oppose ainsi « la méthode d’édification utopiste » à « la méthode, à mon avis, seule rationnelle, de l’édification au coup par coup ou par interventions limitées » (p. 130). Il y aurait ici une corrélation nécessaire entre un modèle organique de l’Etat, une condamnation de la démocratie, et l’utopisme philosophique. L’Etat idéal est une société close où « la dépendance des membres à l’ensemble est déterminée par des règles immuables, comme dans un organisme vivant » (p. 142), et seul un rationalisme utopique peut fixer dans un modèle ses structures définitives. Or ce radicalisme de l’utopie, lié à une espèce d’esthétisme, est en lui-même irrationnel et comporte une violence originelle : au lieu de réformer l’Etat, de soumettre l’exercice du pouvoir au contrôle des citoyens, par un système d’institutions adaptées, la raison veut « la transformation totale de l’organisation de la société », ce qui suppose, même en pensée, de « faire table rase » de la société existante et de l’expérience politique acquise. Le philosophe imagine un Etat nouveau, à partir de l’Idée ou du modèle de l’Etat juste, au mépris de la réalité empirique. Popper met en avant ce passage déjà cité de la République : « Jamais un Etat ne connaîtra le bonheur, si le dessin n’en a pas été tracé par ces artistes [philosophes] qui travaillent sur le modèle divin. (…). Ils prendront … l’Etat et les caractères des hommes comme une toile, qu’ils commenceront par rendre nette, ce qui n’est pas très facile. En tous cas, … ils différeront dès l’abord des législateurs ordinaires en ce qu’ils ne consentiront à s’occuper ni d’un particulier ni d’un Etat, pour lui tracer des lois, que lorsqu’ils l’auront reçu net ou l’auront eux-mêmes rendu tel » (500e-501a). La perfection idéale de l’utopie ne le cède pas à la violence de son radicalisme. Cette « imagination », cette fiction « rationnelle » d’un Etat parfait est en puissance de la violence la plus sauvage, comme la terreur révolutionnaire a pu en donner l’exemple dans l’histoire : réaliser le modèle quoiqu’il en coûte, précipiter l’histoire, en se sacrifiant soi-même s’il le faut, © Philopsis – Laurent Cournarie 73 www.philopsis.fr non pour déceler et combattre les maux les plus graves et les plus immédiats de la société » mais « pour lutter pour son bonheur futur » (p. 131). Mais la critique de l’utopisme platonicien, et de ses aspects « totalitaires », suffit-elle à rejeter comme inactuelle pour nous toute la philosophie politique des Anciens ? Le modèle de l’Etat idéal dessiné par Platon dans la République épuise-t-il tout l’enseignement que les Modernes peuvent retirer de l’étude de la cité antique et de la théorie philosophique de la Cité-Etat ? Il est encore temps de redire avec H. Arendt que « la cité grecque continuera d’être longtemps au fondement de notre existence politique, au fond de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot “politique” », ce qui signifie finalement que, compte tenu de sa philosophie politique, au moins dans la République, Platon est le moins grec des philosophes grecs. Aussi peut-on trouver chez Aristote qui, à bien des égards, s’oppose à son maître Platon, de quoi penser une autre philosophie antique de l’Etat, à même, paradoxalement, parce que l’obstacle de l’utopie est levé, de mieux signaler tout ce qui sépare la théorie moderne de l’Etat de l’expérience de la Cité des Anciens. La démocratie : République VIII On connaît la critique de la démocratie que Platon déploie au livre VIII de la République. Politiquement la liberté <eleuthéria> revient à la simple licence <exousia> : non pas le régime où chacun participe au pouvoir mais le régime où chacun peut le faire si ça lui plaît et comme chacun vaut chacun (égalité arithmétique), il en résulte une anarchie généralisée. L’homme démocratique (car la démocratie est ici jugée à l’aune de l’homme qu’elle suppose ou engendre) c’est la démission généralisée, la perte de l’autorité, l’impuissance : la société démocratique ressemble « à une foire, à un bazar, à un marché libéral, voire néo-libéral ou pré-capitalistique » (Derrida, Voyous, Galilée, 2002). La critique et la caricature de la démocratie est à la mesure de la fascination qu’exerce sur l’esprit la liberté telle qu’il se la propose immédiatement. Rappelons donc ces textes fameux du livre VIII de la République : « N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel Etat [démocratique], et que partout y règne la liberté, le franc parler, la licence de faire ce qu’on veut. (…) Mais partout où règne cette licence, il est clair que chacun peut s’y faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie. (…) Cette constitution, dis-je, a bien l’air d’être la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, nué de toute sorte de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères pourrait bien paraître un modèle de beauté ; et il est bien possible, ajoutai-je, que, semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigarrure émeut la curiosité, bien des gens le considèrent effectivement comme le plus beau. (…) Mais, repris-je, n’être pas contraint de commander dans cet Etat, même si l’on est capable, ni d’obéir, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre quand les autres la font, ni de garder la paix quand les autres la gardent, si on ne désire point la paix ; d’un autre côté commander et juger, si la fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui vous interdit toute magistrature ou judicature, de telles pratiques ne sont-elles pas divines et délicieuses sur le moment ? » © Philopsis – Laurent Cournarie 74 www.philopsis.fr Mais c’est au nom de cette liberté, que les enfants n’obéissent plus à leurs parents, les élèves à leurs professeurs. Ces derniers refuseraient d’exercer la moindre autorité ou d’exiger le moindre respect. L’Etat démocratique « ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté ». Il est « altéré » par son principe même parce que celui-ci tend naturellement à l’excès : la liberté contient l’abus de liberté. Règne ainsi la plus entière confusion, par mépris des ordres, c’est-à-dire l’anarchie qui n’épargne personne, pas même les animaux : « Quand un Etat démocratique, altéré de liberté trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ; alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas extrêmement coulants et ne lui donnent pas une complète liberté, il les met en accusation et les châtie comme des criminels et des oligarques. (…) Et s’il est des citoyens … qui sont soumis aux magistratures, on les bafoue et on les traite d’homme serviles et sans caractère ; mais les gouvernants qui ont l’air de gouvernés, et les gouvernés qui ont l’air de gouvernants, voilà les gens qu’on vante et qu’on prise, et en particulier, et en public. N’est-il pas inévitable que dans un pareil Etat l’esprit de liberté s’étende à tout ? (…) Et qu’il pénètre … dans l’intérieur des familles et qu’à la fin se développe jusque chez les bêtes ? (…) que le père s’accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a plus ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre ; que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de même. (…) A ces abus … ajoute encore les menus travers que voici. Dans un pareil Etat, le maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs gouverneurs. En général, les jeunes vont de pair avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire aux jeunes, se font badins et plaisants et les imitent pour n’avoir pas l’air chagrin et despotique. (…) Mais … le dernier excès où atteint l’abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c’est quand les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. J’allais oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports des hommes et des femmes. (…) Les bêtes mêmes qui sont à l’usage de l’homme sont ici beaucoup plus libres qu’ailleurs, à tel point qu’il faut l’avoir vu pour le croire. C’est vraiment là que les chiennes, comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses ; c’est là qu’on voit les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent point le pas ; et c’est partout de même un débordement de liberté. (…) Or tu conçois … quelle grave conséquence ont tous ces abus accumulés : c’est qu’ils rendent les citoyens si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils viennent … à se moquer des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître » (République, VIII, 562b-563d). Démocratie, démagogie, et on connaît la suite : renversement dans son contraire, la tyrannie : c’est « le désir insatiable de ce bien, avec l’indifférence pour le reste, qui fait changer ce gouvernement et le réduit à recourir à la tyrannie » (ibid., p. 562c). L’excès de liberté conduit à l’excès contraire : « la servitude la plus complète et la plus atroce » (VIII, 564a). Il suffit de flatter le peuple pour lui faire finalement accepter une domination alors que son désir de liberté lui faisait tenir en horreur toute espèce d’autorité. C’est que le peuple ne connaît pas la raison : son désir illimité de liberté le conduit à supporter une domination sans limites. La démocratie est bien le régime de la démagogie (cf. le Gorgias) puisque c’est le règne de la doxa (démocratie et démocratie d’opinion sont en quelque sorte parfaitement synonymes) : le peuple n’écoute pas le sage mais le sophiste qui sait lui parler non le langage de la raison, mais le langage des affects : il donne son suffrage à celui qui est le plus habile à le persuader (et non à le convaincre) : « du pain et des jeux » dira plus tard Juvénal. Ainsi la démocratie qui est © Philopsis – Laurent Cournarie 75 www.philopsis.fr formellement le meilleur régime se transforme dans le pire des régimes (la tyrannie). La cité démocratique ne confie pas la politique au logos, car en démocratie le langage parle la langue du désir (le peuple c’est la foule <oi polloi> qui ne sait rien, qui est ignorante de son ignorance : « devant la foule, c’est-à-dire … devant ceux qui ne savent pas », Gorgias, 459a. La foule est ainsi toujours associée à la concupiscence, la partie basse de l’âme, comparée à un gros animal dont la force et l’impulsivité la rendent potentiellement violente. La sophistique est ainsi la fille de la démocratie : elle assure à ce grand tyran qu’est le langage le libre cours de la tyrannie politique. La démocratie c’est le gouvernement du peuple, c’est-à-dire de fait la tyrannie de l’opinion (cf. Gorgias)71. Et la tyrannie de l’opinion conduit à la tyrannie tout court. Le peuple <dèmos> a « l’invariable habitude de choisir un favori qu’il met à sa tête et dont il nourrit et accroît le pouvoir » (565c). Mais alors la démocratie est moins un régime que le contre-type de tout régime politique. Plus exactement, la démocratie n’est pas seulement le régime le plus instable, celui qui contient tous les régimes – car en démocratie ce n’est pas le peuple qui gouverne mais une oligarchie de professionnels (comparés à des frelons) qui mènent le peuple en maintenant l’illusion qu’il est au pouvoir : autrement dit, la démocratie n’existe jamais (elle est une oligarchie qui ne dit pas son nom) et l’unité du peuple dissimule en réalité une dissension généralisée (les pauvres contre les riches) – elle est aussi le régime où se supprime le politique lui-même c’est-à-dire l’exigence de justice qu’il doit satisfaire. La politique c’est l’art d’instituer la justice dans la cité. Or la juste organisation de la Cité implique la mise en ordre de la liberté, ce qui exige finalement un geste radical : suspendre l’histoire de la cité pour refonder la cité à partir de rien. « Jamais un Etat ne connaîtra le bonheur, si le dessin n’en a pas été tracé par ces artistes [philosophes] qui travaillent sur le modèle divin. (…). Ils prendront … l’Etat et les caractères des hommes comme une toile, qu’ils commenceront par rendre nette, ce qui n’est pas très facile. En tous cas, … ils différeront dès l’abord des législateurs ordinaires en ce qu’ils ne consentiront à s’occuper ni d’un particulier ni d’un Etat, pour lui tracer des lois, que lorsqu’ils l’auront reçu net ou l’auront eux-mêmes rendu tel » (500e-501a). Il s’agit très exactement de confier le pouvoir à celui ou à ceux qui méritent de commander, et Platon d’en proposer la théorie sous la forme de l’utopie d’une science politique (rois-philosophes) – la science étant en quelque sorte une compétence incontestable : l’aristocratie du savoir est la En réalité, il n’y a moins chez Platon un mépris du peuple que la volonté de remettre le peuple à sa place. Il ne s’agit pas d’élever le peuple en l’éduquant, mais de le faire participer à la politique en comprenant et en respectant le savoir philosophique qui doit organiser celle-ci. Socrate dit ainsi : « N’incrimine pas la foule ainsi. Elle aura là-dessus une opinion différente si, au lieu de la quereller tu sermonnes et que tu la délivres de son animosité envers l’amour de l’instruction en lui faisant voir quels hommes tu appelles philosophes » (République, VI, 499d). La foule doit avoir un maître qui éduque cette force. Aussi le principal obstacle à la politique n’est-il pas la foule mais ceux qui, animés par le désir du pouvoir, flattent la foule (les sophistes). Finalement, le peuple n’est pas donné mais à produire : il faut politiser le peuple, annuler sa force (la populace) ou la transformer en puissance politique, en rendant le peuple capable de comprendre le sens des lois même s’il ne peut en être l’origine (qui revient à la classe de ceux qui savent). C’est surtout dans le Politique et dans les Lois que ce projet trouve sa voie chez Platon (par le tissage de la population, l’extension de l’éducation à l’ensemble des citoyens…). 71 © Philopsis – Laurent Cournarie 76 www.philopsis.fr seule aristocratie acceptable, même si elle s’accompagne chez Platon de dispositions strictes pour qu’elle ne dévie jamais vers la plouthocratie. Comme l’écrit Jacques Rancière : « L’arkhè est le commandement de ce qui commence, de ce qui vient en premier. Elle est l’anticipation du droit à commander dans l’acte du commencement dans l’exercice du commandement. Ainsi se définit l’idéal d’un gouvernement qui soit l’exhibition en acte de la légitimité de son principe. Sont propres à gouverner ceux qui ont les dispositions qui les approprient à ce rôle, propres à être gouverné ceux qui ont les dispositions complémentaires des premières » (La haine de la démocratie, p. 45). © Philopsis – Laurent Cournarie 77 www.philopsis.fr Praxis-Arétè-Agathon Enseigner et définir la vertu : Ménon 72 Le Ménon, ce « charmant petit dialogue » comme dit Koyré (p. 22.), appartient aux dialogues dits socratiques. Cela veut dire à la fois que Socrate est mis en scène dans la discussion philosophique et que Platon reste encore fidèle à l’enseignement de son maître, et donc que le problème moral domine et qu’il s’agit moins d’enseigner que d’éveiller à la réflexion. Le socratisme du dialogue se traduit, de façon plus précise, par l’exigence de définition dont Aristote accorde dans la Métaphysique (p. 22.) qu’elle est bien l’invention de Socrate. Autrement dit, Socrate qui a réorienté la philosophie d’une enquête sur la phusis vers la connaissance de l’homme, est le philosophe qui introduit en morale un langage rigoureux. Or la méthode pour conduire la pensée à une définition de chaque valeur ou de chaque vertu est précisément le dialogue, méthode de recherche plutôt que d’exposition de la vérité. Ainsi, un dialogue socratique est l’examen qui porte sur une question morale (une vertu) où l’exigence essentielle de la définition se révèle comme la condition d’un discours rigoureux sur les valeurs et dont le dialogue est à la fois la mise en forme et la méthode privilégiée. Ainsi l’objet du dialogue (socratique) est moins l’acquisition d’un savoir que la révélation dans et par le discours de l’exigence essentielle de la définition, c'est-à-dire l’éveil (ou le réveil) pour chacun de la capacité cognitive de son âme. C’est ce qu’exprime le passage sur la réminiscence. On peut l’interpréter aussi comme la dramatisation de la fin du dialogue en tant que méthode de recherche de la vérité : se réapproprier sa capacité à penser et à connaître avant de s’approprier le vrai, ou plutôt la mise en évidence que les deux mouvements sont indissociables. Ainsi, il y a une interférence constante entre la forme et le contenu du dialogue : réfléchir sur une vertu, et a fortiori quand il s’agit comme ici de la vertu, c’est réfléchir sur la méthode qui permet d’accéder à sa connaissance. C’est pourquoi ici le dialogue se présente comme la recherche de la vérité en acte, sans la garantie du succès : de là les rebondissements et les apories. Ce « charmant » dialogue socratique est pourtant un dialogue énigmatique. Le dialogue débute de manière assez brusque par une question : « La vertu s’enseigne-t-elle ou non ? ». La question n’est ni nouvelle ni originale. On sait qu’elle était très discutée dans les cercles philosophiques d’Athènes et que les sophistes prétendaient que la vertu s’enseigne (Voir Canto, note GF, p. 209-210). C’est même là le présupposé qui légitime socialement l’enseignement sophistique. Ménon qui pose directement la question à Socrate est un disciple de Gorgias – même s’il se montre finalement réservé sur l’enseignement sophistique (95c). Formé par l’éducation sophistique, bien doué pour les discours, il rappelle d’ailleurs qu’il en a lui-même prononcé de nombreux sur la vertu (80b). 72 Nous citons le dialogue dans la traduction de Monique Canto-Sperber, dans l’édition G-F Flammarion (2ème édition corrigée et mise à jour, 1993) dont l’introduction et les notes constituent désormais pour le lecteur français le document de travail de référence. © Philopsis – Laurent Cournarie 78 www.philopsis.fr Donc on pourrait dire que le Ménon est le dialogue socratique qui porte sur la vertu. Mais les choses sont en réalité moins simples. D’abord la vertu n’est pas une vertu. Cette difficulté est rencontrée dans la discussion. Ensuite la question du dialogue n’est pas prioritairement : qu’est-ce que la vertu ? mais : comment devenir vertueux ? Pourtant l’enjeu du dialogue est de montrer que la première question (qu’est-ce que la vertu ?) précède logiquement la seconde (comment acquérir la vertu ?), en obligeant la pensée au détour essentiel de la définition. Mais cette question oblique (comment devenir vertueux ?) et le nécessaire pas en arrière vers la question de l’essence induisent pour le développement du dialogue des paradoxes nombreux et finalement son aporie. Ainsi la question initiale est-elle l’occasion de poser la question de l’essence et finalement un problème de méthode : qu’est-ce qu’une bonne définition ? C’est pourquoi le Ménon se présente aussi comme « un des textes fondateurs de la philosophie » (Canto, Ménon, introduction, p. 9). La vertu s’enseigne-t-elle ? Comment connaître la vertu ? Comment définir la moindre chose ? Comment chercher ce qu’on ne sait pas ? De l’enquête préliminaire sur l’enseignement de la vertu, le dialogue glisse de la question de la définition, vers une réflexion épistémologique sur « les paradoxes de la connaissance » (M. Canto, Les paradoxes de la connaissance, O. Jacob, 1991). Aussi l’idée de réminiscence constitue-t-elle le deuxième centre de gravité du dialogue. Enfin il s’agit de savoir en quel sens il faut entendre le mot même de vertu. La médiation de la définition est ainsi l’occasion d’une confrontation entre la conscience philosophique et l’opinion athénienne. Et c’est bien sur le sens et la valeur qu’il faut reconnaître à la vertu et donc à son enseignement que s’affrontent les personnages : un disciple de sophiste, Socrate, un conservateur en la personne d’Anytos. La vertu, l’excellence, <arètè> peut en effet désigner soit la valeur politique telle que la comprend le démocrate Ménon, soit la valeur morale, indissociable de la justice que Platon fait rechercher constamment à Socrate, soit, pour Anytos, ce qui s’acquiert par l’usage et l’imitation des hommes de bien que compte Athènes. C’est sur la question de la vertu que la conscience grecque se déchire, que la philosophie se constitue comme conscience autonome face à la « substance éthique » grecque. Aussi n’est-il pas étonnant que Socrate ait pu passer pour un authentique sophiste : l’exigence de définition qui situe, pour la conscience philosophique, la pensée dans la visée de l’universel, est interprétée comme une critique des valeurs et des principes de la cité (Voir Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 138, remarque et addition ). Le Ménon est ainsi la dernière défense de Socrate par Platon – on assiste à un face à face réaliste entre le maître de Platon et son principal accusateur, Anytos, mais où la présence du disciple fait oublier celle du maître, de sorte qu’on peut considérer le Ménon comme le dernier dialogue socratique ou le premier non-socratique (Canto, p. 11). Le thème, la méthode sont socratiques : mais certains thèmes, et notamment le recours à l’hypothèse inspirée par la méthode des mathématiciens dans la conduite de l’enquête dialectique, ne le sont plus (Il représente le tournant de la pensée de Platon selon Vlastos, Paradoxes de la connaissance, p. 68). Donc le Ménon est un dialogue dont l’unité est mal saisissable : il est un dialogue éthique qui engage sur les paradoxes de la connaissance, dialogue à la fois socratique (langage éthique rigoureux) et non-socratique. © Philopsis – Laurent Cournarie 79 www.philopsis.fr Canto résume ainsi le paradoxe du Ménon : « Dans le Ménon, les problèmes sont aussi divers que le propos est concentré : les questions logiques et épistémologiques sont associées aux questions éthiques et politiques. Et, peut-être davantage que les dialogues plus achevés, le Ménon fait voir clairement ce qu’est le travail de la pensée, l’approche d’une vérité dont on connaît avec conviction la présence, mais dont on ignore encore la forme ». Même si le thème général est éthique, le dialogue se développe en s’articulant autour de plusieurs problèmes de nature épistémologique : - la question de la définition (qu’est-ce que définir, qu’est-ce qu’une bonne définition ?) : - la théorie de la réminiscence (comment apprendre, si l’on ne peut ni savoir ni ignorer complètement ?) ; - la fonction de la méthode hypothétique (dans quelle mesure la procédure de l’hypothèse est la méthode de la réminiscence ?) ; - le statut de l’opinion vraie (y-a-t-il un milieu entre la science et l’ignorance ?). Le dialogue comporte cinq parties. Ménon et Socrate interviennent d’un bout à l’autre du dialogue : l’esclave et Anytos apparaissent brièvement pour s’entretenir avec Socrate. Ménon est le principal interlocuteur de Socrate. Le personnage historique est un condottiere (chef de soldats mercenaires) qui prit part à l’expédition des Dix mille avec Xénophon et n’en revint pas (Voir Canto, p. 18-23). Dans le dialogue, il est jeune (entre 18 et 20 ans), riche, a reçu une bonne éducation (il a étudié les mathématiques, les poètes, Empédocle, fut l’élève de Gorgias). S’il paraît assez intelligent pour faire des objections aux définitions de Socrate (75c), il est décrit comme vaniteux, impatient dans le jeu des questions et des réponses. Son intelligence n’est pas accompagnée de la vertu qui sied à l’exercice de la dialectique. Même si le personnage évolue au cours du dialogue – du ton de la menace (80b-c) à l’acceptation de la recherche commune –, il demeure un mauvais partenaire dialectique1. Il ne s’emporte pas comme Calliclès, mais n’a pas le bon naturel philosophique de Théétète. Il est moins talentueux qu’Adimante et Glaucon dans la République. C’est en partie à cause de Ménon que le dialogue échoue, faute d’avoir compris vraiment l’exigence essentielle de l’essence, de s’être entendu sur le sens éthique de la vertu. Ménon n’est pas en quelque sorte travaillé par le désir du savoir vrai dont la réminiscence est la trace. Il reste l’homme du pragmatisme politique de son temps, celui qui a proposé de définir la vertu comme « capacité de commander aux hommes, de se réjouir des bonnes choses et de se … procurer » (77b), les biens comme richesse, pouvoir et renommée (78c). Aussi ne faut-il pas se tromper sur la conclusion aporétique du dialogue. Puisque la vertu n’a ni maîtres ni disciples, que les plus grands hommes n’ont pas su l’enseigner, reste à admettre qu’elle consiste dans une certaine opinion droite, espèce d’intuition irraisonnée de ce qu’il faut faire, dévolue à quelques-uns. Mais si cette conclusion constituait la réponse de Platon à la question de l’essence, le projet de l’enseignement socratique (élever l’éthique au rang de science) et le passage sur la réminiscence seraient sans fondement. La vraie réponse a été manquée par le dialogue, parce que Ménon n’a pas compris le sens du mythe de la réminiscence : la connaissance des valeurs éclaire le sens de l’expérience en la précédant au lieu d’en procéder, et ce que requiert de celui qui s’engage © Philopsis – Laurent Cournarie 80 www.philopsis.fr dans la pensée l’appel à la réflexion personnelle. Le consentement à la recherche, aux exigences de la recherche, au long détour dialectique, ne peut pas être seulement verbal, mais il implique l’être avec toute son âme entière comme il sera dit dans la République (518d). L’aporie finale est donc relative au caractère et aux aptitudes déficientes de Ménon. Elle comporte une intention finalement polémique. Car il n’est pas dans la pensée de Platon de faire de la vertu une opinion droite. Mais en concluant sur cette idée, Socrate montre à Ménon, et à travers lui aussi bien au sophiste qu’au conformiste, que tels qu’ils conçoivent la vertu, elle n’est qu’une opinion droite, un pseudo-savoir qui ne se prête pas à l’enseignement. Ménon renoncera par conséquent à prétendre enseigner la vertu par ses discours. La vertu selon Ménon n’est pas la vertu et n’est rien d’autre qu’une opinion droite. La vertu qui n’est pas une opinion droite, quant à elle, peut s’enseigner peut-être. Mais pour le comprendre, il faut reprendre l’examen à nouveaux frais et disposer d’une théorie du bien et de la connaissance de l’être qui fait encore ici défaut. Anytos est le futur accusateur de Socrate. C’est un citoyen fortuné, qui aura été influent, malgré sa fidélité à la démocratie athénienne. Platon met en scène leur confrontation. A travers des motifs personnels de haine (Socrate avait conseillé à Anytos de laisser son fils abandonner le métier paternel de tanneur, pour éviter qu’il ne sombre dans le vice : Socrate avait vu juste, semble-t-il, doutant, comme il suggère dans le dialogue, du pouvoir des pères d’éduquer les enfants à la vertu et au bien), c’est une opposition qu’on dirait « idéologique » qui se dégage. Anytos représente à la fois les artisans et les hommes politiques que Socrate, sous la motion de son démon, n’a cessé de critiquer (voir Apologie de Socrate), ce qui a permis l’assimilation de l’action de Socrate sur ses concitoyens à l’activité des sophistes. Le conservatisme exemplariste d’Anytos induit la misologie – la vertu s’enseigne par l’imitation des hommes exemplaires de la cité et donc il ne faut rien critiquer ni rien changer – et la méfiance pour l’exercice de la pensée rationnelle (l’effort pour soumettre les valeurs à la connaissance est par principe suspect et coupable). La haine de la raison est dissimulée par la haine de l’étranger et favorise l’identification de la philosophie avec la sophistique. Lorsque Anytos décrit la capacité de la classe politique athénienne à transmettre la vertu aux jeunes gens, il se range lui-même au nombre de ceux qui la transmettront par la seule exemplarité de ce qu’ils sont. Les valeurs sur lesquelles une société est fondée ne sont, aux yeux d’Anytos, ni à critiquer ni même à étudier, mais seulement à reproduire. Elles forment la base d’un agrément politique, et l’intervention de la réflexion critique sur les conditions d’un tel agrément peut aller jusqu’à susciter la haine. Cette haine que les hommes politiques réservent à ceux qui critiquent les valeurs de la cité ou qui dénoncent le manque de conformité entre les actions des politiques et les valeurs que ceux-ci proclament, n’est qu’un aspect particulier de la misologie, la haine à l’égard des discours et de la réflexion. Mais là où la critique socratique est la plus haïssable pour les hommes politiques, c’est lorsqu’elle prend pour cible leur prétendue exemplarité éducative. Une autre raison de l’hostilité que suscitait Socrate vient de l’apparente similitude entre sa manière de discuter et celle que pratiquaient © Philopsis – Laurent Cournarie 81 www.philopsis.fr les sophistes. Comme les sophistes, Socrate sollicitait sans cesse la discussion, cherchait à réfuter les réponses qui lui étaient faites, comme eux il s’attaquait aux opinions déjà formées. Une expression qu’Anytos utilise dans le Ménon est à cet égard frappante. Exprimant toute sa haine à l’égard du sophiste, Anytos ajoute : « Le sophiste, hommes d’Athènes, est sans doute, selon lui, nul autre que Socrate» (M. Canto, op. cit., p. 31-32). Pourtant on aurait tort de séparer ces deux personnages. Il y a des liens précis entre ce « disciple cultivé du plus grand orateur de l’époque » et ce démocrate anti-intellectuel. Tous deux, quelles que soient leurs différences, admettent la même définition de la vertu. Face à l’opinion sur la vertu représentée par le couple Ménon-Anytos, il y a Socrate et le jeune esclave. Ce jeune serviteur de Ménon, sans nom et sans caractère défini comme les autres personnages, est le sujet d’une expérience de « psychologie cognitive »73 presque idéale, qui confirme la thèse de Socrate sur l’acquisition du savoir. Esclave, il n’a pas reçu d’éducation. Mais au lieu de représenter le non-savoir, voire la nonhumanité, il manifeste la condition de toute connaissance possible. Son esprit est vierge de toute instruction. Et pourtant il se révèle capable de comprendre et de savoir ce qu’il n’a jamais appris, précisément parce qu’il est doué d’une âme intellectuelle. En tant que l’homme est son âme, il sait toutes choses. L’âme est au moins la cause formelle de la connaissance. Le cas du jeune esclave est ainsi troublant. D’abord parce que la connaissance de la vérité y est montrée comme la vraie liberté, indifférente à la condition des hommes (esclaves/citoyens). L’âme est le tout de l’homme, et la capacité intellectuelle qui définit la connaissance est le critère spécifique de l’humanité. Ainsi dans le dialogue, l’esclave fait-il figure de contre-type à Ménon : autant Ménon est impatient et peu docile, autant l’esclave paraît apte à l’étude. Enfin le cas cognitif de l’esclave sert à réfuter tout empirisme, sans tomber dans l’humanisme sophistique de Ménon ou dans le culturalisme conservateur représenté par Anytos. Le savoir n’est ni résultat de l’enseignement d’un maître de rhétorique ni le fruit de la scholè attachée traditionnellement à la figure de l’homme libre et à l’âge. La sagesse peut être le fait d’un homme jeune et de condition servile. Même si Platon ne se livre pas à une critique directe de l’esclavage, on voit comment les paradoxes du savoir troublent aussi les préjugés de la société grecque. Quant à Socrate, on l’a déjà souligné, il se fait plus platonicien que socratique, plus mathématicien que moraliste, ou plus exactement ordonne la rationalité pratique à la procédure mathématique d’examen par hypothèse. Moins sévère envers les hommes politiques que dans le Gorgias, en leur reconnaissant le mérite de posséder non pas une science mais une opinion droite en matière d’action politique, il avance aussi l’hypothèse de la Réminiscence qui « se retrouvera dans des dialogues plus tardifs tels le Phédon et le Phèdre, comme pièce essentielle de la pensée platonicienne » (voir la notice dans l’éd. Belles-Lettres : le Ménon se présente comme un complément du Gorgias (absence de la théorie de l’opinion vraie). Mais l’introduction de l’opinion vraie permet un changement dans la pensée de Platon, c'est-à-dire un certain éloge des hommes politiques (p. 230). 73 voir Benny Shanon : paradoxes de la connaissance ). « Le Ménon. Une conception de psychologie », in Les © Philopsis – Laurent Cournarie 82 www.philopsis.fr Plan du Ménon. Nous suivons les indications de M. Canto – d’autres découpages sont acceptables : voici celui que propose J.-C. Fraisse dans son commentaire chez Hatier (1987) : 1) L’art de la définition ( 70a-77a) ; 2) Examen de la définition proposée par Ménon (77b-80d) ; 3) Le recours à la réminiscence (80d-86c) ; 4) Le recours à la méthode hypothétique (86d89b) ; 5) Une science sans maîtres ni disciples (89c-96c) ; 6) La vertu est-ce l’opinion droite ? (96d-100c) I. Difficiles définitions de la vertu [Dialogue entre Ménon et Socrate (70a-80d)] Introduction (70d-71d) - Le thème du dialogue : la vertu s’enseigne-t-elle ? (70a) - Ignorance de Socrate qui invite Ménon à définir la vertu (70a-71d). a) Première définition (71e-73c) 1- Il y a de multiples vertus (71e-72a). 2- Quelle est la forme propre à toute vertu (72b-73c) ? b) Deuxième définition (73c-75 b) 1- La vertu du commandement est la vertu (73 d) 2- Seul le commandement assorti de la justice est vertu (73d). 3- Défaut d’une définition qui définit un terme par une de ses parties (73d-74d). 4- Analogie avec la notion de figure (74d-75b) c) Modèles de définition par Socrate (75b-77a) 1- Définitions de la figure (74d-76a) - La figure comme ce qui accompagne toujours la couleur (74d-c). - Défaut d’une définition par une notion encore inconnue (75c-d). - La figure comme limite du solide (75d-76a). 2- Définition de la couleur (76a-77a) - La couleur comme un effluve de figures proportionné à la vue (76c). - Une définition valable pour toute espèce de perception (76e). Application à la vertu : qu’est-ce que la vertu en général ? (77a) d) Troisième définition (77b-80d) 1- la vertu ou le désir des belles choses avec le pouvoir de se les procurer (77b) 2- discussion : les hommes désirent-ils toujours le bien ? (77b78b) 3 - la vertu n’est rien que le pouvoir de se procurer des biens et des honneurs (78b-d) 4- l’exercice du pouvoir n’est vertu que sous les conditions des vertus de justice, de tempérance, de courage (78d-79b). Conclusion-transition (79b-80d) : - répétition d’une erreur : définir la vertu par une vertu (79b-c) - nécessité de reprendre l’enquête au début (79c-79e) - l’effet du questionnement socratique : la comparaison de Socrate à une raie-torpille (80a-d). II. Les paradoxes de la connaissance [Dialogue entre Socrate, Ménon, et un jeune esclave (80d-86c)] © Philopsis – Laurent Cournarie 83 www.philopsis.fr a) L’argument de Ménon (80d-81a) 1 - comment savoir et reconnaître ce qu’on ignore (80d) 2 - Socrate démontre son caractère éristique (80e-81a) b) L’hypothèse de la réminiscence (81a-82b) 1 - une hypothèse religieuse (81a-c) 2 - chercher et apprendre pour l’âme, c’est se ressouvenir (81c82b) c) Vérification de l’hypothèse de la réminiscence (82b-86c) 1 - la construction du carré double d’un carré quelconque (82b) 2 - l’interrogation est pour l’âme, le moyen et l’occasion d’actualiser des opinions vraies en connaissances qu’elle possède en elle avant son incarnation (85b-86b) 3- une certitude «métaphysique» qui encourage la recherche et la réflexion (86b-c) III. L’enseignement de la vertu [Ménon et Socrate (86c-89e)] a) Retour malheureux à la question de l’enseignement de la vertu (86c-87a) 1 - accord pour reconnaître qu’on doit chercher ce qu’on ignore (86d) 2 - regrets de Socrate : aporie prévisible du dialogue (86d) b) Le recours à la méthode hypothétique (86d-89e) 1 - Examen de la question sous réserve d’une concession de la part de Ménon (86e-87b) 2 - Conditions hypothétiques pour un enseignement de la vertu (87b-89a) - si la vertu est connaissance, elle s’enseigne (87b-c) - si la vertu est un bien, c’est-à-dire utile, donc une sorte de raison, elle s’enseigne (87d-89a) 3 - Conséquences du raisonnement (89a-e) - la vertu n’est pas un don de nature (89a-b) - il doit exister des maîtres de vertu et des disciples qui reçoivent leur enseignement (89b-e) IV. A la recherche des maîtres de vertu [Dialogue entre Socrate, Ménon et Anytos (89e-96d)] a) Les sophistes sont-ils les maîtres capables d’enseigner la vertu ? (89e-92e) 1 - Présentation d’Anytos, associé à la discussion (89e-90b) 2 - L’analogie des métiers et de la sophistique (89b-91b) 3- Indignation d’Anytos : les sophistes sont un fléau social (91c 92e) - folie des jeunes gens et des parents (92a-b) - Anytos avoue n’avoir jamais fréquenté aucun sophiste (92b-e) b) La vertu exemplaire des hommes politiques athéniens (92e-94e) 1 - La vertu des honnêtes gens ( 92e) 2 - Les honnêtes gens incapables de transmettre la vertu (93a-b) - rappel de l’objet de la recherche (93a-b) © Philopsis – Laurent Cournarie 84 www.philopsis.fr - discussion sur des exemples (93c-94e) - Anytos se retire furieux de la discussion : un conseil menaçant à l’intention de Socrate (94e) c) La vertu peut-elle donc s’enseigner ? (95a-96d) [Reprise de la discussion avec Ménon] 1 - L’opinion commune ne permet pas de se prononcer (95b) 2 - L’absence de maîtres et de disciples en vertu réfute la possibilité de son enseignement (96b-c) V. La vertu en tant qu’opinion vraie [Socrate et Ménon (96d-100c)] a) La rectitude non-rationnelle de l’opinion vraie (96d-97c) 1 - une négligence dans l’examen (96d-e) 2 - égale efficacité de la science et de l’opinion vraie (97a-c) b) Différence entre la science et l’opinion vraie (97d-98c) 1 - les statues de Dédale : l’enchaînement du raisonnement causal (97d-98a) 2 - deux critères d’appréciation (98b-c) c) Ce que vaut la vertu des hommes politiques (98c-100c) 1 - Résumé des étapes de la discussion (98c-99b) 2 - L’opinion vraie ne diffère en rien d’un don divin - les hommes politiques sont divins comme les prophètes, les devins et les poètes (99c-d) - telle est la conclusion du raisonnement tant que l’on ne se met pas en quête de la vertu en soi (99e-100c) 70d-71d Le dialogue commence de façon abrupte par l’énoncé d’une question par Ménon, sans aucun préambule, contrairement à ce qui se passe en général dans la plupart des dialogues platoniciens. On peut supposer que Platon a été inspiré, pour les circonstances du dialogue, par la visite que fit le personnage historique de Ménon, à la fin du Vè siècle, à Athènes pour obtenir une aide militaire et que sa ville Pharsale puisse se défende contre le tyran Lycophron. On apprend au cours du dialogue qu’il est jeune, sans être adolescent (76b), riche et est accompagné de nombreux serviteurs (82a), qu’il est le fils d’Alexidème (76e) et le compagnon d’Aristippe, qu’il est l’hôte héréditaire du roi de Perse (78d), que sa famille entretient des liens d’hospitalité avec la famille d’Anytos (90b). Surtout il est présenté par Socrate comme l’élève du célèbre rhéteur Gorgias. Tout se passe donc comme si Ménon était seulement animé par la volonté de rencontrer Socrate pour lui poser sans détour la question : comment la vertu s’acquiert-elle ? La question est, pour ainsi dire, son propre contexte d’énonciation. Elle n’est pas d’abord une question philosophique, mais l’interrogation que la culture grecque se pose à elle-même avec insistance. Loin d’être accessoire, elle touche à l’identité de la culture grecque. Pour le comprendre, il faut s’arrêter sur la notion d’aretè 74 et sur la crise que provoque dans cette histoire, au Vè siècle, l’avènement de la sophistique. 74 Voir M. Canto, p. 38-54. © Philopsis – Laurent Cournarie 85 www.philopsis.fr D’ailleurs la forme de la question de Ménon en porte témoignage. Il ne demande pas à Socrate : comment acquiert-on la vertu, comment devient-on vertueux ? - mais formule déjà lui-même le cadre des réponses possibles, puisqu’il distingue trois causes possibles : la vertu est acquise ; la vertu est un don de nature ; la vertu a une autre cause indéterminée. Mais Ménon commence par la première hypothèse qu’il privilégie en distinguant deux options : la vertu peut s’acquérir par l’enseignement (διδασκον) ou bien par l’exercice (ασκητον − ασκεω : travailler, façonner, s’exercer à un art). Et c’est seulement s’il s’avère qu’elle ne résulte ni de l’enseignement (µαθετον est substitué à διδασκον 75 ) ni de l’exercice, qu’il faut envisager la possibilité qu’elle soit donnée à l’homme par la nature ou provienne de quelque autre cause76. Or ce sont bien les sophistes qui ont diffusé l’idée que la vertu pouvait s’enseigner77, obligeant leurs contemporains à repenser leur rapport à la valeur suprême sur laquelle la culture grecque s’était construite. Naturellement cette question a suscité la réflexion philosophique. Elle a été débattue par Platon, par Aristote, et a fini par devenir un débat académique dans les écoles philosophiques78. En effet, la notion d’aretè est une notion tout à fait centrale dans la pensée grecque, qui a subi une évolution importante. Si la question de son acquisition est si décisive, c’est parce que la vertu finit par désigner l’excellence par laquelle l’homme accomplit sa nature propre. Au sens archaïque, chez Homère, l’arétè signifie le succès à la guerre. La vertu, c’est la vertu, la valeur guerrière, la noblesse du héros79. Plus tard, la vertu désigne ce qui assure à l’homme la pleine réalisation de ses aptitudes, et même la qualité d’un organe ou d’un outil à accomplir parfaitement la fonction pour laquelle il est fait. On parlera d’une arétè de l’œil par exemple80. 75 On peut comprendre le sens de l’expression soit au sens matériel soit au sens formel : la vertu est-elle matière enseignée ou bien est-il dans le concept même de vertu qu’elle soit susceptible d’enseignement ? La suite du dialogue nous paraît mêler les deux sens : la vertu ne s’enseigne pas puisqu’on constate qu’il n’y a aucun maître ni aucun disciple en vertu. Cet argument empirique est censé réfuter l’idée que la vertu soit science, c'est-à-dire la condition formelle d’un enseignement de la vertu. Voir M. Canto, note 2, p. 210-211 et l’article de Jonathan Barnes, Revue philosophique, 4, 1991. Sur la discussion portant sur la différence de signification entre les deux termes, voir l’article de Bluck, dans Les paradoxes de la connaissance, p. 163-171. 76 Comme le note Bernard Piettre (Ménon, Nathan, 1990, p. 36), Ménon propose donc quatre thèses. La vertu est ou science (thèse de Socrate dans le Lachès, dans le Protagoras, et celle de Platon à partir de la République), ou exercice pratique (thèse des cyniques, des cyrénaïques et des sceptiques), ou don de nature (thèse aristocratique chantée par les poètes comme Pindare ou Théognis), ou don de fortune (thèse de la fin du dialogue). 77 Voir par exemple, Protagoras, 312 c-320c. 78 Voir M. Canto, note 1 p. 209. 79 Le terme convient sans doute mieux à certains égards pour traduire l’arétè grecque. 80 Voir W. Jæger : « Nous pouvons trouver dans l’histoire du mot aretè (qui se rencontre aux époques les plus lointaines) un moyen d’accéder … à l’histoire de la culture grecque. L’équivalent de ce mot aretè n’existe pas en français moderne : son acception la plus ancienne représente un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière. Pourtant cette idée d’aretè est la quintessence même de l’éducation aristocratique dans la Grèce archaïque. (…) L’aretè constitue vraiment l’attribut du noble. Les Grecs ont toujours pensé qu’une force et une bravoure exceptionnelles formaient la base naturelle du droit au commandement : il leur était impossible de dissocier autorité et aretè. La racine de ce mot est identique à celle d’aristos terme servant à indiquer des talents et une supériorité extraordinaires - et on se servait sans cesse d’aristos au pluriel pour désigner la noblesse. Tout naturellement, les Grecs, qui classaient les individus d’après leur valeur, utilisèrent un © Philopsis – Laurent Cournarie 86 www.philopsis.fr La notion s’est largement politisée pour exprimer le talent de l’homme d’Etat ou ce qui fait la perfection du citoyen. C’est à l’exercice du pouvoir qu’est naturellement destinée la complète réalisation de la vertu. Mais progressivement aussi la valeur de naissance à laquelle était attachée le talent politique s’efface au profit de l’éducation, d’une éducation politique ellemême infléchie dans le sens d’une prééminence des capacités intellectuelles. Avec la démocratie, où l’arétè désigne la fonction d’ordre et de justice de la loi dans la cité (la loi est égale pour tous les citoyens et éduque les citoyens à la justice), la question de l’éducation appropriée supplante l’idéal aristocratique de la valeur individuelle, qui marquait jusque là l’appartenance à la même élite. Ainsi la notion d’arétè d’une part se dénaturalise, et c’est cet idéal de culture et de rationalisation qui l’emporte avec les sophistes. Il n’y a pas de vertu sans paideia : la vertu est objet d’enseignement81. D’autre part le contenu moral dont la notion de vertu n’a jamais été dépourvu change aussi. Là où la morale est encore sociale - il n’y a pas d’arétè au mépris de la justice, de la piété, mais la justice et la piété sont des contrats qui lient les hommes et les dieux, et les hommes à l’intérieur d’une même communauté politique -, elle devient avec Socrate une exigence abstraite et pour ainsi dire subjective-universelle, plus conforme au concept moral de vertu qui est le nôtre (disposition à agir selon le bien)82. La vertu n’est pas l’excellence du citoyen en tant que citoyen83, mais de l’homme en tant qu’homme, c'est-à-dire en tant que l’homme est essentiellement âme et raison. Socrate s’inscrit incontestablement dans le prolongement des sophistes, contre l’idéal aristocratique d’une naturalité de la vertu, contre la moralité sociale et conventionnelle de l’idéal démocratique. Mais il s’oppose aux sophistes en considérant que la vertu n’est pas la conformité d’une action à sa destination, l’action réussie, mais la valeur morale de l’action pour autant qu’elle participe de la science84. C’est critère semblable pour le monde en général. C’est la raison pour laquelle ils appliquèrent le mot aretè à des choses et à des êtres qui n’avaient rien d’humain » (op. cit., p. 31-32). 81 « La rationalisation de l’éducation politique n’est qu’un exemple particulier de la rationalisation de toute la vie à Athènes : alors plus que jamais, le but de l’existence fut l’accomplissement, le succès. Un tel changement devait nécessairement modifier les valeurs qui servaient de critères pour jauger les individus. Les qualités morales se virent désormais reléguées à l’arrière-plan, tandis que l’accent fut mis sur les qualités intellectuelles. (…) Pour la première fois, le côté intellectuel de l’homme eut la prééminence absolue, d’où cette mission éducative que les sophistes s’efforcèrent de remplir. C’est là la seule explication possible de leur croyance en la possibilité d’enseigner l’aretè » (W. Jæger, op. cit., p. 141). 