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HORIZON 2 (2) 2013 :  17–37
Феноменологические исследования Studien zur Phänomenologie StudieS in Phenomenology ÉtudeS PhÉnomÉnologiqueS
© Флориан Форестьер, 2013
FLORIAN FORESTIER *
LE PHÉNOMÈNE ET LE TRANSCENDANTAL
(JEAN-LUC MARION, MARC RICHIR ET LA QUESTION
DE LA PHÉNOMÉNALISATION)**
T     (J-L M, M R,     -
)***
After reviewing the status of the concept of the phenomenon in Husserl’s phenomenology and the aim
of successive attempts to reform, de-formalize, and to widen it, we show the difficulties of a method
that, following the example of Jean-Luc Marion’s phenomenology, intends to connect the phenomenon
directly to the revelation of an exteriority. We argue that, on the contrary, Marc Richir’s phenomenol-
ogy, which strives to grasp the phenomenon as nothing-but-phenomenon, is more likely to capture the
«meaning» of the phenomenological, and hence to help us orient in the field of problems that phenom-
enology encounters without always knowing how to tackle them. Yet, this extension of the phenom-
enon’s domain does not thereby encompass everything: there may well be certain issues that require
a phenomenology without phenomenon; but the meaning of this cannot be determined before the
complete reenvisioning of transcendental phenomenology.
Key words: Transcendantal phenomenology, phenomenality, Richir, Marion.
Ф   (Ж-Л М, М Р   )
После исследования положения понятия феномена в феноменологии Гуссерля и цели последо-
вавших попыток реформировать, де-формализовать и расширить его, мы показываем трудности
метода, который, следуя примеру феноменологии Жан-Люка Мариона, стремится присоединить
феномен напрямую к откровению/раскрытию внешнего. Мы утверждаем, что в противполож-
ность этому, феноменология Марка Ришира, стремящаяся к схватыванию феномена как ниче-
го-кроме-феномена, более приспособлена к тому, чтобы схватить «значение» феноменологиче-
ского, и таким образом помогать нам ориентироваться в области проблем, с которыми фено-
менология встречается, будучи не всегда готовой с ними разобраться. И все же это расширение
феноменологической сферы не охватывает все: могут быть определенные проблемы, требую-
щие феноменологию без феномена, но значение этого не может быть определено до полного
пересмотра трансцендентальной феноменологии.
Ключевые слова: Трансцендентальная феноменология, феноменальность, Ришир, Марион.
* Forestier Florian — doctor of philosophy of the Université Paris IV-Sorbonne.
Форестье Флориан — доктор философии (PhD) университета Тулузы.
** Je remercie Anne Coignard pour sa relecture.
*** Previously published as: The phenomenon and the transcendental: Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the
issue of phenomenalization // Continental Philosophy Review. September 2012, Volume 45, Issue 3. P. 381–
402.
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Sous l’impulsion notamment de Levinas et Michel Henry, mais aussi en dialogue avec
les réexions du second Heidegger ou, plus tard, de Derrida, le développement de la phé-
noménologie s’est accompagné d’un mouvement de dépassement ou de déconstruction
de l’ontologie, d’une recherche de radicalité visant à exhumer les soubassements les plus
archaïques et enfouis, mais aussi les plus fondamentaux, du champ phénoménologique.
Cette recherche a privilégié quelques thèmes qui semblaient offrir les ls conducteurs les
plus évidents vers ces régions cachées: l’affectivité et l’affection. De façon liée, le thème
de la singularité a été exploré, en deçà — ou dans le clignotement de la subjectivité comme
de l’ipséité comme ce qui ne se laisse plus comprendre à travers son rapport à soi-même,
mais en son être affecté. L’affection n’est ultimement plus qu’affection par une altérité qui
lui advient; l’événement (ou plutôt l’événementialité) est corrélativement interrogé comme
effraction ou la survenue de cette altérité.
Il est moins souvent remarqué que cette volonté a été accompagnée, à partir de la n des
années 70, par les recherches d’une «troisième génération» de phénoménologues1 dont le
travail s’est orienté, par une volonté de clarier le sens «phénoménologique» des élabora-
tions amorcées, vers l’élucidation des «structures» — même si le terme est ici paradoxal
ou de la «légalité» de cet excès. De cette façon, le mouvement de radicalisation s’est en
quelque sorte déplacé depuis l’enquête sur les modes de la phénoménalité les plus enfouis,
vers la mise au clair des structures de la phénoménalité: vers l’éclaircissement du sens du
concept de phénoménalité. Quel est le statut de la phénoménalité? Qu’est-ce qui appartient
constitutivement à la structure du phénomène pour qu’on puisse rendre compte des diffé-
rentes modalités de phénoménalité? De quoi parle-t-on lorsqu’on fait de la phénoméno-
logie? Cette phénoménologie de la phénoménologie a ainsi fait de la phénoménalisation,
de l’étude de ce par quoi et en quoi le phénomène est phénomène, le terrain privilégié de
ses nouvelles investigations, que ce soit pour tenter d’en épouser la manifestation ou pour
rendre compte de ce qui la sous-tend comme structure et comme forme.
