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La question du sublime chez Jean Paul et Hugo
Je voudrais présenter quelques aspects du sublime romantique tels qu’il s’énonce à
travers les oeuvres respectives de Hugo et de Jean Paul (Jean Paul de son vrai nom J. F.
Richter, que l’on peut considérer comme le romancier qui réalise le mieux la transition entre
la période de l’Empfindsamkeit, la sensibilité allemande des Lumières et le romantisme). Si
j’ai choisi de confronter les deux auteurs, c’est d’abord parce qu’ils sont tous deux à la fois
des poètes et des théoriciens, des poéticiens du sublime. Les affinités entre Jean Paul et Hugo
sont particulièrement nombreuses; parmi les nombreux points communs, il conviendrait de
citer : -l’alliance du grotesque et du sublime dans la production romanesque, -le maniement
d’une certaine forme de comique, particulièrement sensible dans l’ensemble romanesque
constitué par Siebenkäs (1796-97) et Titan (1800-1803) d’une part, L’Homme qui rit d’autre
part. Ces trois romans relèvent d’un héritage culturel commun, la veine grotesque et satirique
à la manière de Rabelais, Shakespeare, Cervantès, Sterne et Swift. -le goût de la démesure, du
roman-somme, -la notion de romans poétiques, voire de romans-poèmes au sens posé par V.
Brombert à propos de Hugo. Plus largement Jean Paul concentre de manière particulièrement
précoce (dès les années 1790) dans son oeuvre quelques grandes tendances qui dessineront
l’unité du romantisme: -goût pour l’encyclopédisme, -quête mystique de l’Un à travers une
esthétique de l’hétérogène, -rêverie cosmique et religieuse, enfin engagement politique et
révolutionnaire. Parmi touts ces points communs, c’est surtout sur le plan de la mise en
oeuvre du sublime ou de la fusion du sublime et du grotesque que je voudrais interroger les
affinités profondes qui se donnent à lire entre ces deux essais majeurs du romantisme que sont
le Cours préparatoire d’esthétique (Vorschule der Ästhetik, 1804), et la Préface de Cromwell;
également entre ces grands romans-sommes, ces grands romans baroques et carnavalesques
que sont Siebenkäs, Titan et L’Homme qui rit. Le mélange particulier de comique,
d’extravagance et d’idéalisme poétique qui s’énonce dans ces romans, permet de mesurer
l’efficacité romanesque ainsi que la dimension vraiment européenne de l’esthétique des
contrastes, du grotesque et du sublime que Hugo développera dans la Préface de Cromwell.
intertextualité
Il me faut aborder un dernier point dans cette introduction: la présence d’une
intertextualité; question rendue délicate du fait qu’il est difficile de savoir ce que Hugo a
réellement lu de Jean Paul, qu’il ne cite pas dans L’Homme qui rit, qu’il ne mentionne que
très rarement1. Selon Bernard Leuilliot 2
Par ailleurs, grâce aux travaux d’Albert Béguin
, il est tout à fait douteux que la traduction du Cours
préparatoire d’esthétique que publièrent en 1862 Alexandre Büchner et Léon Dumont soit
parvenue à la connaissance de l’exilé de Guernesey. Donc pas d’influence directe ou
d’intertextualité in praesentia, et c’est la notion de « transtextualité » (Genette) qui convient le
mieux ici: transtextualité constituée par tout un arrière-plan culturel, d’échanges entre les
nations, de traductions partielles, bref une mémoire collective fonctionnant par dissémination.
3 et de Claude Pichois4
1 / Dans Littératures et philosophie mêlées (Ymbert Galloix, 1833) et dans Dieu.
, l’on peut suivre
la façon dont par les compte rendus de revues et les traductions, fut connu en France celui que
l’on surnomma le « Sterne allemand ». La gloire de Jean Paul fut ainsi assez considérable dans
la première moitié du XIXème siècle pour qu’il puisse apparaître comme l’un des inspirateurs
2 / « L’humour dans L’Homme qui rit », in L’Homme qui rit ou la parole-monstre de Victor Hugo, Paris, Sedes-
CDU, 1985, p. 72.
3 / « Le Songe de Jean Paul et Victor Hugo », Revue de Littérature Comparée, oct.-déc. 1934.
4 / L’Image de Jean Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, José Corti, 1963.