82 « Agir conformément à l’aretè, c’est alors se soumettre à un bien objectif, par rapport auquel les formes de réussite humaine ou le sentiment de sa propre réalisation personnelle ne sont plus déterminants. Ces deux valeurs du terme aretè, la signification traditionnelle (d’inspiration socio-politique) et la signification socratique (plus nettement morale), sont d’ailleurs présentes dans le Ménon, et même opposées l’une à l’autre. La fameuse définition que Ménon donne de la vertu exprime sans grands raffinements une conception encore assez répandue à l’époque. Mais la réplique de Socrate, qui fait de la vertu à la fois un bien et une forme de connaissance, propose une interprétation spécifique du terme aretè, qui était sans doute aussi paradoxale pour les lecteurs de l’Antiquité qu’elle l’est pour nous » (M. Canto, Introduction, Les paradoxes de la connaissance, p. 13). 83 Toute la vertu morale du citoyen est l’œuvre de l’éducation des lois. Voir la prosopopée des lois dans le Criton, ou le concept de justice universelle ou légale chez Aristote (Ethique à Nicomaque, V, 2-3). 84 Voir dans la suite du dialogue 88 c-89a. Voir aussi République, X, 618 c-d. © Philopsis – Laurent Cournarie 87 www.philopsis.fr le savoir qui fonde les vertus comme des valeurs substantielles, à égale distance entre la pure valeur subjective et le conformisme social. Or si Socrate est amené à parler de la vertu, à la demande de Ménon, ce n’est pas au même sens que lui. Sous le même mot, ce sont deux concepts qui s’opposent. C’est d’ailleurs ce que dramatise la première réplique de Socrate. Socrate décrit ironiquement l’état de la vie intellectuelle athénienne comme un vide. La science <sophia> a déserté la cité pour s’expatrier en Thessalie. Il oppose la magnificence, la richesse de la Thessalie, pourtant réputée pour son inculture, à la sécheresse d’Athènes. Entre les deux cités la situation est présentée comme exactement inverse : en Thessalie, à l’instar de Gorgias lui-même, chacun paraît capable de répondre, sans détour à toutes les questions du premier venu, à commencer par celles qui concernent la vertu (70c) ; à Athènes, le premier venu est incapable de répondre à la moindre question sur la vertu (71a). Ici plusieurs interprétations sont possibles. Ou bien Platon veut dire le contraire de ce qu’il dit, tant on a du mal à se convaincre que le dessèchement intellectuel puisse caractériser l’Athènes du Vè siècle : c’est une ironie contre l’enflure du savoir et du style du savoir thessalien. Alors la critique porte contre l’enseignement de Gorgias, puisqu’il est celui-là même qui a apporté la science en Thessalie. Le savoir n’est pas où l’on croit, dans la magnificence, la généreuse assurance thessalienne mais dans la pseudoindigence athénienne. Mais le trait d’ironie porte aussi bien contre les athéniens eux-mêmes, exprimant la position critique de Socrate à l’égard de ses concitoyens qui ne consentent pas à mettre la science au centre de la question de la vertu. La réponse de Socrate, qui consiste à dire qu’il ne lui est pas possible de savoir comment s’acquiert la vertu avant qu’il ne sache préalablement répondre à la question de sa nature, vise tout autant le pseudo-savoir rhétorique ou sophistique des étrangers que le conformisme social athénien. Autrement dit, Ménon pose la question des moyens d’acquérir la vertu, à partir de la thèse sophistique d’un enseignement possible de la vertu, et dans l’horizon d’un concept finalement pragmatiste de la vertu, conforme au concept dominant de l’excellence grecque, comme l’atteste la première définition qu’il formule : « le désir des belles choses avec le pouvoir de se les procurer » (77b). Socrate avoue son ignorance, en feignant l’ignorance générale des athéniens sur cette question. Il suggère à Ménon que la question qu’il pose est prématurée et que pour son propre compte, le savoir lui fait défaut. Il précise même la cause de son ignorance. Elle consiste exactement dans l’ignorance de l’essence de la vertu. « Or si je ne sais pas ce qu’est la vertu, comment pourrais-je savoir quoi que ce soit d’elle ? Te paraît-il possible que, sans connaître aucunement Ménon et ignorant qui il est, on sache de lui qu’il est riche, beau, noble même, ou tout le contraire de cela ? Ce fait te paraît-il possible ? » (71 b, p. 126). Ici Socrate oppose clairement, comme souvent dans les dialogues socratiques 85 , ce qui relève des propriétés <opoion ge ti> à l’essence <ti estin> (71b) - ce que confirme l’énumération des qualités dans l’exemple (riche, beau, noble). Autrement dit le fait de L’attribut peut désigner une qualité accidentelle, une partie de l’essence, une détermination qui compose sa définition (voir note 14 p. 215). 85 © Philopsis – Laurent Cournarie 88 www.philopsis.fr s’enseigner, et plus généralement la manière d’être acquise représente, pour la vertu, un simple prédicat. Or la connaissance de ce qui est attribut est nécessairement postérieure à la connaissance de l’essence. On peut sans doute aller plus loin. Socrate suggère que toutes les connaissances sur la vertu ne servent de rien tant que l’on ne possède pas la science de son essence, c'est-à-dire tant que les connaissances ne sont pas attachées à la définition de son essence. Ainsi la vertu ne consiste pas plus dans le fait de s’acquérir, que Ménon ne s’identifie au fait d’être beau, riche, noble. Socrate semble écarter le fait que l’enseignement constitue un caractère définitionnel de la vertu - ce qui est peut-être à nuancer en fonction du passage sur la duplication du carré puisque la méthode pour actualiser la réminiscence de l’âme est alors de savoir « quelle » ligne est celle du carré double86. Il apparaît encore que le savoir de l’essence fonde logiquement le savoir des attributs de l’essence. C’est même cette antériorité de l’essence sur la qualité que s’attache à mettre en évidence Socrate par l’analogie entre la vertu et le cas de l’individu87. Enfin le savoir de l’essence constitue le vrai savoir. Celui qui prétend avoir des connaissances sur la vertu sans être capable d’énoncer ce qu’elle est, est ignorant de son ignorance. Ce qui pris ironiquement laisse entendre que faute de connaître qui est Ménon, on peut lui prêter sans contradiction les qualités contraires de celles que Socrate lui a reconnues (laideur, pauvreté, bassesse). Ménon entend la remarque de Socrate mais ne la comprend pas, ou ne comprend pas ce qu’il faut y comprendre. Certes il admet qu’il n’est pas possible de savoir s’il possède telle ou telle qualité sans qu’on le connaisse. Mais pour Ménon le débat est ailleurs. Il porte sur le fait que Socrate avoue ignorer ce qu’est la vertu, c'est-à-dire ignorer ce qu’il est le moins possible d’ignorer pour un grec. L’ignorance est encore plus scandaleuse et impardonnable quand on a eu la chance de rencontrer Gorgias. La figure de Gorgias est dominante en ce début, dont le nom est cité pour la deuxième fois, présentement par Ménon. Qui a rencontré Gorgias ne peut ignorer, dire ignorer ce qu’est la vertu et même prétendre que cette ignorance est générale (71c). Mais Ménon et Socrate ne parlent pas de la même chose quand ils parlent de la vertu et de la connaissance de ce qu’est la vertu. L’ambiguïté sur le concept renvoie d’ailleurs à une opposition plus fondamentale, qui porte sur le langage. En effet pour Ménon, ce qu’est la vertu c’est ce qu’on entend par vertu, et c’est la manière d’acquérir cette vertu que Gorgias se flatte de pouvoir enseigner88. Le savoir consiste dans la réponse, et dans le Voir M. Canto, p. 101 et note 14 p. 215. L’exemple n’en demeure pas moins surprenant si on l’analyse de façon plus serrée. Car la connaissance des qualités de l’individu est empirique, ce qui est impossible pour la vertu. En outre, on est en droit de distinguer entre l’intuition directe de la beauté et la connaissance indirecte de la noblesse, entre la connaissance perceptive et la connaissance propositionnelle. Voir M. Canto, note 14 p. 215. 88 Ce faisant il enveloppe un savoir et prétend transmettre un savoir : son art n’est donc pas seulement rhétorique, mais relève de la sophistique. La rhétorique c’est l’art (technè), le savoir-faire de l’orateur, qui parle devant les assemblées ou les tribunaux, ou du rhéteur, qui enseigne la manière de convaincre. La sophistique a une autre ambition. Elle prétend enseigner et transmettre un savoir et se présente comme un art de la discussion dans l’affrontement des opinions. Mais Platon s’emploie à réduire la différence (voir le Gorgias). 86 87 © Philopsis – Laurent Cournarie 89 www.philopsis.fr succès de la réponse. Au contraire, pour Socrate, ce qu’est la vertu c’est son essence. Mais cette essence n’est pas donnée immédiatement dans le langage : elle est à conquérir par l’exercice même de l’interrogation, de sorte que la sagesse est ici plutôt du côté de la question, c'est-à-dire plus précisément de la question en vue de l’essence, qui enveloppe nécessairement la conscience initiale de l’ignorance de celui qui se met à sa recherche. Mais Socrate met ce différend sur le compte des faiblesses de sa mémoire. Ce procédé met l’interlocuteur en situation de pouvoir s’engager personnellement dans la réflexion, c'est-à-dire de s’impliquer dans l’exercice dialectique. Socrate invite d’ailleurs explicitement Ménon à exposer son savoir, en l’absence de Gorgias89. Car ce qui importe c’est non pas le souvenir de Gorgias, le rappel de son enseignement, mais la confrontation du savoir et de l’ignorance dans le dialogue. Ménon est incité à abandonner le savoir de la mémoire, ou plutôt à exposer son savoir, c’est-à-dire à la fois à ne pas le retenir pour lui-même de façon «jalouse» et à lui faire subir l’examen de la discussion. Par là Socrate espère non seulement sortir de son ignorance mais être désabusé d’une erreur, lui qui vient de soutenir que personne ne sait et n’a jamais su ce qu’est la vertu. Pourtant là encore la discussion s’engage mal. Ménon s’empresse de répondre à la demande de Socrate, mais en parfait disciple de Gorgias. Aussi ce qui vient à être éprouvé c’est le savoir de Gorgias sur la vertu. En fait, depuis la question initiale, abrupte et abstraite, rien n’a changé puisque, depuis le début, Socrate vise le savoir que présuppose la forme même de la question de Ménon. Comme l’écrit M. Narcy90, « Après la déclaration de Socrate qu’il n’a jamais rencontré lui-même, pas plus qu’un autre, un homme capable d’enseigner la vertu, le dialogue aurait pu très bien passer directement à ce que sera la pseudo-conclusion du dialogue : s’il existe des gens vertueux, ce n’est pas un enseignement qu’ils doivent de l’être ». Or si le dialogue prend un autre chemin, plus sinueux et finalement aporétique, c’est parce que Ménon fait aussitôt part de son étonnement, non pas de ce que Socrate ignore ce qu’est la vertu - Ménon n’a pas compris ce que veut dire cette ignorance - mais de sa méconnaissance de Gorgias. « Ce qui étonne Ménon, c’est que Socrate n’ait pas reconnu en Gorgias un maître, quelqu’un qui, faisant profession d’enseigner, détient un savoir qui lui permet, selon la description de Socrate lui-même, de répondre à toute question, et en particulier de dire ce qu’est la vertu »91. Ainsi le dialogue vient à s’engager non pas sur la question : qu’est-ce que la vertu, mais sur celle-ci : qu’est-ce que Gorgias sait de la vertu - ou ce qui revient au même, qu’est-ce que Ménon sait de la vertu, puisqu’il déclare qu’il est du même avis que son maître (71d) ? Autrement dit toute la première partie sur les définitions infructueuses de Ménon traite, non pas de l’essence de la vertu mais déjà, à travers la mise à l’épreuve du savoir ou de l’enseignement de Gorgias92, de la question du savoir et de l’enseignement. Cette focalisation décide de toute la suite du Le rhéteur est souvent présenté comme se dérobant à l’enquête discursive (Euthydème, 305c-d, Gorgias, 485c). Ici il est tout simplement absent pour répondre. 90 , Les paradoxes de la connaissance, p. 177. 91 Ibid. 92 Après chaque échec, on est toujours renvoyé à la pensée de Gorgias ( 73c, 79c). 89 © Philopsis – Laurent Cournarie 90 www.philopsis.fr dialogue : de la position de Socrate dans la discussion (position de nonmaître), de l’introduction du mythe de la réminiscence, et même de l’engagement véritable du dialogue dans la reprise de la question initiale. En effet l’échec des tentatives de définitions données par Ménon révèle toute la vanité du savoir de Gorgias. Tout l’enseignement de Gorgias ne sert à rien dès lors qu’il s’agit de répondre à l’exigence socratique d’une définition de la vertu. Tout le savoir de ce maître ne vient pas à bout de l’ignorance du non-maître (80b). Ménon est alors prêt à abandonner la discussion. « C’est alors que, pour encourager Ménon à continuer ou plutôt à entreprendre enfin la recherche, Socrate introduit le mythe de la Réminiscence et l’illustre par l’entretien avec l’esclave. Après quoi libéré des prestiges de la chose enseignée, Ménon abandonne le rôle qu’il tenait jusque-là, et c’est parce qu’il prend la parole en son propre nom qu’il revient à la question initiale, la sienne, et qu’il est prêt maintenant à l’examiner lui-même avec Socrate, comme une question. C’est donc un second dialogue dont Ménon s’était détourné au début, tout rempli qu’il était de l’enseignement reçu »93. Donc, plein de cette superbe qu’il a acquise auprès de Gorgias, inconscient des difficultés de la tâche à accomplir (71e94), Ménon propose, en place d’une définition universelle de la vertu, une série d’exemples de vertus spécifiques. Dans ce passage, l’opinion est omniprésente. Dans la forme de pensée d’abord. L’opinion pense en effet par exemples et éprouve les pires difficultés à s’élever au plan conceptuel et donc à l’exigence de définition. De fait, l’opinion, soumise à l’expérience, incline au relativisme moral (72a) : il y a autant de vertus qu’il y a de types d’hommes, autant d’hommes qu’il y a de conceptions de la vertu95. Dans le contenu des définitions proposées ensuite. Ménon reprend la définition de la vertu (une excellence civique et politique, qui est la conviction partagée par la morale populaire de son temps 96 - elle est reprise par Anytos en 91a -, celle-là même que prétendaient enseigner les sophistes97. Il en va de même de la mention de l’obligation d’amitié envers ses proches et d’agressivité envers ses ennemis (la justice consiste à faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis), de la vertu non-politique de la femme ou de l’enfant98 qui sont autant de lieux communs à l’époque. M. Narcy, id., p. 178. Cette inconscience et l’incompréhension de l’exigence essentielle de définition sont fréquentes chez les interlocuteurs de Socrate. Voir M. Canto, note 21, p. 217. On peut sans doute s’étonner de cette difficulté à comprendre ce qu’est une définition et cela conduit à se demander ce qu’attend véritablement Socrate en exigeant que son interlocuteur réponde par une définition. Qu’est-ce que la vertu ? cela signifie-t-il : quel est le sens du mot, quelle est l’essence de la vertu, ou bien quelle est la cause de la vertu ? Socrate ne privilégie pas comme Aristote dans la définition la détermination de la cause formelle. La visée de la définition est d’indiquer l’essence conçue comme forme commune. Mais s’il est facile de saisir la nature commune des abeilles réelles et possibles, il n’en va pas de même de la vertu : comment reconnaître la catégorie des actes qui méritent d’être appelés vertueux, qu’est-ce qui fait la vertu des actes vertueux ? 95 J.-C. Fraisse, op. cit., p. 7. 96 Voir M. Canto, note 22, p. 217. 97 Voir le Gorgias (452d, 466b, 483d) ; voir aussi P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir, La Découverte, 1982, p. 32. 98 Voir notamment Aristote dans la Politique (I). Le Stagirite consacre d’ailleurs à cette question de l’unité de la vertu l’essentiel du chapitre 13, où il prend nettement position 93 94 © Philopsis – Laurent Cournarie 91 www.philopsis.fr Socrate a beau jeu d’ironiser sur le résultat de la définition : au lieu d’une seule définition de la vertu, voilà qu’ils obtiennent tout un essaim de définitions de vertus. Cette image de l’essaim, en suivant, l’analogie avec la définition de l’abeille, permet de faire comprendre à Ménon ce qu’il faut rechercher dans une définition. Ainsi quelque soit la variété, la particularité des abeilles, toutes partagent une même nature qui permet de les désigner du même nom. Toutes différentes individuellement, elles sont toutes en même temps identiques par la même chose, et c’est cet élément commun que doit isoler et formuler la définition. Qu’est-ce donc qui autorise à parler, pour l’homme, la femme ou l’enfant, de vertus, c'est-à-dire comment ramener cette pluralité de vertus différentes à l’unité qui fait qu’elles sont à chaque fois vertu ? 73c-75b Ménon comprend la nécessité d’une telle réduction, mais c’est Socrate qui indique le nom de cette unité visée par la définition. Toutes les vertus possèdent une certaine « forme » <eidos> par laquelle elles sont vertus (72c). Que faut-il comprendre ici par forme ? Car c’est le même terme qui sert à Platon pour désigner l’Idée, la Forme substantielle purement intelligible, coéternelle à l’âme. Pourtant rien n’autorise à penser que, dans ce passage, la notion de forme possède déjà le sens qu’il prend dans la «métaphysique» platonicienne. Rien n’est énoncé ni sur le statut ontologique de la forme (de réalité vraie par opposition aux apparences sensibles) ni sur le type de rapport entre elle et ce dont elle est le principe d’unité (participation, imitation). La forme semble seulement désigner le caractère général et distinctif d’une chose que la définition doit énoncer pour constituer une véritable définition. Ainsi contrairement à l’usage, il ne faut pas considérer pour définir la vertu la différence entre l’homme et la femme, la femme et l’esclave, c'est-àdire citer des vertus particulières correspondant à des natures particulières. Ce qu’on doit avoir en vue c’est le caractère commun de la vertu. De même en faveur de Gorgias contre Socrate : « Par conséquent, c’est par nature que la plupart des êtres commandent ou obéissent. Car c’est d’une façon différente que l’homme libre commande à l’esclave, le mâle à la femelle, et le père à l’enfant. Et bien que les parties de l’âme soient présentes en tous ces êtres, elles y sont cependant présentes d’une manière différente : l’esclave est totalement privé de la partie délibérative ; la femelle la possède, mais démunie d’autorité ; quant à l’enfant, il la possède bien, mais elle n’est pas développée. Nous devons donc nécessairement supposer qu’il en est de même en ce qui concerne les vertus morales : tous doivent y avoir part, mais non de la même manière, chacun les possède seulement dans la mesure exigée pour remplir la tâche qui lui est personnellement assignée. C’est pourquoi, tandis que celui qui commande doit posséder la vertu éthique dans sa plénitude (car sa tâche, prise au sens absolu, est celle du maître qui dirige souverainement, et la raison est une telle directrice), il suffit que les autres aient seulement la somme de vertu appropriée au rôle de chacun d’eux. Il est donc manifeste qu’une vertu morale appartient à tous les êtres dont nous avons parlé, mais aussi que la modération n’est pas la même vertu chez l’homme et chez la femme, ni non plus le courage et la justice, comme le croyait Socrate : en réalité, chez l’homme le courage est une vertu de subordination, et on peut en dire autant des autres vertus. Cette diversité apparaît aussi dans toute sa clarté quand on examine les choses plus en détail, car ceux-là se trompent du tout au tout qui soutiennent d’une façon générale que la vertu consiste dans le bon état de l’âme, ou dans l’action droite, ou quelque chose d’analogue : il est bien préférable d’énumérer, à l’exemple de Gorgias, les différentes vertus particulières, que de définir la vertu de cette façon-là » (1260a 8-28, traduction J. Tricot, Vrin, 1962, p. 77-78). © Philopsis – Laurent Cournarie 92 www.philopsis.fr que la force est toujours la même chose, quelque soient ses formes, chez l’enfant ou l’adulte, de même la vertu est toujours quelque principe identique et distinctif qui préside à l’action, quelques soient la particularité et la contingence qui affectent les individus et les situations. Soit donc cette définition de la vertu qui répond aux réquisitions de la définition : la vertu, prise généralement, consiste dans la capacité à bien diriger (ici la cité, là la maison, etc.). La vertu c’est toujours l’excellence de la bonne administration, quelque soit le contexte variable de son application. A la faveur de cette notion de « bien diriger », Socrate introduit les idées de tempérance et de justice. On peut s’étonner que Ménon accepte si facilement cette suggestion qu’il n’y a pas de vertu sans justice ni tempérance, que tous les actes vertueux se ressemblent, que c’est par les mêmes qualités de tempérance et de justice qu’ils sont bons (73c). Si l’accord de Ménon n’est pas extorqué, il n’est pas non plus dénué d’ambiguïté. Car là où la référence à la tempérance et surtout à la justice, privilégiée en suivant, possède certainement un sens moral pour Socrate, Ménon peut continuer d’y voir l’expression du succès : l’homme vertueux, l’homme bon, le citoyen dans l’action politique, la femme dans l’action domestique, est l’homme qui réussit. Rien ne laisse supposer que Ménon pose un rapport de nécessité, conceptuelle entre la vertu, le la bien et justice, et qu’il abandonne la valeur conventionnelle attachée aux notions de vertu et de bien99. D’ailleurs aussitôt, sur la proposition de Socrate qui lui demande de se remémorer l’enseignement de Gorgias sur cette question, Ménon revient à la vertu masculine du commandement 100 . Si Ménon intègre à sa façon l’exigence socratique d’universalité de la définition, il ne rompt pas avec l’idéal d’efficacité qui rallie à la fois la jeunesse ambitieuse d’Athènes et les sophistes qui profitent de cette ambition en prétendant enseigner la vertu. L’ambiguïté est si présente que Socrate ne peut s’empêcher de rappeler à Ménon la nécessité d’introduire la justice dans la définition du commandement. Il faut compléter la définition par la bonne administration et le commandement et dire : la vertu c’est la capacité de commander de façon juste. Sans doute, la vertu est-elle mieux définie à présent. D’une part parce que la justice est une dimension irréductible de la vertu. D’autre part, parce la définition est enfin générale ou universelle. Mais un nouvel embarras apparaît. Sous prétexte de définir la vertu, la forme unique commune à toutes les vertus, on l’assimile à la vertu de justice. Sans doute n’y-a-t-il pas de vertu sans justice, mais la justice reste une vertu particulière qui ne peut, sans contradiction, passer pour la vertu en général. Ce qui est dénoncé ici c’est une sorte de pétition de principe. Mais encore Ménon a-t-il du mal à saisir. Pour sortir de l’embarras, il s’empresse de faire remarquer que la vertu contient aussi, outre la justice, le courage, la tempérance, le savoir. A cette combinaison des quatre qualités qui donnait la définition commune de la vertu, Ménon ajoute la magnificience <megaloprepeia>, en suivant sans doute l’enseignement de 99 Voir note 34 de M. Canto, p. 222. M. Canto, note 37, p. 223. 100 © Philopsis – Laurent Cournarie 93 www.philopsis.fr Gorgias101. C’est-à-dire que Ménon propose à nouveau en guise de définition de la vertu, une pluralité de qualités constitutives de l’acte vertueux, conformément à la fois à l’opinion de son temps et à l’enseignement de Gorgias. Dans tout ce passage, deux choses sont remarquables. Socrate ne fait aucune observation à Ménon sur le contenu de ses réponses. Il ne lui reproche pas de définir la vertu par la supériorité, par le commandement efficace, et plus loin par l’acquisition des richesses. En un mot, Socrate ne se montre pas moraliste. Toutes ses objections sont d’ordre logique, et tendent à souligner l’inadéquation de ses énoncés avec ce qui est en question dans l’examen de la définition de la vertu. Aucun n’est dénoncé faux matériellement mais seulement par sa forme102. Ceci explique que la suite soit justement consacrée à l’art de la définition103. Ensuite devant les grandes difficultés où se débat Ménon pour proposer une définition logiquement satisfaisante de la vertu, Socrate ne consent pas à enseigner lui-même ce qu’est une définition. Au lieu d’expliquer comment doit se former une définition (énoncer le caractère un et commun qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, sans présupposer le défini dans la définition, etc.), il se contente de lui donner le change avec un nouvel exemple. Puisque la méthode est pareille dans tous les cas, on peut s’exercer à la définition en prenant modèle sur une définition particulière, par exemple la définition de la figure. Cet effacement de Socrate est décisif pour la compréhension du dialogue. Il signifie que Socrate refuse d’occuper la place du savoir, le lieu de l’enseignement. Déjà par cette attitude, il anticipe le mythe de la réminiscence. C’est par cette absence qu’il conteste la sophistique et qu’il déroute Ménon. Socrate n’enseigne pas un savoir (sur la vertu) ou ne propose pas une thèse, pour la défendre contre toutes les objections de l’interlocuteur. Au contraire il lie étroitement la position du savoir, l’enseignement et l’éristique 104 . Sans doute cette méthode dite de la « réfutation socratique » <elenchus> 105 est-elle impuissante à atteindre la Voir note p. 239 dans l’édition Belles-Lettres. Pour le commentaire de cette liste des qualités constitutive d’un acte qualifiable de vertueux, voir M. Canto,notes 42 et 43 p. 225. 102 Voir M. Narcy, p. 179. 103 On peut encore interpréter différemment la portée de ce passage, qui commande peut-être toute la lecture du dialogue. Si la dialectique n’est pas une forme possible du logos, si comme mouvement de don et d’accueil, elle en accomplit l’essence, alors tout ce que s’efforce de montrer Socrate à Ménon, ce n’est pas ce que c’est que définir, mais plutôt ce que signifie répondre. Toute la première partie du dialogue développe une vue de la dialectique du point de vue de la réponse, avant d’envisager le point de vue de la question (deuxième partie). Socrate proposerait non pas un art de la définition (on ne trouve d’ailleurs dans le texte aucun terme signifiant précisément définition) mais un art de la réponse. Ménon doit apprendre à répondre, c’est-à-dire désapprendre à croire que répondre c’est dire ce que l’on sait, comme l’enseignement de Gorgias l’en a persuadé depuis longtemps. La méthode de l’elenchus serait seule pleinement appropriée à la réponse qui se veut conforme à l’esprit de la conversation contre la manière éristique de répondre. 104 Voir Théétète : «Si nous étions des habiles et des doctes, après exploration complète de ce qui relève de la pensée, il ne nous resterait plus qu’à nous offrir le luxe d’une mutuelle mise à l’épreuve et à nous affronter sur le mode sophistique en un combat qui le serait également, en faisant cliqueter les arguments les uns contre les autres» (154b-c). 105 «La méthode par laquelle Socrate fait , méthode que j’appellerai tout au long de cet essai l’, comporte une forme de discussion qu’Aristote, lui, dénomme : une thèse est réfutée 101 © Philopsis – Laurent Cournarie 94 www.philopsis.fr certitude requise par la connaissance : elle est seulement capable de réfuter la position de l’autre en montrant son incohérence avec l’ensemble de ses autres croyances. Ainsi Socrate récuse-t-il l’affirmation de Ménon selon laquelle la vertu c’est le commandement, en lui faisant remarquer qu’il a admis que, pour l’enfant ou l’esclave, la vertu consiste plutôt à obéir. La réfutation ici met en avant la contradiction entre une affirmation théorique et des valeurs, entre le discours ou le jeu de langage et le genre de vie. Mais « tout occupé à s’assurer de la cohérence des conceptions morales, ce n’est jamais de la vertu ou de la justice, en général, que traite l’elenchus. Cette procédure est donc impuissante à nous fournir une véritable explication qui distingue entre elles différentes notions morales. (…) La réfutation socratique fait voir l’incohérence qu’il y a entre les réponses de Ménon et les autres convictions morales qu’il entretient, mais elle est incapable de fournir, à partir de la pluralité des aspects de la vertu ou des caractérisations des différentes vertus, une définition unique106. La réfutation socratique par elenchus ne dispose pas à l’énoncé d’une définition. Cependant cette forme de réfutation est parfaitement en accord avec le dialogue, ou avec la méthode que représente le dialogue 107 . Ainsi à l’indifférence de Socrate à l’égard des opinions à discuter, toute opinion étant à ses yeux discutable, à condition d’être examinée avec sérieux et d’être en accord avec les croyances du répondant108, répond pour ainsi dire le caractère arbitraire du choix des exemples de définition que propose Socrate. En un sens le contenu de ces exemples de définitions (la figure, la couleur) n’importe guère. Elles ne sont pas là pour apprendre quelque chose de la figure ou de la couleur, mais pour faire voir comment on peut construire une définition bien formée et s’en inspirer pour la vertu. Aussi tout en assumant la conduite du dialogue, Socrate se refuse-t-il à expliquer à Ménon ce que c’est qu’une définition. Définir la définition à l’intention de Ménon ce serait aussi contradictoire qu’expliciter la méthode dialectique par un enseignement. L’exemple est la voie moyenne entre la nécessité d’un éclaircissement sur la définition et le respect du dialogue. 75b-77a Pourtant il n’est pas indifférent que le premier exemple de définition soit justement géométrique, comme si les notions mathématiques étaient plus quand et seulement quand on peut déduire sa négation (Réfutations sophistiques, 165b 3-5)», G. Vlastos, , Les paradoxes de la connaissance, p. 54. 106 M. Canto, op. cit., p. 60. 107 « Mais son attitude [celle de Socrate] est … inspirée par la règle d’or du dialogue : dire la vérité, mais à travers ce que l’interlocuteur reconnaît savoir. Le dialogue consiste à tenir toujours un discours intelligible à celui qui le reçoit : d’où l’abandon d’une formule qui n’a pas l’acquiescement de Ménon ; mais de là aussi le refus de lui délivrer de façon didactique le savoir qui lui manque. Lui enseigner ce qu’est la définition lui apprendrait-il à définir ? La spécificité du dialogue tel que l’entend Socrate décèle une collusion entre l’éristique et le didactisme, dénonce l’équivoque de la fonction du maître, qui enseigne, mais aussi qui domine : Ménon n’apparaît-il pas, dans toute cette partie du dialogue, comme paralysé par l’autorité de Gorgias et empêtré dans son rôle d’élève ? C’est donc, de la part de Socrate, parfaite cohérence avec la forme même du dialogue, que de ne jamais poser la question de la définition qu’à travers des exemples, et de n’en montrer la nécessité que sous la forme d’un manque dans les réponses de Ménon. C’est l’affirmation constante qu’il s’agit bien d’un dialogue et que c’est l’essentiel » (M. Narcy, art. cit., p. 180). 108 Voir, Vlastos, id. , p. 55-56. © Philopsis – Laurent Cournarie 95 www.philopsis.fr aisément définissables que les notions morales. Socrate répète donc que la rondeur n’est pas la définition de la figure, mais une certaine figure - ou que le blanc n’est pas la définition de la couleur mais une couleur particulière -, c'est-à-dire que malgré leur contrariété, la figure ronde et la figure droite ont en commun d’être et d’être nommées à juste titre, des figures109. Mais Ménon perd déjà patience et courage. Ou plutôt Ménon manque de la distance, et sans doute des aptitudes nécessaires, pour comprendre le sens du dialogue. Il ne peut que se méprendre sur la méthode de l’elenchus, sur la nécessité des détours et des rappels sur la définition. Il y a peut-être même un malentendu de la part des deux protagonistes sur la position qu’ils occupent l’un par rapport à l’autre dans l’entretien. Socrate croit que Ménon est acquis à l’esprit désintéressé de la conversation, aux règles de l’entretien dialectique, alors qu’il continue de s’opposer à lui en qualité de disciple de Gorgias. Inversement Ménon se trompe sur la règle d’or du dialogue en l’interprétant fatalement comme un procédé éristique, qui n’a d’autre fonction que de retarder le moment de la réponse et de permettre à Socrate de l’emporter plus sûrement dans la discussion110. C’est pourquoi Socrate consent à proposer lui-même une définition, sans doute volontairement fautive : la figure est ce qui s’accompagne toujours de couleur (75b). Si Socrate peut définir la figure par la couleur, c’est qu’il identifie la figure <schèma> et la surface <epipedon>. Seule une surface et non une ligne, ou un ensemble de lignes à une dimension peut en effet être le support de la couleur. Cette définition est une réminiscence de la géométrie pythagoricienne. On lit chez Aristote 111 que « l’observation empirique montre ainsi que la sensation de couleur s’accompagne toujours de la perception d’une étendue à deux dimensions, sans que s’y trouve impliquée également la perception de la profondeur »112. Ménon réagit immédiatement à cette définition. Il relève la naïveté de Socrate qui définit ignotum per ignotius. Mais Socrate ne cherche pas à défendre sa définition, comme pourrait le faire le sophiste. Il en change volontiers aussitôt après au profit de celle-ci : la figure c’est la « limite du solide » (76a), mais non sans préciser à Ménon quelles conditions doivent présider à la conversation philosophique. Socrate en profite pour opposer à la pratique éristique de la discussion les exigences de l’entretien dialectique. Sans accord, il n’y a pas de dialogue possible. La définition en est certainement l’instrument privilégié. Mais sans un esprit de bienveillance mutuelle, où chacun est animé du même désir de rechercher la vérité pour elle-même, aucun accord par la définition n’est possible. Davantage encore, 109 Ce passage est difficile d’interprétation, d’abord pour la traduction des adjectifs substantivés to stroggulon (le rond) et de to euthu (le droit) (voir M. Narcy, , Concepts et catégories dans la pensée antique, p. 212-213, Vrin, 1980), ensuite pour l’opposition entre les deux types de figure. On peut considérer que Socrate oppose ou bien les figures circulaires aux figures à angles droits - mais alors l’ovale est aussi contraire à la figure ronde que la figure droite, comme le parallélogramme de son côté à la figure à angles droits - ; ou bien les surfaces de courbes fermées , rondes ou non, aux surfaces polygonales. Selon cette seconde interprétation, l’opposition s’étendrait à tout le concept de figure. Voir M. Canto, note 45, p. 226. 110 Voir M. Narcy, p. 181-182. 111 De sensu, 3, 439a 31. 112 Voir Mugler C., Platon et la recherche mathématique de son époque, Anton W. Van Bekhoven, Publisher Naarden, 1969, p. 33-34. © Philopsis – Laurent Cournarie 96 www.philopsis.fr la vérité procède de l’accord sur une règle unique qui constitue la règle d’or du dialogue : ne considérer comme vrai que ce qui est compris et admis par les interlocuteurs, à chaque moment de la discussion et sur la seule base des arguments qu’ils avancent (75d). Cette définition, imaginée à l’intention de la culture scientifique de Ménon113, est plus analytique (le solide est dans un rapport plus proche de la figure que la couleur), tout à fait constructive (le concept de figure est élaboré à partir du solide : la figure se définit comme l’intersection du solide avec un plan), et pleinement conforme à la règle du dialogue qui vient d’être rappelée, et dont elle est l’application immédiate. Ainsi Socrate s’assure-t-il que Ménon comprend bien les notions de limite, de surface et de solide que la définition suppose. Cette définition est assurément plus satisfaisante que la précédente : elle définit la figure par des notions plus connues, voire plus simples, à la manière du mathématicien. Pourtant Ménon ne fait ici aucun commentaire. Rompant manifestement avec les principes de l’entretien dialectique, il rebondit sur la définition pour revenir sur le défaut de la précédente, exigeant de Socrate la définition de la couleur qu’il avait alors jugée indispensable (76a)114. Socrate se montre néanmoins docile à l’injonction « tyrannique » de Ménon et croit devoir s’exprimer, pour mieux se faire comprendre de lui, à la manière de Gorgias (76c)115. Socrate propose donc un troisième exemple de définition, empruntée au présocratique Empédocle, qui fut peut-être le maître de Gorgias. Manifestement Socrate associe dans cette référence à Empédocle, non seulement Ménon et Gorgias, mais les thessaliens, dont Aristippe (76c). La couleur n’est rien d’autre qu’un écoulement de figures adapté aux organes de la vue et qui produit la vision (76d)116. Ménon félicite vivement Socrate pour cette définition qu’il juge admirable, parce qu’il y reconnait un style familier et qu’elle est assez générale pour s’appliquer à d’autres phénomènes, comme la voix ou l’odorat. Mais cette admiration n’est pas faite pour contenter Socrate qui, au contraire, juge cette définition malgré, ou plutôt à cause de son style « tragique »117, inférieure à la définition, elle plus sobre, de la figure118. On s’explique alors mieux peut-être le choix par Socrate d’un exemple mathématique de définition. 114 Dans tout ce passage, on notera que c’est Ménon qui interroge. Mais l’interrogation est menée à seule fin d’embarrasser Socrate, c'est-à-dire au mépris des règles du dialogue. 115 L’expression kata Gorgian n’autorise peut-être pas à voir dans cette définition une thèse de Gorgias lui-même. Sur ce point d’interprétation, sur l’origine empédocléenne de la définition, sa parenté et sa différence par rapport aux définitions platoniciennes de la couleur, et enfin sur le rapport entre Empédocle et Gorgias, voir M. Canto, notes 62 et 63, p. 234-235. 116 Si l’on trouve une conception de la vue proche de la définition de Socrate chez Empédocle, comme l’attestent Théophraste ou Aristote (voir Les Présocratiques, BellesLettres, 1988, p. 363, p. 369), il n’est pas certain, en revanche, que cette définition soit ellemême d’Empédocle. Pour plus de précisions sur cette définition, sa parenté et les différences avec les définitions platoniciennes de la couleur, voir M. Canto, note 66, p. 236. 117 Comment entendre l’emploi de l’adjectif ici ? Socrate entend-il souligner le sens énigmatique, voire mythique de ce genre de définition, tel qu’on peut en trouver la trace chez certains présocratiques, ou simplement le style emphatique de sa formulation ? Voir M. Canto, note 67, p. 236-237. 118 A travers ce contraste dans les définitions et les jugements qu’elles suscitent, on peut peut-être retrouver quelque chose de la description comparée de l’état de la sagesse à Athènes et en Thessalie qu’avait ironiquement faite Socrate au début du dialogue. 113 © Philopsis – Laurent Cournarie 97 www.philopsis.fr Par là se marque la préférence constante de Socrate119 pour l’explication rationnelle-finale sur l’explication mécaniste dans la définition physique de la couleur. On peut considérer que la figure en tant que limite du solide constitue, pour lui, son achèvement, et qu’ainsi il est possible de rendre raison, en termes de cause finale, de la figure. Mais Socrate ne s’exprime pas davantage sur le sujet. Son propos n’est pas de convaincre Ménon du bien fondé de son jugement. Préférant soutenir à nouveau son interlocuteur dans la recherche, il lui demande de s’acquitter de sa promesse (75b) : définir, après ces quelques exemples de définition, ce qu’est la vertu. Socrate prend bien soin de préciser qu’il doit dire ce qu’est la vertu, c'est-à-dire selon un tour déjà aristotélicien, ce qu’elle est « en général » <kata olou>, et sans que sa définition ne se perde dans un quelconque essaim de déterminations. 77b-80d En guise de définition, Ménon cite les vers d’un poète inconnu qu’il commente de façon personnelle120 mais sans doute peu originale : la vertu consiste dans le désir des belles choses joint au pouvoir de se les procurer. Cette nouvelle définition ne vaut guère mieux que la précédente. D’abord la citation est un procédé critiquable et chaque fois critiqué par Socrate quand son interlocuteur s’accorde cette facilité121. Ménon pense soit par exemple (première définition de la vertu), soit par autorité (Gorgias, le poète). Il ne fait peut-être même que reproduire ce qu’il a appris auprès du sophiste, qui demandait à ses élèves d’apprendre par cœur des formules et des citations122. Ensuite la définition a un tour pléonastique caractérisé : désirer n’est-ce pas toujours rechercher les belles choses ? L’expression « les belles choses », c'est-à-dire, pour un grec 123 , « les bonnes choses », est inutile. C’est ce point que Socrate discute d’abord attentivement. Toute l’argumentation s’attache à convaincre Ménon de cette vérité essentielle au platonisme que nul n’est méchant volontairement. Socrate montre ainsi successivement que si l’on peut certes désirer le mal en l’ignorant comme mal, si l’on peut désirer le mal en le reconnaissant comme mal mais en Voir par exemple Phédon, 97d-99b. Cette définition reflète en effet assez bien la personnalité du Ménon historique, si l’on en croit du moins le portrait peu flatteur qu’en a fait Xénophon dans l’Anabase (II, 6) : « pour arriver à ses fins, le plus court aux yeux de Ménon était le parjure, le mensonge, la fourberie ; pour lui simplicité et droiture étaient synonymes de naïveté. (…) Ainsi il se faisait gloire d’être habile à duper, à forger des mensonges, à persifler ses amis. Pour lui, ne pas être capable de tout était une preuve infaillible de manque d’éducation ». 121 Voir Protagoras (347c-e), Hippias Majeur (365 c-d). Souvent Socrate, comme le rappelle M. Canto (note 73, p. 239), se livre à un commentaire très libre des vers cités, laissant ainsi entendre qu’on peut leur faire dire tout ce que l’on veut. 122 Voir Aristote, Réfutations sophistiques, 34, 183b37-a38. 123 On sait que le grec associe volontiers les valeurs du beau et du bien (kaloskagathos). Ici la beauté n’a rien d’esthétique ou de moral mais désigne tout ce qui est valorisé socialement comme une chose désirable et bonne (voir M. Canto, note 74, p. 238). Pourtant c’est bien Socrate qui, délibérément, substitue l’expression « bonnes choses » à l’expression « belles choses ». Cette substitution est importante parce qu’elle commande la première critique de la définition de Ménon, qui repose sur cette conviction que le désir ne peut viser que le bien. Les belles choses sont les bonnes choses, c'est-à-dire les choses utiles et avantageuses. Sur les dialogues où Platon envisage les rapports d’identité ou de subordination entre le beau et le bien et l’utile, voir M. Canto, ibid.. 119 120 © Philopsis – Laurent Cournarie 98 www.philopsis.fr l’ignorant comme nuisible, nul ne peut, en revanche, désirer le mal en tant que tel, c'est-à-dire désirer qu’il arrive à soi même (76c)124 et qu’on en souffre (78a), tout en le reconnaissant pour ce qu’il est, c'est-à-dire nuisible. La prémisse implicite ici est que le mal est par nature nuisible et, inversement, le bien toujours utile125. Nul ne peut désirer le mal sciemment pour lui-même. Autrement dit chacun désire toujours que le bien lui arrive. Désirer c’est toujours désirer les belles choses, c'est-à-dire les bonnes choses, c'est-à-dire le bien. Mais cette définition ne pèche pas seulement par la trop grande généralité, et en vérité, par l’inutilité de sa première partie : désirer le désirable (les belles et bonnes choses), ou ce qui revient au même dans ce passage, vouloir le bien 126. Socrate critique aussi l’idée de pouvoir <to dunasthai, dunamis> qu’avance la deuxième partie de la définition. Au fond la vertu consiste bien pour Ménon à pouvoir tout ce que l’on veut, c'est-àdire à être capable d’acquérir les belles et bonnes choses qu’on désire. Socrate après avoir fait remarqué qu’il est vain de définir la vertu par une condition toujours déjà réalisée, s’attache à montrer que pouvoir ne fait pas vertu, accentuant encore par là l’infléchissement moral de la discussion. Socrate interroge donc Ménon sur ce qu’il entend par « bien » Celui-ci répond comme on s’y attend par une énumération : la santé, la richesse, les charges et les honneurs politiques, « tout ce genre de biens » (78c) extérieurs que le sens commun reconnaît spontanément comme les seuls biens. Mais que vaut le fait d’acquérir de l’or ou de l’argent, la renommée ou le prestige, si c’est d’une manière injuste ? Socrate rappelle une troisième fois à Ménon (73a, 73d), qui a une fâcheuse tendance à l’oublier, combien la justice est partie intégrante de la vertu, c'est-à-dire en réalité combien, sans exigence morale, la vertu n’a rien de vertueux. Il s’en faut que le pouvoir de se procurer des biens soit en lui-même vertueux, si aucune disposition vertueuse de justice, de tempérance, voire de piété comme l’ajoute Socrate, ne les accompagne. Or si le pouvoir sans l’accompagnement d’une vertu, notamment sans justice, n’est pas la vertu, autrement dit si la vertu est davantage l’action accompagnée de justice, de tempérance, de piété que le fait de pouvoir acquérir effectivement les biens externes, ou d’y renoncer, c’est un argument pour reconnaître au concept de pouvoir une neutralité morale qui le rend inapte à définir la vertu en tant que vertu. Ce qui fait la vertu ce n’est pas de pouvoir obtenir le bien qu’on désire mais de vouloir conformément à une disposition vertueuse. Il y a dans ce passage une équivoque. Ménon, dans un premier temps, admet la possibilité qu’on désire le mal, en connaissance de cause, parce qu’il envisage sans doute le cas où l’on n’en est pas soi-même la victime, mais autrui, en particulier son ennemi ; alors que Socrate, partant d’une autre prémisse - désirer le mal, c’est désirer qu’il arrive à soimême, donc en souffrir -, ne peut conclure qu’à la contradiction. Ce qui est seulement possible pour Socrate, c’est de désirer un bien apparent, pour un bien réel, c'est-à-dire désirer un mal pris à tort pour un bien (voir Protagoras, 353c et Gorgias, 467a-468e). Cette incompatibilité entre le désir et le mal est si totale qu’elle est parfois présentée comme une évidence (voir Euthydème, 278 e, Banquet, 205a). 125 Voir. J.-C. Fraisse, op. cit., p. 9. 126 Platon substitue ici vouloir (boulesthai) à désirer (epithumein) et ne semble pas leur reconnaître un objet différent (désirer le mal non connu comme tel/vouloir nécessairement le bien) comme dans le Gorgias ((466b-468e). 