Cette orientation, qu’on peut qualier (même si certains de ses tenants s’en défendent)
de transcendantale, ne fait nalement que reprendre un l d’interrogation tissé depuis la
naissance de la phénoménologie: en s’arrachant à la conception brentanienne de l’inten-
tionnalité, c’est déjà essentiellement on y reviendra la conception que celui-ci pro-
pose du phénomène que Husserl conteste.2 La phénoménologie n’a pour objet rien d’autre
que l’expérience telle qu’elle est habituellement et le plus souvent vécue, mais en l’envisa-
geant sous un autre angle. Le recul que le phénoménologue prend lui permet de se donner
l’expérience elle-même comme un champ ou un terrain d’étude. Dès lors, la question de la
légitimation est le problème central d’une certaine phénoménologie — problème, de plus,
qui n’est pas un problème ontologique mais bien un problème transcendantal. La phénomé-
1 Schnell A. Le sens se faisant. Bruxelles: Ousia, 2011. P. 24: «On pourrait dire que Husserl et Heidegger
constituent la première génération, Fink, Landgrebe, Patočka, Ingarden, Sartre, Merleau-Ponty, Levinas,
Derrida, Ricœur, Desanti la deuxième, et M. Henry (qui est à cheval entre la deuxième et la troisième), K.
Held, B. Waldenfels, J.-L. Marion et M. Richir les représentants les plus importants de la troisième».
2 Majolino C. Husserl, Brentano et la psychologie descriptive // Lectures de Husserl / éd. Jocelyn Benoist et
Vincent Gérard. Paris, 2010.
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nologie dont nous parlons exige d’abord la constitution d’un espace permettant d’exposer
l’intelligibilité de sa problématique. Le transcendantalisme ici n’est pas autre chose que la
tentative de se donner l’intelligibilité comme telle, l’intelligibilité exposée en son principe
même, dans sa lumière comme intelligibilité. De cette façon, le transcendantalisme phé-
noménologique permet de se donner méthodologiquement la distance nécessaire au champ
phénoménal pour ouvrir la possibilité de son élucidation systématique, au-delà et en deçà
de l’immédiateté sensible auquel on risquerait sinon de devoir se cantonner.3
Il y a dans le ré-aiguillage de l’enquête phénoménologique vers le phénomène et vers
la phénoménalisation une sorte de pari dont il faudra interroger la légitimité: l’étude de la
structure du phénomène n’est en effet le plus souvent pas simple affaire de méthode et
la méthode, en phénoménologie est toujours déjà pratique en déployant chaque modalité
d’expérience dans ce qui fait chaque fois sa phénoménalité, c’est bien, du même coup, le
dévoilement de ce qui leur appartient structurellement et les différents niveaux de phénomé-
nalisation au sein desquelles ces structures jouent qu’on entend décrire. L’édition, puis l’étude,
des inédits de Husserl consacrés à la phénoménologie du temps (dans les Manuscrits de Ber-
nau) conrment qu’il s’agit bien de comprendre quelles structures constituent le phénomène
de la temporalité. Il ne s’agit plus seulement de penser la phénoménalité du temps mais de
rendre compte de la temporalité à travers sa phénoménalité — phénoménalité des structures
temporelles et non plus phénoménalité du vécu temporel qui n’est précisément pas un vécu
du temps, mais un vécu structuré par la forme temps. De cette façon, le cadre de la descrip-
tion phénoménologique est étendu et, pour certains (par exemple A. Schnell) l’idée même de
description, sinon contestée, s’en trouve du moins mise à plat. La phénoménologie complète
son mouvement descendant (du donné à sa phénoménalité) par un mouvement ascendant,
du phénomène au donné.4 Le phénomène éclaircit le donné, mais devient aussi une sorte de
matrice des modes de donabilité.
Après avoir rappelé le statut du concept de phénomène dans la démarche de Husserl et la
vocation des tentatives successives de réforme, de déformalisation et d’élargissement qui en
ont été faites, nous montrerons les difcultés d’une démarche qui, à l’instar de celle de Jean-
Luc Marion, entend connecter directement le phénomène à la révélation d’une extériorité.