2
du romantisme français. Mme de Staël, dans De L’Allemagne, fut sans doute la première à le
faire vraiment connaître au public français, et elle a pressenti la vocation au sublime du roman
poétique jean- paulien5, montrant comment il était à la fois le poète des visions cosmiques
hallucinées et macabres, et le poète des félicités supra-terrestres. Titan fut le premier roman de
Jean Paul traduit en français6, mais plus que les romans eux-mêmes7, ce sont surtout les
morceaux choisis qui furent célèbres, en particulier les rêves visionnaires. Ainsi, comme l’a
montré Albert Béguin, le motif jean-paulien de l’orbite noire et vide de l’univers, du
rayonnement noir, dans le Discours du Christ mort de Siebenkäs (1796-1797), traduit dans De
L’Allemagne8, fera fortune par le relais de Gérard de Nerval et de son « soleil noir de la
mélancolie », auquel fait écho l’ « affreux soleil noir d’où rayonne la nuit » de Ce que dit la
bouche d’ombre 9
. Hugo cite par ailleurs explicitement Jean Paul dans « Le Seuil du gouffre »
de Dieu:
Shakespeare a murmuré, courbé sur les tombeaux :/ - Fossoyeur, combien Dieu pèse-t-il dans
ta pelle? / Et Jean Paul a repris: - Ce qu’ainsi l’homme appelle, / C’est la vague lueur qui
tremble sur le sort; / C’est la phosphorescence impalpable qui sort / De l’incommensurable et
lugubre matière; / Dieu, c’est le feu follet du monde cimetière . 10
Et plus généralement, c’est tout l’imaginaire visionnaire et cosmique de Hugo qui entretient,
pendant la période de l’exil, des affinités profondes avec les rêves jean-pauliens.
Claude Pichois ne dit rien d’une possible influence de Titan sur L’Homme qui rit, mais
il est à mon sens probable que Hugo ait eu connaissance du Titan, étant donné les nombreuses
ressemblances ponctuelles: outre la métaphore titanesque qui irrigue parallèlement les deux
textes, Titan et L’Homme qui rit sont animés par un même prométhéisme révolutionnaire, une
même dimension sternienne, digressive et baroque du récit; enfin, la même dimension à la fois
grotesque et sublime des deux figures de bouffons-philosophes de chaque roman: le
bibliothécaire Schoppe accompagné de son chien loup dans Titan, ressemble fort sur certains
points à la figure carnavalesque si originale d’Ursus, philosophe saltimbanque, qui fait lui
aussi équipe avec son chien loup Homo.
Je tenterai donc d’examiner quatre points:
I-Les théories respectives du sublime chez JP et Hugo
II-la formulation romanesque du héros sublime dans Titan et l’HQR
III-la fusion du grotesque et du sublime telle qu’elle se réalise dans le personnage
du bouffon romantique, dans Sibenkäs, Titan et L’HQR
IV- la dimension politique du sublime:la question du sublime révolutionnaire
I-Théories du sublime
En tant que théoriciens du sublime, Jean Paul et Hugo se situent tous deux à la
confluence de trois traditions esthétiques ou philosophiques, et leur réflexion personnelle se
construit à partir de ces modèles théoriques, et parfois aussi contre eux:
5 / « Paul Richter est souvent sublime dans la partie sérieuse de ses ouvrages ». Chap. « Des romans », t. II, p. 52.
6 / Philarète Chasles publia sa traduction en 1834-35, mais la lourdeur de la tâche fit que le roman resta
considérablement adapté et mutilé.
7 / Les lecteurs de Titan, selon Claude Pichois, se regroupent principalement autour de Baudelaire et de
Champfleury. Renan possède la traduction de Chasles dans sa bibliothèque.
8 / Edition de Simone Bala, Paris, G.F., 1968, t. II, chap. « Des romans », p. 53-55.
9 / Ecrit en 1854, quelques mois après la publication des Filles du feu.
10 /Poésie IV, Oeuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, p. 588.
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1) les exemples canoniques de sublimité héroïque hérités des Anciens et repris par le
classicisme français; le silence d’Ajax, le « qu’il mourût » du vieil Horace, etc.
2) la tradition anglaise du sensualisme burkien fondé sur l’oxymore de « l’horreur
délicieuse ». Le traité d’Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas
of the Sublime and Beautiful, publié en 1757 eut un grand succès à la fin des Lumières.
Diderot en reprend les termes dans son Salon de 1767 et l’applique notamment aux paysages
de Vernet. Mais le texte de Burke qui fut pourtant traduit au XVIIIème siècle, n’exercera en
fait pas d’influence directe sur Jean Paul et Hugo, et le romantisme rompt manifestement sur
ce plan avec le sensualisme des Lumières. Si un héritage peut encore se déceler chez Jean Paul
et Hugo, c’est surtout dans l’usage du goût gothique qui prolonge l’imaginaire noir des
Lumières, dans lequel s’inscrit aussi l’intensivisme burkien.