124 © Philopsis – Laurent Cournarie 99 www.philopsis.fr Mais cette conclusion ne fait guère avancer la discussion, toujours rattrapée par la même difficulté sur laquelle butait déjà Ménon dans son premier essai de définition. En effet, soutenir que la vertu de va pas sans justice revient à énoncer qu’une action n’est vertueuse que si elle s’accompagne nécessairement d’une partie de la vertu. C’est donc encore définir le tout par la partie, confondre l’universel de la vertu avec une vertu particulière, qui d’ailleurs reste indéfinie. Aussi Socrate rappelle-t-il à bon escient Ménon au reproche qu’il n’avait pas manqué de lui adresser à propos de sa première définition de la figure. La définition qui pose que la vertu c’est le pouvoir qui s’accompagne de la justice est aussi fautive, et pour la même raison, que la définition de la figure comme ce qui s’accompagne toujours de couleur : définir une notion (vertu) par une autre notion ellemême à définir (justice). Ainsi, malgré l’effort consenti par Ménon pour produire une définition de la vertu, sur le modèle des définitions proposées par Socrate, le résultat est toujours aussi décevant. Le dialogue aboutit provisoirement: au contraire de qu’il s’était promis d’obtenir : au lieu d’une définition universelle de la vertu, c'est-à-dire une définition générale de la vertu une, un morcellement de la vertu. Il faut donc reprendre la question : qu’est-ce que la vertu ? Mais pour y répondre ne faut-il pas, d’une certaine façon, sortir du langage, ou du cercle de la précompréhension qu’impose le langage à tout effort de définition ? C’est seulement par une radicalisation métaphysique que la pensée peut espérer se libérer de l’embarras du langage, ce que l’hypothèse ou le mythe de la réminiscence accomplit à sa manière. 80a-d Mais Ménon n’est pas prêt à supporter cet échec. Il manifeste son impatience et son dépit en reprenant la parole. Il s’adresse à Socrate et retourne contre lui son propre désarroi. Le sentiment d’avoir subi l’entretien et l’exaspération que peut en éprouver un disciple habitué au discours persuasif s’expriment en cet endroit. Ménon accuse alors Socrate de vouloir seulement embarrasser par ses questions chacun de ses interlocuteurs qui, troublés et comme drogués, finissent par être totalement anesthésiés127. Cette torpeur inspire la comparaison que, pour se railler, Ménon établit entre Socrate et la raie-torpille <narkè> qui engourdit <narkan poiei> et paralyse celui qui le touche. L’aporie de la discussion est, pour Ménon, la preuve de la malignité de Socrate et la confirmation que le procédé socratique est finalement éristique. C’est pourquoi Ménon ne peut s’empêcher d’attribuer son embarras non à son ignorance, mais à la duplicité et aux sortilèges de Socrate. Cet épisode dramatique révèle le dialogue au malentendu initial sur la nature de l’entretien dialectique et le soumet à l’épreuve de sa possibilité. Ainsi Ménon n’a jamais cessé de se penser comme disciple de Gorgias, d’assimiler le dialogue à la joute oratoire. Et même si, à la différence d’autres interlocuteurs de Socrate pris d’un sentiment comparable de vertige, par exemple Théétète, Ménon formule lui-même son embarras128, 127 Tout ce vocabulaire lié à la sorcellerie et à la magie, souvent employé par Platon à propos des sophistes, prend tout son relief avec la mise en garde finale de Ménon qu’on peut interpréter comme l’anticipation des chefs d’accusation et de la condamnation de Socrate ( (80b). Sur ce point voir M. Canto, note 99, p. 146. 128 Voir Théétète, 148e-149a. © Philopsis – Laurent Cournarie 100 www.philopsis.fr il ne peut y reconnaître une remise en cause de son savoir ou de l’utilité de l’enseignement de Gorgias. Il affirme au contraire fièrement : « Des milliers de fois, pourtant, j’ai fait bon nombre de discours au sujet de la vertu, même devant beaucoup de gens, et je m’en suis parfaitement bien tiré, du moins c’est l’impression que j’avais. Or voilà maintenant je suis absolument incapable de dire ce qu’est la vertu » (80a). L’embarras traduit davantage la déception de ne s’être pas tiré d’affaire une fois de plus, en imposant son discours sur la vertu, que la conscience de l’ignorance (liée à l’ignorance de l’essence de la vertu) qui constitue l’origine de la sagesse, et dont l’étonnement est la « passion » spécifique129. C’est ce qu’explique bien M. Narcy encore : « Au moment où il en vient à avouer son embarras, il l’attribue non pas à son ignorance ou à l’inutilité de l’enseignement de Gorgias, mais aux maléfices exercés par Socrate à son encontre. Il demeure inébranlé dans ses certitudes, rendant seulement responsables les procédés de Socrate de l’incapacité où il s’est trouvé de les formuler de telle sorte qu’elles s’imposent. Son vocabulaire est ici violent : il traite Socrate de sorcier, l’accuse d’user de sortilèges, de drogues et d’incantations. Ces termes ont un sens : ils indiquent que Ménon s’en tient à une conception éristique du dialogue, ne perçoit pas du tout la différence entre éristique et dialectique, au point de n’avoir pour ainsi dire pas entendu la distinction faite explicitement par Socrate (75d), et ne voit même dans la conception socratique du dialogue qu’un nouvel artifice dans l’arsenal éristique. (…) Le malentendu tourne donc à la franche mésentente, et le dialogue aboutit à une impasse, beaucoup moins en raison des difficultés de son objet qu’à cause du contresens commis par Ménon sur le procédé de Socrate. C’est ainsi, faute d’explicitation sur sa propre nature, que le dialogue se trouve dans l’impasse. Ou plus exactement, c’est l’application stricte de la règle du dialogue : s’en tenir à ce que sait l’interlocuteur, qui conduit à l’impasse. Le refus de tout didactisme, la volonté de ne pas altérer la forme du dialogue, provoquent l’aporie, qui semble ainsi inscrite dans sa règle »130. Socrate a beau rappeler qu’il est le premier à être dans l’embarras et que son embarras explique l’embarras qu’il cause chez les autres, puisqu’ayant conscience de son ignorance (sur la vertu comme sur le reste), il cherche inlassablement auprès de ceux qui passent pour savants 131, à combler son ignorance (80c-d), il faut une nouvelle péripétie pour sortir sinon de l’aporie définitive, du moins de cette situation de « franche mésentente ». Cet événement, c’est l’évocation du mythe de la réminiscence et l’entretien de Socrate avec un jeune esclave de Ménon. 80d-86c Mais avant de disparaître provisoirement de la scène du dialogue, Ménon, sur le modèle agonistique de la discussion éristique, croit reprendre l’initiative de l’entretien en provoquant à son tour l’embarras de Socrate. Il transforme sa propre difficulté à définir la vertu en une difficulté absolue portant sur les conditions de possibilité du savoir. Il approfondit l’aporie et croit peut-être justifier à ses yeux sa défaillance. Rebondissant sur l’invitation de Socrate à s’enquérir, à nouveau, avec lui de « ce que peut bien Voir Théétète, 155d : . Art. cit., p. 182. 131 Voir Apologie de Socrate, 20b-24b. 129 130 © Philopsis – Laurent Cournarie 101 www.philopsis.fr être la vertu » (80d), Ménon lui oppose comme un défi une question apparemment spécieuse, jugée « éristique » par Socrate (80e), mais dont la résolution engage pourtant des hypothèses théoriques radicales. Comment savoir si l’on peut enseigner la vertu ? En sachant définir ce qu’elle est. Mais nous ignorons la nature de la vertu. Comment donc chercher ce qu’on ne connaît pas ? La définition est introuvable parce qu’apprendre est impossible. Ménon s’empresse donc d’objecter à Socrate : « De quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu’elle est ? Laquelle des choses qu’en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu’il s’agit de cette chose que tu ne connaissais pas ? » (80d). C’est moins le paradoxe de Ménon que sa reformulation par Socrate qui a fait la fortune du dialogue132. Socrate transforme l’argument de Ménon en un dilemme : « il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il connaît ni ce qu’il ne connaît pas ! En effet, ce qu’il connait, il ne le chercherait pas, parce qu’il le connaît, et le connaisseur, n’a aucun besoin d’une recherche ; et ce qu’il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, parce qu’il ne saurait même pas ce qu’il devrait chercher » (80e). Même si Ménon accepte la reformulation de son argument par Socrate, comme le confirme sa réplique suivante, les deux versions présentent des différences notables. Ce qu’il est convenu d’appeler le « paradoxe de Ménon » est complexe. Il comporte deux parties. D’abord Ménon pose le problème de l’objet et de la méthode de la recherche. Ensuite il soulève la question de la possibilité d’identifier ce qui est connu comme étant la même chose que ce qui était recherché. En fait c’est la même difficulté qui est développée dans les deux moments du paradoxe, si bien qu’on peut parler à propos de l’argument de Ménon, d’un argument « réitératif »133. En effet l’ignorance de l’objet concerne à la fois le commencement de la recherche - si je ne sais pas ce que je cherche, il n’y a aucune raison de chercher ceci plutôt que cela, dans cette direction plutôt que dans telle autre (première partie) - et son terme très hypothétique - si j’ignore ce que je cherche, je n’ai aucun moyen de savoir si ce que j’ai trouvé correspond à l’objet cherché (deuxième partie). La recherche n’a aucune raison de commencer ni aucune certitude de pouvoir s’achever : quand l’ignorance est absolue, c’est-à-dire première et définitive, c'est la recherche qui est impossible. Cette double précision d’un régime absolu d’ignorance, dans un contexte de recherche est essentielle. En effet si l’argument de Ménon porte sur la capacité à apprendre, encore ne s’agit-il pas de toute espèce d’apprentissage, mais seulement de l’aptitude à acquérir une compétence intellectuelle dans le cadre d’une recherche sur ce dont nous sommes absolument <parapan> ignorants. Cette « qualification forte »134 <parapan> sera précisément omise par Socrate dans sa reprise de l’argument. Son emploi par Ménon signifie que le domaine des acquisitions empiriques est 132 Voir pour la bibliographie impressionnante sur ce court passage, M. Canto, p. 120- 121. 133 Voir M. Canto, p. 69 et note103 p. 247. Moravcsik, Les paradoxes de la connaissance, p. 302. A moins que Ménon se soit cru incité à utiliser ici ce terme parce que Socrate l’avait employé précédemment en 71a 6 et en 71b 4. 134Lulius © Philopsis – Laurent Cournarie 102 www.philopsis.fr exclu du paradoxe ; qu’il porte donc seulement sur des contextes a priori. Le problème ne se pose pas pour l’apprentissage d’une compétence pratique, qui procède soit d’un acquis antérieur, soit de l’imitation, soit d’un enseignement, mais de l’apprentissage d’un savoir théorique dans le cadre d’une recherche a priori 135 . L’absence de cette expression dans la reformulation par Socrate de l’argument signifie sans doute que pour lui, on n’ignore jamais tout à fait ce qu’on cherche. Non seulement le langage dit quelque chose : sa fonction référentielle est la condition minimale du savoir. Mais encore pour Platon, même si le langage n’est ni la même chose que l’être ni la mesure de l’être, comme le soutiennent les sophistes, il porte la trace de l’Idée, il est le signe de l’essence qu’il appartient à la définition de viser et de dégager pour elle-même. D’ailleurs la réminiscence est la contrehypothèse, sous forme de mythe, de la supposition d’une ignorance absolue : l’âme n’a jamais été ignorante absolument, la passage de l’ignorance au savoir, n’est pas le passage d’un état de manque absolu de connaissance à une connaissance relative, mais la redécouverte d’un savoir toujours possédé. Ainsi le mythe de la réminiscence répond à la réduction du paradoxe au champ du savoir a priori tout en récusant l’idée d’une ignorance absolue. Il a bien plutôt pour fonction de réfuter cette hypothèse, dont le caractère éristique tient à son absurdité même. Cette supposition est vraiment extravagante tant à l’égard de Ménon, qui se faisait fort de définir facilement la vertu, qu’à l’égard de la culture grecque. Mais peut-être Ménon n’a-t-il conscience que de reformuler, avec son paradoxe, la conviction de Socrate, à savoir qu’il est impossible de savoir si la vertu peut s’enseigner si l’on ne sait pas d’abord définir ce qu’est la vertu, et que cette définition est le premier objet de la recherche, à mener en commun, alors même que la nature de la vertu n’est pas connue. C’est encore un malentendu, cette fois sur l’exigence socratique de la définition, qui explique cette nouvelle péripétie du dialogue. Le terme de parapan supporte d’ailleurs presque à lui seul la radicalisation qu’effectue Ménon, par son paradoxe, de l’aporie dans la définition de la vertu. Contraint de tenir compte des réfutations de Socrate (la vertu n’est aucune vertu), sans pour autant se résoudre à renoncer à l’idée que la vertu existe concrètement, Ménon est conduit à poser que la vertu est quelque chose dont on ne peut absolument rien savoir. Il ramène la définition de la vertu à la définition d’un objet empirique, et assimile la connaissance socratique par définition à la connaissance intégrale. Ou encore inversement, l’aporie de la définition signifie l’ignorance absolue et l’ignorance absolue condamne la possibilité de toute recherche de la définition. Comme l’écrit M. Canto : « Il est vrai que Ménon n’a sans doute jamais reconnu d’autre mode d’existence à la vertu que celui d’un objet empirique : la vertu, ce sont des actes, des fonctions, des comportements particuliers. Chacune de ses réponses « empiriques » a été récusée par Socrate. Et il est probable que, en dehors de 135 « Comme on l’a dit, ceci est un paradoxe propre à l’apprentissage qui prend la forme d’une recherche, et non un paradoxe de l’apprentissage en général, ni un paradoxe de l’acquisition d’information, ni un paradoxe du savoir. (…) Le paradoxe, en 80d-e, est énoncé en termes de zétèsis (recherche), même si, en 81e4-5, mathèsis (apprentissage) est appelé remémoration. Ainsi acquérir des compétences non intellectuelles (comme montrer à cheval, assimiler une information qu’on vous communique, ou apprendre par imitation) n’est inclus ni dans le paradoxe ni dans la solution envisagée, puisque ces manières d’apprendre ne nécessitent par de recherche au sens où il en est question » (id., p. 300). © Philopsis – Laurent Cournarie 103 www.philopsis.fr ces différentes illustrations concrètes de la vertu, Ménon ne voit pas ce que peut être la vertu, sinon une chose tout à fait indéterminée et inconnaissable. L’exigence socratique doit lui sembler exorbitante ». Rechercher une vertu qui ne soit ni particulière ni concrète équivaut simplement aux yeux de Ménon, à l’impossibilité de rechercher ce qu’est la vertu. Avec sa question difficile et paradoxale, Ménon oppose donc un refus actif à ce que requiert la définition socratique. Il souligne que la recherche des définitions nous réduit à l’ignorance totale, faute de pouvoir disposer d’une connaissance intégrale»136. Socrate dit comprendre à quelle difficulté renvoie ici Ménon. En réalité il transforme l’argument de Ménon, sur trois points au moins. D’abord il n’en retient pas le caractère réitératif. Car pour Socrate, si l’on n’est pas en mesure de connaître l’objet de la recherche, on ne peut espérer savoir l’identifier, au cas où on l’aurait par hasard trouvé. La réitération est donc inutile parce que la deuxième partie du paradoxe est redondante par rapport à la première. Ensuite il ne reprend pas l’expression parapan, employé par Ménon, pour suggérer la situation-limite d’une ignorance absolue. Enfin, plus généralement, entre deux interprétations possibles de la formule de Ménon, Socrate parait opter pour la moindre. Il comprend le « ce que… » plutôt comme un pronom démonstratif (je ne sais pas ce que je cherche) que comme un interrogatif indirect (je ne sais même pas ce que je cherche), c'est-à-dire ne veut envisager que le cas d’une ignorance partielle. Je ne connais pas ce que je cherche mais je sais pourtant sur quoi porte ma recherche. Ainsi quand je cherche à définir la vertu, je ne sais certes pas ce qu’elle est, et c’est précisément pourquoi je pars à la recherche de sa définition - j’ignore ce qu’elle est en elle-même, sa nature et ses propriétés essentielles -, mais pour autant je n’ignore pas tout d’elle, à commencer par son nom qui oriente ma recherche sur elle. J’ignore l’essence de l’objet recherché mais je sais quoi chercher et que je le recherche. Socrate admet, on l’a dit, une connaissance descriptive ou référentielle qui est le fait du langage lui-même. Si le langage n’est pas le savoir, il est la condition de toute espèce de savoir137. Socrate transforme le paradoxe de Ménon en le formulant comme un dilemme sophistique (soit … soit). Pourtant cette reformulation conserve quelque chose de la radicalité du paradoxe. En effet c’est un dilemme impossible qui est proposé, formé de deux prémisses acceptables mais contraires, qui donnent lieu à une inférence valide et inadmissible. Je ne peux chercher ni ce que je sais, ni ce que je ne sais pas, ou bien parce que je le sais ou bien parce que je ne le sais pas. Le dilemme est éristique parce que l’impossibilité qu’il énonce donne argument, dans tous les cas, pour l’emporter dans la discussion. Toute la force du dilemme tient ainsi à l’alternative qu’il pose : ou bien je connais et je connais totalement donc la recherche est impossible ; ou bien je ne connais pas, c'est-à-dire j’ignore absolument, donc la recherche est impossible. Socrate radicalise ainsi à sa façon la réflexion en posant une alternative stricte entre le savoir et l’ignorance (ou le savoir total ou l’ignorance totale), c'est-à-dire une absence d’intermédiaire entre ignorer et Op. cit., p. 72. Sur l’ambiguïté sémantique de l’expression, voir les analyses de M. Canto dans son introduction, p. 66sq. 136 137 © Philopsis – Laurent Cournarie 104 www.philopsis.fr savoir. Et s’il déplace assurément l’argument de Ménon, de la considération de l’objet et de la méthode de recherche vers la connaissance elle-même, substituant respectivement aux deux parties du paradoxe, les deux énoncés du dilemme (on ne peut chercher ni ce qu’on connait ni ce qu’on ne connait pas), Socrate ne se dérobe pas à la difficulté théorique que pose son interlocuteur, même si c’est dans un esprit éristique, sur la question des conditions de possibilité du savoir. Le paradoxe de Ménon, ou sa reformulation par Socrate, est pris au sérieux par Platon puisqu’il requiert pour sa solution rien de moins que l’hypothèse de la réminiscence138. Le discours passe ainsi d’un argument spécieux, puis de sa reprise sur le mode d’un dilemme, à une hypothèse qu’on peut dire métaphysique. Ce changement ou cet approfondissement du niveau d’analyse, la phrase en porte la trace. Le ton, le style deviennent plus solennels et pleins de mystère (81a). Manifestement intrigué par les paroles de Socrate, Ménon veut aussitôt en savoir plus. Autant la phrase de Socrate est lente et évasive, autant les répliques de Ménon sont tendues et nerveuses. Socrate décide donc de parler et de révéler le contenu du savoir divin de ces êtres divins, susceptible de montrer la vanité du paradoxe de Ménon. Mais la réfutation ne se fait pas dans les règles. Le caractère inspiré de la doctrine de la réminiscence constitue la limite de sa validité démonstrative. Ou plus exactement elle appelle d’elle-même sa démonstration pour constituer une thèse spécifiquement philosophique et non pas seulement une hypothèse religieuse. L’entretien avec le jeune esclave est le fait ou la vérification de la réminiscence d’abord présentée comme un mythe. Toute la difficulté de ce passage consiste à savoir ce qui relève du discours philosophique et du discours philosophiquement platonicien dans cette doctrine, tant le soin avec lequel Platon souligne le caractère mythique de la réminiscence est troublant. Notamment l’extériorité d’un tel savoir contraste avec l’idée profonde de la réminiscence, sa signification spéculative, à savoir qu’apprendre c’est se ressouvenir, que le savoir est intérieur à l’âme et que, pour parler comme Hegel, c’est par cette réflexion intérieure que l’esprit devient pour lui-même ce qu’il est en lui même139. Cette contradiction entre la forme d’exposition de la réminiscence et la vérité de son contenu peut être atténuée si l’on considère que le mythe a essentiellement une fonction « protreptique », c'est-à-dire conçu pour préparer l’esprit de Ménon - certainement peu disposé à l’entendre - à l’hypothèse de la réminiscence elle-même,. Ensuite on observe un travail de reprise philosophique, cette fois du contenu religieux du mythe, par lequel la théorie platonicienne de la réminiscence marque son « émancipation par rapport à son origine »140. D’abord Socrate évoque le langage des prêtres et des prêtresses en tant qu’ils sont déjà capables eux-mêmes de « rendre raison… » (81a). En outre Socrate va plus loin puisqu’il raisonne à partir des 138 « L’objection est spécieuse et porte loin : elle implique, en effet, qu’on ne peut rien apprendre. Platon, disons-le tout de suite, la prend extrêmement au sérieux. Disons même davantage : Platon l’accepte. La théorie de la réminiscence nous explique justement que la situation - effectivement impossible - de chercher ce qu’on ignore totalement, ne se réalise jamais. En fait, on recherche toujours ce que l’on sait déjà. On cherche à rendre conscient un savoir inconscient, on cherche à se ressouvenir d’un savoir oublié » (Koyré, op. cit., p. 25). 139 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 3 La philosophie grecque, éd. Vrin, 1972, p. 418). 140 Voir M. Canto, Les paradoxes de la connaissance, Introduction, p. 18. © Philopsis – Laurent Cournarie 105 www.philopsis.fr éléments de doctrine qui sont communs à ces prêtres « éclairés » : immortalité, indestructibilité de l’âme, palingénésie (retour périodique de l’âme à la vie). Il ordonne ces éléments afin d’en tirer d’abord une conséquence qui relève de la philosophie morale : si l’âme est immortelle et indestructible, « il faut dans cette vie tenir jusqu’au bout une conduite aussi sainte <osiôtata> que possible » (81b) ; ensuite un raisonnement qui conclut sur l’hypothèse nécessaire de la réminiscence. Si l’âme est immortelle et si l’âme renaît plusieurs fois, alors elle a depuis toujours en elle la connaissance ou le souvenir de toutes les réalités qu’elle a vues, donc la recherche est par principe possible, puisqu’apprendre pour l’âme consiste dans le fait de se remémorer. Autrement dit, s’il s’inspire du savoir des prêtres et des prêtresses, Socrate, à la différence de cette doctrine religieuse, d’inspiration vraisemblablement orphique et/ou pythagoricienne141, d’une part n’évoque jamais l’acquisition des connaissances de l’âme au cours de ses incarnations successives, d’autre part n’envisage l’hypothèse de l’immortalité de l’âme que pour autant qu’elle accrédite l’idée d’une existence antérieure de l’âme à la connaissance, du moins au régime temporel et empirique de la connaissance. Même si l’on peut critiquer un cercle dans la démarche de Socrate (la doctrine religieuse de l’immortalité de l’âme est introduite comme la condition de possibilité de la connaissance (prénatale) ; mais ensuite l’entretien avec l’esclave en étant la preuve de cette connaissance prénatale, devient la condition de la connaissance de l’immortalité de l’âme), il faut bien comprendre que tous les efforts de Socrate sont concentrés à constituer non pas une théorie de l’immortalité de l’âme mais une théorie métaphysique de la connaissance142. Donc si elle a vu (intellectuellement <eôrakuia> 81c) toute chose, parce qu’elle est immortelle et identique à elle-même, quelque soit son mode d’existence (incarnée ou non, séparée ou renaissante), elle ne peut jamais rien perdre de ce qu’elle a connu. De sorte que là où elle a l’impression d’apprendre quelque chose (c'est-à-dire de recevoir en elle quelque chose d’étranger) et de passer du non-savoir au savoir, elle ne fait que réactiver une vérité antérieurement et intérieurement connue, en se la remémorant. Ce que les hommes nomment apprentissage à leur égard (81d), est en soi, ou du point de vue de la vie essentielle de l’âme, pure réminiscence. Connaître n’est pas apprendre, c'est-à-dire progresser de l’inconnu au connu - car comment l’âme pourrait-elle chercher ce qu’elle ne connaît pas et connaître ce qu’elle ne savait pas chercher -, mais actualiser une connaissance latente Les commentateurs font assaut d’érudition pour savoir qui se cache précisément derrière ces êtres divins. Ce que l’on peut dire de façon assez sûre c’est que : - l’idée d’une existence substantielle et immortelle de l’âme n’est pas encore, au Vème siècle, une idée répandue, en dehors des cercles orphiques et pythagoriciens ; - l’orphisme a sans aucun doute marqué la pensée de Platon : le corps comme prison de l’âme, la transmigration des âmes … ; - des arguments plaident en faveur d’une interprétation strictement pythagoricienne du passage (l’exemple qui vérifie la réminiscence est mathématique ; Platon nomme couramment les Pythagoriciens du terme de sophoi qu’il a utilisé pour parler des ces hommes et de ces femmes qui savent des choses divines ; les femmes étaient admises dans les cercles pythagoriciens). Sur cette question voir M. Canto, introduction p. 77-78 et note 111, p. 250251. 142 Mugler, op. cit., p. 368. 141 © Philopsis – Laurent Cournarie 106 www.philopsis.fr et inconsciente. La connaissance est apparemment un apprentissage, réellement un ressouvenir. Le langage de l’apprentissage est le langage de l’apparence (81d). Cette possibilité est décrite par Socrate comme une possibilité d’essence pour l’âme. Toute âme en tant qu’âme possède par principe la capacité à connaître, c'est-à-dire à se ressouvenir de ce qu’elle a connu dans son existence prénatale. La thèse de la réminiscence est bien une thèse universelle, qui vaut pour tout homme. Mais il y a plus. Socrate suggère qu’il suffit à l’âme de se ressouvenir d’une seule vérité pour pouvoir réactualiser systématiquement toute sa connaissance. « En effet, dit Socrate, toutes les parties de la nature étant apparentées, et l’âme ayant tout appris, rien n’empêche donc qu’en se remémorant une seule chose, ce que les hommes appellent précisément “apprendre” on ne redécouvre toute les autres, à condition d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue » (81d). La connaissance reste bien un processus. La connaissance a beau être innée, elle n’est pas immédiate pour l’âme. Socrate insiste au contraire sur la patience, le courage et l’effort que l’âme doit consentir pour se réapproprier son savoir. Cette reconquête de la vérité en soi ne se fait pas toute seule. Elle a besoin de l’occasion de la parole ou de la question du maître comme dira à peu près Kierkegaard143, et doit affronter l’épreuve de l’embarras, tant il est vrai que la connaissance est une recherche et que la recherche ne peut se soustraire au risque de l’aporie et à la passion de l’étonnement144. Mais en même temps, cette réappropriation intégrale est par principe possible. Cette nécessité de la connaissance comme réminiscence, de la réintégration de l’âme dans la connaissance intégrale de la vérité renvoie à la contingence, à la fois l’occasion et le contenu de la première connaissance réactualisée. L’instant de la réminiscence est inessentiel, comme l’est l’objet sur lequel elle porte, ce qui la suscite, puisque seul importe pour l’âme la réappropriation de son savoir, c'est-à-dire la réappropriation de sa capacité à penser par soi-même. L’âme n’a jamais cessé d’être dans la connaissance ou dans la nécessité de la vérité, mais elle a cessé de le savoir. Il lui faut réapprendre ce qu’elle sait et ce qu’elle est. Restent deux difficultés principales dans ce passage. La première concerne l’idée que toutes les parties de la nature sont liées entre elles (81cd). Cette idée est importante puisqu’elle rend intelligible la possibilité d’un accès de l’âme à toute sa connaissance antérieure, à partir d’une seule vérité remémorée. Cette théorie de la parenté dans la nature est vraisemblablement d’origine pythagoricienne. Dans l’adaptation qu’en fait ici Platon, elle laisse entendre au moins un parallélisme entre la sympathie des parties de la 143 Voir les Miettes philosophiques. « Au point de vue socratique, tout point de départ dans le temps est eo ipso [de ce fait] une contingence, une donnée qui s’efface, une occasion ; le maître n’est pas non plus davantage » (p. 10-11, Œuvres complètes, t. VII, éd. de l’Orante). 144 « L’“aporia” est une ignorance orientée, une ignorance pleine. Dans l’embarras, il y a comme un pressentiment de ce qui est à chercher (Cf. l’expression “je l’avais sur le bout de a langue” : c’est comme une reconnaissance en négatif de ce qu’on cherche. Le problème posé est celui du pré-savoir, de la pré-science. Platon attache toujours à l’âme deux attributs, l’embarras et la recherche ( à quoi correspondent les verbes “aporein” et “dzétein”. Le thème de la réminiscence apparaît pour la première fois dans le Ménon. Il sert précisément à élucider de façon mythique cet état de l’âme qui est visitée par le pressentiment du vrai » (P. Ricœur, Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, Sedes/Cdu, 1982, p.28). © Philopsis – Laurent Cournarie 107 www.philopsis.fr nature, qui assure que l’action de chaque partie de la nature sur une autre peut engendrer une conséquence sur toute la nature, et la liaison entre les vérités apprises qui permet à l’âme d’enchaîner les connaissances entre elles jusqu’à recomposer la totalité du savoir145. La seconde difficulté porte sur la nature et le statut de ces choses vues par l’âme, avant toute existence empirique. Faut-il y inclure les réalités empiriques, comme l’expression « …ayant contemplé toutes choses et sur la terre et dans l’Hadès… » (81c) paraît le suggérer, ou au contraire réduire le champ de la connaissance prénatale aux vérités a priori ? Autrement dit, il s’agit de savoir ce qui est susceptible d’être objet de connaissance innée. Cette question engage en tout cas l’interprétation du statut de la réminiscence dans le Ménon, comparativement aux autres dialogues où cette doctrine est reprise. Notre passage dit que l’âme a vu toutes choses. Est-ce un indice suffisant pour penser que Platon fait ici référence à la théorie des Formes ? Mais même si ce n’est pas le cas, comme la plupart des commentateurs l’admettent, on ne doit pas pour autant supposer que les choses vues en question relèvent de la réalité empirique. Comme le souligne M. Canto, la réminiscence suscite des vérités que tout être humain doit reconnaître comme telles, elle ne peut concerner les vérités pour la connaissance desquelles l’âme aurait dû être incarnée dans tel ou tel corps particulier146. On peut ajouter que cette interprétation va dans le sens de la logique du dialogue si, comme on l’a dit en suivant J. Moravcsick, le mythe de la réminiscence répond, à travers sa reformulation éristique par Socrate (dilemme), au paradoxe de Ménon qui limitait le problème de l’apprentissage au contexte de la recherche des connaissances a priori. Mais il faut attendre l’entretien avec le jeune esclave pour que cette question trouve sa réponse la plus autorisée. Ménon n’est pas pleinement convaincu que le mythe de la réminiscence apporte sa solution au paradoxe qu’il a opposé à l’aporie de la définition de la vertu, ou plutôt au scandale que représentait à ses propres yeux son embarras dans la discussion. La remarque de Socrate sur la valeur intrinsèquement « pratique »147 ou en quelque sorte « performative » de cette hypothèse n’a pas suffi. En effet, la réminiscence a l’avantage de faire ce Voir M. Canto, introduction, p. 80. Pour Mugler, la réminiscence s’applique aussi bien au domaine des vérités logiques qu’à celui des lois physiques. Et la réminiscence s’accomplit toujours en deux phases : « La réminiscence passive fait surgir des profondeurs de notre vie spirituelle passée, avec une spontanéité se dérobant à l’appel de la volonté, à la surface de la conscience quelque souvenir isolé. Cette donnée spontanée sert ensuite de matière au travail de liaison et de construction de la réminiscence active, à laquelle nous pouvons commander par notre volonté. Sa fonction, d’application du raisonnement de liaison, de l’aitias logismos, aux points isolés en question, revêt deux formes différentes suivant qu’il s’agit de connaissance logique ou physique. Dans le premier cas, elle consiste à construire les conclusions qu’on peut déduire de la donnée initiale présentée par la réminiscence passive et à les faire converger, en mathématiques notamment, vers des énoncés de propriétés. Dans la cas de la connaissance du monde physique, elle cherchera à insérer le fait isolé offert par le souvenir comme phénomène dans une série de phénomènes liés entre eux par une loi de causalité physique, soit finale, soit efficiente » (op. cit., p. 371). 146 M. canto, p. 81. 147 Voir plus loin en 86b-c. L’existence de la vérité dans l’âme signifie qu’il est possible de chercher. Socrate y parle même d’un devoir de chercher. 145 © Philopsis – Laurent Cournarie 108 www.philopsis.fr qu’elle dit, d’encourager à la recherche dont elle prouve la possibilité théorique. La réminiscence en rendant raison de la possibilité de la recherche constitue la raison suffisante de poursuivre la recherche. Au contraire, dans l’argument éristique, toute la recherche s’épuise à élaborer un argument spécieux qui décourage la recherche, c'est-à-dire aussi bien qui encourage à la paresse et la vaine répétition d’un paradoxe. Mais Ménon n’a pas expérimenté sur lui-même, et au cours du dialogue avec Socrate, cette inquiétude qui dispose l’âme à redécouvrir en elle et par elle-même la présence du vrai. Son embarras a manqué de vertu dialectique148. C’est pourquoi Ménon formule sa demande d’éclaircissement (« que veux-tu dire en affirmant que nous n’apprenons pas, mais que ce que nous appelons “apprendre” est une “réminiscence” ? » (81e), sous la forme d’une demande d’enseignement. Ménon veut recevoir un enseignement à propos de ce qui récuse l’idée même d’enseignement. Socrate relève la contradiction de cette demande, ou plutôt feint de croire que Ménon veut, par elle, le mettre en contradiction avec lui-même. Ce n’est pas par « malice » mais par habitude que Ménon dit avoir parlé. Cet aveu montre bien, une fois encore, à quel point l’aporie de la première partie et le malentendu sur la réminiscence, s’explique par la position que Ménon a choisi d’occuper dans le dialogue. Il s’est présenté comme un disciple de Gorgias, entraîné à la controverse, c'est-à-dire formé à n’envisager le savoir que sur le modèle d’un enseignement. Mais le ton de Ménon se fait désormais plus bienveillant (82a). Pourtant ce n’est pas avec lui que la discussion peut se poursuivre. Pour abandonner cette identité, ou la conscience de soi empruntée où il se tient, et qui fait obstacle à la progression de l’entretien, Ménon doit en quelque sorte devenir le spectateur du dialogue. C’est pourquoi Ménon exprime autrement sa demande. Le verbe endeiknumi <endeixasthai, endeixai>, repris deux fois dans la phrase, exprime l’attente d’une démonstration, et sans doute plus précisément une vérification en quelque sorte empirique, qu’apprendre c’est se ressouvenir. Mais elle est assortie de l’exigence d’assister à la preuve comme témoin extérieur (endeiknumi : montrer devant). Et paradoxalement c’est seulement en devenant le spectateur du dialogue (l’entretien de Socrate avec l’esclave), que Ménon va se révéler ensuite capable de réfléchir par luimême et de répondre de façon libre et personnelle aux questions de Socrate. Le dialogue sur la vertu pourra enfin recommencer ou seulement commencer. La mort, la philosophie, l’immortalité : Phédon Traditionnellement, on présente (Cf. B. Piettre, Livre de Poche, p. 43) ensemble l’Apologie de Socrate, le Criton et le Phédon – souvent précédés de l’Euthyphron, où Socrate interroge le prêtre éponyme sur le thème de la piété, le jour même où il apprend l’accusation d’impiété portée contre lui. L’Apologie reproduit le discours de défense qu’aurait produit Socrate au Pour ainsi dire, l’embarras de Ménon ressemble davantage au tourment de vacuité qu’au tourment de plénitude, évoqués par Socrate dans le Théétète (148e). 148 © Philopsis – Laurent Cournarie 109 www.philopsis.fr cours de son procès ; le Criton se déroule un mois après dans la cellule de Socrate, la veille de l’exécution de la sentence, quand on annonce le retour du navire envoyé vers Délos, pour commémorer la victoire de Thésée sur le Minotaure pendant le voyage duquel toute peine était suspendue ; quant au Phédon, il relate les propos de Socrate au dernier jour de sa vie et sa mort au milieu de ses disciples. Pourtant, ces trois dialogues n’ont pas été écrit à la même époque et n’appartiennent pas aux mêmes groupes d’œuvres. L’Apologie et le Criton font partie des premiers dialogues, dits socratiques, quand Platon est encore proche de son maître – l’Apologie date vraisemblablement des années 396395, trois ans après la mort de Socrate (399), et le Criton lui est postérieur de peu. Le Phédon fait partie du second groupe de dialogues, composés après 390 et même 385, c’est-à-dire à une époque où Platon construit sa propre pensée. Ainsi on y trouve les thèmes qui s’affirment comme platoniciens et discutés au sein de l’Académie : les théories des Idées, de la réminiscence, de l’âme, l’esquisse de la méthode dialectique, des réflexions mathématiques, cosmologiques, éthiques. Ainsi on aurait tort de croire que le Phédon reproduit fidèlement les derniers moments et les ultimes paroles de Socrate, à l’exception peut-être de sa dernière injonction à Criton : « N’oublie pas d’offrir un coq à Asklépios », comme signe de sa piété. C’est d’autant moins probable que Platon dit lui-même n’avoir pas été présent auprès de son maître (59b) - « Je crois que Platon était malade ». M. Dixsaut note que le « je crois » mis dans la bouche de Phédon est ambigu, pouvant servir à justifier l’abandon du disciple au moment où c’est le moins acceptable, ou à rejeter sur Phédon la responsabilité de cette narration imaginaire. « Peut-être après tout veut-il produire tous ces effets en même temps, plus un : se faire, d’un même mouvement, apparaître et disparaître comme auteur d’un dialogue où il présente, à travers un récit de la mort de Socrate, sa propre conception de la philosophie » (GF, p. 37). Même si Socrate a discuté de l’immortalité, s’il est vraisemblable qu’il est mort dans la sérénité décrite par le Phédon, néanmoins le dialogue paraît bien être l’occasion pour Platon d’introduire ses propres vues sur l’immortalité, les débats internes à l’Académie, notamment l’intérêt croissant pour le pythagorisme – ainsi Simmias et Cébès formés par le pythagoricien Philolaos participent activement à la discussion. Donc, le Phédon est certainement une fiction où la figure de Socrate est différente de celle de l’Apologie, sans doute plus proche du Socrate historique. Socrate ici n’affecte plus une ironie insolente, une simplicité de raisonnement, ne se dit plus le plus savant ou le plus habile (sophôtatos) des hommes comme le lui aurait enseigné l’oracle de Delphes, mais il développe des spéculations brillantes et subtiles. Surtout il se montre sous un nouveau jour à l’égard de la mort. Dans l’Apologie, Socrate se réjouit de mourir pour pouvoir continuer d’interroger dans l’Hadès les héros et les hommes célèbres, sans faire allusion au bonheur de vivre auprès des dieux ; on croit même entendre un propos épicurien quand il suggère que la mort n’est rien à craindre si elle est un doux sommeil. Dans le Phédon, rien de tel. Socrate tente de persuader, à la fois par la rigueur du raisonnement, par son attitude personnelle devant la mort, par le rappel d’antiques croyances, sa conviction (orphique et pythagoricienne, que Platon a progressivement acquise) d’être appelé à vivre la félicité éternelle d’être auprès des dieux. Ainsi, comme © Philopsis – Laurent Cournarie 110 www.philopsis.fr l’écrit B. Piettre : « Socrate dans le Phédon est devenu pythagoricien, ou plus simplement platonicien, définissant la philosophie comme une ascèse, une séparation de l’âme d’avec le corps et une purification, se lançant dans des considérations subtiles sur les Formes, leurs rapports mutuels et leur rapport aux choses sensibles : ces questions ne cessent de préoccuper Platon dans les dialogues ultérieurs » (p. 47). Socrate acquiert dans le Phédon une dimension de sagesse, inconnue auparavant. Il n’est plus le plus habile des hommes, celui qui sait qu’il ne sait rien et qui interroge, à cause de cela, sans relâche ses contemporains jusqu’à la provocation, intermédiaire entre les dieux et les hommes, averti par son démon de sa tâche civique, mais il s’est élevé à un savoir et à des considérations supérieures qui le rendent capables d’un jugement serein sur le bien et le vrai. Le dialogue se termine sur cette phrase : « Voilà, Echécrate, ce que fut la fin de notre ami, d’un homme dont nous pouvons dire que, parmi tous ceux qu’il nous a été donné de connaître, il fut le meilleur, le plus sensé <phronimos> et le plus juste ». C’est désormais la phronèsis et la justice (c’est-à-dire la vertu fondée sur la pensée et l’intelligence <phronèsis>) qui donnent l’assurance d’être dans le vrai, pour toute l’histoire de la philosophie. Car le Phédon est sans aucun doute un dialogue tout à fait à part. Comme l’écrit M. Dixsaut, « le Phédon raconte une mort, celle de Socrate. Mais le récit de cette mort singulière est occasion de tenir un discours différent sur la mort. Car Socrate ne se contente pas de mourir : il meurt après avoir parlé, parlé de la mort, précisément » (GF, p. 11). De fait, on ne peut lire le Phédon comme un autre dialogue, parce qu’on ne parle pas de la mort comme d’une vertu ou des mathématiques. Pour ainsi dire, la mort engage la philosophie dans une épreuve de vérité radicale. Plus exactement, la pensée rencontre dans la mort son autre absolu, son impossibilité même. Or Platon retourne l’impossibilité en confirmation de la possibilité de la pensée et de la philosophie. D’abord, paradoxalement la philosophie n’apprend rien sur la mort. De ce point de vue, la philosophie est toujours décevante pour celui qui en attend une révélation sur ce qu’elle est et sur ce qu’il y a au-delà. Mais c’est parce qu’elle désamorce le tragique et la théâtralité que tient sur elle le discours commun. Ainsi le récit de la mort de Socrate n’émeut pas – ou alors l’émotion vient des disciples et seulement à travers eux. Il ne s’agit pas d’une méditation sur la mort (sur la confrontation de la conscience avec la mort), soit pour rappeler le néant de notre condition, soit pour en appeler à un rapport authentique du sujet à son existence. Si le Socrate du Phédon est l’image du sage ou du philosophe parvenu à la sagesse, c’est-à-dire dont la sagesse est prouvée par sa sérénité devant la mort, c’est parce qu’il ôte à la mort son pathétique, son caractère d’effroi (cf. 68b). C’est bien la peur de la mort qui inspire la conduite des hommes, leurs passions et leur appétit du pouvoir. Le stoïcisme développera pleinement cette idée que l’homme libre, inaccessible aux menaces, à la domination du pouvoir, est celui qui s’est affranchi de la crainte de la mort, ce que résume Montaigne quand il écrit : « la préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir ». La mort, ramenée par la philosophie à sa vérité, se laisse définir simplement comme séparation de l’âme et du corps. Or cette définition © Philopsis – Laurent Cournarie 111 www.philopsis.fr ramène avec elle la puissance de la pensée. Penser la mort pour la vivre librement, cela revient à penser la pensée. Socrate montre que la philosophie et la mort sont unies par la même activité, que la mort n’annule pas la pensée mais en accomplit l’acte même, qu’on ne pense pas contre la mort mais qu’on la pratique en pensant. Ici l’on tient sans doute le point culminant du dialogue : que philosopher c’est mourir et être mort. Comme l’écrit M. Dixsaut : « Platon y invente une autre manière de parler de la mort qui fait ainsi une entrée remarquée puisqu’on va découvrir que penser la mort revient pour la pensée à se penser elle-même. Mort et philosophie travaillent de la même façon, en déliant l’âme du corps, en la séparant non pas du corps en général mais du corps qui fait obstacle à la pensée » (p. 12). Ici les solidarités se nouent (cf. 68b) : l’adversaire de la philosophie et de la raison (misologie) est aussi bien celui qui craint la mort parce qu’il pense à partir du corps (philosomatos). Au contraire le philosophe est celui qui ne craint pas la mort parce qu’il a toujours subordonné la pensée à l’exercice qui consiste à délier l’âme du corps, c’est-à-dire à se délivrer du souci du corps. Penser autrement la mort, c’est penser finalement la philosophie. Platon n’a pas eu pour visée de raconter le plus fidèlement possible la mort et la conduite de Socrate devant la mort. Il s’agit plutôt de placer l’auditeur ou le lecteur dans l’atmosphère qui convient le mieux à la réflexion sur le sens de la philosophie et sur l’immortalité de l’âme. En effet, à bien des égards, l’objet du dialogue c’est la philosophie : ce qu’elle est et ce qu’elle doit être. Qu’est-ce qu’un philosophe, du moins authentique ou véritable comme le précise toujours Platon, qui la pratique « droitement » ? C’est sans doute un philosophe qui ne craint pas la mort, qui s’impose la même règle de la discussion rationnelle jusqu'au bout, qui soumet la mort à sa pensée, c’està-dire la mort du corps à la vie de l’âme et qui, par conséquent, envisage sans détour le problème de l’immortalité de l’âme. Si philosopher c’est s’exercer à mourir, il faut se demander ce qu’il en est de la vie de l’âme ellemême, si elle périt avec le corps ou non et en quoi consiste son essence. De fait, le dialogue est peut-être écrit d’abord à l’intention des élèves de l’Académie, pour rappeler qui fut vraiment Socrate et à quel point la philosophie est une recherche difficile et exigeante. On notera ainsi que Platon signale la présence de nombreux disciples de Socrate dans l’assistance : Eschine, Antisthètne, fondateur de l’école cynique, Euclide de Mégare, qui développe les apories de la dialectique …, mais que seuls participent à la discussion sur l’immortalité de l’âme, Simmias et Cébès de Thèbes, disciples de Socrate mais formés à la philosophie pythagoricienne – comme Echécrate qui s’empresse, au début du dialogue, d’apprendre de Phédon la manière dont s’est déroulée la fin du maître. Cela signifie que pour Platon, continuer la philosophie après Socrate, ce n’est pas se fourvoyer dans des doctrines morales courtes (vertu = plaisir, par exemple), sans considérations mathématiques, métaphysiques, cosmologiques, mais, au contraire, sur le modèle des pythagoriciens, engager la pensée sur la voie longue de la vérité. Ainsi s’éclaire autrement le passage célèbre sur la misologie, contre ceux qui cherchent la vérité en abandonnant la raison. Donc la philosophie se définit toujours par rapport à l’âme – qui porte le sous-titre du dialogue – comme souci de l’âme plutôt que du corps, comme théorie de l’immortalité de l’âme. Le Phédon articule exactement les deux thèses – la discussion sur l’immortalité de l’âme constituant l’essentiel © Philopsis – Laurent Cournarie 112 www.philopsis.fr