La phénoménologie de Marc Richir, qui s’attache au contraire à saisir le phénomène comme
rien-que-phénomène, est plus à même de ressaisir le sens du phénoménologique, et par là de
nous aider à nous orienter dans le champ des problèmes que la phénoménologie rencontre sans
toujours savoir comment les prendre. Cette extension du domaine du phénomène n’englobe
3 Schnell A. Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive. Grenoble: Éditions Jérôme Millon,
2007. P. 41–42: «…on ne peut rendre compte de la connaissance, sans tomber dans le dogmatisme ou
dans un empirisme tronqué, qu’en instituant un discours se situant à un autre niveau que celui qui caracté-
rise le discours rationaliste, d’un côté, ou toute construction à partir de données sensibles (et peu importe,
d’ailleurs, qu’elles soient “atomiques”, comme le pensaient les premiers empiristes, ou qu’elles relèvent de
structures “gestaltiques”, comme cela a été posé au début du vingtième siècle) de l’autre, qui ne font tous les
deux que redoubler le réel (ou le réduire d’une manière dogmatique) sans expliquer en quoi cela en justie
et légitime une connaissance».
4 Le concept de construction phénoménologique, réactivé par Alexander Schnell, illustre ce mouvement. Cf.
Schnell A. Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive. Op. cit. 2007.
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cependant pas tout: peut-être certaines questions requièrent-elles une phénoménologie sans
phénomène, mais dont le sens ne peut être précisé qu’à l’issue de la traversée complète de la
phénoménologie transcendantale.
le phénomène
le phénomène Comme totalité artiCulée
On peut considérer le réexamen par Husserl de la thématique du phénomène contre
Brentano et pour affronter les apories de la double problématique de l’eidétique et de la signi-
cation qui le conduisent à interroger l’apparaître sur son lieu même comme articulation
d’une apparition et d’un apparaissant. Une des meilleures introductions à la conception hus-
serlienne du phénomène consiste dans L’appendice de la Recherche Logique VI. Husserl
y montre en particulier que le phénomène n’est pas une partie d’un tout plus vaste, mais une
certaine façon de considérer les vécus de conscience, quelle que soit leur nature, en lien à la
donation d’un contenu se manifestant à travers eux. En prenant le point de vue du phénomène,
la phénoménologie rompt de facto avec la dimension empirique des contenus qu’elle envi-
sage, le point de vue du phénomène n’étant pas autre chose que la constitution du vécu comme
phénomène par l’analyse.
«Si l’on tient compte de ce que toutes les espèces de vécus (parmi lesquels également
les vécus de l’intuition externe, dont les objets s’appellent alors, de leur côté, phénomènes
extérieurs) peuvent aussi devenir les objets d’intuitions réexives, internes, on appellera
alors “phénomènes” tous les vécus dans l’unité des vécus d’un moi: la phénoménologie
signie, par suite, la théorie (Lehre) des vécus en général, y compris toutes les données,
non seulement réelles, mais aussi intentionnelles que l’on peut déceler avec évidence dans
les vécus. La phénoménologie pure est alors la théorie de l’essence (Wesenslehre) pure des
“phénomènes purs”, ceux de la “conscience pure” d’un “moi pur”, autrement dit, elle ne se
place pas sur le terrain, donné par une aperception transcendantale, de la nature physique et
animale, donc psychophysique, elle n’effectue aucune espèce d’acte positionnel empirique
ni se rapportant à des objets transcendants à la conscience».5
Husserl donne alors une série d’indications intéressantes sur les difcultés à dénir le
phénomène et sur les équivoques6 du mot de phénomène qui permettent de qualier de
phénomènes les objets et les qualités phénoménales, mais aussi les vécus constituant l’acte
qui les fait apparaître. Husserl distingue les modalités de manifestation du phénomène de
5 Husserl E. RL VI. Аppendice. P. 283–284.
6 «…le terme de phénomène se rapporte de préférence aux actes de représentation intuitive, donc d’une part
aux actes de la perception, et d’autre part, aux actes de la présentication (Vergegenvärtigung)...» (Hus-
serl E. RL VI. Appendice: «Perception externe et perception interne, Phénomènes physiques et phénomènes
psychiques, 5». P. 281–282). On entend par phénomène: 1) Le vécu concret de l’intuition, qui dans ce cas
coïncide avec ce que Husserl a déni (RL VI, § 26. Р. 115) comme représentation représentative; 2) À tort
selon Husserl on appelle aussi phénomène les composantes réelles du phénomène au premier sens, celui de
l’acte d’apparaitre ou de l’acte d’intuition.