du dialogue, opérant ainsi la transition du Socrate historique à la figure platonicienne de Socrate. Dans l’Apologie, Socrate présente sa mission divine comme une vie philosophante (28e), c’est-à-dire comme une vie qui s’examine (38a), qui a le souci de l’âme (de la sienne et de celle des autres, 30b). Et l’individu qui a passé sa vie à cette occupation ne peut craindre la mort : « il n’y a pas de mal possible pour l’homme de bien, ni dans cette vie, ni au-delà, et … les dieux ne sont pas indifférents à son sort » (41d). Dans le Phédon, le souci de l’âme conduit à des explications métaphysiques d’une tout autre portée. Vivre en philosophant c’est pratiquer la séparation de l’âme et du corps et donc celui qui a passé sa vie à philosopher, c’est-à-dire d’une certaine façon à mourir a des raisons d’espérer qu’il y a « quelque chose après la mort » (63c). Il s’agit, du même coup, de transformer une ignorance en connaissance. Dans l’Apologie, Socrate explique ainsi : « craindre la mort, ce n’est rien d’autre que se donner pour savant sans l’être ; c’est donner l’impression qu’on sait ce qu’on ne sait pas. Nul en effet ne sait ce qu’est la mort, si par hasard elle n’est pas pour l’homme le plus grand des biens ; mais on la redoute comme si on savait pertinemment qu’elle est le plus grand des maux. Comment ne pas voir là cette ignorance qu’il faut stigmatiser, celle qui consiste à croire savoir ce qu’on ne sait pas ? » (29a-b). Mais à défaut de connaître la mort, même si la pensée la ramène à son propre exercice, ne peut-on pas démontrer que l’âme est immortelle, ou que son essence la rend incorruptible, et que donc l’espérance dans une félicité éternelle est rationnelle ? Pourtant une théorie de l’âme et de l’immortalité de l’âme peut-elle se substituer à l’ignorance de la mort ? L’espérance dans une vie immortelle est-elle rationnelle ou simplement raisonnable, mêlant le vraisemblable et le discours mythique à sa constitution ? Tel est, certainement, tout l’enjeu de ce long et profond dialogue : être une apologie de la philosophie par l’apologie de Socrate devant la mort et inversement, une apologie du philosophe par la constitution d’une théorie de l’âme et de son immortalité. De fait, se mêlent à la fois une confiance dans la raison à s’élever au vrai, à fonder les conditions de la vérité (dialectique, hypothèse des Formes), à prouver non seulement la préexistence de l’âme mais sa survivance (affinité âme-Forme), et une ouverture au discours du vraisemblable et du mythe. Mais aussi bien l’orphisme, le mysticisme et le mythe sont-ils transformés en doctrine philosophique, par une série de gradation des preuves de l’immortalité de l’âme (de l’argument du cycle, à la réminiscence, à la parenté de l’âme et de la Forme ; à la simplicité de l’âme, à l’incompatibilité des contraires). Et le mythe final du dialogue peut alors s’interpréter comme la traduction légendaire et imaginaire de la connaissance philosophique. Comme l’écrivait Diès : « les bienheureux voient les dieux et conversent avec les dieux, ils voient le soleil, la lune et les astres dans leur réalité véritable, et ce spectacle bienheureux du monde réel n’est qu’une de ces transpositions inverses qui servent à matérialiser, à des degrés divers, l’immatériel, à réfracter, sur les plans successifs de l’intuition sensible, la contemplation des Idées » (Autour de Platon, p. 447). On trouve là l’accomplissement de la mort de Socrate par la philosophie de Platon et l’accomplissement du logos platonicien par la mort socratique (Cf. P. Ricœur, Etre, substance, essence chez Platon et Aristote, p. 58-59). La mort du philosophe n’est pas la fin de la philosophie mais © Philopsis – Laurent Cournarie 113 www.philopsis.fr plutôt son couronnement. La mort de Socrate vérifie la thèse qu’il avançait de manière un peu provoquante et qui arrache le rire du béotien : « Philosopher c’est apprendre à mourir et être mort ». Finalement, on dira qu’être mort, c’est accomplir la philosophie : la connaissance de l’être s’accomplit dans le silence de la mort ; la certitude est atteinte dans la suspension du discours, comme si la mort jouait dans le Phédon, l’analogue de ce que sera la theôria dans la République. A ce moment seulement, l’âme devient pleinement ce qu’elle s’est efforcée d’être au cours de la vie philosophique : purement nous, adéquate aux Formes auxquelles elle ressemble. L’identité de l’âme et de l’intelligible s’accomplit dans la mort, ou inversement, c’est par cette identité que la mort peut être un accomplissement. Mais cette hypothèse reste pour le philosophe une attente et une espérance en faveur de laquelle la philosophie se présente comme un « beau risque » à courir (114d). Jusqu’où la réflexion de l’âme sur l’âme relève-telle du savoir et où passe l’écart entre la conviction raisonnable et la croyance irrationnelle ? Tout lecteur, du moins le philosophe, du Phédon est dans la situation de Phédon lui-même, en position d’intériorité et d’extériorité par rapport au dialogue : il est concerné par cette mort et par le discours sur l’immortalité, mais il est appelé à survivre à cette parole dans l’étonnement qui laisse la conviction libre et personnelle. C’est aussi pourquoi sans doute « on revient toujours au Phédon » (R. Schærer, « La composition du Phédon », Revue des Etudes grecques, 53, 1940, n° 249, p. 1) comme à l’image de la mort du philosophe qui accepte la mort sans dénoncer l’injustice, le malheur des hommes (L’Occident, dans son double héritage, vit à l’ombre de deux figures et de deux morts paradigmatiques, celle de Socrate et celle du Christ. Pourtant, il est faux de vouloir rapprocher les deux morts, soit pour christianiser Socrate soit pour helléniser le Christ. Ainsi pour Rousseau, tout oppose ces deux morts : « Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage ; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa, dit-on la morale ; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique. (…) Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l’exemple. (…) La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu » (Emile, IV, « Profession du Vicaire savoyard », p. 212-213, L’Intégrale). L’exigence de justice qui commande le désir de la sagesse se replie sur le souci de soi-même, c’est-à-dire sur le gouvernement de l’âme sur elle-même et son corps, ouvrant nécessairement la réflexion de l’âme sur elle-même à la question de son immortalité. Comme l’écrit K. Jaspers : « Le Phédon, avec l’Apologie et le Criton, est l’un des quelques documents irremplaçables dont vit l’humanité. Les hommes de l’Antiquité, qui philosophaient, l’ont lu pendant de longs siècles et y ont appris à mourir dans le calme de l’acquiescement à leur propre destin, même s’il était funeste. © Philopsis – Laurent Cournarie 114 www.philopsis.fr Nous ne devons pas nous tromper sur l’impression de froideur que donne cette attitude. Mais on ne peut pas lire ces écrits sans être saisi dans sa pensée même. Il y a ici une exigence sans fanatisme, une suprême possibilité qui ne se fige pas dans une morale, une façon de s’ouvrir à la réalité ponctuelle et unique de l’absolu. Avant de l’atteindre, l’homme ne doit pas s’abandonner, mais lorsqu’il repose en lui, il peut vivre et mourir en paix ». S’il faut « se rappeler Socrate » (Les grands philosophes, 1, p. 153), c’est-à-dire que la cité peut condamner à mort le philosophe, il faut surtout se rappeler la mort de Socrate, mort sans tragique (Cf. le tableau de David, « La mort de Socrate », exposée au Louvre), d’un homme qui s’élève au divin par la pensée, qui fonde sur cet exercice même l’espérance de la béatitude de l’âme réservée au philosophe, mais où la certitude ne sera jamais une possession puisqu’elle implique le risque de vivre en pariant sur l’immortalité. Contexte et personnages du dialogue Ici on se contentera de résumer les principales informations de M. Dixsaut dans son introduction : - Le Phédon appartient à la période où furent composés le Cratyle et le Banquet, sans qu’on puisse indiquer entre ces trois dialogues un ordre chronologique ferme et certain, c’est-à-dire antérieurement aux livres II-X de la République. Toutefois l’antériorité du Banquet sur le Phédon est probable, entre lesquels vient s’insérer le Cratyle. Le Phédon, comme le Banquet, et les livres centraux de la République sont consacrés à la définition de la philosophie, c’est-à-dire présentent la conception platonicienne de la philosophie. Le Banquet montre « ce que signifie vivre en amoureux de la philosophie » (p. 26), le Phédon « témoigne de la manière dont meurt celui qui s’est occupé à la philosophie droitement », la République décrit la formation du philosophe qui doit gouverner la cité idéale. Mais se dessine une complémentarité entre le Banquet et le Phédon qui présentent « une structure très particulière, puisque ni l’examen dialectique ni l’exposé continu n’en constituent la partie principale, et que s’y superposent des langages multiples » (ibid.). - Le dialogue se situe à Phlionte, qui, rappelle M. Dixsaut, fut avec Thèbes le centre où trouvèrent refuge les pythagoriciens. Et l’on raconte (Diogène Laërce) que c’est là que Pythagore aurait inventé le terme philosophos pour ne pas attribuer à l’homme le titre de sage qui convient seulement aux dieux. Cela suffit à justifier le choix platonicien de situer dans cette cité le lieu de son dialogue où il présente sa propre conception du philosophe – première occurrence dans un dialogue platonicien de l’adjectif substantivé « philosophe » (note, p. 182). Et il instaure cette filiation pythagoricienne pour mieux marquer le sens nouveau qu’il accorde à l’activité du philosophe. Mais le récit de Phédon nous transporte à Athènes dans la prison où est enfermé Socrate, principalement dans une salle où il dialogue avec ses disciples, boit le poison et meurt : c’est le lieu de la parole philosophique. Socrate passe dans une autre salle, espace privé et social à la fois (p. 29) où il prend son bain et où il reçoit sa femme et ses enfants. - Le Phédon est un dialogue raconté, à la différence des dialogues directs (Ion, Criton…) ou exposés (Apologie, Ménexène, Timée…). Mais à la différence des autres dialogues rapportés (Banquet, Parménide, Théétète…), © Philopsis – Laurent Cournarie 115 www.philopsis.fr le récitant prend part au dialogue, et en l’occurrence à un moment important (89b-91c) pour venir en aide à Socrate ; le dialogue est interrompu par deux fois, mettant en scène l’effet que produit le dialogue, l’étonnement – qui n’est pas ici présenté comme l’origine de la philosophie (Théétète, 155d) – devant la manière dont Socrate sauve « le discours dans sa liaison aux êtres et à la vérité » (p. 31) ; enfin le narrateur donne son nom au dialogue, ce qui se laisse comprendre par sa position : être dans le dialogue sans y être. Il n’est pas un interlocuteur dans l’argumentation comme Simmias et Cébès. Si pourtant il y participe, ce n’est pas en objectant mais en comprenant et en partageant l’étonnement que produit le dialogue. Comme dit M. Dixsaut, « on ne peut pas raconter le Phédon sans comprendre et sans s’étonner : sans être dedans et dehors. En Phédon s’incarne tout lecteur du Phédon : dedans, puisque lui aussi doit mourir, et que ce discours-là, ce récit-là, ce dialogue-là le concernent plus directement qu’aucun autre ; dehors, puisqu’il va encore vivre un certain temps, vivre étonné mais pas nécessairement convaincu par cette parole et par cette mort différentes» (p. 32). - Les personnages du dialogue direct sont Phédon d’Elis et Echécrate. Echécrate ne fait pas partie du cercle socratique. C’est un pythagoricien, comme le prouve son attachement à la doctrine de l’âme-harmonie. Mais sa curiosité à l’égard de Socrate, l’évocation des échanges entre Phlionte et Athènes tend à attester l’existence de relations entre Socrate et le pythagorisme contemporain (M. Dixsaut, p. 37). De Phédon, on ne sait pas grand chose, puisqu’aussi bien sa biographie aura été reconstituée à l’image de sa participation dans le dialogue. C’est sans doute un homme jeune, contrairement à ce que suppose Robin, qui se présente comme un disciple fidèle de Socrate : il évoque son amour pour la discussion philosophique (59a), son plaisir à se souvenir de Socrate (58d). Cette fidélité intelligente et compréhensive explique le choix par Platon de Phédon comme narrateur (p. 36). Phédon peuple la prison de nombreux personnages secondaires comme le portier, l’esclave chargé du poison, le serviteur des Onze, Xanthippe, Criton, et tous ceux qui ne prennent pas part à l’entretien, disciples étrangers (outre Simmias et Cébès, Phdéondès, Euclide, qui n’est pas le géomètre (Il enseignait l’identité de l’être et du bien, et une dialectique qu’il transmis aux Mégariques.) – cf. Théétète, et Terpsion) ou familiers athéniens (Apollodore – cf. Banquet, Critobule et son père, Hermogène – cf. Cratyle, Epigène, Eschine, Antisthène, Ctésippe – cf. Lysis, Ménéxène – cf. Ménéxène). On se demandera ce qui préside au choix de Phédon et des deux interlocuteurs de Socrate dans le dialogue. On peut avancer, comme le fait R. Schærer, des raisons dialectiques. Pour la discussion sur l’immortalité de l’âme dans ces circonstances si particulières, il faut écarter les vieillards – parce que la vieillesse s’est déjà forgé des opinions –, les esprits impulsifs ou fanatiques, comme Polos, Calliclès ou Thrasymaque – qui troubleraient la sérénité, la continuité requise de cet ultime entretien – ou des adversaires trop instruits, auteurs d’une doctrine, comme Antisthène ou Euclide. Ainsi Simmias et Cébès sont-ils des jeunes gens capables d’une collaboration constante, et qui ne s’opposent à Socrate que « dans l’espoir d’une réfutation » (p. 13). © Philopsis – Laurent Cournarie 116 www.philopsis.fr Simmias est un thébain, et Cébès un béotien, tous deux élèves du pythagoricien Philolaos. Cébès joue un rôle plus important que Simmias, qui n’est l’interlocuteur de Socrate que sur la réminiscence. Mais d’un autre côté, les questions que pose ce dernier « portent sur les limites et la force du logos » (Dixsaut, p. 40). Pourtant, malgré les différences entre eux – Simmias est comparé à la déesse Harmonie, quand Cébès est assimilé à son époux mortel, Cadmos (95a) – Simmias et Cébès sont complémentaires. Comme l’écrit M. Dixsaut, ils « occupent le terrain de la rationalité, ils opposent des difficultés, perçoivent les apories » (p. 41), ce qui place Socrate dans une attitude, tout à fait inattendue et unique, de défense plutôt que d’examen problématique. « Les positions habituelles sont inversées : dans le Phédon, Socrate défend ce qu’il a choisi d’être – philosophe – et ce à quoi il a choisi de passer sa vie : philosopher. C’est lui qui doit faire l’apologie de sa manière de penser, de parler, et aussi de vivre et de mourir » (ibid.). Enfin, il y a Socrate qui, exceptionnellement, tient le discours de l’opinion : opinion paradoxale, puisqu’elle concerne la philosophie ellemême et ce que signifie être vraiment philosophe. La défense de la philosophie se fait par un « retour à Socrate » qui est l’occasion, devant ses disciples socratiques qui n’en retiendront qu’un aspect, d’en rappeler l’atopie (p. 42). En un sens, Platon donne à entendre cette parole unique sur le point de disparaître et, en un autre, par l’intermédiaire de sa fiction, la fait vivre pour toujours. Plan du Phédon (Cf. Marie-Laurence Desclos, Structure des dialogues de Platon, Ellipses, 2000 et L. Robin, Phédon, notice, Belles-Lettres.) Prologue : Echécrate et Phédon (57a-58d) : Phédon témoin de la mort de Socrate et de ses derniers discours ; raison de l’exécution différée Introduction du récit (58e-61c) - le dernier jour de Socrate : une impression de plaisir et de peine mélangée ; présentation des personnages présents ; la nouvelle du retour du navire de Délos ; Xanthippe reconduite (58e-60a) - l’instauration du dialogue par Socrate à l’occasion d’une sensation, qui introduit le thème des contraires (cf. 70c-72e) ; injonction divine de faire de la poésie (60a-61c) 1ère partie : L’apologie : Socrate défend son attitude devant la mort (61c-69e) a/ La question du suicide (61c-62c) : pour le philosophe, la mort vaut mieux que la vie, ce qui ne justifie pas pourtant le suicide b/ L’objection de Cébès (62c-63d) : si mourir c’est s’éloigner du soin des dieux, désirer la mort ne convient qu’à l’insensé, et se révolter contre convient au philosophe. Mais l’espérance, puisée dans la tradition, de retrouver les dieux et les meilleurs des hommes au-delà de la mort, engage à ne pas se révolter. c/ Intervention de Criton (63d-e) : parler contrarie l’action du poison d/ Réponse de Socrate avec l’aide de Simmias (63e-69e) © Philopsis – Laurent Cournarie 117 www.philopsis.fr - Définitions de la mort et de la philosophie (63e-65a) : la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps ; l’unique occupation de la philosophie est de mourir et d’être mort - L’obstacle corporel (65a-68b) - La connaissance du réel n’est accessible ni au corps ni aux sens mais seulement au raisonnement de l’âme seule (65b-66a) ; - La thèse résumée et radicalisée (66b-67b) : le corps est la cause de tous les maux et il faut regarder avec l’âme les choses mêmes - La purification (67b-68b) : mettre le plus possible à part l’âme du corps, ce qui désigne le sens précis du mot « mort » : pour le philosophe, la mort n’est pas objet d’effroi mais ce qui comble l’objet de son désir : la pensée - La vertu vraie (68b-69e) : elle ne consiste pas dans l’échange du plaisir contre le plaisir, de la peine contre la peine, ce qui ne rend personne meilleur, mais dans la purification des passions par et pour la pensée pure. La félicité est promise aux philosophes, initiés à la vraie vertu. 2ème partie : Le problème de la survivance de l’âme (69e-84b) – du plaidoyer à l’exhortation, le moment intermédiaire du vraisemblable a) L’argument des contraires (70c-72e) : la vie naît de la mort, la mort de la vie ; le devenir de la vie à la mort (mourir) oblige à concevoir réciproquement le mouvement de la mort à la vie comme un « revivre » b) L’argument de la réminiscence (72e-78a) - Preuve de la réminiscence par l’interrogation bien conduite (72e73a) : apprendre c’est se ressouvenir, ce qui n’est possible que si l’âme est immortelle - Le ressouvenir par association des idées ( 73b-74d) : d’une chose égale à une autre chose égale, à l’idée d’égalité en soi - L’égalité en soi qui constitue, en réalité, la condition originaire de la comparaison des choses égales : la connaissance prénatale des intelligibles (74d-77a) - Une objection de Simmias (77a-78a) - Que l’âme préexiste à la naissance ne prouve pas qu’elle est immortelle - Il faut joindre les deux arguments précédents en un seul : l’âme ne doit pas être mortelle pour qu’une nouvelle génération soit possible. Rire de Cébès sur la peur enfantine de la mort c) Objets des sens et objets de la pensée (78b-80d) : le visible et l’invisible - Deux genres d’être : les objets sensibles, variables et les essences dont la forme est toujours identique, et que seule pensée peut appréhender ; - L’âme n’a-t-elle pas plus de parenté avec l’espèce invisible de l’être et le corps avec l’espèce visible ? d) Destinées des âmes après la mort (80e-82c) - L’âme pure en se séparant du corps rejoint le lieu qui lui est apparenté, pur, invisible, divin, vivre en compagnie des dieux (80e-81a) - La destinée bestiale des âmes ensorcelées par les désirs et les plaisirs du corps (81b-82c) : la réincarnation des âmes suit les vices de leur vie corporelle © Philopsis – Laurent Cournarie 118 www.philopsis.fr e) Fonction de la philosophie (82c-84b) : le philosophe a souci de son âme et vit à l’écart des plaisirs et des passions ; la philosophie délie l’âme des chaînes du corps, des plaisirs et des peines qui la rivent au corps comme par un clou. L’âme philosophique ne redoute rien dans la mort, ni sa dispersion par la séparation, ni l’anéantissement. 3ème partie : Un beau risque (84b-107d) – le passage à l’exigence de définition de l’âme et de démonstration de son immortalité a) Reprise du problème : hésitation de Simmias et de Cébès à faire part de leurs objections en cette circonstance (84c-85b), mais le discours de Socrate est comme le chant du cygne : il a la préscience des biens qui l’attendent et n’est pas triste de se séparer de la vie. - Objection de Simmias (85c-86e) par l’image de la lyre : l’âme est harmonie des contraires qui constituent le corps et c’est pourquoi, en dépit de sa nature divine, elle meurt, et même la première, si l’excès vient l’emporter, laissant d’ailleurs subsister certains éléments durables du corps longtemps après sa disparition. - Objection de Cébès (86e-88b) par l’image du tisserand : la préexistence de l’âme au corps a été prouvée mais non sa survivance. L’âme est plus résistante que le corps, mais si elle anime plusieurs corps au cours d’existences successives, elle doit finir par s’user et ne pas survivre à la mort de son dernier corps. b) Première série de réponses (88c-102a) - Pause dans le récit (88c-89a) : Phédon rapporte la mauvaise humeur et l’inquiétude des auditeurs, vaincus dans leur conviction que la mort de l’âme n’accompagne pas la mort du corps. Admiration devant la bienveillance de Socrate à l’égard de Cébès, de Simmias et de tous ses compagnons en déroute. - Reprise du récit par Phédon (89b-89c) : pour marquer la crise du dialogue, en signe de deuil, Phédon est invité par Socrate à sacrifier sa belle chevelure. Mais s’il est brave, il s’engage à ne pas la laisser repousser tant que l’argument qui justifie l’espérance de Socrate n’aura pas été reconquis contre les objections. Dans ce travail, Socrate vient en aide à Phédon tel Iolaos à Hercule. -L’écueil de la misologie (89c-91c) : opposer croyance contre croyance, sur le mode de la controverse sophistique, sans une maîtrise suffisante de ce dont on parle, conduit à prendre en haine la raison, c’est-àdire à tenir tous les raisonnements sinon pour faux, du moins pour équivalents, en deçà du vrai et du faux. Socrate parie sur la capacité du raisonnement à établir la vérité de sa conviction (l’existence de l’âme après la mort) ou, si c’est le contraire qui se vérifie, à s’affranchir de la peur et des lamentations inutiles pour tous ceux qui l’entourent. - Retour aux théories de Simmias et de Cébès (91c-102a) - Rappel des objections (91c-92a) - Examen de l’objection de Simmias (92a-94e) : 1/ l’âme préexiste au corps, alors que l’harmonie succède à l’existence de la lyre, des cordes et des sons ; 2/ l’âme est principe et gouverne le corps alors que l’harmonie suit ce qui la compose ; 3/ l’harmonie est toujours harmonieuse alors que l’âme peut participer au vice comme à la vertu © Philopsis – Laurent Cournarie 119 www.philopsis.fr - Réponse à Cébès (95a-102a) qui oblige à traiter de la cause de la génération et de la corruption : 1/ Réflexions sur ce qu’on appelle « enquête » (histoire) sur la nature ( 95e-97b) ; 2/ la découverte et finalement la déception à l’égard d’Anaxagore qui soutenait que l’esprit est cause de toutes choses (97b-99d) ; 3/ la réflexion conduit Socrate à considérer que la seule vraie cause c’est la Forme (99d-101c) : l’existence des Formes peut peut-être expliquer l’immortalité de l’âme ; 4/ Remarques sur la méthode (101d-102a) : examiner les conséquences des principes et remonter à un principe qui suffise à rendre raison de ce qui en dépend, mais sans confondre principes et conséquences comme cela se produit dans les controverses éristiques. c) Deuxième série de réponses (102a-107d) - Existence et éponymie des formes (102a-103a) : Les Formes et le problème des contraires (le Grand et le Petit). Les Formes l’emportent sur les causes physiques parce qu’elles sont à l’abri des contraires - Objection et réponse (103a-105b) : reprise de l’affirmation antérieure selon laquelle la génération des contraires procède des contraires (70d-71a) : les Formes ne dépendent pas d’autres Formes - Application au problème de l’immortalité de l’âme (105b-107d) : l’âme qui apporte toujours la vie à un corps ne peut recevoir en elle le contraire, la mort, autrement dit l’âme n’est pas quelque chose de mortel et de destructible : l’âme ne meurt pas mais s’en fuit ailleurs, dans l’Hadès, comme le Feu s’en va dans d’autres corps, à l’approche du Froid - Conséquences morales (107a-d) : si l’âme est immortelle, ne pas en avoir le souci pour la totalité du temps, c’est courir un grand risque puisque c’est sa formation morale qui sera jugée dans l’au-delà - Cosmologie et eschatologie (107d-116a) - Le mythe de la destinée finale des âmes (107d-114c) : données cosmologiques générales sur la terre (108e-111c) ; description de l’intérieur de la terre (Tartare) (111c-113c) ; une géographie finaliste, en vue de la destinée des âmes après la mort (113d-114c) - La leçon du mythe (114d-116a) : le pari ou le beau risque du philosophe concernant l’espérance et la croyance de l’âme juste dans sa destinée après la mort ; le dernier commandement, n’avoir souci que de son âme Epilogue (116c-118a) : la mort de Socrate, serein parmi ses amis retenant leurs pleurs. © Philopsis – Laurent Cournarie 120 www.philopsis.fr Prologue : Echécrate et Phédon (57a-58d) : Phédon témoin de la mort de Socrate et de ses derniers discours ; raison de l’exécution différée 57a-b De ce prologue, il n’y a sans doute pas beaucoup à dire sur le plan philosophique, si ce n’est, comme le signale M. Dixsaut, à propos du premier mot « autos » : « Etais-tu en personne, Phédon, aux côté de Socrate … ? ». Et Phédon de répondre : « Autos », « J’y étais en personne ». Il faut y lire d’abord la référence au témoignage direct, par opposition à une connaissance rapportée, moins crédible, d’où les questions pressantes d’Echécrate : « Qu’est-ce donc qu’a dit cet homme avant sa mort ? Et comment est-il mort ? ». Et plus loin, après les informations sur les causes du retard de l’exécution de la sentence (le navire de Délos), il redemande : « Mais ce qui entoura cette mort, Phédon ? Les paroles, les actes ? (…) Aie à cœur de tout nous rapporter aussi clairement que tu pourras ». Mais là où, notamment dans le pythagorisme, le « soi-même » désigne la parole du maître et situe la connaissance dans un enseignement reçu d’un autre, le socratisme a toujours insisté sur la nécessité de « découvrir par soimême » (99c), même si c’est toujours au contact du discours de l’autre, et si le maître est, comme dira Kierkegaard, l’occasion de la découverte personnelle de la vérité. Si « découvrir par soi-même » est la maxime de la connaissance, alors évidemment le narrateur de la mort du philosophe qui a énoncé cette maxime, ne peut pas être placé dans une autre situation que celle du témoin direct. Etre présent à la parole de Socrate c’est devenir présent à soi-même : s’approprier le sens de la mort de Socrate n’est possible que par une présence et un acte de présence qui impliquent une compréhension du discours. Dans ces derniers moments, l’impératif du souci de soi ou de son âme est mis en scène. Ensuite, derrière l’idée d’une connaissance acquise par soi plutôt que par la tradition, se pose le problème de l’identité de soi. A quoi identifier le « soi-même » ? Est-ce au corps ou à l’âme, ou à l’unité des deux ? Que devient le soi après la mort du corps ? S’annonce ici d’emblée la réflexion de l’âme sur elle-même, la définition de la philosophie comme souci de son âme, la liaison entre cette manière de concevoir la philosophie et le thème de l’immortalité de l’âme. Socrate dira que le corps déserté par l’âme n’est plus Socrate (115c-e) – les funérailles concerneront le corps de Socrate, non Socrate lui-même, et donc il peut bien advenir n’importe quoi à sa dépouille, être brûlée ou enterrée, c’est indifférent : l’identité personnelle ne consiste que dans l’âme, et plus précisément sans doute dans l’âme s’efforçant de penser par soi. On ne peut pas oublier que l’autos (« autos kath’autos ») désigne une propriété ontologique de la Forme (en quelque sorte l’essence même de la forme). Et l’analogie de l’âme et de la Forme se fait par cet autos : l’âme c’est l’essence de l’individu, c’est le « soi-même », et avoir souci de soi ou de son âme c’est bien la même chose. C’est pourquoi, la véracité du récit tient surtout à une certaine attitude, une certaine qualité de présence pour l’écouter et l’accueillir en soi. Il faut s’accorder à ce qui est dit, c’est-à-dire se donner le loisir nécessaire, s’affranchir du travail, de l’affairement, du souci du corps, pour être présent à soi par le souvenir de celui qui a mis à profit le temps supplémentaire que le sort lui accordé, pour réfléchir ultimement au sens même de la philosophie. Phédon a été en © Philopsis – Laurent Cournarie 121 www.philopsis.fr personne témoin de la mort et du dernier entretien de Socrate et le souci d’en rendre fidèlement le témoignage passe par le souci d’être présent à cette parole pour entendre l’injonction constante : avoir souci de soi. Introduction du récit (58e-61c) - le dernier jour de Socrate : une impression de plaisir et de peine mélangée ; présentation des personnages présents ; la nouvelle du retour du navire de Délos ; Xanthippe reconduite (58e-60a) - l’instauration du dialogue par Socrate à l’occasion d’une sensation, qui introduit le thème des contraires (cf. 70c-72e) ; injonction divine de faire de la poésie (60a-61c) Puis nous changeons de temps et de lieu, pour nous retrouver au côté de Socrate et des siens, dans la prison (59d-e). Viennent d’abord la description de l’atmosphère et l’énumération des participants. Le dialogue est d’emblée placé sous le signe de l’étonnement – étonnement devant un homme condamné à mourir et pourtant « manifestement heureux ». Rien n’aura ressemblé dans cet homme aux autres hommes, ni la vie, souvent raillée et sanctionnée par une condamnation à mort, ni sa manière de mourir. Quelque chose de non-humain, de divin paraît s’en dégager. Une conscience religieuse interpréterait cette sérénité comme la faveur d’être « béni des dieux », mais tout le dialogue fera comprendre que c’est l’effet et l’épreuve de vérité de la philosophie même. Pourtant Phédon est dans un sentiment <pathos> partagé, une combinaison <krasis> étrange où le plaisir et la peine alternent leurs impressions : plaisir de voir Socrate sans affliction, de n’avoir pas l’impression d’assister à un deuil, plaisir à la discussion philosophique, mais plaisir suivi de la peine chaque fois que Phédon réfléchit que le même homme qui fait son étonnement et sa joie sera mort bientôt. Mais Socrate n’a pas encore parlé, ou seulement pour renvoyer « à la maison » (60a) Xanthipe – qui représente avec Criton, le comportement conventionnel devant la mort, c’est-à-dire la norme sociale (cf. Criton dans le dialogue éponyme)149 . Comme dit M. Dixsaut, pour eux la mort est le dernier mot, d’où les pleurs, le déchirement de l’épouse ou le souci des funérailles (115b), des affaires de la famille chez l’ami, remettant la discussion philosophique à sa juste place « celle d’une parole sans puissance face à la mort des choses ». Peut-être le philosophe est-il celui qui, malgré tout, croit que le discours peut avoir une efficience sur et contre la mort, et qu’au moins elle peut fonder une espérance. Le dialogue commence à l’occasion du soulagement de Socrate après avoir été délié de ses chaînes. C’est une remarque sur le plaisir et la douleur, 149 Xanthipe a gardé son calme jusqu’à la venue des disciples. Son désespoir éclate, comme l’écrit Schærer, « à l’idée de l’entretien qui va s’ouvrir. Il a par là une signification dialectique » (art. cit., p. 15). Son attitude est incompatible avec les conditions d’une discussion philosophique. Mais c’est parce qu’elle introduit un facteur temporel, une actualité historique, des circonstances extérieures qui sont tout à fait étrangers à la vérité du discours (cf. Criton, 46b-c)). Finalement, « ce n’est donc ni de sa vie ni de son cœur que Socrate bannit Xanthippe, mais de la discussion dialectique. Il en use envers elle comme à l’égard d’Antisthène et d’Euclide. Car il s’agit avant tout d’assurer l’essor de l’âme raisonnable » (p. 16). Peu après, Socrate remet à sa place Criton, qui s’inquiète de l’effet contrariant de l’échauffement de la discussion sur l’action du poison, et renvoie le serviteur à la préparation de la boisson mortelle comme il a renvoyé Xanthippe à ses enfants. © Philopsis – Laurent Cournarie 122 www.philopsis.fr qui fait écho au sentiment de Phédon – cette remarque donne l’impression que Socrate n’avait rien préparé, comme plus loin, cette même question sur le plaisir est abandonnée au profit de celle du suicide (cf. Schærer, art. cit., p. 19). Socrate fait part du caractère déconcertant de ce qu’on appelle l’agréable. Le plaisir n’est jamais co-présent avec la douleur. Et pourtant, en dépit de leur contrariété, quand on poursuit le premier, on rencontre le second : frotter sa jambe engourdie ou meurtrie c’est éprouver une sensation agréable, mais le faire trop longtemps ou trop vigoureusement, c’est risquer de se blesser la peau et de souffrir. Ici Socrate semble reprendre l’idée que le contraire naît du contraire exprimée par Antiphon, qu’ils passent l’un dans l’autre, que l’un coexiste en l’autre comme sa négation, selon la doctrine d’Héraclite. Mais « par un curieux effet de palimpseste » (Dixsaut, note, p. 322), Socrate conserve la succession sans la coexistence, pour souligner aussitôt la différence entre ce qui est dit contraire, qui se succède et paraît se mélanger, et ce qui est contraire et qui ne se soumet à aucune genèse mutuelle. Ainsi, le plaisir d’être délivré des chaînes n’est qu’un plaisir relatif à une peine plus grande, non un plaisir pur comme dira le Philèbe (51b-52c), plaisir qui précisément ne s’inverse jamais dans son contraire. C’est pourquoi Socrate fait porter la différence sur le langage et l’opinion plutôt que sur les sentiments ou les états correspondants (ce que le hommes « nomment » agréable, ce qui leur « semble pénible », 60b). Si l’on peut dire que le plaisir engendre la douleur et inversement, c’est que l’on a affaire à des sentiments mélangés, c’est-à-dire relatifs. Même s’il n’y a pas de lien explicite, dans le texte, entre les deux passages, la question du plaisir et de la douleur sert à préparer à la première preuve de l’immortalité de l’âme. Le thème de la genèse (70d-71a) et de la solidarité des contraires dans le corps (83d) est annoncé, de même que la reprise de ce problème avec la distinction nécessaire entre les choses qui possèdent des contraires ou les choses tenues pour contraires, qui s’engendrent mutuellement, et les contraires en euxmêmes, c’est-à-dire les Formes contraires qui ne deviennent jamais leur opposé (103b). Socrate poursuit l’évocation de ce thème des contraires par une variation poétique, qui introduit à la dimension mythique qui parcourt tout le dialogue. Esope aurait sûrement écrit une fable <muthos> sur ce thème. Et Socrate lui-même, qui pourtant ne s’avoue pas doué pour raconter des histoires <muthologikos>, évoque immédiatement la nécessité pour celui qui doit faire le voyage de la mort d’examiner mais sous forme d’un mythe, ce qu’il pense sur ce que doit être ce voyage – le texte qui rapproche ici un verbe qui renvoie à l’examen dialectique et au raisonnement <diaskopein> et un verbe qui évoque le récit, la persuasion ou l’incantation <muthologein>, reflète la situation du discours dans tout le dialogue : d’un côté, la connaissance vraie, c’est-à-dire philosophique suppose l’examen par soimême, par la puissance de la raison, des problèmes, mais de l’autre pour la connaissance de la mort et la question de l’immortalité, l’on ne peut se passer de la connaissance par « ouï-dire », par la fable et le mythe – et le dialogue finira par un mythe sur la destinée des âmes, le plus élaboré que Platon ait jamais écrit. Donc Socrate, pour la première fois, s’est mis à composer en prison de la poésie, mettant en vers les fables d’Esope et composant un hymne à © Philopsis – Laurent Cournarie 123 www.philopsis.fr Apollon (60d). Cette évocation décide de l’entrée en scène fortuite de Cébès qui marque son étonnement et celui de nombreux témoins, notamment d’Evénos que lui rappelle le nom d’Esope, puisque Socrate est connu pour n’avoir jamais écrit de poème. Platon fera plus tard de Socrate le philosophe qui chasse de la cité idéale les poètes imitatifs (République X). Comment expliquer que Socrate se mette à consacrer, à ses dernières heures, à une occupation qu’il a dédaignée toute sa vie ? La réponse de Socrate écarte le souci de composition artistique, le désir de rivaliser avec le poète. La raison est d’ordre religieux. Socrate entend simplement répondre à l’injonction d’un scrupule religieux, donnée en rêve. Ici Socrate marque, contre l’accusation d’impiété retenue contre lui, son caractère religieux. Il s’acquitte d’une dette d’un devoir <aphosioumenos> à l’égard du dieu qui s’est révélé à lui souvent par le rêve qui lui enjoignait de s’exercer à l’art des Muses, à la fois poésie et musique <mousikè>. Finalement, au premier abord du moins, l’activité de Socrate ici n’a rien de surprenant par rapport à son passé. Elle est même cohérente avec l’ensemble de sa vie. D’abord parce que ce n’est pas la première fois que Socrate agit sous la conduite d’un songe (cf. Apologie, 33c ; Criton 44 a-b). Ici Socrate partage la croyance des Grecs dans la valeur des rêves et des songes. M. Dixsaut rappelle ce mot de Dodds qui écrit (Les Grecs et l’irrationnel, p. 110) : « les Grecs ne disaient pas qu’ils avaient eu un rêve, mais qu’ils avaient vu un rêve » (note, p. 324). Si le rêve se donne à interpréter, comme Socrate le dit ici lui-même, il ne fait pas de doute qu’il ait valeur de prescription divine150 . Plus qu’une vision, chez Socrate, l’expérience est pour ainsi dire auditive : il entend plus qu’il ne voit ce que le dieu veut de lui ; la position de surplomb du rêve par rapport au rêveur, qui lui assure son apparence d’objectivité (Dodds, p. 110), s’exprime ici comme un oracle : c’est une parole sacrée dont il faut s’acquitter. Ensuite, parce que l’exercice de la philosophie est interprété par Socrate comme l’accomplissement de la volonté d’Apollon dont il affirme être le serviteur (Apologie, 28e-29d, et plus loin ici 85a-b). Ainsi identifie-til, la philosophie et la poésie ou la musique, comme cela ressort de la formule restée célèbre : « la philosophie était l’œuvre d’art la plus haute » (61a) – traduite parfois de la façon suivante : « « y-a-t-il en effet plus haute musique que la philosophie … ». On comprend cette traduction de mousikè par musique (qui comprend l’harmonie et le rythme). La poésie désigne, en Grèce, un discours, en vers le plus souvent, qu’on récite ou qu’on chante, avec un accompagnement chanté et parfois dansé (cf. L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, éd de la Découverte, p. 56). Mais le terme grec renvoie à l’art ou aux arts qui concernent les Muses, et même plus généralement à la culture ou à l’instruction de l’esprit par opposition à l’éducation du corps (cf. République, VIII, 548b : la véritable muse, c’est la philosophie, c’est-à-dire 150 Du moins cela vaut-il pour cette troisième sorte de rêve nommée chrematistos où un dieu révèle ce qui doit ou ne doit pas advenir, ou ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ce type se distingue du rêve proprement symbolique qui présente une signification sous forme d’énigme, ou du rêve qui préfigure un événement futur <horoma>. Cf. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, p. 112. © Philopsis – Laurent Cournarie 124 www.philopsis.fr la musique opposée à la gymnastique ; cf. aussi Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 262, 278, 330) – ce qui rend la traduction par « musique » partielle. Le terme désigne toute production d’œuvre où la beauté résulte de l’immanence ou de l’application d’une juste mesure151 . La musique et la danse relèvent plutôt de l’interprétation que de la production, c’est-à-dire de ce qui concerne le contenu du discours et sa forme. Or c’est bien ce point de vue de la production qui est privilégié ici dans ce passage (Brisson, p. 54). Apollon n’exige donc pas de Socrate qu’il renonce à la philosophie pour devenir poète, parce que la philosophie est la poésie suprême, l’art supérieur d’éduquer les esprits par la pratique du raisonnement et du questionnement – Socrate n’appartient pas à la classe des poètes comme Esope et puisqu’il s’est présenté comme philosophe, il reste à supposer que le philosophe est celui qui produit des discours argumentatifs (cf. L. Brisson). La maïeutique est la forme socratique de la mousikè. La musique est ici l’image de l’harmonie du désir de vérité et de savoir qui définit la philosophie. La philosophie est la plus haute musique parce que par l’incantation de ses arguments, elle purifie élève l’âme et l’élève vers le divin et l’immatériel (cf. Lachès) Cependant, toute difficulté n’est pas aplanie. Car il y a bien de la différence entre identifier la philosophie à la poésie, comprendre la philosophie comme art suprême, comme l’a fait Socrate, et composer effectivement des poèmes : faire des poèmes ce n’est plus faire de la philosophie. Ou encore la poésie n’est pas la philosophie – sinon la distinction entre les discours mythiques et les discours argumentatifs perdrait toute pertinence (61b). De sorte que le soupçon qu’Apollon exige un renoncement de la part de Socrate à la philosophie, à la fin de sa vie, se profile à nouveau, reniement absolu qui serait pire que de boire la ciguë comme le remarque M. Dixsaut (p. 74). On aura donc raison de se demander pourquoi Platon suppose qu’Apollon ne se soit pas satisfait de l’art le plus haut et qu’il exige encore une « musique plus populaire » <dèmôdè> ? Socrate en donne une justification par le scrupule religieux. Le même songe revient encore, alors qu’il est sur le point d’achever une vie consacrée à la philosophie. Peut-être le dieu avait-il ordonné comme simple prescription de composer des poèmes au sens ordinaire du mot. Et donc redevenir « profane », c’est-à-dire être quitte de toute dette, c’est accomplir cet ultime devoir. « S’il avait bien interprété cette invitation dans le passé, elle ne se serait pas renouvelée ; il y voit, en ce qui le concerne, une intervention bienveillante d’Apollon », écrit Robin (notice, p. XXIII). Pourtant, il faut sans doute suivre Socrate qui n’interprète pas son obéissance comme une rupture avec sa vie passée. Il y voit plutôt une continuité et même un accomplissement. Le dieu exige, à présent, qu’il compose une œuvre d’art, ce qu’on appelle un poème au sens le plus courant du terme <poièmata>. Et cette œuvre vient réaliser l’art dont la philosophie aura été l’exercice permanent. Il s’agit de s’acquitter non de l’exigence de poésie ou d’art, mais d’œuvre. Il faut donc aller jusqu’au bout de 151 On sait la place qu’occupe la musique dans l’éducation qui introduit dans l’âme une heureuse harmonie <euharmostia> et le sens de la mesure <euruthmia> (cf. République, III, 400e, 401d) © Philopsis – Laurent Cournarie 125 www.philopsis.fr l’injonction, non pas se contenter d’accoucher les esprits, faire enfanter mais enfanter soi-même, c’est-à-dire en l’occurrence produire effectivement une œuvre. La vie de Socrate aura été philosophique, mais ce fut une vie sans œuvres. Composer des poèmes, ce n’est pas nier la philosophie, mais faire que la philosophie devienne principe de « compositions » (poièmata). Il s’agit d’accomplir le désir de la vérité (philosophie), l’exigence du savoir, dans une œuvre (poème). M. Dixsaut fait l’hypothèse que c’est même une manière, pour Platon, d’exprimer une sorte de leçon de finitude : au dieu il suffit de communiquer sa parole et sa volonté, à l’homme il n’est possible de participer au divin et de s’immortaliser pour ainsi dire que par le détour de l’écriture et de la composition d’œuvres. Par là même, il révèle les limites de sa propre entreprise : écrire les œuvres que Socrate n’a pas écrites, raconter le dialogue de la mort de son maître, faire ce que Socrate fait à l’égard d’Esope, transcrire ou transposer une parole en composant un dialogue. Il justifie aussi le style de son dialogue, mêlant le raisonnement et la fable, le muthos et le logos que la vie de Socrate a unis. Toujours est-il que Socrate profite en quelque sorte des circonstances, d’abord la fête en l’honneur d’Apollon qui ayant retardé son exécution (« Le procès eut lieu, la fête du dieu fit obstacle à ma mort » (61a)), mérite d’être célébré par un hymne et ensuite, le sort qui veut qu’il ne connaisse par cœur que les fables d’Esope. Obéir au dieu, c’est écrire des poèmes, c’est-à-dire devenir poète, mais être poète, c’est inventer des histoires. Or Socrate en se disant mauvais en mythologie, ne revendique ni le don d’invention, ni l’autorité d’auteur : il se contente de transcrire ou de transformer un discours venu d’ailleurs – comme Platon se contentera de rapporter le récit de Phédon. Autrement dit, Socrate indique une sorte de règle de non-réciprocité entre le logos et le muthos. Comme dit M. Dixsaut, le philosophe ne peut se servir du logos pour raconter une fable, c’est-à-dire faire en sorte que le mythe soit assumé dans la forme du logos, comme si le discours mensonger pouvait s’identifier au discours vrai (cf. République, III, 376e) mais le muthos peut devenir matière à discours argumentatif. La philosophie peut ainsi s’approprier le mythe mais sans confondre les discours, sans supprimer la distance de l’origine extrinsèque de son contenu. C’est ce qu’illustrera le « mythe » final du dialogue. Ainsi il n’est pas besoin d’inventer des fables, mais de décrire allégoriquement la condition des hommes ou de ce que les hommes font de leur âme, pour articuler le mythe et le raisonnement sans les identifier. Rien dans ces premiers moments du dialogue ne laisse présager une discussion sur l’immortalité de l’âme. L’enchaînement paraît très libre et sans objet déterminé. Socrate exprime l’étrangeté de sa sensation quand il est délivré de ses fers. Cébès intervient en entendant le nom d’Esope qui lui évoque celui d’Evènos, tandis que Simmias, connaissant ce dernier, précise qu’il ne suivra pas Socrate dans son conseil. D’ailleurs Socrate s’en fait luimême l’écho : « D’ailleurs, c’est sans doute à qui doit faire le voyage de làbas qu’il convient tout particulièrement de soumettre ce voyage à un examen approfondi et d’exprimer par une histoire ce qu’il s’imagine que cela peut bien être. Que pourrait-on d’ailleurs faire d’autre dans le temps qui reste jusqu’au coucher du soleil ? » (61e) L’exécution ne pouvant avoir lieu avant le coucher du soleil, il n’y a rien d’autre à faire (aucune askolia) que passer le temps à s’adonner à la libre discussion philosophique, quel qu’en soit le © Philopsis – Laurent Cournarie 126 www.philopsis.fr sujet. L’essentiel c’est moins le thème de l’entretien que le fait de s’entretenir et de maintenir jusqu’au bout l’exigence de l’enquête dialectique. Ou plus exactement, jamais la condition formelle de la disponibilité propre à la parole philosophique, par rapport aux contingences matérielles, n’a jamais été plus nécessaire qu’en cette heure où Socrate s’interroge sur le voyage de l’âme après la mort. Le passage à la discussion philosophique se fait à la faveur d’une sorte de malentendu et d’une question de Socrate. Socrate termine ainsi sa première « apologie », à l’adresse indirecte d’Evénos. Il conclut en lui recommandant de « se mettre » à sa « poursuite le plus vite possible » (61b). Cette exhortation prête à un malentendu, sans doute à cause de la phrase qui la suit : « Or c’est aujourd’hui … que je m’en vais ». Au lien d’être interprétée comme la recommandation à philosopher, elle est comprise comme invitation à mourir (suivre dans la mort). Simmias ne peut pas croire qu’Evénos suivra ce conseil parce qu’il est absurde. Et à cet instant, Socrate pose une question qui marque un tournant dans ce début de dialogue et qui marque le commencement de la réflexion152 : « mais quoi Evénos n’est-il pas philosophe ? » (61c) – ce que marque à sa façon, le changement d’attitude de Socrate sur son lit, adoptant une position plus noble (« Tout en disant cela, il posa les pieds sur le sol … » 61d). Ce changement d’attitude est aussi le signe que Socrate littéralement laisse tomber le problème du suicide (cf. Schærer) et la question du plaisir et de la douleur qui y avait conduit, par une suite d’associations quelque peu hasardeuses. 1ère partie : L’apologie : Socrate défend son attitude devant la mort (61c-69e) La question du suicide (61c-62c) : pour le philosophe, la mort vaut mieux que la vie, ce qui ne justifie pas pourtant le suicide L’objection de Cébès (62c-63d) : si mourir c’est s’éloigner du soin des dieux, désirer la mort ne convient qu’à l’insensé, et se révolter contre convient au philosophe. Mais l’espérance, puisée dans la tradition, de retrouver les dieux et les meilleurs des hommes au-delà de la mort, engage à ne pas se révolter. Socrate demande si Evénos est philosophe. La question peut passer pour anodine. En réalité, on doit remarquer d’une part que c’est, ici dans le Phédon, que pour la première fois, l’adjectif est substantivé (cf. M. Dixsaut, Le naturel philosophe, p. 213) et d’autre part que le thème de la philosophie apparaît à chaque fois à un moment décisif dans le déroulement du dialogue. A chaque fois, le terme de philosophe est déterminé par un adverbe : droitement (63c), vraiment (64b), droitement (64a), pour souligner que le 152 Cf. note 41, p. 184. Ici ce qui est intéressant, c’est de voir comment Platon qui fait porter à Socrate une condamnation sans réserve du corps dans le dialogue, ponctue sa progression de notations sur les attitudes ou les gestes des corps. Cf. M. Labrune « Le corps dans la philosophie de Platon », p. 29. Platon prend soin de décrire les corps présents, recensent ceux qui sont absents, et détaille leur maintien : Xanthippe portant son enfant dans ses bras, Socrate assis dans la position des condamnés, la chevelure de Phédon que Socrate caresse pour le préserver par-delà sa mort. Ce double jeu du discours est original, consistant à « s’appuyer sur le corps pour bannir le corps » (N. Loraux, cité, p. 184). © Philopsis – Laurent Cournarie 127 www.philopsis.fr problème est, derrière même la question de l’immortalité de l’âme, le problème d’une dénomination juste, de la discrimination du véritable philosophe – de sorte que l’on peut considérer que le Phédon, à défaut du dialogue perdu sur le Philosophe, « mériterait de s’appeler Le philosophe » (M. Dixsaut, ibid., p. 223). Autrement dit, on ne peut se contenter de lire le Phédon comme si c’était un dialogue qui, à la faveur de la mort de Socrate, posait le problème de l’immortalité et lui apportait une solution en élaborant « une doctrine : celle des Formes séparées », car c’est faire abstraction de la nature de celui qui meurt, c’est-à-dire du philosophe. Evénos paraît être philosophe, puisqu’il consacre son esprit à cultiver le goût du savoir, mais l’est-il vraiment ? Le signe de la rectitude dans la qualification d’une personne comme philosophe passe par l’épreuve de la mort, plus exactement par la substitution d’un seul désir dans l’âme à tous les autres orientés vers le corps, et donc par une certaine facilité à mourir, la mort étant la condition d’obtenir ce dont la pensée est amoureuse. Socrate rectifie tout de suite la manière dont a été reçu son conseil en rappelant l’interdit absolu qui pèse sur le suicide. Les hommes sont la propriété des dieux : ils n’ont donc aucun droit sur leur vie. Cébès qui entre alors dans la discussion relève une contradiction manifeste : comment soutenir que l’homme ne doit pas se faire violence (suicide) et que le philosophe doit vouloir la mort ou suivre le philosophe qui meurt ? Socrate rappelle la doctrine des Mystères, le langage initiatique qui parle de la garderie ou de l’enclos où l’homme est sous le pastorat des dieux (cf. Joly, Le renversement platonicien, p. 61). Et la référence à Philolaos, pythagoricien célèbre, originaire de Crotone, inscrit la réflexion dans la tradition et dans un héritage archaïque des croyances sur la mort et la vie après la mort. On retrouve ici ce jeu de l’archaïsme et de la reformulation philosophique, le « schème d’ancienneté et de nouveauté » qui caractérise le Phédon – et peut-être la théorie platonicienne de la connaissance (Joly, p. 63). Mais aussi bien, Socrate opère un déplacement par rapport à cette tradition archaïque, par un trait d’ironie : de ces choses-là <peri autôn> – l’expression est indéterminée, mais le contexte laisse penser qu’il s’agit de la doctrine de Philolaos et des croyances relatives au voyage de l’âme dans et au-delà de la mort – il n’a qu’une connaissance par « ouï-dire ». L’expression ex akoès fait sans doute allusion aux vérités sacrées transmises par des maximes que l’initié devait apprendre par cœur et méditer <akousmata> : la connaissance des mystères se faisait donc, pour ainsi dire, mystérieusement, par « transmission acousmatique » (Joly, p. 61). Mais Socrate ne fait pas partie des initiés : il n’a donc qu’une connaissance extérieure et indirecte de ces vérités. Ce qui veut peut-être dire que de la mort et de l’immortalité, on ne peut avoir qu’une connaissance par ouï-dire – et que donc le mystère de l’initiation est inutile. Ou alors, si la doctrine des pythagoriciens est vraie, elle ne doit pas être entourée de mystère et donc rien n’empêche d’en parler. De sorte que le mot de Socrate exprime l’exigence philosophique de la raison, de l’examen en commun ou public de la vérité, surtout sur une question aussi décisive que la destinée de l’âme, et même si le discours prend appui sur les mythes (cf. B. Piettre, p. 204). Socrate ajoute une raison plus personnelle : celui qui est sur le point de mourir peut faire valoir un droit à pouvoir parler de ces choses qui semblent © Philopsis – Laurent Cournarie 128 www.philopsis.fr échapper au discours rationnel, c’est-à-dire au discours commun (logos). Et ce droit autorise encore à mêler le raisonnement et la fable (diaskopein/muthologein), la dialectique et le mythe. Socrate encourage ses interlocuteurs et commence par justifier l’interdit du suicide, en essayant d’introduire une certaine cohérence ou en dissipant l’illogisme (alogon) de sa position. Il s’agit de ramener l’absurde à l’étonnant : l’absurde est un non-sens, l’étonnant un sens paradoxal. Mais il le fait en prononçant deux propositions passablement complexes et difficiles à interpréter (62a), qui arrache le rire de Cébès. Socrate semble dire ceci : il y a quelque chose, le suicide, qui n’est pas, comme le reste des questions qui se posent à l’homme, soumis à l’alternative et au choix de l’homme. Et même si la mort vaut mieux que la vie, comme le pense le véritable philosophe, il ne lui appartient pas davantage de mettre fin à sa vie. Mais la structure de la phrase laisse entendre que ce dont il est ici question, c’est bien l’opinion que la mort vaut mieux que la vie (« il vaut mieux être mort que vivre »), que cette opinion est à la fois inconditionnelle (comme la question du suicide avec laquelle le texte semble l’identifier) et exceptionnelle (« quant à ceux qui… »). Elle est absolue parce qu’elle est philosophique : elle énonce la vérité du rapport de l’homme à l’existence, le rapport à l’existence subordonné à la pensée, ou au désir ramené à la pensée de la vérité. Mais, pour la même raison, elle ne vaut que pour le philosophe, c’est-à-dire qu’elle n’est pas universelle. Ou encore, si l’on peut rapprocher les deux interprétations, tout se joue sur une confusion entre la mort physique et la mort philosophique. Il ne s’agit pas de vouloir mourir et, pire, de se suicider, mais de vouloir être mort, c’est-à-dire comme va l’expliquer la suite, délier l’âme du corps. La suite du texte vient pourtant conforter la première lecture, prenant appui sur les Mystères. Il est interdit à l’homme (même philosophe) de s’ôter la vie, parce qu’il est assigné à résidence ou à un poste (double sens de phtoura) qu’il lui est interdit de déserter (cf. note 57, p. 328). Même si on peut hésiter sur l’interprétation de l’image, puisque Socrate signale lui-même que la formule n’est pas facile à élucider – cf. note, p. 186 : faut-il y voir une référence au thème orphique du corps-prison ? Le lieu de résidence, est-il pour l’homme un lieu d’où il est surveillé ou d’où il surveille ? – du moins est-il assuré que la vie humaine se présente comme la propriété des dieux (cf. Lois, 906a) : l’homme n’a pas le droit d’abandonner la vie, pas plus que le soldat ne doit quitter son poste ou l’esclave fuir son maître. Les dieux sont les maîtres des hommes et seraient en fureur contre ceux qui décideraient de se suicider. Il ne faut pas se donner la mort, du moins pas « avant qu’un dieu ne nous ait envoyé quelque signe inéluctable » (62c) – c’est-à-dire, comme le note M. Dixsaut (p. 328) il peut s’agir d’un arrêt de justice émanant de la cité, d’un mal insupportable et incurable, d’un sort ignoble et fatal. En l’espèce, Socrate voit ce signe dans sa condamnation à mort au nom du peuple athénien et le philosophe en lui l’interprète comme une chance plutôt que comme un malheur. Mais c’est d’une certaine façon ce que ne peut comprendre Cébès. S’il est « vraisemblable » que l’homme est la propriété des dieux et que le suicide lui est absolument interdit, du moins est-il déconcertant que le philosophe accepte facilement la mort et la désire même, en vertu même de ce qu’enseignent les Mystères : que les dieux nous surveillent et que donc ils © Philopsis – Laurent Cournarie 129 www.philopsis.fr ont le souci de notre bien. Ici c’est la réciproque de notre devoir qui est mis en avant en quelque sorte : en retour de leur obéissance inconditionnelle, les hommes bénéficient de la bienveillante attention des dieux. Les maîtres et les bons maîtres – ce qu’on ne peut pas soupçonner que les dieux ne sont pas – prodiguent tout leur soin à ceux qui composent leur troupeau. L’homme ne peut pas être pour lui-même un meilleur maître que le dieu à son égard. Or mourir c’est être définitivement privé de ce soin, de sorte que seul un « homme stupide » peut envisager la mort comme une libération alors qu’elle est une fuite loin du plus grand des biens. Et le philosophe qui raisonne ne fait que déraisonner : son attitude trahit plutôt son « incapacité à raisonner » (62e). Non seulement il ne doit pas tenir ce discours, mais il doit même se révolter contre la mort comme étant le pire des maux, comme la cause qui éloigne l’homme « de ce qui est meilleur que lui ». Cébès renverse ici le sens des mots : ce qui est rationnel c’est de se révolter contre la mort, ce qui est irrationnel c’est d’accepter la mort. Pour le Platon de la République (X, 604e-605a), la révolte est justement le fait de la partie irrationnelle de l’âme. Or, on l’a dit, Socrate dans le Phédon représente la vérité philosophique de la mort, c’est-à-dire le rapport dépassionné et sans tragique à la mort. Socrate n’est pas mécontent de l’objection à laquelle se rallie Simmias qui ajoute l’argument « social » de l’abandon des disciples (63b). Il le complimente même. Pourtant l’objection n’est recevable que si l’on a mésinterprété le « suivre celui qui meurt » comme un « suivre dans la mort » et que si l’on suppose que mourir c’est disparaître, c’est-à-dire que la mort est une fin absolue. Dans ces conditions évidemment, il est absurde et insensé, quand on est philosophe de vouloir la mort et de ne pas se révolter contre elle, car c’est se priver du plus grand bien, le soin des dieux, pour se précipiter dans le plus grand des maux puisqu’il est identique au néant. L’on comprend ainsi le recours socratique à l’archaïsme orphique et/ou pythagoricien. Platon s’appuie sur un ensemble de vérités : 1/ l’espoir qu’il y a quelque chose après la mort et non pas rien (63c) ; 2/ la croyance en un lieu de la survie de l’âme (l’Hadès) (80d, 81d) ; 3/ la conviction que la naissance est renaissance (72d) ; 4/ l’affirmation que les âmes vertueuses connaissent un sort meilleur que celui des âmes mauvaises (63c, 72e, 81d-82c) ; 5/ la certitude que l’âme peut se purifier et anticiper ainsi la mort – pour lutter contre une forme d’irreligiosité à laquelle conduit le luxe des pratiques mortuaires, qui corrompt le culte des morts (cf. sur les réglementations funéraires, Lois XII, 958d-960a), et qui fait système comme dit Joly (p. 6263) avec le « matérialisme théorique » de ceux qui posent non seulement que l’essence c’est le corps (cf. Sophiste, 246b), mais que l’âme est identique au corps et donc disparaît avec la mort de celui-ci. C’est contre cette opinion, qui est la plus répandue chez les hommes, pour ne pas dire présente en tous (77b) et conduit à voir dans la mort le mal le plus redoutable, qu’il convient de restaurer les vérités anciennes pour supporter une espérance raisonnable. Socrate opposera ainsi l’indestructibilité de l’âme à sa destructibilité pour la foule, et la confiance du philosophe à la crainte devant la mort (85a, 88b, 95be). Donc Socrate doit affronter Cébès et de Simmias dont le reproche se présente comme un tribunal. Socrate se retrouve dans la même position qu’au cours de son procès, à devoir organiser sa défense. Mais cette fois © Philopsis – Laurent Cournarie 130 www.philopsis.fr l’apologie n’a pas pour objet sa vie, mais son attitude devant la mort, gouvernée par la croyance et l’espérance dans une vie bienheureuse de l’âme philosophique après la mort. L’objection met Socrate dans une situation inédite dans l’économie des dialogues platoniciens. Comme l’écrit M. Dixsaut : « Pour une fois, ce n’est pas Socrate qui dispose de la force logique, de l’argument irréfutable sous la pression duquel l’interlocuteur révèle petit à petit ce qu’il défend et qu’il défend ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il préfère, l’appétit propre dont son discours n’est que la justification. Ici au contraire c’est Socrate qui, dans ce qu’il dit, défend ce qu’il a choisi d’être, Socrate qui tient le discours de l’apologie (63b, 63d, 66e, 69d) et appuie son logos sur une manière de vivre et de mourir. Les apories, pour une fois, sont suscitées par Cébès et Simmias (84c-d) » (Le naturel…, p. 223). Ainsi Socrate l’exprime avec force : il défend l’espoir qu’en mourant il aille « auprès des dieux qui sont des maitres parfaitement bons » (63c), tout en marquant la différence entre cet espoir, qui peut recevoir une justification philosophique, et l’espoir moins probable de rejoindre dans l’Hadès les hommes les meilleurs, Sans cet espoir, il se révolterait contre la mort et soutiendrait, comme Cébès, qu’il est rationnel de se révolter contre la mort. Mais si le meilleur est à venir, non pas dans cette vie où l’âme est en compagnie du corps, mais dans une vie où l’âme est libérée de son compagnon, elle connaitra une meilleure condition, et d’autant meilleure que l’âme aura bien conduit sa vie. Autrement dit, l’espoir est double : qu’il y a quelque chose après la mort et non pas le néant ; que le sort de l’âme des bons est meilleur que celui de l’âme des méchants – ce second espoir ne faisant pas partie de la religion grecque traditionnelle. Intervention de Criton (63d-e) : parler contrarie l’action du poison L’intervention de Criton interrompt cette « apologie », au moment où elle était sur le point de débuter, inquiet que l’échauffement de la discussion que Socrate s’apprête à engager ne contrarie l’effet du poison qui agit par refroidissement – ce qui obligerait à prendre deux ou trois fois la ciguë. La sollicitude du serviteur auprès de Criton s’explique parce qu’il devait acheter lui-même le poison, 12 drachmes la dose d’après Plutarque. Socrate rembarre sans ménagement son vieil ami et fait renvoyer, sans ménagement, le serviteur. Après cet intermède, la discussion philosophique peut vraiment commencer. Réponse de Socrate avec l’aide de Simmias (63e-69e) - Définitions de la mort et de la philosophie (63e-65a) : la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps ; l’unique occupation de la philosophie est de mourir et d’être mort - L’obstacle corporel (65a-68b) - La connaissance du réel n’est accessible ni au corps ni aux sens mais seulement au raisonnement de l’âme seule (65b-66a) ; - La thèse résumée et radicalisée (66b-67b) : le corps est la cause de tous les maux et il faut regarder avec l’âme les choses mêmes - La purification (67b-68b) : mettre le plus possible à part l’âme du corps, ce qui désigne le sens précis du mot « mort » : pour le philosophe, la mort n’est pas objet d’effroi mais ce qui comble l’objet de son désir : la pensée © Philopsis – Laurent Cournarie 131 www.philopsis.fr - La vertu vraie (68b-69e) : elle ne consiste pas dans l’échange du plaisir contre le plaisir, de la peine contre la peine, ce qui ne rend personne meilleur, mais dans la purification des passions par et pour la pensée pure. La félicité est promise aux philosophes, initiés à la vraie vertu. Socrate parle le langage de la vraisemblance (eikotôs) : il est raisonnable « de penser qu’un homme qui a réellement passé toute sa vie dans la philosophie est, quand il va mourir, plein de confiance et d’espoir que c’est là-bas qu’il obtiendra les biens les plus grands, une fois qu’il aura cessé de vivre » (63e-64a). Socrate ne veut pas dire que la philosophie est une consolation, mais plutôt qu’elle fonde une espérance. Il suggère que l’homme de bien, celui dont le sort sera meilleur dans l’au-delà, est précisément celui qui a passé sa vie à philosopher. Le bonheur n’est pas la récompense espérée de la vertu, mais le résultat d’une vie authentiquement philosophique. Mais en quoi consiste proprement la philosophie ? La réponse, en un sens inouïe de Socrate, est restée fameuse : à rien d’autre que de mourir et d’être mort (64a). La sagesse serait, contrairement à ce que dira Spinoza, une méditation de la mort et non de la vie (Ethique, IV, prop. LXVII). La philosophie, en voulant la vérité serait animée par une volonté de mort, comme le soupçonnera Nietzsche (« Vouloir la vérité, ce pourrait bien être secrètement vouloir la mort », Gai savoir, § 344). Vivre en philosophe donc c’est apprendre à mourir et être mort. Comment comprendre la formule ? Encore une fois, il ne s’agit pas exactement de philosopher pour domestiquer la crainte de la mort, d’être prêt à tout instant à la mort, se rendre indifférent à cet événement qui ne dépend pas de soi – « philosopher c’est apprendre à mourir », « se préparer à mourir » comme dira Montaigne (Essais, I, 20), formule qu’il emprunte aux stoïciens, à travers Cicéron (Tusculanes, I, 30) – mais de considérer que l’exercice de la philosophie est un mourir et une mort et que c’est parce qu’elle n’est rien d’autre qu’elle autorise une foi et une espérance. Ou encore, la mort consacre la séparation de l’âme d’avec le corps, c’est-à-dire réalise vraiment ce que le philosophe s’est exercé à faire en pratiquant la philosophie. Et si cela est vrai – et Socrate n’en doute pas, il l’a déjà assuré – si le philosophe n’a eu à cœur que de mourir et d’être mort, alors il ne peut pas se révolter au moment de partir, c’est-à-dire de réaliser ce pour quoi il a vécu. Ce qui est déconcertant ce n’est pas de vouloir mourir, si l’on est philosophe, mais de se révolter contre la mort. Evidemment cette position est incompréhensible pour l’opinion, qui concluera vite que le philosophe ne mérite que la mort si c’est son désir le plus profond. Ce qui revient à dire que le sort de Socrate n’est en rien scandaleux mais réalise son vœu le plus profond. Cette réponse rappelle néanmoins à quel point l’opinion est promte à se retourner contre le philosophe et à mettre à exécution son mépris de la philosophie. On se souvient de la violence de Calliclès contre Socrate dans le Gorgias. En le condamnant à mort, la cité ne ferait donc que rendre justice au désir du philosophe. C’est encore cette menace de mort que l’on retrouve dans l’allégorie de la Caverne : celui qui s’aviserait de délier les hommes prisonniers et de les emmener là-haut vers la lumières, “s’ils pouvaient s’en emparer et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?” (VII, 517b). © Philopsis – Laurent Cournarie 132 www.philopsis.fr Mais le philosophe parle-t-il de la même mort que l'opinion ? « En quel sens réclament la mort ceux qui sont vraiment philosophes ?» (64b). La mort fait la différence entre le philosophe et le non-philosophe, alors que l'opinion raisonne à l’opposé, faisant de la mort la commune mesure entre le philosophe et le non-philosophe. Et si le philosophe est celui qui atteste de la possibilité d'un discours vrai, c’est-à-dire s'il vit selon le désir d'une certaine mort, alors il faut laisser de coté « tous ces gens-là » (64c), signe que l'adieu à l'opinion est bien la condition d'une compréhension de l’opinion du philosophe sur la mort. Ce partage advenu, l'entretien peut, cette fois, effectivement commencer. Comme de juste, il commence par l’exigence de définition, dont on sait que c'est Socrate qui 1’a introduit en philosophie comme condition de la pensée et du savoir. Plus exactement, il ne demande pas ce qu' est la mort. La question porte moins sur l’essence de la mort que sur son existence : «la mort, pensons-nous que c'est quelque chose ?» (64c)? La question pose indirectement la question de l'essence. Si la mort est une forme de réalité, elle est définissable, et c’est bien l’essence qui est objet de définition. La question peut paraître surprenante, un peu comme celle posée au sujet d’Evénos. Car la mort est une réalite attestée universellement, qui vient sceller le destin de tous les êtres indifféremment. Mais précisément, est-elle, elle-même, un être ou une forme d'être ? La mort n'est-elle pas de part en part négative, identique au “non-vivre” comme dira plus tard Epicure? Naturellement la mort n'a pas la réalité d'une substance. Mais elle est un événement qui achève ou interrompt la vie d'un être. Cette définition philosophique de la mort produit, si l’on peut dire, immédiatement son effet éthique : si la mort est séparation, c’en est fini du pathétique, du tragique qui entoure la mort153. Comme l’écrit M. Dixsaut, “ainsi déterminée et réduite, la mort ne projette plus ni images ni opinions, ne suscite plus d’afflictions, elle est, d’un coup, coupée de toute connotation» (introduction, p. 78). A la place des images, des affects liés à ces images, une notion ou un concept (séparation). A la place des Mystères, une définition. Socrate, ayant reçu l’aquiescement de Simmias, propose une définition sans que soit envisagée une autre alternative : l'événement de la mort n'est rien d'autre “que la separation de l'âme d'avec le corps”. La mort, ainsi interprétée, renvoie à un dualisme. La mort fait que l'âme et le corps retournent chacun à leur être en soi, ce qui laisse supposer que l’âme unie au corps – ou le corps contenant une âme – ne forme pas une substance complète. La séparation signifie la rupture du lien factuel ou simplement empirique entre l’âme et le corps dont l'événement révéle précisément la non-vérité : le corps n'est pas fait pour vivre avec l’âme, l’âme n’est pas destinée à vivre pour le corps. La mort fait donc que l’âme est seulement âme et le corps seulement corps. On comprend tout de suite que si la mort est séparation et non pas négation, l’âme ne disparaît pas avec la fin de la vie pour le corps, et que si le corps 153 C’est aussi ce qu’on retrouve dans l’épicurisme, mais évidemment au profit d’un matérialisme intégral, et pour souligner que la crainte de la mort est corrélative du désir d’immortalité : la mort, ramenée à sa vérité philosophique, càd physique, n’est rien d’autre que la dispersion des atomes de l’âme, qui ne sont plus retenus par l’enceinte du corps, ce qui entraîne de fait la suppression de la sensibilité, et donc l’impossibilité d’éprouver la mort. Et ce qu’on ne peut sentir, il est vain de le craindre comme le plus grand des maux. © Philopsis – Laurent Cournarie 133 www.philopsis.fr demeure encore sous la forme du cadavre, il est probable que l’âme jouisse d’une semblable persistance à cette différence près que la continuité du corps dans le cadavre c'est la mort, mais que celle de l'âme est l’immortalité. Platon introduit une différence par le temps des verbes : l’achèvement du devenir pour le corps (il est “devenu” lui-même, tel qu’en lui-même, gegonai, parfait du verbe gignesthai, “devenir”) et la permanence de l’être pour l’âme (einai, infinitif présent du verbe “être”). Socrate passe à une seconde opinion dont il cherche à savoir si son interlocuteur la partage également, concernant les plaisirs – et non plus le plaisir en soi. Le passage au pluriel s’explique sans doute, parce qu’il va être question du corps, c’est-à-dire de ce qui est, par nature, principe de pluralité. Le lien avec ce qui précède paraît être le suivant. La définition de la mort comme séparation éloigne du discours de l’opinion sur la mort, mais ne sert pas à justifier la “facilité à mourir” du philosophe, c’est-à-dire à justifier la différence entre celui qui est vraiment philosophe et celui qui ne l’est pas. Le critère sera précisément l’affranchissement à l’égard des plaisirs du corps. Vivre librement par rapport au corps, dans la déliaison de l’âme d’avec le corps, c’est ne pas s’attacher aux plaisirs corporels La question suivante ne porte pas directement sur les plaisirs, mais sur le naturel philosophe : « est-ce que cela te paraît être le propre d’un homme qui est philosophe que de prendre au sérieux ce qu’on appelle les plaisirs, l’espèce de plaisirs que l’on prend, par exemple, à la nourriture et à la boisson ? » (64d). Il y a donc bien continuité d’analyse. Le véritable philosophe, pour la même raison, ne craint pas la mort et ne surestime pas l’importance des plaisirs sensibles, qu’ils soient nécessaires (nourriture, boisson) ou moins naturels (mode vestimentaire) – ce que confirme plus bas la réponse de Simmias : « pour moi, je crois qu’il n’y accorde aucune importance, en tout cas celui qui, vraiment, est philosophe » (64e). Socrate est connu pour porter toujours le même manteau, hiver comme été, et marcher pieds nus, alors que les Grecs avaient un goût prononcé pour les chaussures. Aristophane se moque du négligé de Socrate dans les Nuées – alors que Platon dans le Banquet, le présente chaussé, propre, bien vêtu quand il se rend chez Agathon, par devoir de politesse. Mais quand ce n’est pas nécessaire, le philosophe dédaigne son corps. Mais ce n’est pas un ascétisme, comme le prouve encore le Banquet, où Socrate ne renonce pas à boire, mais avec modération, ce qui fait qu’il est le seul à ne pas être ivre. Ce dédain du corps n’a rien de commun avec le mépris des apparences et des conventions sociales dont feront preuve les cyniques, dont les figures marquantes furent Antisthène, le fondateur, et Diogène (de Sinope). Le texte fait mention à plusieurs reprises de restrictions (67a, 83a), comme ici où Platon précise que le philosophe sait prendre la part qui revient au corps, quand c’est nécessaire (64e) et que donc, inversement, la déliaison de l’âme d’avec le corps n’est jamais complète et définitive : le philosophe s’éloigne du corps pour se tourner vers l’âme, du moins « autant qu’il en est capable » (64e) – ce qui souligne d’une part qu’il n’est pas possible de s’abstraire du corps, et que cet affranchissement est variable selon le naturel et selon le degré de sagesse de chacun. Donc il ne peut s’agir, dans l’esprit de Platon, d’un mépris pour le corps, qui aurait tôt fait de se rappeler à l’ordre de l’âme en empêchant l’exercice de la philosophie elle-même : un corps malade, exsangue, © Philopsis – Laurent Cournarie 134 www.philopsis.fr maltraité ne laisse pas à l’âme le loisir de penser et de se concentrer sur ellemême. On pourrait peut-être, à partir de là, relativiser déjà la leçon du Phédon : après tout, la facilité de mourir « n’est pas l’œuvre d’un jour » comme dit M. Labrune (art. cit., p. 28), et plutôt que de nier ou de chasser le corps, ce qu’il faut, c’est le travailler, se le choisir en quelque sorte, ce qui suppose un soin dans la simplicité – d’où la place de la médecine dans le platonisme qui indique cet effort nécessaire pour l’âme de s’approprier son corps (ibid., p. 39) – et même, dans le Philèbe la reconnaissance que la vie bonne est une vie mixte entre le plaisir et la pensée. D’ailleurs Platon ne veut pas dire que le philosophe renonce au plaisir ou à tout plaisir, mais plutôt qu’il n’accorde pas d’importance aux plaisirs corporels. Le philosophe ne fuit pas le plaisir mais hiérarchise les plaisirs, c’est-à-dire subordonne le renoncement à certains plaisirs à un plaisir supérieur. Ici ce qui joue ce n’est pas un critère d’intensité : choisir les plaisirs les plus grands, mais une logique de vérité : choisir le plaisir vrai contre les plaisirs faux (cf. M. Dixsaut, p. 78-79). Evidemment on peut se demander ce que signifie un plaisir vrai ou faux. Un plaisir reste un plaisir et il ne s’agirait que de choisir toujours le plus intense ou le plus durable. Mais faire le lien entre plaisir et vérité n’est pas absurde, si l’on rapporte les plaisirs aux désirs qui leur correspondent. Les plaisirs du corps ne sont pas inférieurs parce qu’ils seraient mauvais, mais parce qu’ils expriment le désir de ce qui manque de réalité, tandis que l’âme tend à ne retenir que les plaisirs portés par le désir de « ce qui est » (65c). Le premier genre de plaisirs ne fait pas plaisir aux philosophes parce que ce sont des plaisirs apparents, ou animés par le désir de ce qui n’existe pas vraiment. Inversement, l’opinion préfère les plaisirs corporels à toute autre sorte de plaisir, parce qu’elle pense et connaît à partir du corps, et c’est pourquoi elle interprétera facilement la vie du philosophe comme une vie sans bonheur, qui ne mérite pas d’être vécue par un homme, une vie « passablement proche de la mort ». Dans le Gorgias, à la question de Socrate : « On a donc tort de dire que ceux qui n’ont aucun désir sont heureux ? », Calliclès répond : « Oui, car à ce compte, les pierres et les morts seraient très heureux. » (493a). Mais, comme le donnent à entendre les vers d’Euripide : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre ? », la distinction du philosophe et du non-philosophe renvoie à une opposition radicale : ici la vie sans les plaisirs du corps, est une vie sans bonheur : mourir au plaisir c’est être comme mort ; là le souci des plaisirs du corps revient à mourir à la vraie réalité. Cette opposition se précise ensuite, quand l’accent est mis davantage sur la fonction du corps dans la connaissance. Le corps n’est pas seulement le siège de certains plaisirs, il est aussi l’origine des sensations, c’est-à-dire d’un certain mode de connaissance. Si la sensation est une connaissance fausse ou portant sur un objet illusoire (en vertu de la correspondance entre modes d’être et modes de connaître propre à la théorie platonicienne de la connaissance), le corps représente un obstacle au savoir, et donc se libérer du corps, c’est libérer la possibilité d’une connaissance supérieure. « Et quand il s’agit de se mettre à penser ? Le corps fait-il, ou non, obstacle, quand, poursuivant une recherche, on s’avise de l’y associer ? » (65a). La disqualification du corps se poursuit donc par la disqualification de la sensation, et plus précisément par celle des sens les moins imparfaits, la © Philopsis – Laurent Cournarie 135 www.philopsis.fr vue et l’ouïe (cf. République, VI, 507c-508a). Même ceux-là, capables notamment de nous donner accès à la perception de la beauté et pas seulement à l’agréable, parce qu’ils sont les moins corporels de tous, ne délivrent que des connaissances inexactes et confuses 154 – comme les poètes155 eux-mêmes le reconnaissent. Les sens ne font percevoir, au lieu d’êtres stables et distincts, que des apparences changeantes et incertaines. Dans ces conditions, la conclusion s’impose : c’est quand l’âme n’est pas associée à la perception, c’est-à-dire quand elle n’est pas perturbée par le corps, qu’elle est seulement susceptible de « saisir la vérité » (65b). Or cette activité où l’âme examine elle-même et toute seule les choses, pour ne pas être abusée par le corps, se nomme raisonnement (logizesthai : calculer, réfléchir, user de la raison). Et c’est seulement dans l’autosuffisance du raisonnement, qui marque la rupture la plus complète possible avec le corps, que l’âme peut aspirer « à ce qui est » – littéralement « quelque chose des étants » (65c). Socrate résume l’argumentation : c’est dans ces moments du raisonnement, où l’âme pense à part du corps, que le philosophe s’évade du corps et néglige son importance, parce qu’il atteint là le plaisir supérieur du désir de connaître l’être des étants ou ce qui existe au sens absolu (65c). Cette conclusion permet d’introduire une réflexion apparemment sans lien, sur le juste, le beau, le bon, et plus loin sur la grandeur, la santé, la force, sous la forme d’une question : « affirmons-nous qu’il existe quelque chose de juste en soi ? » (65d). Mais l’enchaînement se comprend à partir de la traduction immédiate de l’expression « ce qui est » par cette autre « ce qui existe en soi », qui désigne l’essence, plus loin nommée Forme. Le discours gagne en certitude en progressant vers la référence à l’essence, passant ainsi d’une opinion (« estimons-nous que la mort est quelque chose ? ») à une affirmation (« affirmons-nous qu’il existe … »). Or ce genre de choses – le juste « en soi », le beau « en soi », mais cela vaut autant pour les valeurs où l’incompétence du corps serait trop facile à démontrer, que pour toutes les Formes de toutes les « choses sans exception » – est inaccessible aux différents sens156 . Nul n’a vu ou entendu ce qu’il y a de vrai dans chaque chose prise en elle-même, « ce qui lui appartient en propre » (sens courant du terme ousia) et qui la définit, autrement dit son essence. Connaître une 154 Traditionnellement, l’ouïe, mais surtout la vue est privilégiée comme le sens le plus intellectuel. 155 Sur l’identité de ces poètes, cf. note 75, p. 330-331. 156 C’est le premier passage qui traite de l’Idée. On notera que Socrate paraît la proposer comme une « conception déjà admise dans le cercle platonicien » (L. Guillermit, L’enseignement de Platon, II, L’éclat, 2001, p. 139) : « nous disons qu’il existe … », ensuite que cette conception est généralisée à toutes les choses ; enfin, que l’Idée est d’emblée présentée comme « objet propre de la seule pensée à l’exclusion des sens » (ibid.). Dans ce passage les deux premières caractéristiques de l’Idée sont dégagées : l’en soi et l’essence intelligible. D’une part, l’Idée c’est l’en soi, « ce qui est vraiment, càd ce qui n’est pas tantôt ceci, tantôt cela, à la fois ceci et cela, ce qui est uniquement ce qu’il est, exclusivement en stricte conformité au principe d’identité, A est A. » (p. 143). D’autre part, l’Idée est inaccessible aux sens. « L’Idée n’est donnée qu’à l’intelligence, ce n’est pas un sensible, mais un intelligible <noèton>. La saisir est l’affaire de la seule pensée (dianoia) par un acte qui lui est propre et qui exclut toute sensation, le logismos. La pureté de la pensée, son affranchissement à l’égard de toute expérience qu’on doit aux sens est la condition indispensable de la saisie de l’Idée » (ibid.). © Philopsis – Laurent Cournarie 136 www.philopsis.fr chose c’est réfléchir sur ce qu’elle est en elle-même (65e), la propriété qui constitue son être - ousia (étance) est formé sur einai. L’essence c’est ce qu’a en propre une chose, à ceci près que l’avoir, ou la propriété ici consiste dans l’être même de la chose. Or l’essence, identifiée au vrai, d’une chose n’est accessible qu’à la pensée, à la pensée pure, affranchie du corps et des sensations (65a), puisque c’est seulement par la définition et le raisonnement qu’est capturé le réel en soi. Socrate dégage finalement « le sens » de son raisonnement, c’est-àdire défend sa position comme étant l’opinion des philosophes, du moins de ceux qui philosophent droitement, qui peut inspirer leur croyance et leur espérance concernant le sort de l’âme après la mort. Le portrait du philosophe qui se dessine est celui qui tient le corps pour une chose mauvaise, cause de toutes les dissensions, de tous les désagréments pour la pensée, qui voit dans la mort le moment de souveraine libération de l’âme, c’est-à-dire le moment où l’âme réalisera son désir de penser, quand concentrée sur son être propre, elle connaîtra le bonheur de vivre en compagnie des réalités vraies. Donc l’âme ne peut connaître les êtres réels que quand elle est pleinement elle-même, c’est-à-dire à part du corps, état qui n’est réalisé que dans la mort. De sorte que désirer la connaissance de l’être, cela revient pour l’âme à désirer être elle-même, c’est-à-dire à désirer la mort. La mort est la condition de la sagesse et puisque le philosophe a toute sa vie cherché la sagesse, il s’est toute sa vie préparé à la mort. Ici plusieurs points sont à souligner : - la guerre est causée par le désir pléonéxique qui a sa source dans le corps, parce qu’il est, ontologiquement, principe de multiplicité, c’est-à-dire d’opposition. Non seulement, il faut toujours satisfaire des besoins divers, consacrer à ses soins tout son temps, au détriment du loisir de la philosophie, mais encore, ces impulsions s’opposent en nous et opposent les hommes entre eux. La guerre est un phénomène « économique » plutôt que politique, suscité par le souci du corps. La guerre apparaît dans l’Etat avec la multiplication des besoins (République, II, 373d sq), c’est-à-dire avec l’extension du soin des corps ; - le corps est l’image même du mal : cause de tous les tourments, de toutes les contraintes, de tous les dérèglements. Il est cette chose insensée qui engendre tous les excès et toutes les confusions, qui prive l’homme de modération dans ses actions et d’intelligence dans sa connaissance et qui tend à s’emparer de toute sa vie ; - le philosophe est non seulement l’ami de la sagesse <phronèsis> mais son amant <erastès> – ce qui nous renvoie à la présentation que font de la philosophie le Banquet ou le Phèdre : l’élan de l’âme pour la vérité est de même nature, mais sous une forme « sublimée », que le désir amoureux. Donc si tout cela est, Socrate a raison d’espérer atteindre dans la mort ce qu’il a cherché toute sa vie en philosophant (67b-c). Mais cette noble espérance157 suppose un changement de registre ou une interprétation de l’anticipation de la mort par l’exercice de la philosophie. Philosopher c’est apprendre à mourir et à être mort, c’est-à-dire en réalité purifier son âme (catharsis). 157 « Noble espérance », qui associe la valeur militaire du courage à la philosophie, pour souligner la fermeté de l’âme du philosophe face à la mort. © Philopsis – Laurent Cournarie 137 www.philopsis.fr Socrate pour la deuxième fois, pour achever sa défense, suggère d’identifier la pensée, c’est-à-dire la séparation de l’âme d’avec le corps dont la mort est l’entière actualisation, au phénomène de purification : « Mais une purification, est-ce que par hasard ce n’est pas justement ce qu’énonce la formule d’auparavant : séparer le plus possible l’âme du corps … » (67c). S’efforcer de concentrer l’âme sur elle-même, d’actualiser son pouvoir propre de réflexion et de raisonnement, c’est bien s’efforcer progressivement de supprimer tout mélange de l’âme avec le corps, c’est-à-dire rendre l’âme pure, en un mot la purifier. « Pur » veut bien dire « sans mélange » – au même sens où le Philèbe parlera de « plaisirs purs ». Le thème de la « catharsis » est évidemment un thème religieux, qui est rappelé par la référence à la « formule d’auparavant » qui évoque une formule orphique ou pythagoricienne – ce qui se dit depuis longtemps <palai> est l’expression usuelle pour introduire une formule antique, voir archaïque – , même s’il n’est pas exclu qu’elle renvoie aussi à ce qui vient d’être avancé dans le dialogue (cf. M. Dixsaut, p. 333). On sait ainsi (cf. Robin, note, p. 17) que les rites de purification enseignés par les Discours sacrés dans l’orphisme, étaient censés assurer à l’âme un voyage sans périls et la félicité dans l’Hadès et que « ces conceptions s’étaient incorporés au Pythagorisme ». Mais Platon fait subir un infléchissement à ces croyances en un sens philosophique, du « « puritanisme » archaïque au « purisme » mathématique » dit Joly (op. cit., p. 54). On a là l’exemple d’une reprise du religieux par le philosophique. La catégorie du « pur » est d’abord, une propriété de la Forme, avant d’être celle de l’âme. Et c’est parce que l’âme est destinée à s’assimiler aux essences intelligibles, et par là à exercer elle-même en elle-même son activité la plus propre, qu’elle peut se purifier. Autrement dit, la purification de l’âme ne procède pas de pratiques de purification du corps, mais de la séparation, et d’une séparation intellectuelle, de l’âme d’avec le corps. Le moyen de la purification, c’est la pensée exclusivement. On notera que la purification de l’âme consiste dans un acte de concentration sur soi, pour reconquérir son unité et son identité, c’est-à-dire pour être ce qu’est la Forme par elle-même et éternellement. « Le thème de la “catharsis”, chez Platon, fait d’abord l’objet d’un recueillement archaïsant, qui redira les signification anciennes, éthiques et religieuses, de la “lustration” et de la “purification” [cf. Phédon, 67b] ; mais il signifie aussi, par tout un mouvement d’innovations et de recherches et dans le nouveau contexte de la science et de l’épistémologie, la “pureté notionnelle”, constitutive de la “vérité”, de la “clarté” et de la “distinction” propres aux idéalités. Ainsi apparaît une autre configuration d’ancienneté et de nouveauté » (Joly, p. 53-54). Se purifier pour l’âme c’est donc effectivement se délier du corps, puisque le corps, on l’a vu (66c-d), est dispersion, principe d’une vie qui se perd dans le multiple. Se délier des « chaînes du corps » (67d), selon une formule récurrente comme l’image de la prison (cf. 82e, 83a, mais aussi dans l’allégorie de la Caverne, République, VII, 514a sq) c’est rompre avec le multiple et le devenir pour s’élever à l’unité des essences et même, « audelà » des essences, à l’unité du principe anhypothétique. Socrate peut à présent rendre compte tout à fait de son opinion. La philosophie est l’autre nom de la mort qui, définie proprement, se nomme « séparation » de l’âme et du corps : « ce que précisément on nomme mort, © Philopsis – Laurent Cournarie 138 www.philopsis.fr c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps ». La mort est le nom commun, la séparation le nom approprié : ici le sens réel, là le sens nominal. La philosophie est l’effort pour délier l’âme du corps, qui consiste dans une purification de l’âme par la pensée ; la mort est la réalisation de cette activité. Comme l’écrit M. Dixsaut : « il y a deux noms pour une seule et même opération. Quand le philosophe pense, examine, réfléchit, la déliaison se nomme philosopher ; quand il se représente les conditions de possibilité de ce qu’il fait, elle se nomme mourir, ou être mort » (p. 81). Par conséquent, la mort cesse d’apparaître comme le mal absolu, ce qui supprime définitivement la vie. Elle est plutôt elle-même objet d’espérance pour l’âme qui en attend une libération complète : c’est la fin non de l’âme mais de l’aliénation de l’âme au corps, le moment où la purification, l’exercice de la philosophie, est récompensée par l’état de pureté qu’atteint l’âme dans l’au-delà, terme équivoque pour désigner le royaume de l’Hadès et le lieu des réalités invisibles ou intelligibles. C’est une espérance sans crainte pour le philosophe qui s’est entraîné « à une manière de vivre aussi proche que possible de la mort » (67e). Craindre la mort et se révolter contre elle – la révolte étant inspirée par la peur du néant – serait, en effet, tout à fait « illogique » (67e) : ce serait redouter l’objet qui anime le désir de toute une vie. Au contraire, la mort vient combler l’amour qui porte le philosophe à la réflexion : désirer le savoir et désirer la mort, ou espérer être séparé du fardeau du corps (68a), c’est au fond la même chose. Donc le philosophe, encore une fois, du moins s’il en est un « réellement » (68b), non seulement est sans crainte ni révolte devant la mort, mais même il doit se réjouir de sa venue, car « il croira intensément que la pensée, il ne pourra la rencontrer en toute pureté nulle par ailleurs, seulement là-bas ». C’est bien un désir de pureté qui anime la philosophie, mais cette pureté concerne la pensée. D’une certaine façon, dans la mort, la pensée se pense elle-même. Comme on l’a dit en introduction, dans la mort, le philosophe ne voit pas l’ennemi de la pensée mais la condition de sa pure présence. Entrer dans la mort, c’est espérer rencontrer la pensée. La sérénité de Socrate (du philosophe) devant la mort est fondée sur une croyance et une espérance elles-mêmes fondées sur la définition de la mort et de la pensée comme séparation. La facilité à mourir du philosophe est l’expression pratique de l’identification de la mort et de la pensée à un acte de séparation et de l’Hadès à l’intelligible. L’espoir naît de la conviction que cette opinion est vraie (cf. M. Dixsaut, p. 79-80). Tel est donc le signe suffisant (68b), le critère décisif pour reconnaître le philosophe. La mort fait bien le partage entre les hommes : il y a ceux qui craignent la mort, se révoltent contre elle parce qu’ils ont cultivé le souci du corps, et donc les plaisirs et les passions qui en sont le cortège (passions sociales de l’argent ou des honneurs) et ceux qui l’accueillent sereinement parce qu’ils ont entretenu l’amitié du savoir. Les premiers obéissent à la partie irrationnelle de l’âme (désirs ou cœur) ; les seconds agissent en suivant la partie rationnelle. Autant le soin du corps donne lieu à des manières de vivre, des passions et des passions multiples (plaisir de le façonner physiquement, de le parer, d’accumuler de l’argent ou les honneurs), autant le souci de l’âme oriente seulement vers la philosophie. D’un côté, les passions de l’extériorité, du pouvoir sur les autres, de l’autre © Philopsis – Laurent Cournarie 139 www.philopsis.fr la sagesse qui consiste à se réapproprier son être et intériorisant le pouvoir de l’âme sur elle-même. Cette opposition qui joue sur le préfixe « philo-» (philosophos contre philosomatos-philokhrèmatos-philotimos) permet de préciser la nature éthique de la sagesse, c’est-à-dire de distinguer entre la vertu et ses contrefaçons. Socrate termine sa défense par une « apologie » de la pensée qui constitue la vertu vraie. Socrate commence par obtenir de Simmias qu’il accorde à « ceux qui font peu de cas du corps et passent leur vie dans la philosophie » les vertus ordinaires de courage, de tempérance. Jamais chez eux, le désir n’est ardent, jamais ils ne cèdent à la violence des appétits. L’opinion doit accorder aux philosophes qu’ils sont vertueux au sens où elle entend la notion de vertu. Ils savent résister courageusement aux passions, dominer leurs désirs, et agissent avec modération, ce qui s’explique par leur indifférence à l’égard de la cause de tous les dérèglements, c’est-à-dire le corps. Mais si l’opinion a raison de juger vertueux le philosophe, elle se trompe sur la nature même des vertus : elle appelle vertu un vice et ignore comme vertu ce qui l’est réellement (phronèsis). Elle confond la vertu et son apparence, en ne jugeant que des actes et non de l’âme. C’est pourquoi, elle ne voit pas que ce qu’elle appelle vertu, courage ou tempérance par exemple, est toujours une conduite contradictoire et passive. Comme l’analyse bien M. Dixsaut, « la plupart des hommes ne font, en effet, qu’échanger une plus petite peur contre une plus grande, et ils ne réussissent à dominer une peur que lorsqu’ils sont la proie d’une autre. Or c’est cette espèce de lâcheté – être dominé par une peur plus grande – que tous nomment courage. Semblablement, la crainte d’être privé de plaisirs plus grands les amène à renoncer à des plaisirs moindres ; et c’est cet espèce de dérèglement – être soumis au désir de plus grands plaisirs – qu’ils appellent modération » (p. 83). Autrement dit, ce qui est considéré comme vertu est le résultat d’un double échange : 1. Il y a d’abord un calcul entre une peur ou un plaisir, plus grands ou plus petits, contre une peur ou un plaisir, plus petits ou plus grands. Celui qui passe pour courageux surmonte sa peur de la mort parce qu’il craint plus encore le jugement et la sanction sociale que recevra son comportement : il craint plus l’infamie et pour son honneur que la mort et pour sa vie. De même pour la modération : le modéré renonce à un plaisir actuel plus petit pour un plaisir avenir plus intense. Il ne renonce au plaisir que pour du plaisir. La vertu est donc un échange du même pour le même, à la quantité près (un plaisir pour plus de plaisir, une peur pour moins de peur). Elle ne fait pas changer de valeur, mais procède à une variation dans le même ordre de valeur et, par là, traduit une aliénation ou une domination : dans la modération c’est le désir du plaisir qui commande. Ils ne dominent certains plaisirs « que parce qu’ils sont dominés par des plaisirs » (69a). 