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ce qui chaque fois apparaît en son sein. De cette façon, la distinction de l’évident et du non-
évident n’est plus équivalente à celle de l’interne et de l’externe. Est évidente, écrit Husserl,
toute perception telle que la saisie de l’objet visé n’est pas ou plus susceptible d’être révi-
sée par d’autres perceptions. La distinction de l’évident et du non-évident n’établit donc
aucune différence entre les étants, mais seulement entre les phénomènes7. La différence,
explique Husserl, est méthodologique; il s’agit de distinguer le vécu en tant qu’il est dona-
teur, en tant qu’ingrédient d’un acte intentionnel, et le vécu en tant qu’objet d’une réexion
interne à un acte intentionnel. Le vécu est ainsi structurellement part d’un phénomène, quel
que soit ce qui apparaît au sein de ce phénomène. Lorsque je porte mon attention sur mon
propre vécu, celui-ci est bien, d’un certain point de vue, à la fois donné et donateur, il est
à la fois ce qui est perçu et ce qui perçoit. En ce sens, l’acte qui le vise constitue bien une
perception adéquate. D’un autre côté cependant, le visant et le visé n’en diffèrent pas moins
de par leur mode d’apparition; je considère bien, en effet le vécu lui-même qui m’apparaît
en tant qu’il est mon vécu, en tant que c’est précisément lui que je vise à travers mon acte.8
Lorsque je vise mon vécu, il n’est précisément plus donné directement comme vécu, mais
abstrait d’un contexte incluant les circonstances de sa manifestation. Je ne perçois pas, écrit
Husserl, le vécu de chagrin mais toujours déjà «le chagrin qui me ronge le cœur». De cette
façon, il n’y a pas dans la description phénoménologique de différence essentielle entre un
vécu et un objet (entre une perception immanente et transcendante) sinon que l’un est donné
une fois pour toute tandis que l’autre demeure toujours correctible. Le phénoménologue per-
çoit de la même façon «le chagrin qui me ronge le cœur» et «le vent qui secoue les arbres».
De cette façon le vécu n’est pas le phénomène mais un moment abstrait (dépendant) du phé-
nomène qui n’est accessible qu’au prix d’une réexion interne. Immanent n’a de sens que
comme moment d’un acte concret. Pour Husserl «…l’évidence de l’existence du phénomène
psychique tout entier implique à coup sûr celle de chacune de ses parties; mais la perception
7 «Il est absolument certain que les couples de concepts de perception interne et de perception externe, de per-
ception évidente et de perception non évidente, ne peuvent coïncider. Le premier couple est déterminé par
les concepts du physique et du psychique, de quelque manière qu’on les distingue; le second exprime l’(...)
opposition entre perception (ou intuition au sens le plus étroit du mot) adéquate dont l’intention perce-
vante est orientée exclusivement sur un contenu qui lui est réellement présent, et la perception inadéquate,
simplement présomptive (vermeintlich), dont l’intention ne trouve pas son remplissement dans le contenu
présent mais constitue bien plutôt à travers lui, en tant qu’elle ne cesse d’être unilatérale et présomptive
(präsumptiv), un être transcendant donné “en personne”. Dans le premier cas, le contenu senti est en même
temps l’objet de la perception. Le contenu ne signie rien d’autre, il ne renvoie qu’à lui-même. Dans le
second cas, le contenu et l’objet se séparent... C’est dans cette division que réside, du point de vue de la
théorie de la connaissance, l’essence de la différence que l’on a cherchée entre la perception interne et
la perception externe» (Husserl E. RL VI. Appendice. P. 287–288 (239)). Certes, concède Husserl, si on
entend par phénomènes psychiques les composantes réelles de notre conscience, les vécus eux-mêmes,
et si on entend par perceptions internes des perceptions adéquates dont l’intention trouve un remplissement
immanent dans les vécus correspondants, alors «l’extension de la perception interne coïncide sans doute
avec celle de la perception adéquate». Mais il faut bien noter qu’ «...à la sphère des vécus en général appar-
tient aussi l’ensemble des contenus sensoriels, les sensations» et que d’un autre côté les perceptions «non
internes» ne coïncident pas avec les perceptions externes, mais avec «...l’extension beaucoup plus large des
perceptions transcendantes, inadéquates». (Ibid. P. 289).
8 «...mais étant donné que, même les perceptions “adéquates” de ce genre, aperçoivent les vécus appréhendés
comme étant ceux du moi-homme psychophysique les percevant (donc aussi comme appartenant au monde
objectif donné), elles sont à cet égard entachées d’une inadéquation essentielle» (Ibid. P. 289 (242)).
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