2. Ensuite, le second terme échangé au premier est appelé vertu, de courage ou de tempérance. Ce qui, en réalité est peur est nommé courage, ce qui est dérèglement est réputé modération. La dénomination se fait donc par le contraire : un vice est reconnu comme une vertu (peur = courage ; dérèglement = modération). On retrouve ici la conception du caractère « falsificateur » du langage : il renverse l’ordre des réalités, transforme le vice en vertu. Ce que les hommes nomment vertu n’est encore et toujours © Philopsis – Laurent Cournarie 140 www.philopsis.fr qu’un vice déguisé. Elle n’a rien d’éthique puisqu’elle n’est jamais recherchée pour elle-même, posée comme un bien en soi, mais seulement par crainte du mal qu’on subirait en ne la recherchant pas. La vertu n’est pas visée pour elle-même mais par calcul d’intérêt pour un moindre mal, de sorte que le vrai mobile de la vertu est la peur. La modération elle-même est inspirée par la peur de perdre des plaisirs plus grands possibles ou à venir. « Le peur se révèle être l’origine dissimulée de toutes les vertus » (M. Dixsaut, p. 83-84). On pourrait croire que la critique de la vertu est menée au nom d’une conception plus élevée de la vertu qui requiert de l’affranchir de l’idée de calcul et d’échange, à l’image du devoir moral chez Kant qui exclut toute considération des moyens et des fins extérieures à la volonté. La vertu nonéthique procéderait du calcul sur le plaisir – et par là Platon pourrait viser un courant sophistique réduisant les valeurs sociales et religieuses à un hédonisme et à un utilitarisme (cf. B. Pièttre, note p. 223). En fait, la vertu se prête à un échange, mais non à un calcul. La vertu au sens commun est fausse parce qu’elle relève d’un échange trompeur (« une vertu en trompel’œil » (69b). Ce n’est pas l’échange mais le type d’échange qui est en cause (« il y a fort à craindre que ce ne soit pas, pour acquérir de la vertu, un mode correct d’échange » 69a). Il s’agit d’obtenir un courage qui soit vraiment du courage, une modération qui soit une authentique modération, d’échanger une fausse vertu pour une vraie vertu, un faux plaisir pour un véritable. Or le moyen de cet échange n’est rien d’autre que la phronèsis, traduite par M. Dixsaut par « pensée »158 . C’est la pensée qui détermine le corps comme l’origine des maux et des peurs, qui rectifie l’opinion en distinguant les plaisirs vrais des plaisirs illusoires. Elle est la monnaie de l’échange parce qu’elle assure le passage du vice en vertu, du faux plaisir en vrai plaisir, c’est-à-dire purifie l’âme de son attachement au corps. Les vertus sans la pensée sont imparfaites, ou inversement, « il suffit de penser vraiment», de faire de la pensée la norme de la vie, pour acquérir les vertus. Et par cette acquisition, la pensée se renforce elle-même. Etre vertueux c’est vérifier que la pensée est le principe d’unité de toutes les vertus. Nul ne peut être vertueux s’il ne réfléchit pas et nul ne peut enseigner la vertu s’il n’enseigne à réfléchir. Et si le philosophe est juste, modéré et courageux, c’est parce qu’il s’est appliqué à détacher son âme du corps, c’est-à-dire à vraiment penser. On voit ici que la vertu n’est éthique que parce qu’elle est intellectuelle et cognitive : elle consiste à savoir hiérarchiser les plaisirs en fonction de ce qu’ils sont réellement, et non de se contenter de les calculer dans le temps. C’est le détour par l’interrogation sur l’essence des choses et des valeurs qui assure l’acquisition des vertus. On peut s’interroger ici sur le bien-fondé de l’image de la « monnaie » à propos de la pensée. En effet, comme l’écrit M. Dixsaut, « si l’on échange de la monnaie contre une marchandise, on ne la possède plus, alors que la vertu qu’on achète, avec de la pensée est « accompagnée de pensée » (69b) ; de plus, à la différence de la pensée, la monnaie n’a pas de valeur en ellemême, elle n’a qu’une valeur d’échange » (p. 85). Ce qu’il faut comprendre c’est que la modération n’est pas seulement acquise en échange de la pensée, mais convertie en pensée (modération réfléchie). La vertu n’est rien d’autre qu’un mode pratique de la pensée, c’est-à-dire une forme de purification de 158 Cf. note 165 p. 353-354. © Philopsis – Laurent Cournarie 141 www.philopsis.fr l’âme. La vertu est connaissance, fondée sur la réflexion de son essence propre ; et la « vertu » de la connaissance est de purifier l’âme. Pratiquer la vertu n’est alors finalement pas autre chose que pratiquer la philosophie qui constitue la véritable initiation. D’où la comparaison des vrais philosophes avec les Bacchants, c’est-à-dire avec les rares initiés qui, dans les cérémonies en l’honneur de Dionysos, contrairement à ceux qui portent la thyrse (un bâton surmonté d’une pomme de pin et entouré de lierre ou de vigne qui symbolise le dieu), voyant le dieu en face entrent dans un délire. Ici la philosophie est présentée à travers l’image de l’excès, de l’enthousiasme, de la fusion avec le divin, c’est-à-dire tout à l’opposé à la fois d’un ascétisme (la philosophie comme renoncement, raréfaction) et d’un calcul (fausse vertu). C’est d’ailleurs cette idée que poursuit Socrate et qui rejoint le thème de l’espérance. Le désir de la pensée a guidé Socrate tout au long de sa vie, et il estime, pour cela appartenir à la catégorie de « ceux qui se sont occupés à philosopher droitement (69d). C’est donc une confiance dans la puissance naturelle de la pensée qui atteste la puissance du désir d’atteindre le pur, l’intelligible, qui justifie son attitude sereine devant la mort, et même son enthousiasme à mourir. C’est elle donc qui fonde son espoir de trouver là-bas « des maîtres et des compagnons qui soient bons » (69e), qui auront comme lui voué à la pensée la même confiance et accompli les mêmes efforts. Ici se termine la première partie du dialogue. Socrate met fin à sa justification qui vient achever le renversement de l’opinion de la foule. « L’apologie n’est pas une démonstration, elle n’a fait que renverser la fausse évidence (énoncée précédemment par Cébès, 62c-d) de ce qu’il est “naturel” et de ce qu’il est “absurde” de croire. L’absurdité consiste à croire qu’un philosophe peut redouter le travail de la philosophie, qui, à y bien regarder, est celui même de la mort. Il en découle que toutes les dénominations, et d’abord celles des “vertus” seront données à contresens ; la pensée ne peut pas refaire la langue mais elle peut au moins employer un langage qui ne donne pas aux mots un contenu exactement contraire à ce qu’ils signifient. Il est naturel et vraisemblable de croire que cet effort vers la justesse et vers le sens n’est pas lui-même dépourvu de sens. L’apologie est un miroir dans lequel ne se reconnaîtront que ceux qui partagent cette opinion » (M. Dixsaut, p. 86-87). Socrate espère donc seulement avoir persuadé ses amis de la sagesse de sa conduite. Ils le seront assurément s’ils sont également engagés dans la voie de la droite philosophie. Pourtant un problème demeure, de nature strictement théorique. On peut partager la croyance du philosophe qui espère dans l’au-delà accomplir pleinement l’essence de la pensée, mais à la condition que la mort soit le début d’une autre vie et non pas un anéantissement, que Socrate ne meurt pas dans la mort. L’espérance est raisonnable si l’on démontre l’immortalité de l’âme. Par cette requête, plus que par une objection, Cébès prouve sa nature philosophique. Autrement dit, il faut passer de l’opinion, même s’il s’agit de l’opinion du philosophe, de la croyance et de l’espérance qu’autorise la philosophe, à l’exigence philosophique d’une démonstration, par des raisons, de son fondement objectif. Il faut passer en quelque sorte de la certitude à la vérité. « Puisque le premier épisode (alèthès doxa) en exige un autre qui le confirme par une raison, cet autre sera celui de l’alèthès doxa meta logou, celui du © Philopsis – Laurent Cournarie 142 www.philopsis.fr raisonnement, ou, pour parler le langage de la République, celui de la dianoia. Socrate, en effet, ne se contente plus d’exprimer son opinion, il veut la justifier par des raisons, logoi »159. 2ème partie : Le problème de la survivance de l’âme (69e-84b) – du plaidoyer à l’exhortation, le moment intermédiaire du vraisemblable L’argument des contraires (70c-72e) : la vie naît de la mort, la mort de la vie ; le devenir de la vie à la mort (mourir) oblige à concevoir réciproquement le mouvement de la mort à la vie comme un « revivre » Cébès, comme cela vient d’être dit, formule une requête plus qu’une objection. En effet quelle illusoire espérance si l’âme, après s’est purifiée par l’exercice de la philosophie, est détruite au moment même de la mort, se dissipant comme un souffle et disparaissant nulle part, ainsi que le pense l’opinion, selon les croyances homériques (cf. le vers d’Homère, cité en République III, 378a : « Mais l’âme, à la façon d’une fumée, disparaît sous la terre avec un petit cri », Iliade, XXIII, 107) ? Le langage en porte la trace, comparant la vie à la respiration, la mort à l’expiration : celui qui meurt rend son dernier souffle ou son dernier soupir. On peut interpréter le terme de paramuthia de manière ambivalente, comme signifiant une parole qui persuade et qui rassure. Il s’agit de se persuader que l’âme est immortelle et ainsi, de faire taire la peur que l’âme ne soit plus rien après la mort – Cébès a besoin d’une parole qui rassure <paramuthia> et donne confiance » (p. 87). Plus précisément, il s’agit de convaincre non seulement que l’âme continue d’exister après la mort, mais encore qu’elle conserve « aussi une certaine force et de la pensée » (70b), contrairement à ce qui se passe pour les âmes fantômes dans l’Hadès, privées d’esprit et de force (cf. note 110, p. 339). Cela tendrait à prouver que Platon, malgré ce qui sera développé par la suite sur la simplicité de l’âme et sa parenté avec les Idées, a comme le pressentiment des idées kantienne de grandeur intensive ou leibnizienne de différentielle de la conscience. Comme l’écrit Guéroult rapprochant Kant de Platon, tout en précisant que dans la Critique de la raison pure (« Réfutation de l’argument de Mendelsohn, p. 294-296) Kant ne commente pas le Phédon mais répond à M. Mendelssohn, « l’âme a une existence qui n’est pas celle des choses sensibles, qui n’est pas non plus la simple réalité de l’essence ; cette existence, c’est une certaine activité, une conscience, et c’est de cette existence-là qu’il s’agit de démontrer l’indestructibilité » (art. cit., p. 488), et il le faut bien pour que l’argument de la réminiscence soit lui-même possible et convaincant. Si connaître c’est, pour l’âme, se ressouvenir, si donc la connaissance des essences suppose l’existence antérieure et pré-empirique de l’âme, c’est à condition de supposer que l’identité de l’âme consiste dans l’activité de la pensée et dans la conscience. L’âme ne peut pas n’être rien, y compris d’un point de vue intensif, si elle a l’existence d’une pensée et d’une conscience. Mais évidemment pour croire cela, qui rompt avec toutes les croyances ordinaires (cf. note 97, p. 189), il faut des arguments particulièrement convaincants. Le sujet mérite un examen approfondi qui est tout le contraire d’un bavardage. Du moins ce discours ne pourra-t-il pas 159 Cf. Guéroult, art. cit., p. 474. © Philopsis – Laurent Cournarie 143 www.philopsis.fr prêter à la parodie ou à la satire, comme l’a déjà fait Aristophane, car Socrate y est on ne peut plus impliqué (70c). Mais Socrate présent l’argumentation qui va suivre, propre à persuader et à consoler, sous la forme d’une histoire – ce qui signale que la méthode proprement philosophique, seule capable de fournir une preuve (Robin, note 2, p. 22) est remise à plus tard. Le discours en reste donc bien au niveau de la vraisemblance : « veux-tu qu’à ce propos, nous nous mettions à raconter toute l’histoire <diamuthologômen>, en nous demandant s’il est ou non vraisemblable qu’il en soit ainsi ?» (70b). En l’occurrence l’histoire renvoie à « une antique tradition », celle de la palingénésie, et qui correspond à une mutation « orphicopythagoricienne » dans la religion grecque, importée d’Egypte selon Hérodote (cf. note 113, p. 340). Ce que raconte cette parole, c’est une histoire de naissance et de renaissance (cf. 70c). Les âmes des morts vont d’ici vers là-bas, et renaissent de l’Hadès à partir des morts. Le premier point que permet d’établir ce récit, c’est la nécessaire existence des âmes dans l’Hadès, au-delà de la mort : « si c’est à partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau, que conclure, sinon qu’elles doivent bien exister, nos âmes quand elles se trouvent là-bas » (70d). Le double voyage de la vie vers la mort et de la mort vers la vie suppose la permanence de quelque chose qui est précisément l’âme. Ou plutôt si l’on montre que les vivants viennent des morts comme les morts des vivants, on aura démontré que l’âme continue d’exister après la mort de l’individu. C’est pourquoi à cette tradition orphique, égyptienne et pythagoricienne, Socrate ajoute le thème héraclitéen de la génération des contraires160, argument proprement philosophique qui est introduit par la généralisation du mythe palingénésique : « or ce point… ne l’examine pas seulement à propos des hommes, mais aussi à propos de tous les animaux, de toutes les plantes et, plus généralement, de toutes les choses comportant un devenir » (70e). La palingénésie du mythe est, en quelque sorte, un cas particulier, d’une loi « ontologique » qui gouverne tout ce qui a rapport au devenir, et il faut faire ce détour par le principe universel pour « comprendre plus facilement » ce qui se présente comme le premier argument de l’immortalité de l’âme. Mais cet élargissement soulève une difficulté. Socrate explique que chaque contraire naît de son contraire et qu’ainsi se produit le devenir de toute chose. Et Socrate, comme à son accoutumé, multiplie les exemples de devenir entre contraires : une chose ne peut être plus grande sans l’être devenue à partir d’un état contraire antérieur où elle était plus petite, et inversement quand elle devient plus petite. Et ainsi de même pour les rapports entre plus fort/plus faible, plus juste/plus injuste … Ici l’on comprend que les termes ne désignent pas des réalités en soi, entre lesquelles précisément aucun devenir et donc aucune contrariété ne peut avoir lieu, mais des termes relatifs : le plus petit naît du plus grand, parce « plus petit » et « plus grand » sont relatifs l’un à l’autre. Mais peut-on assimiler la vie et la mort à ces couples de relatifs ? Etre en vie et être mort sont, semble-t-il, des contradictoires exclusifs l’un de l’autre, et l’un ne saurait, à ce titre, 160 Cf. par exemple, le fragment B 88 : « Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là, s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci » (trad. M. Conche, Fragments, p. 373) © Philopsis – Laurent Cournarie 144 www.philopsis.fr devenir à partir de l’autre. Par ailleurs, si vie et mort sont sur le même plan que les autres exemples cités, que signifie devenir plus mort après avoir été plus vivant et plus vivant après avoir été plus mort ? Mais Socrate joue ici sur le terme de genesis qui signifie devenir et naissance, en mettant sur le même plan les deux significations alors que « devenir » se dit selon un changement accidentel, tandis que « naître » se dit selon un changement essentiel (passage à l’être). Pour dissiper la difficulté, il faut supposer que la mort et la vie sont des accidents de l’âme considérée dans son essence à part. Mourir c’est pour l’âme se séparer d’un corps, vivre s’incarner dans un corps – hypothèse parfaitement conciliable avec le mythe de la palingénésie ou de la métempsychose. Il faut attendre 103b pour que cette difficulté soit levée, quand Socrate répond à Cébès qui lui rappelait le présent argument, en demandant de distinguer les choses qui ont des contraires ou les attributs contraires des contraires eux-mêmes: une chose devient à partir de son contraire (contraires relatifs, qualitativement et quantitativement), mais jamais un contraire en soi ne devient son contraire. Une chose grande peut, de grande devenir petite, et elle se distingue de la Grandeur qui ne peut devenir la Petitesse. Mais la difficulté tient peut-être en partie à une mésinterprétation du passage. Pour M. Dixsaut, ici, l’argument ne porte pas sur le devenir, sur la nature de ce qui devient, mais sur les implications logiques de la notion de devenir. Dire qu’une chose devient grande, c’est supposer nécessairement qu’elle a été petite, et que son état antérieur est contraire à celui auquel le devenir aboutit : devenir -> x -> y antérieur à x contraire à x. Donc malgré l’allure héraclitéenne – et l’on sait que Platon met souvent en scène l’héraclitéisme qu’il connaît pour y avoir été formé par l’intermédiaire de Cratyle –, le principe est pris dans une perspective plus logique qu’ontologique : « « c’est ainsi qu’elles surviennent toutes, c’est à partir de leurs contraires que viennent à exister les choses contraires » (71a). Sur ce plan de l’universalité logique du devenir des contraires, Socrate avance une nouvelle idée (« autre chose » 71a). C’est un autre principe qui est dégagé : s’il y a deux termes posés comme contraires par le devenir qui les relie, il y a deux devenirs : la même relation se fait en deux sens opposés : une chose devient plus petite après avoir été plus grande, plus grande après avoir été plus petite. Le devenir est réversible (ici aucune flèche temporelle du devenir n’est envisagée), ce qui atteste du caractère non physique et seulement logique de l’analyse qui lui est consacrée. Autrement dit, logiquement, aucun terme n’est un aboutissement quelconque (finalité) : chaque terme est non seulement relatif à l’autre (premier principe), mais aussi relatif que lui (deuxième principe). Autrement dit le devenir des contraires est un processus symétrique : devenir le contraire à partir du contraire c’est pouvoir redevenir celui-ci à partir de celui-là. Les termes contraires sont équivalents de même que le double devenir qui peut les faire naître l’un de l’autre : « les termes proviennent les uns des autres et il y a devenir réciproque de chacun des termes vers l’autre » (71b-c). Muni de ce double principe , Socrate peut revenir au cas de la relation mort-vie, qu’il traite de manière analogique, en demandant à Cébès de prolonger l’analogie, à partir de la relation sommeil-veille – le procédé n’a rien de fortuit, évidemment, elle se construit sur le lieu commun qui compare la mort et le sommeil, décrits comme les « enfants jumeaux de la Nuit » chez © Philopsis – Laurent Cournarie 145 www.philopsis.fr Homère et Hésiode161 : de même donc qu’être éveillé provient de dormir, et dormir de être éveillé, ou que devenir de la veille au sommeil peut s’appeler, « s’endormir », et celui du sommeil à la veille, « se réveiller », de même vivre provient de « être mort » comme « être mort » provient de vivre. Et ici, même si le langage est en mal parfois de mots pour désigner à chaque fois la forme que prend le processus du devenir (71b), on peut poser que « mourir » désigne le devenir qui va de « vivre » à « être mort », et que le verbe « revivre » peut servir à nommer le processus symétrique de « être mort » à « vivre ». Puisque mourir c’est devenir mort après avoir été au contraire vivant, naître ou devenir vivant c’est nécessairement revivre, en précisant bien, comme permet de le comprendre le préfixe ana ici utilisé plutôt que palin, qu’il ne s’agit pas de vivre à nouveau (répétition) mais de reprendre la vie à partir de son contraire. Selon le schéma de M. Dixsaut : mourir Etre vivant < > être mort revivre Il s’agit, en effet, en parfait mobiliste, de ne pas figer le devenir dans des contraires traités comme des états absolus, mais au contraire d’envisager une relativité des contraires, donc une relation, c’est-à-dire un devenir de l’un à l’autre. Mourir c’est devenir moins vivant et être mort, vivre c’est le devenir plus après avoir été mort : Mort < > vie + mort - mort = - vivant + vivant Socrate soulève ce point comme une difficulté, envisagée d’ailleurs uniquement du côté négatif du sommeil (la légende d’Endymon, symbole le plus proche de la mort), de la confusion (Anaxagore) ou de la mort (72b-d). Si, en effet, l’endormissement n’était pas compensé par le réveil, toutes choses tomberaient dans le sommeil ; surtout si le mourir n’était pas compensé par le mouvement contraire de revivre, tout s’abîmerait dans la nuit, non du sommeil, mais de la mort. Ici l’immortalité de l’âme n’est pas prouvée par l’argument d’une éternité de vie après la mort, la mort étant malgré, cette éternité, un événement signé du sceau de l’irréversibilité (l’immortalité promise à l’être qui traverse la mort et qui ne renaît pas à la même vie) – mais par le cycle éternel de la vie et de la mort. Ce qui importe ce n’est pas de vivre toujours au-delà de la mort, mais de renaître toujours à partir d’elle. C’est à cette seule condition, que les choses vivantes, dont l’âme, peuvent être sauvées de l’anéantissement. Si la vie naissait de la vie mais était promise à la mort sans compensation (72d), le monde tendrait inéluctablement vers l’entropie et le néant. Mais la vie n’est immortelle que parce qu’elle est également mortelle, ou plutôt que mort et vie ne sont que les termes relatifs d’un processus sans fin qui les tient en équilibre dans un « parcours circulaire » (72b). Donc si l’âme est bien une chose vivante, elle 161 Si la mort est comparable au sommeil, mourir ne paraît pas plus redoutable que s’endormir, et vient s’inscrire dans un cycle d’alternance de vies et de morts. Cf. M. Dixsaut, p. 91. © Philopsis – Laurent Cournarie 146 www.philopsis.fr est mortelle comme toutes les choses vivantes, mais sa mort n’est pas un état définitif : tout ce qui vit meurt, et tout ce qui meurt revit. On peut donc dire, paradoxalement, l’âme immortelle. Mortelle et morte, elle est assurée, comme la veille à l’égard du sommeil, d’un retour à la vie. Ou encore, les âmes des morts ne sont pas mortes et pour pouvoir ainsi mourir et renaître, devenir mortes et vivantes, elles doivent « exister quelque part, un quelque part d’où justement elles viennent de nouveau à naître » (72a). On notera que l’Hadès est le lieu où l’âme est conduite après la mort et d’où elle revient pour renaître à la vie : ainsi l’âme n’est pas décrite comme y vivant et devant y survivre mais comme existant là-bas, par opposition vague à ici (cf. M. Dixsaut, p. 93-94) d’où elle prend le « tournant », selon l’image de la course au stade (cf. note 122, p. 341), pour revivre. Cela revient à dire que l’âme existe séparément du corps, qu’elle est le principe de vie qui se conserve dans la mort pour en annuler l’effet. Mais on peut se demander si l’argument est vraiment concluant. On retrouve la difficulté d’assimiler le couple vivant-mort aux contraires relatifs (juste/injuste). Il y a comme deux arguments en présence. Le premier, qui a valeur universelle, énonce que des morts naissent les vivants, des vivants les morts, en parfaite conformité avec le double principe des contraires. Le second qui suit l’application du premier à l’âme fait apparaître l’exigence et la présupposition d’un principe de permanence au devenir lui-même. En réalité, un contraire ne naît pas de son contraire, sans autre lien entre eux que le devenir. Le devenir suppose plutôt quelque chose qui demeure et qui reçoit des déterminations contraires. C’est ce que fait apparaître l’évocation, somme toute, allusive de l’âme en 72 a. L’âme pour pouvoir revenir à la vie doit exister quelque part. L’âme est le sujet du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. En l’espèce, le principe du changement c’est l’âme. Mais alors, ou bien c’est l’âme qui meurt et revit, ce qui contredit d’avance la quatrième et lointaine preuve de l’immortalité (105b-107d), ou bien c’est le corps qui meurt, parce qu’elle est le principe d’animation du corps, ce qui n’est possible que si elle possède ce pouvoir indépendamment du corps, ce qui, cette fois, suppose la troisième preuve « qui, d’ailleurs, la rend inutile » (p.141). Finalement l’argument des contraires présuppose l’immortalité de l’âme plutôt qu’il ne l’établit162. On ajoutera que l’argument ne prouve pas ce qu’il était censé prouver, si l’on se souvient de la formule complète en 70b : « que l’âme existe après que l’homme est mort, qu’elle conserve aussi une certaine force et de la pensée ». Rien ne montre que dans l’état contraire de la mort, l’âme conserve cette capacité qu’elle possède dans la vie, à moins d’admettre à nouveau que l’âme est une substance distincte du corps, c’est-à-dire une Forme ou quelque chose d’analogue à une Forme – ce qui nous ramène toujours à la troisième preuve. La conclusion de l’argument par Socrate n’est, d’ailleurs, pas moins énigmatique : « du meilleur est réservé aux âmes bonnes, et du pire aux mauvaises » (72e). Les commentateurs en ont souvent eux-mêmes conclu qu’il s’agissait là d’une interpolation – mais Platon reviendra encore sur ce point en 80d-82c – et suppriment la phrase. Ce qui frappe surtout, c’est le manque de continuité avec ce qui précède, exactement comme l’introduction par le même Cébès, du thème de la réminiscence qui suit immédiatement son 162 Cf. B. Piettre, op. cit., p. 182-183. © Philopsis – Laurent Cournarie 147 www.philopsis.fr intervention. La rupture est stylistique et thématique puisqu’on passe brusquement de l’âme considérée comme substrat du devenir à l’âme conçue comme sujet de rétribution. D’une certaine façon, il faut lier les deux ruptures (âme immortelle/bonheur proportionnel au mérite de l’âme d’un côté, nécessité de la réminiscence de l’autre) pour faire apparaître la continuité. C’est ce que fait Cébès. L’affirmation de la réminiscence se présente manifestement pour lui comme la conséquence du raisonnement de Socrate sur l’immortalité. Et ici tout concourt pour considérer le passage comme une référence de Platon au Ménon (81b-c) qui associait déjà l’immortalité de l’âme et la réminiscence et, qui plus est, marquait le lien explicite « entre l’indestructibilité de l’âme au cours du cycle et l’obligation de vivre « le plus sainement possible » » (M. Dixsaut, p. 95). Dans ce passage théologique sur la réminiscence, voici ce que dit Socrate : les prêtres et les prêtresses « déclarent en effet que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle arrive à un terme – c’est justement ce qu’on appelle « mourir » – tantôt elle naît à nouveau, mais qu’elle n’est jamais détruite. C’est précisément la raison pour laquelle il faut passer sa vie de la façon la plus pieuse possible. « En effet, les êtres dont Perséphone a accepté compensation d’un ancien mal, vers le soleil d’en haut, à la neuvième année, elle envoie de nouveau leurs âmes, et de ces âmes, croissent de nobles rois, des hommes impétueux par la force ou très grands par le savoir. Pour tout le temps futur, ils sont honorés par les hommes, comme des héros sans taches. « Or comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la fois les choses d’ici et celles de l’Hadès [le monde de l’Invisible], c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a rien qu’elle n’ait appris. » (GF, trad. M. Canto-Sperber, p. 153). Le rapport entre l’immortalité de l’âme et la réminiscence se fait dans un sens opposé dans le Ménon et dans le Phédon : là l’immortalité de l’âme est le fondement de la réminiscence, ici la réminiscence est une preuve de l’immortalité de l’âme. Surtout le Ménon introduit entre les deux considérations, l’idée sinon de rétribution, du moins d’obligation à la vertu, ce que notre passage du Phédon ne fait pas, sinon sur le mode apparent d’une glose externe. La citation de Pindare explique ainsi comment les âmes de ceux « dont Perséphone a accepté la compensation d’un ancien mal » sont réincarnés dans des êtres nobles : c’est cette immortalité humaine (celle des héros ou des grands hommes, qui sont dignes d’éloge et de mémoire) qui est objet de mérite et d’obligation, pour une âme qui est, autrement, immortelle par nature. Mais dans le Phédon, le changement est brusque et semble absurde : comment greffer une doctrine de la rétribution sur l’hypothèse de l’immortalité de l’âme acquise au bénéfice de l’argument des contraires. Pourtant supprimer la phrase rendrait plus incompréhensible l’intervention de Cébès. Reste une difficulté de fond, bien mise en lumière par M. Dixsaut (p. 96-97), qui concerne l’articulation entre deux exigences autour de l’immortalité de l’âme : d’un côté il faut prouver l’indestructibilité de l’âme, de l’autre on attend d’une telle preuve qu’elle assure de « la pérennité d’une conscience singulière. Le raisonnement vient de répondre à la première demande, l’apologie répondait à la seconde » (p. 96). Et la conclusion de © Philopsis – Laurent Cournarie 148 www.philopsis.fr Socrate jouait le rôle d’une « double citation » : du Ménon et de la tradition sacrée et de sa précédente apologie, pour les associer et les confondre. L’argument de la réminiscence (72e-78a) L’argument des contraires est insuffisant et appelle celui de la réminiscence. Encore s’appuie-t-il sur la considération de la succession. Mais si l’argument de la réminiscence peut paraître supérieur à l’argument des contraires, c’est précisément parce qu’il ne repose pas « sur la succession des contraires sensibles et leur cycle nécessaire » mais « sur la succession possible dans l’âme des états comme savoir et ignorer » (Guéroult, art. cit., p. 474). L’argument est donc « plus fort que le premier, car il justifie l’opinion sur l’âme, non pas indirectement au moyen du monde de l’aisthèsis, dont le rapport avec la réalité de l’âme n’est pas immédiat, mais en vertu de cette réalité elle-même, saisie sous l’aspect caractéristique d’intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (passage de l’association entre les sensations à la perception de l’ousia). Les contraires auxquels nous avons affaire ne sont plus des contraires physiques, tous situés dans le même plan du sensible, mais des contraires psychologiques situés dans deux plans différents, l’un sensible, ignorer [mè eidénai], l’autre, suprasensible, savoir [eidénai] ; les mouvements opposés, qui séparent et relient les contraires, ne sont plus des « accroissement » ou des « diminutions » quantitatives, mais des variations qualitatives : apprendre [manthanein], oublier [epilanthanein]. » (ibid.). Il est question ainsi de la succession de l’ignorance et du savoir dans l’âme même, du mouvement de la connaissance qui découvrant, à l’occasion de la perception sensible, l’antériorité logique et ontologique de l’essence intelligible, réfléchit son existence comme antérieure au corps, c’est-à-dire sa nature immortelle. Le passage de l’ignorance au savoir n’est possible et concevable que comme réminiscence. Et l’hypothèse de la réminiscence, « on en tire comme conséquence l’existence de l’âme antérieurement au corps » (ibid..). - Preuve de la réminiscence par l’interrogation bien conduite (72e73a) : apprendre c’est se ressouvenir, ce qui n’est possible que si l’âme est immortelle Cébès interrompt donc Socrate, pour lui rappeler cet argument de la réminiscence qu’il a souvent développé et qui est partagé par ses disciples (« pour nous »). Comme on l’a dit, l’allusion de Platon au Ménon est, ici, flagrante, déjà reconnue par les commentateurs anciens. L’exemple de l’interrogation bien menée qui permet à celui qui est interrogé, en dépit de son ignorance mathématique, de découvrir des propriétés de figures géométriques rappelle l’épisode célèbre où Socrate dispose par ses questions, et après quelques essais et erreurs, le jeune esclave à trouver le moyen de dupliquer un carré, en traçant sa diagonale. Socrate fait « la démonstration sur lui » (Ménon, 82a), devant Ménon, « qu’il n’y a pas d’enseignement, mais réminiscence ». Cébès va directement à la conclusion qu’autorise cette hypothèse de la réminiscence : que l’âme est immortelle. « Pour nous, l’acquisition d’un savoir se trouve n’être rien d’autre qu’une réminiscence. D’après cette formule; il est nécessaire, je pense, que, dans un temps antérieur, nous ayons appris ce dont nous nous ressouvenons à © Philopsis – Laurent Cournarie 149 www.philopsis.fr présent. Ce qui serait impossible si notre âme n’existait pas en quelque façon avant d’être entrée dans cette forme humaine. De sorte que, par cette voie, aussi, l’âme semble être quelque chose d’immortel » (72e-73a). Cébès résume ainsi les principaux acquis de ce passage du Ménon : que si savoir c’est se ressouvenir, l’actualisation de la réminiscence suppose un questionnement ; que la réminiscence énonce la vérité, « tout ce qui est comme c’est » ; et qu’ainsi elle atteste la présence dans l’âme d’un savoir ; même si cette vérification se fait de manière privilégiée dans le domaine mathématique. Mais en même temps, comme le montre bien M. Dixsaut, cette reprise est aussi une « distorsion » (note, 128, p. 343). Platon donne à Cébès le ton de la récitation, qui a un tour exclusivement « épistémologique », où l’âme, et plus précisément le travail de l’âme sur elle-même, fait défaut. Il néglige ainsi de préciser que le savoir attesté par la réminiscence n’a pas été acquis au cours de l’existence empirique, qu’il a été oublié, et que sa reconquête passe par un moment d’aporie, par la conscience de l’ignorance d’où seul peut naître le désir et le plaisir de la quête (Ménon, 84b-c). La réaction de Simmias contraste justement avec cette version schématique de la réminiscence, et ramène au plus près de la vérité de la réminiscence en demandant « d’apprendre en quoi consiste l’acte [de] se ressouvenir ». Il a oublié ce que c’est que se ressouvenir, il désire réapprendre ce qu’il en est de cette expérience, c’est-à-dire se ressouvenir du ressouvenir. Il illustre par son exigence et son effort de compréhension le fait « que l’ignorance n’est jamais qu’oubli, et la science, réminiscence » (B. Piettre, p. 232). Le discours de Socrate se présente ainsi comme l’occasion d’une réminiscence de la réminiscence, de se rappeler les conditions de la réminiscence. Aussi va-t-il déplacer la perspective, en prenant ses distances avec l’exposé du Ménon et son résumé par Cébès. 74a-75a 2ème référence aux Idées dans le cadre de l’exposé du Phédon sur la réminiscence. Socrate s’arrête au cas d’un ressouvenir fondé sur une association par similitude - reconnaissance de l’Egal en soi (cf. 65d) - l’égal en soi = ce qui n’est qu’égalité = la Forme ou l’essence - l’égal en soi n’est rien de ce qui est dit égal - le problème : comment connaît-on cette réalité ? - est-ce à partir des choses égales ? Mais les choses égales tout en restant les mêmes n’apparaissent pas telles toujours ; elles sont connues par la perception ; or la perception des choses égales les rend parfois inégales. - il y a une difficulté sur l’expressions « les choses… égales en soi ». L’égalité en soi = l’unicité et l’identité de la forme ≠ pluralité des choses. Contradiction de supposer plusieurs formes de l’égalité. La différence avec le Ménon est que l’exemple mathématique est « dialectique » par lui-même, c’est-à-dire oblige à effectuer le dépassement de la perception sensible vers la connaissance intelligible. La figure est une image : le problème posé de la duplication du carré contraint à une réflexion non pas de l’image mais sur l’image vers les propriétés qui en constituent l’essence intelligible. Socrate part de la sensation, c’est-à-dire de ce qui n’a pas, comme tel, de pouvoir d’auto-dépassement. (cf. M. Dixsaut, p. 98-99 et © Philopsis – Laurent Cournarie 150 www.philopsis.fr note 128, p. 345). La force et la faiblesse pédagogiques des mathématiques : contraindre à la conversion de l’âme vers l’intelligible. Mais il est plus difficile de le faire à partir de l’expérience sensible. Il y a trois voies de connaissance de l’intelligible : - la confrontation avec les problèmes mathématiques : les nombres et les figures comme des idées - la réflexion sur le langage (l’essence est le principe d’unité visée par le mot) - la sensation On voit ici l’écart de Platon par rapport à Socrate : 1) l’exigence de l’universel visé par la définition est hypostasiée comme Forme essentielle et séparée, purement intelligible ; 2) toute chose possède dans son essence son être véritable. Le concept d’Idée ou de Forme est le concept qui fait passer du socratisme au platonisme163 . L’idée, c’est le concept en tant qu’il existe comme une telle entité : non pas ce qui est pensé par l’esprit (concept) mais ce qui doit être pensé parce que cela est la mesure du vrai. Mais peut-être vaut-il mieux parler de forme, puisque c’est bien la notion la plus fréquente de la philosophie platonicienne. Aussi depuis quelques décennies préfère-t-on parler du platonisme comme de la doctrine des Formes. Or cette notion de Forme, Platon l’hérite de Socrate justement. Faut-il en conclure que la différence entre Socrate et Platon consiste dans cette différence entre les termes de Forme et d’Idée ? Les choses sont délicates d’appréciation. D’abord Platon paraît employer indifféremment idea et eidos, avec même une troisième notion, ousia. Ensuite quant bien même on pourrait établir que jamais Socrate n’a jamais utilisé le concept d’idée, mais toujours celui de forme, cela prouverait simplement que l’invention platonicienne consiste dans la reprise de la notion socratique de forme dans un autre sens, celui-là même précisément qui fait fond sur le concept d’Idée, définie comme essence transcendante et séparée. Si Platon parle indifféremment d’idea ou d’eidos (le plus souvent au pluriel, eidè), c’est qu’il entend la forme comme Idée. Il s’agit ainsi, à ce point de la réflexion, de savoir 163 D’une certaine façon, la philosophie d’Aristote peut se laisser interpréter comme un retour de Platon à Socrate, puisque le Stagirite refuse, comme Socrate l’avait fait avant lui, mais sans en avoir réfléchi les raisons - il fallait l’“erreur” platonicienne pour cela, c'est-àdire l’analyse des apories de la doctrine des Idées -, de séparer l’idée du sensible, l’universel des choses. L’invention de l’Idée représente pour Aristote une impasse de la philosophie, alors même que le platonisme partage avec le projet aristotélicien la recherche d’une science première. Le platonisme est en quelque sorte le mauvais commencement de la métaphysique (science première). C’est sans doute ce qui peut expliquer, l’insistance avec laquelle Aristote revient sur la critique de la doctrine platonicienne des Idées, c'est-à-dire du platonisme. Elle avait déjà frappé Proclus qui relève dans un fragment conservé par Philopon tous ces passages critiques. « Dans les Analytiques seconds (I, 22, 83 a 33), il traite les Idées de babillages <teretismata> ; au début de l’Ethique à Nicomaque (I, 6), il s’en prend à l’Idée du Bien ; en physique, il refuse de considérer les Idées comme causes de la génération (De Gen. et Corr., II 9, 335b 10 sq) ; dans la Métaphysique, il attaque cette doctrine dès le premier livre (A, 9) ; il revient à la charge au livre Z, chap. 16, et enfin dans les derniers livres, notamment en M, ch. 4-5 ; et dans ses dialogues, il proclamait ouvertement ne pouvoir adhérer à cette doctrine, dût-on l’accuser de malveillance » (cité par J. Moreau, Aristote et son école, p. 27). © Philopsis – Laurent Cournarie 151 www.philopsis.fr - en quel sens Socrate parle des formes - si vraiment eidos et idea s’équivalent. Là encore le texte d’Aristote peut nous servir de point départ. Il dit en effet que le souci socratique est de nature éthique mais qu’il a tenté d’élever la réflexion éthique au statut d’une science universelle. Autrement dit, Socrate a en vue l’universel pour ce qui semble s’y dérober le plus, à savoir le domaine des valeurs et des vertus. Le dialogue du Ménon dramatise cette exigence de rigueur dans la discussion éthique, en opposant Socrate d’un côté au jeune Ménon, disciple de Gorgias, pour qui la vertu s’enseigne, et de l’autre côté à Anytos, futur accusateur de Socrate, qui représente le conformisme social et éthique grec. Or qu’est-ce qui tranche dans le discours, ou plutôt dans la méthode de Socrate, mettant en colère aussi bien le disciple du sophiste que le représentant de la tradition ? L’exigence de définition. Socrate rappelle ici, comme dans les autres dialogues socratiques qui le précèdent, à qui veut l’entendre - mais tous commencent par ne pas vouloir l’entendre - que le préalable à toute pensée et donc, a fortiori, à toute action, c’est la recherche de la définition de l’objet en discussion. La définition n’est pas un procédé accessoire mais bien l’essentiel de la connaissance. Savoir c’est savoir définir ce dont il s’agit. L’objet du dialogue (socratique) est moins l’acquisition d’un savoir que la révélation dans et par le discours, de l’exigence essentielle de la définition, c'est-à-dire l’éveil ou le réveil pour chacun de la capacité à réfléchir par soi-même. Or qu’est-ce que définir ? Pour Socrate c’est très précisément savoir ramener le divers empirique à une forme une et à l’énoncer dans le discours. La définition, dit Aristote, c’est le discours de l’essence : exposer l’essence d’une chose dans le langage. Socrate veut dire la même chose avec la notion de forme : savoir c’est définir, c'est-à-dire exposer la forme de l’objet en question. Monique Canto dans les notes de son édition du Ménon fait la mise au point suivante sur la notion de forme. La forme désigne originellement, comme on l’a dit en introduction, ou bien la forme extérieure, l’apparence physique - c’est, dit-elle, le sens le plus trivial -, ou bien l’espèce ou le genre, ce qui définit spécifiquement le genre (ainsi chez Hérodote). Chez Platon, on trouve deux usages principaux : «1. réalité non sensible par rapport à laquelle est dénommée (le plus souvent selon un rapport d’imitation ou de participation) une classe d’êtres sensibles, cf. : a) Phédon 102b, République X 597a, Parménide 129a-135c où l’eidos représente toute la réalité dont les êtres sensibles sont dépourvus b) Euthyphron 6d, Hippias Majeur 289d, Gorgias 503e - où, de même que pour notre passage du Ménon, l’usage d’eidos ne suggère pas une différence ontologique de nature déterminée entre l’eidos et les êtres particuliers ni ne désigne une relation déterminée entre cette forme caractéristique et les êtres particuliers qui en tirent leur nature et leur nom ; 2. un universel logique, une sorte de genre opposé à des espèces plus petites ou à des particuliers (cf. Théétète 178a, Banquet 205b, République II 357c, Politique 258e, 263b). Par ailleurs le terme eidos est parfois accompagné de la précision auto kath’ hauto), qui sert le plus souvent l’usage 1a et distingue la forme des sensibles (Phédon 83b, Parménide 130b)164. 164 Ménon, Monique Canto, GF, note 29, P. 220-221. © Philopsis – Laurent Cournarie 152 www.philopsis.fr Le premier sens d’eidos est platonicien : c’est lui qui s’identifie au concept d’idea. Le deuxième et le troisième correspondent à son usage par Socrate. Du moins c’est dans ce sens d’un universel logique, comme condition expresse du savoir, sans que soit réfléchi et défini son statut ontologique par rapport aux espèces ou aux êtres particuliers dont il constitue l’essence invariante, que le Socrate des dialogues socratiques emploie la notion d’eidos (par exemple chaque espèce d’abeille, chaque individu de toute espèce par rapport au genre universel qui permet leur définition). Donc si l’on veut parler d’idée, pour Socrate, c’est au sens d’une exigence logique, de l’essence formelle. Naturellement les concepts de forme et d’idée, dans son double lexique, socratique et platonicien, partagent en commun la référence à l’essence <ousia>. L’idée ou la forme est la réalité d’une chose ramenée à l’unité d’un schème purement intelligible. Cette réalité c’est l’essence de la chose, ce qui en réalise la nature, ce qui fait paraître la chose à elle-même dans son identité, la présence <parousia> de la chose à elle-même. Il y a bien un régime phénoménologique de l’idée ou de la forme : la forme est bien ce qui rend visible, l’idée est bien la forme de la chose. Mais le régime de manifestation propre à la forme ou à l’idée est intelligible. Ce qui rend présent la forme, c’est l’essence. Ce pur intelligible est le principe de la présence d’une qualité dans les êtres que l’on perçoit par les sens. Le trait commun de la forme et de l’idée c’est l’essence qu’elle manifeste pour la pensée. Ce que dit la forme ou l’idée, c’est l’essence de la chose. C’est par la présence de la chose à sa forme ou à son idée, c'est-à-dire par la présence en elle de l’essence, que la chose est ce qu’elle est. Viser la forme ou l’idée ou savoir quelle est l’essence d’une chose, cela revient au même. Mais cette thèse d’une présence de l’essence ou de la forme à la chose, Platon l’interprète dans un sens métaphysique : les essences sont des choses réelles. Pour lui les essences précèdent les existences et l’âme pour les penser. La thèse logique et épistémologique de la nécessité de la forme devient une thèse métaphysique sur son existence séparée. Là où elle n’était que ce qui rend présent la chose à son essence, et donc ce qui rend présent l’âme au savoir de la chose, la forme devient ce par quoi la chose participe à l’existence : la participation de la chose à son idée est ce qui fait être la chose. La forme est à la fois ratio cognoscendi et ratio essendi. 1.12 Les fonctions de l’idée Avant de passer à l’examen du statut métaphysique de l’Idée, c'est-àdire aux apories de la substantialisation de la forme, il faut s’attarder sur les fonctions de la forme et/ou de l’idée, c'est-à-dire ce qui justifie son hypothèse. On retrouve à l’œuvre toujours le même raisonnement et au travail les mêmes concepts ou les mêmes oppositions opératoires. Car si Platon n’a cessé de recourir aux concepts de forme ou d’idée, il n’a jamais pris soin d’en donner la définition. Il n’a jamais écrit l’équivalent du livre D de la Métaphysique. Ces notions sont d’autant plus centrales qu’elles n’ont jamais été explicitées. Ou bien la tentative de définir l’idée, la manière propre qu’à l’idée d’être une forme est-elle une tentative impossible ? Parce que la pensée qui définirait l’idée pense à partir d’idées, c'est-à-dire présuppose en définissant une précompréhension de ce qui est à définir ? © Philopsis – Laurent Cournarie 153 www.philopsis.fr D’abord l’idée répond à une certaine question formulée dans les termes suivants : « quoi est X ? », par exemple : Il y a des hommes courageux, des actes reconnus comme tels, mais que veut-on dire quand on parle de courage ? Qu’est-ce qui est courageux dans le courage ? Cette question n’est pas immédiate. Elle ne s’impose pas d’elle-même. Il faut pour que cette question surgisse que l’esprit entre dans une espèce de malaise et d’insatisfaction. Il ne se contente plus des réponses ordinaires faites d’énumération et de coordination. Ainsi dans le Lachès, 191 d sq. L’esprit n’a jamais manqué d’idées. Mais cette multiplicité est justement leur faiblesse. Tant qu’il n’éprouve pas l’insuffisance de la multiplicité des idées (opinions), de la coordination des aspects et des espèces des choses, c'est-àdire la nécessité de la subordination à un caractère commun dominant, l’esprit reste étranger à l’idée de forme. Autrement dit la question de la forme advient comme question de l’essence. Et la question de l’essence advient, du moins chez Socrate, à partir d’une réflexion sur le langage. D’un côté, le langage est insuffisant puisque dans son usage ordinaire il permet la formation de la doxa, des idées au sens des idées confuses, par ouï-dire, des préjugés : la pensée s’écoule dans le langage et cet écoulement prend la forme de l’énumération, de la coordination extérieure des qualités (voir Lachès, 192b). Mais d’un autre côté, les mots portent en eux-mêmes l’exigence d’une réalité supérieure à l’usage doxique de la pensée et/ou du langage. C’est en quelque sorte le mot même de «courage», ou de «piété» par exemple qui suggèrent à l’esprit l’idée d’une essence une et commune de tous les actes courageux ou pieux. Le langage porte témoignage en lui, mais en creux, de la nécessité de la forme ou de l’essence165. 165 C’est ici l’occasion de réfléchir au rapport entre l’idée et le langage, du moins du point de vue du platonisme. De façon caractéristique, la question de l’essence ou de l’idée se pose à propos d’un terme. Autrement dit la question de l’essence ne se pose que par la médiation du langage. Si la connaissance se réduisait à la pure sensation, la nécessité de poser la question de la forme ne pourrait advenir. L’idée nous situe dans un au-delà de la sensation, et cet au-delà est donné avec le langage. Mais il faut aussitôt remarquer que le langage reste dans un rapport d’extériorité par rapport à la forme. La forme est cherchée, elle n’est pas immédiatement connue dans le langage. En outre il s’agit toujours de savoir déterminer la forme de que l’on appelle ainsi, par tel ou tel mot : piété, beauté, courage, vertu. Le mot est en quelque sorte une dénomination arbitraire. L’identité par le langage n’est pas une identité réelle, mais simplement nominale. Mais en même temps l’usage réglé du langage, la réflexion sur le langage, sa fonction et sa destination mettent sur le chemin de l’essence. C’est au moins la conviction de Socrate. L’identité nominale est le signe de l’identité réelle de l’essence. C’est l’existence du mot qui induit l’existence de l’essence qui fonde son identité. Contrairement à un conventionnalisme radical - la dénomination est une pure convention qui signifie la chose par coutume (Hermogène) -, l’acte de dénommer laisse supposer qu’il signifie quelque chose de réel, et que c’est cette chose réelle qui est la mesure de la dénomination. En d’autres termes, le mot induit la position de l’essence et, inversement, l’hypothèse de l’essence sert de mesure au langage pour l’empêcher de sombrer dans le pur arbitraire de la convention. De façon tout à fait caractéristique, quand Platon critique pour la première fois dans le Cratyle la thèse relativiste de Protagoras, il lui oppose l’ousia comme mesure de toutes choses. C’est-à-dire que Platon associe toujours le relativisme (thèse épistémologique et ontologique) au conventionnalisme (thèse linguistique). Si le langage est pure convention, l’homme est la mesure de la signification (385c) : la pensée ne pense rien par les mots qu’elle utilise : elle est gagnée par le devenir sensible lui-même. Les propositions sont comme les statues de Dédale : insaisissables, elles fuient la pensée ; insaisissables elles ne saisissent rien. C’est dans l’Euthyphron que l’être est nommé sous la forme substantivé de l’essence <ousia> et opposé au devenir du langage : © Philopsis – Laurent Cournarie 154 www.philopsis.fr « Socrate - De telle sorte, Euthyphron, qu’étant prié par moi de définir ce qui est pieux, il semble bien que tu ne veuilles pas m’en révéler la vraie nature <ousian>, et que tu t’en tiennes à un simple accident : à savoir, qu’il arrive à ce qui est pieux d’être aimé par tous les dieux. Quant à l’essence même de la chose <o ti de on>, tu n’en as rien dit jusqu’ici. Cesse donc, si tu le veux bien de dissimuler, et, revenant au point de départ, dis-moi en quoi consiste proprement ce qui est pieux, sans plus chercher si cela est aimé des dieux ou susceptible de quelque autre modalité. Ce n’est pas là-dessus que nous discuterons. Applique-toi seulement à me faire comprendre la nature propre de ce qui est pieux et de ce qui est impie. Euthyphron - En vérité, Socrate, je ne sais plus te dire ce que je pense. Toutes nos propositions semblent tourner autour de nous et pas une ne veut reste en place. Socrate - C’est-à-dire, Euthyphron, que tes affirmations semblent être autant d’œuvres de Dédale, notre ancêtre » (11b-c). Au contraire, le langage signifie quelque chose, dès lors qu’on pose l’ousia en mesure du langage, parce que l’ousia ou l’être de chaque chose ne varie pas selon chaque individu Voir Cratyle, 385e-387a : « Socrate. - Or çà, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu’il en soit ainsi des êtres <onta> eux-mêmes, et que leur essence <ousia> varie avec chaque individu ? - C’était la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l’homme “est la mesure de toutes choses”, voulant dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles me sont, et que telles elles te paraissent, telles te sont - ou bien te semblent-ils par eux-même avoir dans leur essence une certaine permanence ? (…) Socrate. - Par conséquent, s’il n’est pas vrai que toutes choses soient pareillement à tous à la fois et toujours, ni que chacune soit propre à chacun, il est clair que les choses ont par elles-mêmes un certain être permanent, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous. Elles ne se laissent pas entrainer çà et là au gré de notre imagination ; mais elles existent par elles-mêmes, selon leur être propre et conformément à leur nature <ousian> ». Ricœur a ainsi raison de voir dans le réalisme des significations, la racine du réalisme des essences ou des Idées (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 11). Le langage est premier pour nous ; mais l’essence, la présence de l’être de la chose dan sa vérité en soi et pour l’âme <idea>, est première en soi, antérieure par nature. Cela signifie que le problème de l’essence et de l’idée ne se forme pas chez Platon avec sa réflexion sur les mathématiques, mais avec le problème du langage. A partir de là on peut saisir l’originalité et les faiblesses du platonisme, c'est-à-dire du réalisme des Formes : 1) le langage, malgré tout, s’il ne fait qu’imiter l’essence, est un instrument imparfait de la connaissance. L’idée domine le langage ; le mot n’est pas l’essence. La réalité vraie est l’idée pure. C’est pourquoi tout se passe comme s’il fallait sauter par dessus le langage pour saisir les réalités en soi par elles-mêmes. Le langage participe encore du sensible. Comme dit encore Ricœur : « Cette voie c’est le trajet de la caverne : la première ombre, c’est le mot. Parce que Platon est parti du langage, toute sa philosophie de l’essence en est marquée. Le sens préexiste au mot ; le sens est ainsi la première préexistence, la première transcendance de l’être à l’apparaître» (id.). Au delà du logos sur les essences, il y a la noèsis, la contemplation du Bien qui est en même temps fusion avec le principe. 2) ce point de départ linguistique de la philosophie des Idées explique le pluralisme ontologique du platonisme. L’acte fondamental du langage c’est moins juger que dénommer, c'est-à-dire viser des choses, discriminer entre les choses et distinguer en elles leur essence (voir Cratyle 387c-388c). Connaître, on l’a dit c’est définir la nature d’une chose, c'est-à-dire identifier sa forme. « La conséquence est importante pour toute l’ontologie platonicienne. L’être est essentiellement discontinu ; il se donne d’emblée dans des réalités multiples, dans des êtres. (…) L’ontologie platonicienne est une ontologie pluraliste : parce qu’il y a des mots, il y a des êtres <ta onta> » (id., p. 12). Et, faut-il ajouter, ces êtres correspondent à des essences distinctes. Autant de mots, autant d’êtres ou d’essences. L’être est pluriel : il y a des êtres. Du même coup on voit que le problème du platonisme, dans une seconde réflexion, consiste à rendre raison de la relation entre les êtres, puisque l’être, s’il est pluriel, n’est pas tout : chaque être est ce qu’il est, mais il n’est pas les autres êtres. Autrement dit, dans une ontologie pluraliste des essences, l’être et le non-être s’impliquent et c’est par l’approfondissement de cette ontologie pluraliste, nécessairement relationnelle, que le platonisme tente de dépasser les apories du réalisme des essences. © Philopsis – Laurent Cournarie 155 www.philopsis.fr Car l’essence se définit comme une certaine fonction de la pensée et du discours : une fonction d’unité et d’identité. L’essence est une certaine forme une et toujours la même. La conception de l’essence marque le passage pour l’esprit de l’extension à la compréhension, du multiple à l’un, de la variation à l’identité. C’est très exactement cette fonction que désigne le mot eidos ou idea, les deux termes étant synonymes par cette identité fonctionnelle. Voir sur ce point l’Hippias majeur, 288a : au lieu de multiples cas de beauté, on a une idée, le beau en soi <auto to kalon>, et c’est cette idée qui confère une signification permanente aux mots. Ce que vise l’interrogation socratique c’est bien ce principe d’unité-identité du discours. Socrate demande à Euthyphron : quelle est l’idée de la piété ? « Rappelle-toi donc : je ne t’ai pas invité à me faire connaître une ou deux de ces nombreuses choses qui sont pieuses, je t’ai demandé quel est précisément le caractère générique qui fait que toutes les choses pieuses sont pieuses. Car tu as déclaré, je crois, qu’il existe bien un caractère unique <mia idea> par lequel toute chose impie est impie et toute chose pieuse est pieuse» (5d-e). Cette citation montre bien que : - l’idée et la forme désignent la même fonction et donc qu’on peut employer indifféremment les termes l’un pour l’autre ; - que c’est la présence de l’idée qui fait la chose telle. Si l’on s’interroge sur le pieux, c'est-à-dire sur le pieux en tant que pieux, alors on vise l’idée ou la forme une qui fait la piété de tous les actes pieux (ce par quoi). Certes cette essence se dit de façon métaphorique, sur le modèle de la vue. Mais s’il faut y voir là l’amorce de toutes les sublimations à venir du « voir » dans le platonisme (la contemplation du Bien au-delà des formes essentielles), les mot eidos ou idea suggèrent que l’essence possède une certaine figure, susceptible d’une visibilité (intuition) et/ou d’une analyse : l’idée est une certaine structure qui prend place dans une classification logique possible (une espèce) et qui peut s’analyser dans ses éléments constitutifs. C’est même là la condition de la définition qui fonde l’hypothèse même de l’idée - puisque définir c’est substituer du multiple (le définissant) au simple (le défini). Si l’idée est une par rapport à ses exemples, elle est divisible par rapport à ses caractères internes. Ce point est important parce qu’il est en quelque sorte la dimension de l’idée par laquelle l’aporie du réalisme de l’intelligible peut être levée. C’est dans ce sens que la philosophie de l’idée se réélabore dans le Sophiste : l’idée est une pluralité articulée et certaines d’entre elles ont de la convenance et communiquent. Enfin, la métaphore visuelle laisse penser que c’est en quelque sorte dans la lumière de la forme, dans la manifestation de l’idée que la chose apparaît dans sa présence : l’idée ou la forme est ce qui fait paraître la chose à ellemême et pour elle-même. Pour ainsi dire l’idée, l’intelligible est un régime original, absolu de manifestation. L’idée fait connaître l’essence de la chose, rend visible l’essence de la chose, c'est-à-dire la chose même, sans retrait ni occultation. Là où la chose sensible paraît de manière confuse et dissimulée, l’idée manifeste sans retenue la chose elle-même, c'est-à-dire constitue le lieu et l’origine de la vérité. L’idée <idea> c’est la chose dans son évidence <eidos>, la visibilité de la chose à partir de ou en tant que son essence. Elle © Philopsis – Laurent Cournarie 156 www.philopsis.fr paraît sur son propre fond, dans son identité propre. Ce qui veut dire que ce n’est pas l’esprit qui rend visible la forme, qui se donne l’idée, mais qu’il s’ouvre à la connaissance de la chose dans la visibilité de l’idée166. Ainsi l’hypothèse de l’idée est une hypothèse nécessaire parce que seule elle permet de fonder objectivement la connaissance. Si connaître c’est connaître ce qui est, ou inversement si seul l’être est objet de connaissance (identité, permanence), alors la connaissance a pour objet l’essence des choses. Or l’idée est exactement ce qui est visé dans la définition de chaque chose en soi et par soi : l’idée donne à voir l’essence de la chose et c’est dans cette manifestation, dans cette figure de l’essence par l’idée ou la forme que consiste la connaissance. Connaître c’est connaître l’essence, c'est-à-dire s’élever au plan de l’idée. Ainsi si toute la connaissance ne doit pas se réduire à l’opinion, il faut que nos idées ne se réduisent pas à nos représentations. Le geste platonicien consiste à fonder l’objectivité du savoir en niant le caractère subjectif de l’idée. L’idée ne peut pas être un mode immédiat de l’esprit, un concept, une représentation de l’âme, sinon elle ne saurait arracher notre connaissance du devenir du monde sensible où nous existons. Platon radicalise en quelque sorte l’opposition des deux routes de Parménide. Il y a la voie de l’opinion, où les idées sont inessentielles et en mouvement ; il y a la voie de la science, où les Idées sont essentielles et immuables. Il faut que l’idée ne dépende pas de moi pour que son contenu soit universel et nécessaire, c'est-à-dire objectif. L’âme trouve refuge dans les Idées pour échapper aux contradictions du sensible, c'est-à-dire pour fonder la science. Comme dit Guéroult, « finalement, on peut se demander si toute cette conversation, malgré ses recours intermittents à des méthodes de démonstration rigoureuse, n’a pas d’autre objet que de nous faire partager une croyance, sans jamais nous faire dépasser le noyau de cette espérance que Socrate nous exprime dès le début [63d] » (p. 471). Selon Guéroult (art. cit.), Le Phédon mêle, dans ce qui se présente comme une « méthode d’initiation », faisant correspondre comme toujours dans le platonisme, degrés d’être et degrés de connaissance, « la fiction et le raisonnement, le vraisemblable et le vrai, l’espoir et la certitude ou l’obéissance » (p. 469). L’incantation religieuse se pénètre de raisonnements plus l’on s’élève dans l’initiation, mais jamais au point que la vérité soit dépouillée de beauté, d’enchantement. L’objet de la méditation ici c’est un objet singulier, puisque c’est l’âme. Ce qu’il s’agit de connaître c’est l’âme elle-même, ce qui n’est possible pour Platon que par une conversion progressive du regard de l’âme sur elle-même. L’âme est d’abord séparée 166 Voir Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Questions II : « L’effort propre de la pensée vise cette apparition de l’évidence, qui est accordée dans la clarté d’une luminosité. Cette apparition ouvre une perspective sur ce comme quoi chaque étant est présent. Ce que la pensée recherche ici, c’est 1’idea. L’“idée”, est la vue-au-dehors, l’évidence (Aussehen) qui ouvre une perspective (Aussicht) sur la chose présente. L’idea est le pur fait de briller, au sens où l’on dit que “le soleil brille”. Elle n’est pas sous la dépendance d’une autre chose qui se trouverait derrière elle et qui la ferait apparaître, elle est elle-même ce qui paraît, et qui n’a pas d’autre affaire que de paraître, de briller elle-même. L’idea est ce qui a pouvoir de briller. L’être de l’idée consiste à pouvoir briller, à pouvoir être visible. C’est cette luminosité de l’idée qui accomplit la présence, c’est-à-dire qui chaque fois rend présent ce qu’un étant est » (p. 145-146). © Philopsis – Laurent Cournarie 157 www.philopsis.fr d’elle-même et de la connaissance d’elle-même : « l’identité immédiate du réfléchi et du réfléchissant, à laquelle est habituée la pensée moderne, reste étrangère à la philosophie » (p. 470). Le dialogue propose ainsi plusieurs définitions de l’âme et donc plusieurs niveaux de savoirs. Premier épisode (61b-69e) : poser l’espérance orphico-pythagoricienne d’une vie future liée à la philosophie comme purification philosopher -> rechercher la vérité ->se purifier ->séparer l’âme du corps -> mourir -> philosopher = rechercher la mort = croire en une existence distincte, en une révélation de la vérité après la mort et donc en une survivance de l’âme L’âme définie comme pouvoir de se poser comme distincte du corps et de la sensation, capacité à saisir les essences intelligibles [cf. Théétète : « le nom qu’on donne à l’âme lorsqu’elle considère les objets par elle-même, c’est doxadzein » 185e-187a] Deuxième épisode (69e-84c) : justifier par des raisons (= dianoia) 3 arguments de l’immortalité de l’âme - sur la théorie des contraires ; repose sur la sensation -> l’âme indépendante du corps - sur la réminiscence ; repose sur la succession dans l’âme de savoir et ignorer -> l’âme antérieure au corps (opinion vraie) - sur la simplicité ; repose sur l’activité de l’âme même (opinion vraie accompagnée de raison) -> l’indissolubilité de l’âme Troisième épisode (84c-107c) : réfutation des objections de Simmias et de Cébès : Nouvelle démonstration de l’immortalité Quatrième épisode (107c-118a) : reprise de l’eschatologie du Gorgias, et du thème de l’espérance d’une vie future rapportée à la vertu acquise par l’âme ici-bas Entre le moment où Socrate pose sa jambe à terre et le moment où il se lève pour se laver, on peut relever six arguments principaux, décomposable en onze arguments au total, articulés à des questions différentes : N’y-a-t-il pas contradiction entre la condamnation du suicide et le désir de mourir (Cébès) ? Arg. 1 : le suicide est une désobéissance au dieu Arg. 2 : Socrate développe sa défense en présentant la mort comme une libération spirituelle. Si l’âme meurt avec le corps (Cébès) ? Arg. 3, tripartie : – l’argument des contraires – théorie de la réminiscence (preuve de la préexistence de l’âme) (4) – synthèse des deux thèses (preuve de la survivance de l’âme) (5) L’âme est-elle incorruptible ? Arg. 4 : analogie de l’âme et des Formes (6) © Philopsis – Laurent Cournarie 158 www.philopsis.fr [Objections de Cébès et de Simmias (l’âme est au corps ce que l’harmonie est à la lyre, elle disparaît avant ce qui l’a produite / l’âme s’use et finit par mourir au cours de ses réincarnations successives)] Arg. 5 : l’âme n’est pas une harmonie (7) [Première interruption du discours : première irruption de Phédon Mise en garde contre la misologie] – l’âme n’est pas le résultats de facteurs corporels – il y a des âmes vertueuses et des âmes vicieuses (8) – l’âme peut s’opposer au corps et lui commander (9) [Détour par le récit de l’évolution philosophique de Socrate : déception à l’égard d’Anaxagore, hypothèse de la causalité formelle. La Forme a pour propriété de n’être jamais compatible avec son contraire (10)] Arg. 6 : l’âme est liée à la vie, comme la neige au Froid en soi, et ne peut pas plus recevoir la mort que la neige le chaud (11) [L’âme étant immortelle, il faut se soucier d’elle pour le temps et pour l’éternité : cette remarque conduit à la description de la vie de l’âme dans l’au-delà : Mythe final sur la destinée des âmes] La liberté et le choix : République X La République, dont le sous-titre est « Sur la justice », se clôt sur un grand mythe qui décrit les châtiments et les plaisirs des âmes dans l’au-delà, selon le genre de vie qu’elle ont eu pendant leur vie corporelle. Ce mythe est ainsi à mettre en correspondance avec le mythe final du Phédon. Platon rapporte les aventures d’outre-tombe d’Er l’Arménien. Pris pour mort, il raconte ce qu’il a vu là-bas : il décrit l’univers, la machine du ciel. Mais surtout il fait état d’un jugement étrange prononcé par la vierge Lakésis, fille de la Nécessité : « Ames éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n’est pas un génie qui vous tirera au sort, c’est vous qui allez choisir votre génie. Le premier que le sort aura désigné choisira le premier la vie à laquelle il sera lié de par la nécessité. Pour la vertu, elle n’a point de maître ; chacun en aura plus ou moins, suivant qu’il l’honorera ou la négligera. Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause » (617e). Ici plusieurs points méritent d’être soulignés. D’abord on est en présence d’un mythe de métempsychose ou plutôt comme dit P.M. Schuhl, de « métensomatose, car c’est de changement de corps, et non d’âme, qu’il s’agit » (L’œuvre de Platon, p. 97). La même âme doit s’incarner à nouveau dans un autre corps. Ensuite Platon fait référence à la doctrine populaire du génie, personnification de la destinée individuelle, mais pour la renverser. Ce n’est pas le hasard ou le désir d’un génie qui pèse sur l’existence, mais un choix personnel. C’est l’âme qui choisit la vie, et donc le corps, qu’elle veut vivre (airéô = prendre pour soi, prendre de préférence, choisir). Mais elle sera prise par ce qu’elle prend, attachée par son choix à son choix, de sorte que la divinité est innocente. Donc le mythe présente l’existence comme faisant l’objet d’un choix de l’âme. Ce choix est © Philopsis – Laurent Cournarie 159 www.philopsis.fr premier, définitif et irréversible, de telle sorte que chacun est responsable de sa vie. Il ne peut accuser le destin, les dieux de son sort. Pourtant, la distribution des vies étant remise au hasard n’introduitelle pas une injustice dans le choix libre par les âmes de leur condition ? Selon que le sort vous désigne premier ou dernier pour choisir parmi les vies possibles, votre liberté est diminuée et même annulée. C’est sans doute pour contourner cette difficulté que le mythe précise qu’il y a, pour chaque cérémonie de choix, beaucoup plus de vies à choisir que d’âmes et il en existe suffisamment qui soient pourvues de vertu pour qu’aucune âme ne soit lésée et que la dernière, si elle choisit avec intelligence et sagesse, connaisse une vie accomplie. C’est d’ailleurs ce qui arrive pour Ulysse : « Enfin l’âme d’Ulysse, à qui le hasard avait assigné le dernier rang, s’avança pour choisir ; mais soulagée de l’ambition par le souvenir de ses épreuves passées, elle alla cherchant longtemps la vie d’un particulier étranger aux affaires ; elle eut quelque peine à en trouver une, qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres. En l’apercevant, elle dit qu’elle aurait fait le même choix, si le sort l’eût désignée la première, et elle s’empressa de la prendre » (620c-d). Agissant ainsi, Ulysse incarne le bon choix. Au contraire les autres âmes choisissent avec empressement et sans réflexion et donc choisissent mal, négligeant le caractère irréversible de leur choix et la liaison, la connexion entre chaque type de vie et le rapport entre vices et vertus : « C’était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les différentes âmes choisissaient leur vie : rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange ; la plupart en effet n’étaient guidées dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure » (620a). Un passage du Phédon dit la même chose (81e): l’âme est individualisée par les habitudes de son corps – et c’est pourquoi c’est seulement par la pensée que l’âme peut se dépouiller de la souillure du corps, c’est-à-dire précisément en se désindividualisant. Enfin le mythe raconte que les âmes, s’abreuvant à l’eau du Léthé, oublient qu’elles ont choisi elles-mêmes leur prochaine vie et s’apprêtent à la supporter come un destin <daimôn>. Les hommes vivent leur vie comme un destin alors qu’ils ont simplement oublié qu’ils l’ont choisie et l’inéluctable n’a rien d’une fatalité mais tout de l’irréversibilité du choix. Si l’on rassemble ici les idées du mythe d’Er, on rencontre déjà à peu près toutes nos intuitions concernant la notion de choix : 1) il y a choix, s’il y a plusieurs possibles, au moins n > 2 ; 2) mais le nombre de choix ne fait pas la qualité du choix : il y a toujours assez de possibilités de choix pour un bon choix, mais précisément le bon choix n’est jamais sûr. Autrement dit, on trouve dans le mythe d’Er à la fois la représentation commune et philosophique du choix : d’une part l’idée qu’être libre c’est avoir le choix entre le plus grand nombre d’objets ou de projets ; d’autre part l’idée que la liberté véritable est intérieure, qu’elle consiste à savoir bien choisir, c’est-à-dire à vouloir le vrai et le bien. En quelque sorte deux choix pour deux conceptions de la liberté : - choix qui consiste à préférer telle chose en demeurant le même, et finalement en confortant son droit à la différence (une sorte de choix de consommateur) – une sorte de liberté extérieure au choix ; © Philopsis – Laurent Cournarie 160 www.philopsis.fr - choix du sujet éthique qui s’engage, par son choix même, à changer sa manière d’être et d’agir – liberté intérieure au choix. C’est toute la différence entre le choix des hommes au fond de la caverne qui peuvent préférer telle ou telle ombre qui se profile sur le fond de la caverne en y demeurant et le choix du prisonnier qui dit « oui » à la lumière et au savoir et accepte la souffrance qu’implique la conversion de l’âme ; 3) le cas les plus fréquent c’est le mauvais choix : nous sommes libres de nos choix mais nous ne savons pas choisir. Donc nous ne manquons pas de volonté, de telle sorte que nous sommes libres dans nos choix, mais d’intelligence pour déterminer l’objet qu’il faut préférer. La leçon du mythe, c’est donc qu’il faut apprendre à penser ou à bien penser, ce qui est peut-être la même chose, c’est-à-dire à cultiver la philosophie qui enseigne à discerner la vie bonne et la vie mauvaise, la vertu et le vice. La justice est donc affaire de connaissance, la morale et la politique, où s’exerce le choix des hommes, réclament l’exercice de la philosophie. Une vie ne doit pas être jugée pour elle-même, dans son immédiateté, mais dans son rapport à l’excellence de l’âme ; 4) mais puisque nous sommes libres du choix, nous sommes responsables de notre manque de jugement. On retrouve la thèse socratique : nous ne voulons pas le mal et pourtant nous le faisons, non par malice de la volonté mais par ignorance : « nul n’est méchant volontairement ». Choisir mal, ce n’est pas vouloir le mal. C’est vouloir mal, c’est-à-dire sans rectitude intellectuelle ; 5) nous possédons par le choix le moyen de vivre une existence autonome, mais le plus souvent nous choisissons par habitude, par passions : dans la liberté, la détermination du passé se trouve associée. C’est par paresse, par manque d’éducation, par inintelligence donc que le choix dépend des inclinations, comme dans le mythe le choix d’une vie future dépend des vies antérieures. Le choix est libre mais déterminé par des conditions antécédentes. Même dans cette lumière d’outre-monde, entre la Terre et le Ciel, se projette l’ombre du passé et avec lui la nécessité : le choix est-il libre s’il est déterminé par le passé ? L’habitude n’est-elle pas la force qui entraîne tous nos choix ? Je choisis comme j’ai choisi, comme j’ai l’habitude de choisir – et si le choix, comme eut pu dire Pascal, n’était qu’une première habitude oubliée ? Platon fait ici place, dans le cadre du récit mythique d’un choix intemporel, à la critique rationnelle de toute théorie de la liberté. Ainsi Kant explique que tout ce qui existe, existe dans le temps c’est-à-dire que ce qui existe est déterminable dans le temps (par une position dans le temps). Or tout ce qui se produit dans le temps est nécessairement conditionné par le passé, de telle sorte qu’on ne peut jamais être libre. Le passé conditionne le choix et puisqu’il est hors de portée de mon choix (je ne peux pas choisir mon passé mais je choisis à partir de lui), il se fige en nécessité. Mon passé est pour moi la nécessité. Et même davantage, ce n’est pas seulement mon passé, mais « une série infinie d’événements que je ne puis que continuer d’après un ordre prédéterminé » qui conditionne mon choix : « Toute action qui se passe dans un point du temps est nécessairement sous la condition de ce qui était dans le temps qui a précédé. Or, comme le temps passé n’est plus en mon pouvoir, toute action que j’accomplis d’après des principes déterminants qui ne sont pas en mon pouvoir, doit être nécessaire, c’est-à-dire que je ne suis jamais © Philopsis – Laurent Cournarie 161 www.philopsis.fr libre dans le moment où j’agis. Bien plus, quand même je considérerais mon existence tout entière comme indépendante de toute cause étrangère (par exemple de Dieu), de telle sorte que les principes déterminants de ma causalité, de toute mon existence même ne seraient pas en dehors de moi, cela ne changerait pas le moins du monde cette nécessité naturelle en liberté. Car je suis à tout moment toujours encore soumis à la nécessité d’être déterminé à agir par ce qui n’est pas en mon pouvoir, et la série infinie a parte priori des événements que je ne ferais que continuer, d’après un ordre prédéterminé et que je ne pourrais nulle part commencer moi-même, serait une chaîne naturelle continue et ma causalité ne serait par conséquent jamais liberté » (Critique de la raison pratique, « Examen critique de l’analytique »). Paradoxalement Platon, en situant le choix entre deux existences temporelles, s’inscrit dans le schéma kantien : dans le mythe, il semble que selon le rapport du choix au temps, on puisse conclure à la liberté ou à l’absence de liberté ; si l’on envisage le choix dans son rapport à l’existence future, l’âme est libre ; mais si on envisage le choix dans son rapport à l’existence antérieure, l’âme est conditionnée par son passé. Mais alors, l’éternité du choix est bien telle qu’elle se présente : une fiction. C’est pourquoi, si l’on veut sauver la liberté, il faut distinguer deux ordre de la détermination de l’existence : la détermination temporelle de l’existence (c’est-à-dire l’existence empirique ou phénoménale) et la détermination non temporelle de l’existence (c’est-à-dire l’existence transcendantale comme chose en soi). Ce qui revient à distinguer la causalité comme nécessité naturelle et comme liberté. Ainsi pour Kant, il n’y a pas contradiction à soutenir d’un côté l’absolue détermination des actions et, de l’autre, la liberté humaine, si l’on considère l’homme de deux points de vue différents. L’homme est déterminé du point de vue de son caractère phénoménal (caractère désigne la loi de causalité d’une cause, ce qui la rend agissante, ce sans quoi elle ne serait pas cause), de ce qu’on peut connaître de lui par l’expérience, des actions déterminées dans la succession temporelle. Mais il est libre du point de vue de son caractère intelligible, c’est-à-dire de son existence individuelle comme idée. Comme telle (idée), il existe en dehors du temps et donc est affranchi des conditions de la succession temporelle. C’est pourquoi, toute action, si elle est déterminée empiriquement par des circonstances extérieures et des conditions antécédentes, peut être rapportée intemporellement au caractère intelligible de l’homme comme à l’auteur qui en porte la responsabilité absolue. La solution est astucieuse mais finalement peut-être plus obscure que le mythe platonicien, lequel, précisément parce qu’il est un mythe, pouvait résorber dans la différence entre l’éternité et le temps, la contradiction entre la causalité naturelle et la causalité libre. De fait le caractère intelligible est assez « inintelligible », comme le reconnaît à sa façon Kant : « Pourquoi le caractère intelligible donne précisément ces phénomènes et ce caractère empirique dans les circonstances présentes, c’est là un problème auquel la réponse dépasse absolument tous les pouvoirs de notre raison » (CRP, « Eclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature », p. 407). Et même chez Platon, la résolution de l’antinomie est plus aisée : elle passe par le calcul et l’intelligence. Le passé de l’âme ne pèse sur le choix que pour celle qui se précipite dans son choix en ne jugeant que sur la © Philopsis – Laurent Cournarie 162 www.philopsis.fr première apparence, en ne s’avisant pas que telle proportion de tels maux accompagne nécessairement telle vie : « Celui à qui le premier sort était échu, s’avançant aussitôt, choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence, et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d’autres horreurs ; mais quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissement de l’hiérophante ; car, au lieu de s’accuser lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout, plutôt qu’à luimême. » (619b-c). C’est donc un défaut d’intelligence dans le choix qui soumet la vie future à la vie passée. Savoir juger c’est pouvoir choisir librement. Et c’est pourquoi la philosophie est nécessaire : « C’est là, ce semble, cher Glaucon, qu’est le moment critique pour l’homme, et c’est justement pour cela que chacun de nous doit laisser de côté toute autre étude, et mettre ses soins à rechercher et à cultiver celle-là seule. Peut-être pourra-t-il découvrir et reconnaître l’homme qui lui communiquera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions et de choisir toujours et partout la meilleure, autant qu’il lui sera possible, en calculant quels effets toutes les qualités … ont sur la vertu pendant la vie, par leur assemblage et leur séparation. Qu’il apprenne de lui à prévoir le bien ou le mal que produit tel mélange de beauté avec la pauvreté ou la richesse et avec telle ou telle disposition de l’âme, et les conséquences qu’auront en se mélangeant entre elles la naissance illustre ou obscure, la vie privée et les charges publiques, la vigueur ou la faiblesse… Alors tirant la conclusion de tout cela, et ne perdant pas de vue la nature de l’âme, il sera capable de choisir entre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l’âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait meilleur, sans avoir égard à tout le reste ; car nous avons vu que, pendant la vie et après la mort, c’est le meilleur choix qu’on puisse faire. Et il faut bien garder cette opinion dure comme l’acier en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir là-bas non plus par les richesses et les maux de cette nature, de ne pas se précipiter sur les tyrannies ou autres choix du même genre, qui causeraient des maux sans nombre et sans remède et nous en feraient souffrir à nous-mêmes de plus grands encore, mais plutôt de vouloir choisir toujours parmi les conditions la condition moyenne, de fuir les excès dans les deux sens, et dans cette vie, autant qu’il est possible, et dans toutes celles qui suivront ; car c’est à cela qu’est attaché le bonheur de l’homme » (618b-619a) Bien choisir c’est choisir ce qui est raisonnable. Mais ce qui est raisonnable est-ce toujours et nécessairement, ce qui est également éloigné de tout excès ? 6) mais le mythe ajoute une condition supplémentaire et aggravante : le choix est irréversible, et celui qui choisit mal a mal choisi pour toujours. Choisir bien ou mal c’est choisir sans retour : aucun choix n’annule un choix mais ajoute son irréversibilité à l’autre. Alain dans Les idées et les âges, au chapitre consacré à « Platon », commente ce texte et s’appuie sur lui pour développer sa thèse d’une liberté qui consiste à continuer et non à commencer quelque chose de nouveau. Il en tire argument pour montrer que le choix précède le choix, du moins son exercice réfléchi ; que si nous ne croyons pas que le choix nous détermine plutôt que nous ne le déterminons c’est parce que, comme les âmes du mythe, nous sommes oublieux de notre passé, de sorte que nous vivons plusieurs vies, autant que nous avons faits de choix ; que donc il est toujours trop tard pour prétendre exercer sa liberté en toute souveraineté, que nous sommes précédés par nos choix irréfléchis et © Philopsis – Laurent Cournarie 163 www.philopsis.fr que c’est irréversible ; mais que cela ne supprime pas le choix ou la liberté : ce qui est fait est fait à jamais, mais il reste à faire autrement, à parfaire ce qui a été fait, bref à continuer mieux ce qui a été mal choisi. La vertu n’est pas de choisir, mais de rassembler ce qui se donne comme épars dans le temps, c’est-à-dire d’unifier notre propre existence, ce qui n’est rien d’autre que penser. Le meilleur du choix, n’est pas dans l’acte de volonté, mais dans la pensée ; de telle sorte qu’il faut réinscrire dans le temps, pour chaque instant, ce que le mythe présente comme des choix éternels. « Premièrement, je remarque que nos choix sont toujours faits. Nous délibérons après avoir choisi, parce que nous choisissons avant de savoir. Soit un métier ; comment le choisit-on ? Avant de le connaître. Où je vois premièrement une alerte négligence, et une sorte d’ivresse de se tromper, comme quelquefois pour les mariages. Mais j’y vois aussi une condition naturelle, puisqu’on ne connaît bien un métier qu’après l’avoir fait longtemps. Bref, notre volonté s’attache toujours, si raisonnable qu’elle soit, à sauver ce qu’elle peut d’un choix qui ne fut guère raisonnable. Ainsi nos choix sont toujours derrière nous. Comme le pilote, qui s’arrange du vent et de la vague, après qu’il a choisi de partir. Nous disons aussi que presque tous nous n’ouvrons point le paquet quand nous pourrions. Toujours est-il que chacun de nous autour de nous accuse le destin d’un choix que lui-même a fait. A qui ne pourrions-nous pas dire : « C’est toi qui l’as voulu », ou bien, selon l’esprit de Platon : « C’était dans ton paquet » ? Personne ne nous croira. Ce choix est oublié. Le fleuve Oubli ne cesse de passer, et nul ne cesse d’y boire. (…) Notre vie passée nous est tout autant inconnue que ces vies antérieures le sont aux âmes après qu’elles ont bu au fleuve Oubli. Et il est vrai que nous avons vécu des milliers de vies, et fait des milliers de choix, dont à peine nous sentons comme derrière nous la présence et ensemble l’absence, et l’inexplicable poids. Rien de nous n’est passé. Le déjà fait nous presse et court devant nous. Quelque étrange que soit cette condition, c’est bien la nôtre. « Il n’est plus temps ». (…) Tout est irréparable, en ce sens qu’il est bien vain de vouloir que nos choix passés aient été autres ; mais, pendant que vous récriminez, d’autres choix d’instant en instant vous sont proposés, par lesquels tout peut encore être sauvé. Car nous ne cessons de continuer, et la manière de continuer fait plus que le choix. L’agriculteur ne choisit pas d’être agriculteur, mais il choisit de défricher ici, de drainer là. Le chemin fait, il choisit d’y mettre des pierres, ou de rouler en creusant la boue. Et celui qui est marié ne choisit plus d’être marié, mais il choisit d’être patient, indulgent, juste, ou le contraire. En un sens, nul ne commence ; mais, en un autre sens, tous recommencent. » (p. 916-918) On a pu interpréter diversement ce mythe. Sans doute peut-on comprendre que c’est par un mythe que Platon présente et résout le paradoxe d’une responsabilité par l’homme de sa nature, de ce qu’il est en naissant. Je ne suis pas ce que je suis sous l’effet du hasard, de la volonté des dieux ou du destin, mais par ce que j’ai choisi. L’homme est responsable de ce qu’il est, et ne peut faire reposer cette responsabilité sur autre chose que lui. Alors on peut comme le fait W. Jaeger (Paideia) avoir une lecture humaniste du mythe : « le mythe libérerait l’homme de ses “démons” et, en le présentant comme libre de ses choix, autoriserait sa perfectibilité, justifiant du même coup la grande tâche philosophique de l’éducation » (cité par Aubenque, p. 128). Si l’homme est ce qu’il choisit, il suffit de former sa liberté, c’est-àdire de l’éduquer pour que sa nature soit perfectible. Par le choix, l’homme se libère de la tutelle du destin et des dieux et s’approprie son existence. Mais, comme le précise en suivant Aubenque, le mythe est à double tranchant, car © Philopsis – Laurent Cournarie 164 www.philopsis.fr « le mythe platonicien n’insiste pas moins sur l’irréversibilité du choix, qui semble rendre impossible toute conversion, au moins en cette vie : le mythe nous attribue la responsabilité, dont Dieu se trouve ainsi déchargé, sans nous donner pour autant la liberté effective, empirique, de façonner, par nos œuvres et dans le temps, notre destinée. La liberté se trouve concentrée tout entière dans un temps mythique, dont nous sommes séparés par l’Oubli, et il faut alors se demander si la mise en scène à laquelle préside la vierge Lachésis, dont il ne faut pas oublier qu’elle est fille de « Nécessité », ne serait pas une ruse de Dieu, plus soucieux de dégager sa responsabilité que capable de fonder la liberté effective de l’homme. » (ibid.) D’ailleurs, l’idée d’une irréversibilité radicale du choix, qui situe le choix tout entier au fondement même de l’existence, c’est-à-dire qui conçoit le choix comme un acte transcendant le temps, est contradictoire en partie avec l’humanisme du mythe : le sens de l’éducation c’est précisément que rien n’est définitif, que l’erreur n’est pas une fatalité, que l’ignorance doit être surmontée, et que donc le temps est ce qui permet d’espérer toutes les réformes et tous les progrès. L’éducation repose sur la conviction que le temps peut corriger le temps, que rien ne vient peut-être jamais trop tard, et que l’individu n’est pas toujours responsable de son propre échec. En innocentant Dieu de la destinée individuelle pour la reporter entièrement sur le choix libre de chaque âme, Platon associe radicalement choix et responsabilité, c’est-à-dire liberté et irréversibilité. Le mythe du choix initial en effet, d’une part exempte Dieu du mal : le choix libre de l’homme est la condition de toute « théodicée » : Dieu est hors de cause si la liberté est cause de l’existence. C’est l’avertissement du héraut : « la faute est à celui qui choisit » <aitia tout elopenou>. Je suis la cause, c’est-à-dire le responsable du choix : la responsabilité est le propre de la causalité libre – et, comme l’on sait, la responsabilité, l’imputation a été le premier foyer où l’idée de causalité s’est constituée. Donc tout est nécessaire, excepté ce moment « hors temps » de la contingence du choix initial de l’âme. Mais cette suspension de la nécessité ramène avec elle la nécessité plus puissamment encore puisqu’elle se rabat sur la totalité de l’existence : chacun est lié par la nécessité de son choix. Du choix initial découlent toutes les conséquences d’une vie qu’il faudra supporter sans pouvoir rien changer à sa destinée. Chaque âme choisit une vie, c’est-à-dire une suite et une combinaison de biens et de maux. La plupart choisissent mal, parce qu’elle ne voient pas qu’à tel type d’existence est attaché tels maux : qu’on ne peut être tyran, c’est-à-dire posséder un pouvoir absolu et arbitraire, sans éveiller la crainte, la conspiration, de telle sorte que c’est sans doute la condition non pas la plus enviable mais la plus misérable. Autrement dit, l’âme ne voit pas que la vie qu’elle choisit contient en elle toute une suite de prédicats qui en découlent nécessairement, de telle sorte qu’il sera ensuite impossible de démêler cette vie choisie et ses conséquences, c’est-à-dire que la liberté n’aura pas de prise sur l’existence elle-même. Il en va ici des « paquets » ou des lots choisis comme de la Monade leibnizienne qui déploie dans son existence tous les plis de sa nature. Si l’on concentre la liberté dans un choix absolu, c’est toute l’existence qui se soustrait à la liberté et qui prend la forme de la nécessité. Pour Aristote, ce sens du choix, sa radicalisation platonicienne vers un engagement de la liberté antérieur à l’existence, est excessif et, en quelque sorte, inhumain. D’abord, Aristote condamne l’idée même de métempsychose comme absurde, faisant valoir que n’importe quel corps ne © Philopsis – Laurent Cournarie 165 www.philopsis.fr peut recevoir n’importe quelle âme, que donc l’âme ne peut choisir son corps, mais que l’âme étant l’acte second d’un corps ayant la vie en puissance, elle est toujours relative au corps qui lui correspond. Donc on ne saurait voir une âme d’homme s’actualiser dans un corps d’animal. Ensuite, le choix n’est pas la condition de la liberté, mais la liberté la condition du choix, c’est-à-dire que l’existence précède le choix et non pas l’inverse. C’est pourquoi Aristote propose une toute autre conception du choix, appropriée à la vie humaine ou aux conditions humaines de la vie éthique. Le plaisir, le bien : Philèbe Comme le rappelle Festugière dans La doctrine du plaisir des premiers sages à Epicure, le Philèbe est un débat d’école, une question disputée au sens scolastique, mettant en balance deux thèses, professées par Aristippe et Antisthène et, au sein de l’Académie même, par Speusippe et Eudoxe : le souverain bien de l’homme est le plaisir (thèse défendue par Philèbe, confiée à Protarque), le souverain bien de l’homme est la pensée. Autrement dit, le dialogue examine deux ordres de valeurs, les unes sensibles, accessibles à tous les vivants (« est bon, pour tout ce qui vit, la jouissance <to chairein>, le plaisir <hèdonè>, le contentement <terpsis> et toutes les affections qui rentrent dans ce genre » 11b), les autres spirituelles, accessibles seulement aux êtres doués d’une âme rationnelle (« Nous prétendons, au contraire, que … la sagesse <to phronein>, l’intellect <to noein>, la mémoire et tout ce qui y est apparenté, opinion droite et raisonnements vrais, ont plus de prix et de valeur que le plaisir pour tous les être capables d’y participer, dans le présent ou dans l’avenir, et sont tout ce qu’il y a de plus avantageux »). Autrement dit, il s’agit de l’opposition entre la jouissance ou le plaisir et la pensée. Mais d’emblée deux remarques s’imposent : d’une part dans cette confrontation des valeurs, deux principes ou deux critères s’affrontent (cf. le lexique du combat et de la victoire en 11e-12a) : ici la supériorité et le privilège de la pensée et de ce qui lui est apparenté (facultés) ou ce qui en est l’exercice et le résultat (la sagesse) sur ce qui est commun à tous les vivants (vaut plus ce qui est hiérarchiquement premier) – et puisque le but avoué est d’indiquer une disposition de l’âme capable d’assurer aux hommes la vie heureuse (11d), il est facilement compréhensible que le souverain bien pour l’homme consiste dans l’actualisation de ce qui fait sa différence spécifique (la pensée) ; là la supériorité est rapportée à l’universalité factuelle du plaisir : la force de l’argument consiste à se placer en deçà de toute hiérarchie et prétendre tirer la valeur et la norme de l’être même de la nature. Donc deux régimes éthiques se mesurent derrière cette opposition : une éthique de l’exception humaine – l’homme doit chercher le bien dans ce qui l’élève au dessus du reste des animaux : l’éthique commence par l’écart de la norme ou de la valeur par rapport à la nature (le devoir-être est au-delà de l’être) – face à une éthique en quelque sorte naturaliste où la norme et la valeur sont inscrites dans la nature (le devoir-être est dans l’être). D’autre part, © Philopsis – Laurent Cournarie 166 www.philopsis.fr l’opposition n’est peut-être pas tant entre le plaisir et la pensée, qu’entre deux sortes de plaisirs – ce qui vient nuancer l’opposition entre morale (éthique de l’exception humaine) et éthique (éthique naturaliste). En effet, Socrate refuse de nommer le plaisir du nom de la déesse Aphrodite, d’une part par scrupule religieux, et d’autre part, parce que le nom de la déesse suggère une réalité unique alors que le plaisir paraît être une réalité diverse. Donc on ne peut opposer “le” plaisir à la pensée, si le plaisir se dit en plusieurs sens. Ainsi d’une certaine façon, le plaisir possède la véritable universalité, puisqu’il couvre à la fois l’ensemble des satisfactions sensibles et l’ensemble des activités spirituelles : « d’après nos façons de parler, un homme a du plaisir quand il vit sans frein, mais le sage aussi a du plaisir dans la pratique même de la sagesse ; l’insensé à son tour a du plaisir, si folles que soient les opinions et les espérances dont il est plein, alors que l’homme sensé trouve sa jouissance [plaisir] dans sa modération même ; or comment affirmer que ces deux sortes de plaisir sont semblables l’une à l’autre ? » (12d). Mais reconnaître la pluralité des plaisirs, c’est reconnaître les droits de la pensée face à la jouissance. S’il y a un plaisir de la pensée, si donc la pensée doit accueillir en elle le plaisir, reconnaître la valeur du plaisir, de son côté le plaisir ne peut plus en soi prétendre s’identifier au souverain bien : il perd son évidence, ou l’évidence de son universalité immédiate. Ainsi d’emblée, la réflexion se dirige vers une pensée du mixte (plaisir/pensée) et vers la recherche de l’équilibre dans le mélange. Car si la pensée reconnaît la valeur du plaisir, c’est bien, comme on l’a dit, la pensée qui examine la valeur du plaisir des sens par rapport à la valeur du plaisir de la pensée. Donc la pensée du mixte (qui peut s’interpréter comme une défaite de la pensée) n’annule pas l’exigence d’une hiérarchie : la pensée ne peut récuser le plaisir en tant que tel (elle ne peut nier que le vivant recherche naturellement le plaisir et ne peut nier que le plaisir accompagne ses propres activités), mais elle peut encore soutenir la supériorité de son plaisir sur le plaisir sensuel. Tout le dialogue portera la trace de cette ambiguïté initiale entre mixte et hiérarchie. Essayons de suivre brièvement le développement du dialogue. Le plaisir et l’intellect (ou la pensée) se disputent le prédicat de la vie bonne. Mais plutôt que de savoir si le plaisir mérite d’avantage que l’intellect d’être identifié à l’essence de la vie bonne, on peut renverser le raisonnement : non pas aller du plaisir et de l’intellect au bien mais du bien au plaisir et à l’intellect. Ce renversement de méthode produit un résultat surprenant. En effet à quels signes le bien est-il reconnaissable ? Socrate en énonce trois : le bien est parfait ou achevé <teleion>, suffisant <ikanon> et désirable ou objet d’universelle élection <airéton> (cf. 20d-21d, 22b). Or ni le plaisir ni l’intellect ne répondent à ces trois conditions. En effet, si le plaisir est universellement recherché et s’il semble satisfaire celui qui en jouit (avoir du plaisir c’est avoir tout ce qu’il possible de désirer), du moins n’est-il pas autosuffisant. Socrate n’a pas de peine à montrer à Protarque que le plaisir en tant que plaisir, malgré sa plénitude, privé de pensée s’annule : tout le plaisir sans la pensée est comme rien, puisque sans conscience, sans mémoire, sans opinion droite, sans anticipation, le plaisir s’échappe à luimême, s’anéantit : la vie de plaisir sans pensée ne serait tout simplement pas vécue et ne serait pas la vie d’un homme, « mais celle d’un poumon marin ou celle de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille » (21c). © Philopsis – Laurent Cournarie 167 www.philopsis.fr Inversement, la vie de l’intellect, avec toute la science, la sagesse possibles paraît achevée et suffisante, et pourtant nul ne voudrait vivre pareille vie, privé de toute affectivité, « sans avoir aucun plaisir ni petit ni grand, et pas plus de douleur » (21e) : une vie qui ne s’examine pas ne mérite pas d’être vécue, disait Socrate dans l’Apologie de Socrate. Ici il énonce qu’une vie sans plaisir n’est pas heureuse et ne serait pas choisie. Si le plaisir n’est pas le bien, il n’est pas sans rapport au bien : la vie de plaisir n’est pas la meilleure vie, mais une vie sans plaisir n’est pas davantage un idéal. Autrement dit, une vie n’est pas humaine non plus sans le plaisir et la douleur : une vie apathique n’est pas désirable (21e), ce qui fait déjà comprendre qu’on ne saurait confondre le plaisir et l’absence de douleur (44a). Dans ces conditions, la vie heureuse ou bonne est une vie mixte, faite du mélange de plaisir et de pensée. Mais alors deux problèmes se posent, une fois reconnue à la vie mixte le premier rang : quelle est la loi du mélange ? quelle sera la part proportionnelle du plaisir et de la pensée ? Socrate est prêt d’emblée à soutenir avec force, contre Philèbe que c’est l’intellect qui rend la vie mixte éligible et bonne, de sorte que la hiérarchie se dégage facilement, et est acceptée par Protarque : la vie bonne est la vie mélangée ; au deuxième rang, la pensée est l’élément le plus proche de la vie bonne, et le plaisir le plus éloigné. La suite du dialogue confirme ce palmarès, en appliquant les grands genres dégagés par l’analyse ontologique à la discussion éthique. L’identification du sens ontologique du plaisir ne fait pas de doute pour Socrate. Relève du genre de l’illimité, ce qui ne se laisse ramener à aucune quantité définie, qui ne peut trouver un point d’arrêt (24d) – tandis que la pensée est assimilable à la cause du mélange (31a) : ce qui vaut pour l’intelligence (d’être principe d’ordre) vaut pour la sagesse qui était jusqu’ici l’opposé du plaisir. Or le plaisir et la douleur, admettant le plus et le moins (27e), impliquant la violence et l’excès, c’est-à-dire la démesure (25a) appartiennent au genre de l’illimité. Par opposition, à la mesure, qui suppose l’ordre, l’harmonie, l’équilibre, le plaisir est signe de désordre (26b) : le plaisir ne connaît aucune limitation dans la perversité et dans l’assouvissement. C’est pourquoi, le plaisir plutôt qu’être ou existence <ousia> relève de la tendance, du devenir, c’est-à-dire de la genèse. Où l’on trouve la confirmation que la plaisir ne peut être le bien lui-même car le bien est fin et non mouvement vers la fin : « si donc le plaisir est genèse, il ne se produirait nécessairement qu’en vue d’une certaine existence. (…) le terme en vue duquel se produit tout ce qui se produit en vue de quelque chose, ce terme appartient à la classe du bien ; quant à ce qui se produit en vue de quelque chose, c’est dans une autre classe qu’il faut le ranger. (…) Si donc le plaisir est genèse, nous aurions le droit de le ranger ailleurs que dans la classe du bien » (54c-d). Par lui-même, le plaisir suppose la rupture d’un équilibre et signifie le retour à l’état normal. « Si l’harmonie se reconstitue, alors s’engendre le plaisir » (31d) ; « la destruction de l’état normal est douleur et sa restauration plaisir » (32e). Mais cette analyse induit une distinction plus précise entre les plaisirs. Le plaisir-devenir qui accompagne le retour à l’état normal est celui qu’on éprouve touchant les besoins du corps (faim, soif, désir sexuel). Ces besoins signalent un désordre organique, un manque physiologique. Le plaisir vient alors de ce que ce manque est comblé, c’est-à-dire le désordre réparé. © Philopsis – Laurent Cournarie 168 www.philopsis.fr « Manger, ou refaire le plein, c’est un plaisir » (31e). Autrement dit, de tels plaisirs sont nécessairement accompagnés de peine à leur origine. Ainsi le plaisir qui est un élément de la vie mixte est lui-même mélangé. Mais ici le mélange n’est pas entre plaisir et pensée, mais entre plaisir et douleur. La solidarité du plaisir et de la peine est si forte que Socrate peut ainsi dire : « nous ne pourrions jamais étudier le plaisir comme il faut sans considérer en même temps la douleur » (31b). Pourtant tous les plaisirs sont-ils des plaisirs impurs ? C’est ici que se produit une deuxième réévaluation du plaisir (après la réévaluation par la vie mixte). Il existe des plaisirs qui, ne comportant pas de désir initial, sont “purs” de toute peine. Ainsi se découvre un nouveau genre de plaisirs, dont les analyses antérieures ne soupçonnaient pas l’existence. Socrate venait de multiplier les exemples de plaisirs impurs, en empruntant les situations d’abord à la vie ordinaire, envisageant tour à tour les cas où la peine l’emporte sur le plaisir (on retrouve ici l’exemple de la gale, 46e) et où, au contraire, c’est le plaisir qui l’emporte sur la peine : il décrit alors la convulsion du corps sous l’effet de la jouissance : « Quand … c’est le plaisir qui domine en tous ces mélanges, ce qu’il y a de douleur mêlée produit un chatouillement et un léger agacement, mais d’autre part le plaisir mélangé en bien plus forte proportion contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu’au sursauts, et le faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations, tous les halètements possibles, produit une surexcitation générale avec des cris d’égaré. (…) Et le patient en vient ainsi à dire de lui-même … ou les autres de lui, qu’il jouit de tels plaisirs jusqu’à en mourir ; aussi les poursuitil sans cesse d’autant plus intensément qu’il a moins de retenue et moins de tempérance ; il les nomme suprêmes et compte pour le plus heureux des hommes celui qui peut y vivre le plus entièrement et le plus continuellement possible » (47b). Mais il évoque aussi toutes les situations où l’individu éprouve la confusion des sentiments, notamment au théâtre : « Tu te rappelles aussi les spectacles tragiques où l’on jouit de ses pleurs (…) Et l’état d’âme où nous mettent les comédies, ne sais-tu pas qu’il est fait aussi d’un mélange de douleur et de plaisir ? » (48a). Mais on peut encore citer le plaisir de l’envieux pris au malheur ou au ridicule (l’ignorance de soi associée à la faiblesse) d’autrui (48c-49e). Ainsi « le raisonnement nous signifie donc que, dans les chants de deuils, les tragédies et les comédies, non seulement au théâtre mais dans toute la tragédie et comédie de la vie et dans une multitude d’autres occasions, les douleurs se mélangent aux plaisirs » (50b). Mais on aurait tort de croire que tous les plaisirs sont impurs. Et il faut rejeter cette croyance comme il faut contester l’idée que les plaisirs ne sont que cessation de douleurs (51a). Autrement dit, il y a des sentiments qui sont réellement des plaisirs (non pas un état apathique) et en même temps affranchis de la douleur. Non seulement ces plaisirs forment un genre à part, mais ils méritent d’être nommés de “vrais plaisirs”. Suit alors le texte étonnant de 50e-53a. Au fond, il est question dans ce passage de ce qu’on peut appeler les plaisirs « vrais ». Le plaisir peut-il avoir rapport à la vérité ? C’est plutôt le prétexte d’être un obstacle à la recherche de la vérité qui a valu au plaisir d’être condamné : le plaisir ne peut être bon s’il empêche l’esprit de s’élever à la connaissance de la vérité – ce qui suppose que la vérité est intelligible, © Philopsis – Laurent Cournarie 169 www.philopsis.fr que la connaissance est une ascèse, et donc peut-être l’hypothèse d’un dualisme ontologique entre l’âme et le corps. Platon n’a-t-il pas soutenu dans le Théétète (186e) « qu’il n’appartient pas à la sensation d’atteindre la vérité » ? Si le plaisir est toujours sensible, si la sensibilité est incapable de la vérité, l’expression de plaisir vrai est contradictoire. Peut-on dissocier le cas de la sensation et le cas du plaisir ? Un plaisir sensible vrai est-il possible ? Le plaisir vrai s’oppose au plaisir faux, et peut trouver un sens par rapport à ce dernier. L’idée de plaisir faux, sans doute choquante pour un hédoniste (mais parce que l’hédoniste s’efforce de maintenir sa pensée du plaisir rivée sur le plaisir immédiat : le plaisir en tant que plaisir, comme pur affect n’est ni vrai ni faux ; la vérité du plaisir est esthétique et non pas logique – de sorte qu’il est, au contraire, tout à fait prêt à accepter l’idée d’un plaisir vrai, synonyme de plaisir réel et actuel), a reçu dans le dialogue au moins trois réponses. Le plaisir est faux - si c’est un plaisir mal fondé, c’est-à-dire lié à une opinion fausse (37a-41a) – ce qui ne peut manquer d’arriver puisqu’il n’y a de plaisir humain qu’à partir du complément de la pensée, de l’opinion ; - si le plaisir est confondu avec l’absence de douleur, l’indolence ou l’apathie, c’est-à-dire avec l’état neutre (43b-44) – ici ce n’est pas le plaisir qui est faux en soi, mais la définition (philosophique) du plaisir167 ; - enfin si le plaisir est faussé ou altéré par la douleur (41a-43a). Mais à ce compte, tous les plaisirs sont faux. La seule possibilité d’un plaisir vrai, c’est donc un plaisir ou pur, ou un plaisir de la vérité elle-même. Autrement dit, il s’agit de dégager un nouveau genre, une nouvelle classe de plaisirs. Ce seront des plaisirs parce que ce seront des affects agréables, mais ils seront purs parce qu’ils échappent à la loi du mélange des plaisirs ordinaires. 167 Reste qu’on a du mal à saisir où est l’erreur dans le plaisir faux. Sans doute n’estelle pas dans l’objet mais dans l’activité de l’âme qui juge mal la réalité de son désir. Mais alors l’erreur concerne l’opinion et le jugement et non le plaisir même. Le plaisir faux est le plaisir simplement imaginé, puisque, aussi bien, l’âme peut se représenter un plaisir indépendamment de l’existence de son objet. Peut-être le plus haut plaisir est-il alors dans la fiction, ou du moins sans correspondance avec un fait ou un besoin (ni plaisir d’organe au sens de Freud, quand l’excitation d’une zone érogène trouve son apaisement là où elle se produit, ni plaisir fonctionnel, comme le plaisir de l’alimentation. Le fantasme est susceptible par lui-même d’engendrer un plaisir et même, le plaisir ne pouvant trouver sa satisfaction dans la réalité investit l’imaginaire pour se réaliser (rêve). Ainsi la sublimation du désir est-il peut-être la source des plaisirs les plus élevés : le refoulement contraint le désir et la force de la pulsion sexuelle à se diriger vers un nouveau but non sexuel et à viser des objets valorisés (l’activité artistique, l’investigation intellectuelle). Par là, l’ensemble de la culture serait une production du désir sublimé, du moins si on introduit l’hypothèse de l’inconscient. La réalité n’est pas un obstacle au plaisir, si le modèle du plaisir est le plaisir fonctionnel, car alors le plaisir et le besoin figurent sur la même scène de la réalité : on ne saurait opposer comme deux principes, le plaisir et la réalité. Il n’en va pas de même, si le plaisir est lié à l’accomplissement d’un désir inconscient : les deux principes paraissent antagonistes. Sans doute donc a-t-on affaire à une conception éthique de la vérité. Non pas nécessairement au sens où le vrai serait une appréciation morale, mais parce que le plaisir, relevant de la discussion éthique, doit être rapporté à la distinction entre l’utile et le nuisible, le préférable et son contraire (cf. Teisserenc cité par S. Simha, Le plaisir, p. 106). Ou encore le plaisir faux est un plaisir qui verse dans la démesure, ce qui le rend inadéquat à son objet : il s’exagère la source ou l’étendue de la satisfaction. Ou enfin dans une interprétation phénoménologique, inspirée à Gadamer (L’éthique dialectique de Platon, p. 246sq) par le concept heideggerien de la vérité : la joie qui se trompe d’objet est encore un plaisir, mais non un vrai plaisir dont l’intention révélante de la nature de son objet est confirmée © Philopsis – Laurent Cournarie 170 www.philopsis.fr Ainsi la thèse du passage 50e-53c est que le vrai <alethès> plaisir, celui qu’« on aurait le droit de considérer comme vrai » (51b), c’est le plaisir qui ne trompe pas (un plaisir qui est réellement ce qu’il paraît être), c’est-àdire un plaisir non mêlé de douleur (plaisir pur), c’est-à-dire un plaisir intégral : une plénitude sentie, agréable, pure de toute douleur dit Socrate. Cela désigne donc exactement d’une certaine façon ce que l’hédoniste reconnaît à tous les plaisirs : la pure actualité du plaisir, c’est-à-dire le plaisir en dehors du temps, du désir, du manque, de la crainte et de l’attente : un plaisir absolu, non pas parce qu’il surpasserait tous les plaisirs ou serait le maximum d’un plaisir donné – car on retrouverait alors le plaisir dans sa figure excessive, incarnée par Calliclès – mai un plaisir non-relatif à une douleur passée ou future, au souvenir ou à l’anticipation d’un bonheur plus complet. Ce plaisir n’est même pas le plaisir au repos d’Epicure, le calme après la tempête du désir, ou le repos dans le désir même, mais le plaisir sans le désir. Encore une fois, d’une certaine façon, Platon donne raison à l’hédonisme : le plaisir est dans l’instant, ou a la forme de l’instant. La vérité du plaisir c’est précisément de réaliser l’atemporalité de la vérité ; c’est dans cette atemporalité que se rejoignent le plaisir pur esthétique et le plaisir de la connaissance. Le plaisir vrai est l’état de la sensibilité affranchie de la processualité du désir. Du même coup, c’est un type de plaisir dont le sujet n’est pas la source mais le lieu : le plaisir se réalise dans le sujet mais non à partir de lui. C’est un plaisir « objectif » en ce sens, qui vient de la beauté ou de la vérité de la chose même (51c-d). C’est pourquoi, la thèse apparemment proche de l’hédonisme est, en réalité, destinée à le réfuter : tous les plaisirs ne se valent pas en tant que plaisirs, tous les plaisirs ne réalisent pas la pure actualité ou la vérité du plaisir. Il n’y a pas le plaisir mais des plaisirs, il faut partir de là (cf. le début du dialogue) : il y a deux genres de plaisirs, les plaisirs mélangés et les plaisirs purs. Or les plaisirs les plus nombreux et les plus accessibles au plus grand nombre, sont les plaisirs impurs. Donc le vrai plaisir, le plaisir en tant que plaisir, n’est pas, comme le croit l’hédoniste, le cas de tout plaisir (le plaisir vrai c’est ce qui est vrai de tout plaisir, c’est-àdire l’actualité de la sensation agréable) mais un plaisir rare. Jusque là, l’analyse des plaisirs a été dominée par la définition génétique du plaisir, c’est-à-dire finalement par sa définition « physiologique », valable aussi bien pour les plaisirs du corps, que pour les plaisirs de l’âme. La formule générale en a été donnée en 32b : « Quand la forme vitale créée … par l’union naturelle de l’illimité et de la limite, vient à se détruire, cette destruction est douleur ; mais dès que la voie se retourne vers la restauration de l’essence propre, c’est ce retour même qui, chez tous les êtres, constitue le plaisir ». Autrement dit, jusque là, l’analyse du plaisir s’est organisée autour de la genèse des plaisirs : leur naissance physique (boire, manger) ou psychique (le plaisir au spectacle comique ou tragique), quelle affection les précède, quel état suit leur absence … Or l’analyse physique des plaisirs révèle toujours la même solidarité du plaisir et de la douleur, de sorte qu’on peut définir le plaisir ainsi : sensation agréable propre à l’être vivant, mixte de limite et d’illimité, relative à l’état d’harmonie de sa nature mixte singulière et donc relative à la douleur qu’entraîne la rupture de cet équilibre. Même le plaisir indépendant du corps n’est pas redéfini et se voit appliquer la définition physiologique liée au métabolisme de l’organisme : « je dis que si, en nous vivants, l’harmonie se © Philopsis – Laurent Cournarie 171 www.philopsis.fr dissout, alors en même temps se dissout ainsi la nature… Mais si l’harmonie se recompose et si la nature propre se reconstitue, alors s’engendre le plaisir » (31d). Ainsi si tout plaisir n’est pas corporel (cf. 34c-36c), si donc tout plaisir n’est pas plaisir de la forme vitale animée que l’âme forme avec son corps, et à ce titre n’est pas au sens strict un mouvement de réplétion, du moins le désir lui assigne une nature homogène au plaisir corporel. Ainsi il n’y a pas de différence ontologique entre plaisirs du composé âme-corps, qui méritent d’être appelés sensations (affections de l’âme par l’ébranlement du corps, 33e-34a) et plaisirs de l’âme (la réminiscence d’un bien passé qui est un acte de l’âme, par opposition au souvenir-empreinte de la sensation) : ils procèdent également du désir et donc impliquent avec la structure temporelle du désir (souvenir/attente) la relativité de la douleur. Les plaisirs purs, ou encore non « fêlés » donc vont se distinguer des plaisirs mélangés (le plaisir dans sa définition physiologique) à la fois par leurs source (l’objet) et par leur mode d’appréhension (leur absence ne cause aucun manque, tandis que leur présence est plénitude sans égal). Il faut insister sur la dimension de plénitude dans la description et dans les exemples qu’en donne Socrate. Par là, il faut comprendre que ces plaisirs sont tout le contraire de l’absence de sensation (pénible ou agréable), des états pleinement sentis. Le plaisir pur donne à ressentir la sensation : le plaisir c’est le sentiment de la sensation comme plénitude. Ensuite, c’est en raison de leur plénitude sensible, qu’ils sont purs de toute douleur : l’absence de douleur n’est pas leur condition mais l’effet de leur plénitude. Par làmême, c’est le troisième point, pur ne saurait signifier « purifié ». Le plaisir pur n’est pas obtenu par catharsis de la douleur en lui, grâce à un exercice physique ou mental pour ôter toute trace de peine, et ainsi se rendre suffisant. Comme l’écrit S. Simha : « Socrate ne pense ici à aucune technique ascétique d’assujettissement des pulsions, à aucun exercice de purification » (ibid., p. 109). C’est que ces plaisirs sont des plaisirs objectifs comme on a dit, naissant de la nature de l’objet au lieu de naître du sujet et donc d’être précédés par le processus du désir. C’est parce que les objets possèdent par eux-mêmes beauté, ou douceur, ou vérité, ou n’importe quelle autre perfection, que le sujet les approuve immédiatement : l’approbation n’est pas une élection de l’objet par le sujet, mais plutôt l’inverse, la sollicitation par l’objet à une rencontre gracieuse. Le sujet est comblé par un objet et par sa représentation subjective qui n’en attendait pourtant rien. Autrement dit, le plaisir pur se présente comme le cas d’une volupté inconditionnelle. La libération du sujet par rapport au désir et l’attachement à la perfection de l’objet sont les aspects de l’expérience du plaisir pur. Mais quels sont donc les objets susceptibles de produire des plaisirs absolument positifs ? Ce sont bien des objets et non des idées. Mais ce sont des objets abstraits et si formels qu’ils partagent sans doute quelque chose des idées. Ainsi ce sont les plaisirs des couleurs pures, des formes simples, de sons doux et clairs et de la plupart des odeurs – Socrate n’excepte pas les odeurs du genre des plaisirs purs, non sans toutefois les juger malgré tout inférieurs : ils sont purs parce qu’ils ne sont pas mêlés de douleur (le sujet éprouve une satisfaction dont la présence n’était pas précédée d’une souffrance et dont l’absence n’engendre pas un manque), mais sont moins divins. D’ailleurs on remarquera une négligence comparable pour les couleurs, pourtant évoquées en premier, comme si dans l’ordre d’une © Philopsis – Laurent Cournarie 172 www.philopsis.fr esthétique objective et pure, couleurs et odeurs devaient occuper un rang inférieur. C’est sans doute qu’ils ont moins rapport à la forme pure ou à la mesure exacte que les lignes ou les figures géométriques et les sons. Faut-il dire que le plaisir pur consiste, comme chez Leibniz, dans la perception sensible d’une perfection intelligible (la beauté comme vérité confusément ressentie) ? De fait, les exemples privilégiés sont empruntés aux sens les plus intellectuels. Mais Socrate insiste surtout sur une considération : sous la simplicité et la proportion il faut restituer la non relativité qui fait de ces formes et de ces sons des sources de plaisir permanentes et indépendantes des circonstances. La ligne droite ou la ligne circulaire, la note unique et pure sont toujours belles, belles en soi et donc engendrent des plaisirs complets en soi. C’est pourquoi, Socrate précise sa pensée en distinguant la beauté des formes (schèma) et la beauté des corps vivants ou des peintures, c’est-à-dire la beauté des images. L’image est une beauté de composition, qui met en relation des formes, des couleurs, des sons, de sorte que l’image figure un sens au-delà de ces éléments : l’image raconte. Le plaisir qui s’y attache est donc plaisir lié à autre chose que lui-même. Au contraire la forme pure, le son pur ne racontent rien : ils exhibent le sensible lui-même en en faisant une source de plaisir autonome. Ils possèdent en eux mêmes leur plaisir ou leurs plaisirs propres (51d). On peut sans doute, à partir de là, se laisser aller à une lecture kantienne du passage. Le plaisir pur est le plaisir qui obéit aux conditions d’une perception désintéressée. Ainsi Gadamer écrit : « En est exclue la beauté humaine car elle suscite un plaisir mêlé de convoitise et s’accompagne donc d’un sentiment de privation lui-même synonyme de douleur ; même le portrait d’un être humain, quoique peint, ne peut provoquer un plaisir pur car il donne prise à cette ambivalence… En règle générale, il faut bannir du plaisir pur tous les êtres vivants réels ou figurés, car ils ne font pas l’objet d’une contemplation désintéressée » (op. cit., p. 278) De fait, il est vrai que les exemples de beauté libre donnés par Kant dans la Critique de la faculté de juger ne sont pas de œuvres d’art et encore moins des œuvres figuratives. Il est ainsi question des rinceaux à la grecque, c’est-à-dire de motifs qui, selon la classification usuelle des arts, relèveraient paradoxalement des arts décoratifs, c’est-à-dire des arts mineurs. Mais ici les formes géométriques ne jouent pas le même rôle que les figures libres décoratives : dissocier la représentation du concept, plus précisément dissocier l’état représentatif lié à ces formes de la représentation du concept de la perfection de l’objet dont elles seraient l’image. Mais même s’il n’est rien dit, dans ce passage, des formes humaines qu’invoque Gadamer, du moins, le commentaire est pertinent pour ce que la figuration réactualise le désir dans le plaisir. Le plaisir de l’image figurée ne peut être un plaisir pur : d’une part parce qu’il est lié au concept de l’objet (de sorte que le jugement esthétique est toujours en partie une comparaison entre l’imitation et le modèle) ; d’autre part parce que c’est un plaisir ambivalent. La représentation d’un être vivant, et a fortiori, d’un être humain, sera tout au plus un plaisir purifié, c’est-à-dire un plaisir qui s’impose ou que le contexte de réception (l’appartenance au « monde de l’art ») impose comme une « sublimation » du désir. On peut sans doute dire que la représentation du corps féminin n’est pas un corps de femme, que le nu n’est pas la nudité. Que donc l’image opère une mise entre parenthèse du désir sexuel. Et de ce © Philopsis – Laurent Cournarie 173 www.philopsis.fr point de vue, le maniérisme (défini par certains comme the stylish style) est bien la vérité de l’opération de l’art, c’est-à-dire la distanciation du plaisir et du désir, le désintéressement de la satisfaction par rapport à l’existence de l’objet de la représentation : la femme est d’autant plus belle que son image semble idéale ou la rend inaccessible, par les propriétés de l’art, au désir. La peinture dissocie le voir du désirer : un corps dont la beauté le donne à voir simplement. L’idéalisation du corps féminin irréalise le désir charnel. Mais il n’en demeure pas moins, que le plaisir esthétique, en régime figuratif, est un plaisir impur, qui doit conquérir sur l’immédiateté du désir son autonomie : n’étant pas immédiatement pur, il n’a aucune chance de le devenir. L’art est une opération sur le désir et sur les passions : catharsis disait Aristote. Une manière de déposer ses passions, de mettre à distance la sensibilité du désir, la faculté de plaisir et de peine de la faculté de désirer. Ainsi les plaisirs purs sont des plaisirs sensibles mais non corporels : ils affectent le corps mais ne le mobilise par physiologiquement. C’est pourquoi à l’exception des odeurs (Platon était connu pour apprécier les parfums), sont exclus les sensibles qui mettent directement les sens au contact des objets. Comme l’expliquera Aristote dans le Traité de l’âme, les saveurs, le goût, le tangible, ont le siège et le milieu de leur sensation dans le corps (II, 10-11) et sollicitent tout le corps. Ces plaisirs ne peuvent être purs parce qu’ils sont tous des plaisirs de la restauration du corps et par là inséparables de la douleur. Mais les plaisirs purs ne sont pas simplement les plaisirs esthétiques. Socrate propose d’y ajouter les plaisirs des sciences. Par définition le plaisir de la connaissance est un plaisir de l’âme. Mais ce n’est pas cet attribut qui leur vaut d’être distingués, c’est le fait qu’ils ne sont pas « fêlés » de douleur. Encore faut-il admettre qu’ils ne sont pas précédés ou suivis par la peine d’un manque. Socrate suggère que l’hypothèse est recevable parce qu’on n’y trouve pas « une fringale d’apprendre ». L’explication est un peu embarrassée : même quand on oublie ce que l’on sait, la perte du savoir n’est pas douloureuse en elle-même mais seulement quand l’oubli prend conscience de lui-même et du besoin du savoir qu’il dissimule. Quand elle sait l’âme n’éprouve aucune peine mais un plaisir plein (comme pour la sensation esthétique) puisque l’âme est comblée par un objet qui n’est pas plongé dans le devenir ; quand elle ne sait plus du fait de l’oubli, elle n’éprouve pas le manque de ce qu’elle ne sait plus. On pourrait ajouter, à l’appui de cette explication, que le défaut de l’ignorance est de ne pas se savoir elle-même, et son avantage de ne pas ressentir le manque du savoir : le passage du non-savoir au savoir est vécu comme le passage d’un état neutre au plaisir. Mais cela revient à négliger la facticité de l’acte d’apprendre. Apprendre est intermédiaire entre ignorer et savoir. S’il est évidemment légitime de parler d’un plaisir d’apprendre (acquérir plus de compétences, mieux maîtriser ses aptitudes…) alors on doit admettre qu’il est impossible sans genèse : le plaisir d’apprendre consiste à tendre vers le savoir, à faire que progressivement le savoir prenne la place du non-savoir. Mais si le plaisir d’apprendre est un devenir, alors toute l’économie de la théorie platonicienne est compromise. Avec la genèse de l’apprentissage, c’est le genre de l’illimité qui revient en force et, avec lui, le compagnon de la douleur, de sorte que les plaisirs faux ou impurs s’imposent définitivement comme la définition même du plaisir et l’hédonisme triomphe. Ce passage © Philopsis – Laurent Cournarie 174 www.philopsis.fr laisse perplexe tous les commentateurs. Comment Platon peut-il avancer que savoir n’est pas précédé d’un désir puisque la possibilité même de la philosophie est attachée à la priorité de l’Eros (cf. Banquet), que toute la dialectique ascendante est portée par l’amour ardent et l’effort douloureux de l’âme pour le Bien ? Seul le désir, et donc le manque, peut précisément endurer la douleur de l’effort à supporter pour sortir de l’aveuglement confortable de la doxa et, à l’instar du prisonnier de l’allégorie de la caverne, remonter la pente dure et escarpée de la connaissance de l’intelligible. Pourtant le rejet du désir des plaisirs intellectuels est confirmé aussitôt par la différence entre genèse et existence <ousia> qui suit. Le bien consiste dans l’existence en vue de laquelle il y a genèse. Donc le plaisir-genèse n’est pas le bien. S’il a sa place dans le genre de l’illimité, cela n’est pas vrai des plaisirs purs. Si le plaisir est genèse, il n’appartient pas à la catégorie du bien. Et ceux qui cherchent dans le plaisir la joie d’exister (54c) avouent ne pouvoir supporter une vie sans besoins, sans souffrances et sans destruction qui est le contraire indissociable de la genèse : autrement dit, ils déraisonnent puisque le bien-être pour eux consiste dans ce qui ne parvient jamais à être et dans le malaise perpétuel. On voit donc que le point d’achoppement de la valeur éthique du plaisir est finalement ontologique. Si le bien est dans le devenir, le plaisir pourra passer pour le souverain bien ; si le bien relève de l’être, soit on conteste au plaisir toute valeur éthique, soit on réduit la valeur du plaisir à la classe de certains biens (les plaisirs purs). Et cette alternative de l’être et du devenir ne se pose pas seulement à la philosophie qui cherche à définir le plaisir sans adhérer à l’hédonisme (comme chez Platon avec la théorie de la vie mixte ou comme chez Aristote avec la théorie de l’activité), mais elle divise l’hédonisme lui-même : contre Aristippe, Epicure définit le véritable plaisir dans le plaisir au repos. Et c’est encore en référence à l’être que s’opère la distinction des sciences. Les sciences qui traitent de ce qui est sont les sciences les plus exactes, c’est-à-dire les plus vraies et les plus pures, tandis que les sciences empiriques leurs sont inférieures. Toute cette section sur les sciences (55c59c) précède l’analyse finale qui aboutit à la table des valeurs. Elle introduit une réflexion sur la mesure. Toutes les sciences sont vraies mais non pas pures : les sciences appliquées, intéressées à l’utilité, sont moins pures que les sciences théoriques, les mathématiques ou la “théologie”. Ainsi le plaisir de la science est pur parce qu’il est plaisir du savoir pour le savoir. Le plaisir intellectuel (ou la joie intellectuelle) est beau (ou la science est agréable par elle-même) parce qu’il lie l’âme à ce qui objectivement est beau, vrai et bon en soi tout en la déliant subjectivement de la sphère des besoins : plus une science est pure, plus le plaisir est pur. Ainsi il est acquis que si pureté et vérité ne sont pas strictement identiques, elles sont parentes et appartiennent au même genre d’être (63 e), révélé par l’analyse des sciences théoriques : la mesure. C’est pourquoi, quand il s’agit de s’imaginer tel un démiurge composer le meilleur mélange de la vie mixte, de savoir quelle science associer à quel plaisir, et à quelle réalité accorder l’excellence, il apparaît que « le plaisir n’est pas le premier bien ni même le second, mais que c’est sur la mesure, sur le mesuré, sur l’à-propos <to kairon> [ici kairos a la même extension que to metrion, le mesuré]) et toutes choses pareilles » (66a) que se fixe la préférence. Viennent ensuite : « la proportion, la beauté, la © Philopsis – Laurent Cournarie 175 www.philopsis.fr perfection » ; « l’intellect, la sagesse » ; « les sciences » ; les plaisirs purs. La mesure est la cause de toute beauté et de toute perfection : la proportion est l’effet immédiat de la mesure : l’intellect a un rapport immédiat à la mesure parce qu’elle en est la faculté et a donc rapport avec la limite : les sciences sont d’autant plus vraies ou pures qu’elles sont exactes dans leurs mesures : les plaisirs purs sont limités ou mesurés par nature. Donc, contrairement à une image reçue, Platon n’est pas l’ennemi le plus acharné du plaisir. Le plaisir est réhabilité dans le Philèbe d’une part en tant qu’il est un élément nécessaire de la vie mixte qui est la vie la plus digne d’être vécue par l’être humain, d’autre part en tant qu’il existe des plaisirs vrais ou purs de tout désir. L’hédonisme est faux parce qu’il affirme de tout plaisir, c’est-à-dire pour le plaisir en tant que plaisir, ce qui ne vaut que pour les plaisirs purs. Souverain bien humain Discussion éthique 1 La vie mixte de plaisir et de pensée analyse ontologique à forme vitale d’illimité et de 2 La pensée 3 Le plaisir à la cause du mélange à genre de l’illimité limite analyse des plaisirs définition physiologique du plaisir classe nouvelle de plaisirs : une redéfinition le plaisir indissociable de la douleur par le désir = plaisirs impurs ou faux = fausse définition du plaisir = plaisirs purs ou vrais = vraie définition du plaisir plaisirs esthétiques purs plaisirs de la science Table ultime des valeurs pour la composition de la vie bonne (mixte) 1 la mesure 2 la proportion, la beauté, la perfection 3 l’intellect et la sagesse 4 les sciences 5 les plaisirs purs Pourtant, cette réévaluation du plaisir par les plaisirs purs est équivoque. Le plaisir (et encore le plaisir pur) n’occupe que le cinquième rang. Donc, de fait, il résulte de l’ensemble de la discussion que : 1) le plaisir n’est pas dans la vie mixte l’élément décisif, parce que, en tant que pur, il manifeste par lui-même la supériorité de la mesure qui se révèle être une propriété constitutive du bien. Du même coup, les sciences qui relèvent des activités de l’âme ont plus de valeur que les plaisirs purs eux-mêmes, surtout celles qui sont exactes et qui portent sur les réalités formelles ; 2) la thèse de l’universalité du plaisir, c’est-à-dire la thèse du plaisir comme souverain bien, prend pour mesure l’animal et non l’homme dont © Philopsis – Laurent Cournarie 176 www.philopsis.fr l’âme est faite pour désirer le vrai (58d). On retrouve en conclusion du dialogue l’argument anti-hédoniste de l’animalisation par le plaisir : « Le plaisir ne serait qu’au cinquième rang de valeur … et non pas au premier, même si tous les bœufs et les chevaux et toutes les bêtes à l’envi témoignent du contraire par leur chasse à la jouissance ; le vulgaire s’y fie, comme les devins aux oiseaux, pour juger que les plaisirs sont les facteurs les plus puissants de la vie bonne, et regarde les amours des bêtes comme des témoins plus autorisés que ne le sont les amours nourris aux intuitions rationnelles de la muse philosophique » (67b). Rien de plus démesuré que les transports du plaisir qui méritent seulement d’être cachés par la nuit : « Les plaisirs, et, en somme, les plus grands, rien qu’à voir quelqu’un en train de s’y livrer, nous les découvrons si grotesques ou marqués d’une si extrême indécence, que nous prenons honte nous-mêmes, nous faisons tous nos efforts pour dérober et voiler un tel spectacle et ne le confions qu’à la nuit, comme si la lumière du jour ne devait pas le voir » (66a). Aussi peut-on se demander si l’éloge de la vie mixte et la réévaluation partielle du plaisir n’est pas une manière de se consoler de l’imperfection de la nature humaine. L’idéal en soi demeure la vie divine, au delà de toute peine et même de tout plaisir pur. La vie mixte est l’idéal d’un être imparfait. Il est inévitable si l’on admet, dans le mélange, les sciences pures, les sciences appliquées, et de même pour les plaisirs, il faudra adjoindre aux plaisirs purs, apparentés aux sciences, des plaisirs nécessaires, du moins si comme le répète Protarque, il nous faut, à partir de l’idéal de la mesure, « rentrer chez nous » (62b), « si nous voulons que notre vie soit, en quelque mesure, une vie » (62c). Donc la vie bonne n’est peut-être pas la vie absolument idéale puisque le meilleur mélange qui serait donné à vivre n’unirait que l’intellect avec les sciences aux plaisirs purs, en proscrivant « les plaisirs les plus grands et les plus violents … eux qui apportent tant d’entraves, troublant, de leurs tourments fous, les âmes » (63d). Autrement dit, la vie qui a le premier rang n’est pas une vie à vivre et la vie à vivre est éloignée de l’idéal de la mesure : c’est à cause de la nature humaine qui est animale et sensible qu’il faut ajouter le plaisir à la vie selon la pensée et c’est à cause de la vie animale et sensible que les plaisirs purs et la souveraineté de la pensée sont si rares. Un homme qui parviendrait, à s’affranchir de sa nature sensible, n’aurait nul besoin du plaisir et vivrait la vie la plus heureuse. Tout se passe comme si, selon la remarque de Monique Dixsaut, « chez Platon, il n’y a pas de niveau strictement humain : l’homme ne peut que basculer du côté de l’animal ou de celui du dieu » (p. 265). L’homme est fait de pensée et de plaisir, mais le mélange des deux est une tension permanente et non une harmonie achevée. A défaut d’être un dieu, l’homme doit se contenter de l’idéal de la vie mixte. Mais dans le mixte à vivre, les plaisirs purs sont rares et les plaisirs des sciences le fait d’une minorité d’hommes, de sorte que le mixte de la vie effective voit l’emporter sur l’intellect la part des plaisirs que l’homme partage avec les animaux, ceux-là même qui ne figurent pas dans l’échelle des valeurs : « à la sixième génération, dit Orphée, arrêtez l’ordonnance de vos chants » dit Socrate (66c). Le plaisir pur est le seuil qu’on ne peut pas dépasser. Et c’est pourtant à partir de lui que la plupart des hommes existent. © Philopsis – Laurent Cournarie 177 www.philopsis.fr La leçon du Philèbe est-elle totalement négative, tout l’effort dialectique aboutissant à la dualité vie réelle/vie idéale que le dialogue avait commencé par récuser en réfléchissant aux conditions de la vie bonne ? Du moins, peut-on observer, comme le dit Festugière, « combien la doctrine du Philèbe marque un retour à la tradition grecque de la metriotès, à l’opposé des doctrines trop entières, et par là-même “démesurées”, de certains Socratiques ou des propres disciples de Platon. De Théognis à l’idéal aristotélicien du juste milieu, la ligne tient sans rupture » (art. cit., p. 251). Même si la mesure ici est référée aux principes éternels, Platon retrouve l’idéal grec de la mesure, exprimé à travers de nombreuses formules proverbiales. La sagesse consiste donc non dans le refus du plaisir mais dans la pratique de plaisirs par eux-mêmes mesurés, ou par la pratique mesurée des plaisirs. Par là, on voit tout ce qui peut rattacher Aristote à Platon (sur les caractères du souverain bien, sur la théorie du plaisir-genesis… cf. Festugière, ibid., note 4). Même on peut se demander si Aristote ne reprend pas la thèse platonicienne relative aux plaisirs purs pour en faire la vérité de tout plaisir, sans pour autant partager une position hédoniste. Le progrès décisif qu’il accomplit alors est de soutenir que le plaisir consiste dans l’activité et que, selon le résumé encore de Festugière : « toute activité conforme à la nature humaine étant nécessairement accompagnée de plaisir, la valeur de nos plaisirs a pour mesure immédiate la valeur de nos activités » (ibid., p. 253). Quant à Epicure, même s’il part du plaisir, posé comme principe et fin de la vie bienheureuse, il retrouve lui aussi la nécessité de la science, de l’exercice continuel des vertus sous la conduite de la phronèsis. L’effort de Platon pour reconnaître le plaisir, à partir d’une ontologie de l’intelligible, confirme à lui seul que toute la philosophie grecque définit la sagesse comme une vie de pensée dont « l’idée de mesure fournit la base », que le plaisir soit affirmé premier ou irréductible à la vie humaine. © Philopsis – Laurent Cournarie 178 www.philopsis.fr © Philopsis – Laurent Cournarie 179