3) enfin la dimension philosophique du sublime conçu, dans La Critique de la faculté de
juger, comme intuition de l’Absolu, née du conflit des facultés entre Imagination et Raison, au
contact du grandiose. Pour Kant, le sentiment du sublime est ce qui nous rend
« intuitionnable » la supériorité des Idées de la Raison sur « le pouvoir le plus grand de la
sensibilité ». Il est ce plaisir négatif, fondé sur le sacrifice de l’Imagination impuissante à
appréhender le suprasensible, et qui nous procure la conviction que nous possédons une raison
pure. L’intuition de l’illimité est donc essentielle au sublime.
Toute la philosophie et une partie de la littérature romantiques allemandes vont dériver
de l’idéalisme kantien et les théories kantiennes du sublime sont bien évidemment une des
bases de la réflexion de Jean Paul dans la Vorschule. Elles n’auront pas le même impact en
France, et la Critique de la faculté de juger, qui ne sera traduite que tardivement (1846) 11, ne
semble pas alimenter la pensée du sublime chez Hugo au moment de la Préface de Cromwell.
Hugo ne semble pas avoir retenu non plus la récente traduction des Considérations sur le beau
et le sublime (1764), par de Kératry en 1823. Même si la pensée kantienne est vulgarisée dès
les années 1810-1820 par Mme de Staël et Victor Cousin, le kantisme n’informera vraiment la
pensée de Hugo, semble-t-il, que bien après 1830, et moins sur le plan esthétique que sur le
plan de la métaphysique et de la philosophie de l’Histoire, dans Dieu et dans L’Ane
principalement12
. C’est donc essentiellement aux modèles héroïques et au formalisme
esthétique véhiculés par le classicisme français que se réfère d’abord Hugo quand, dans la
Préface, il réemploie le terme de sublime, mais pour le penser et le reformuler à nouveaux
frais.
A) Jean Paul
Quand, en 1804, il publie la Vorschule der Aesthetik, Jean Paul s’appuie
essentiellement sur la Critique de la faculté de juger qui paraît en 1790, et les récentes
théories de Schiller13
11 / La Critique de la Raison pure ne sera traduite en France qu’en 1835. Voir à ce sujet André Monchoux:
L’Allemagne devant les lettres françaises de 1814 à 1835, Paris, Armand Colin, 1965.
et Schelling. Mais contrairement à Schiller, qui dramatisera dans ses
pièces le conflit kantien des facultés entre imagination ou sensibilité et raison, Jean-Paul se
tourne, dans son Cours préparatoire d’esthétique, moins vers une conception philosophique
12 / Voir notamment la notice de Jean-Claude Fizaine dans Poésies III, Oeuvres Complètes, Paris, Laffont, coll.
« Bouquins », 1985, p. 1480: « Hugo savait que la grande affaire de la philosophie française au XIXè siècle était
la lecture et l’interprétation de Kant. Victor Cousin fustigeait en lui un sceptique et un dangereux négateur, pour
saluer ensuite le moraliste exemplaire. [...] La grande aventure de Dieu, où s’est lancé Victor Hugo à partir de
1855, l’a mené à assumer à peu près la position de la philosophie de Kant: Dieu et le réel sont inconnaissables
[...] ».
13 / Fragments sur le sublime (pour servir de développement à certaines idées de Kant), publié dans les cahiers 3
et 4 de la Nouvelle Thalie, en 1793; et Du Sublime (1801) publié dans les Opuscules en prose, trad. par Adrien
Régnier, première édition, Hachette, 1859, textes repris dans Du Sublime, Editions Sulliver, Arles, 1997.
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du sublime que vers la possibilité de sa représentation esthétique et vers sa configuration
psychologique.
L’idée kantienne d’imprésentable, de conflit des facultés, d’intuition de l’absolu dans laquelle
s’abîme l’imagination, se transforme surtout chez lui en opposition entre prosaïsme et idéalité,
entre fini et infini14. Dans le premier programme de la Vorschule, apparaît d’emblée une
typologie du sublime, qui mêle à la topique traditionnelle des espaces grandioses, les
caractères moraux propres à l’héroïsme classique et les figures religieuses qui vont servir
progressivement de nouveaux exemples canoniques au sublime romantique15
Ce qui le conduit à cette formule qui, en soi, est beaucoup plus proche de la pensée de
Schelling que de celle de Kant, et qui adapte la question sublime à l’ensemble du champ
esthétique: « le sublime est l’infini appliqué »
: « Au
demeurant, il n’est pas nécessaire à une poétique de commencer par s’expliquer sur la beauté
parce que cette déesse, dans l’art et la poésie, est accompagnée d’autres dieux, le sublime,
l’émouvant, le comique, etc. » 43.« Si seulement [les poètes] daignaient offrir d’abord à notre
âme les cieux étoilés, les couchers de soleil, les cascades, les glaciers des hauteurs, les
caractères d’un Christ, d’un Epaminondas ou d’un Caton [...] ils auraient produit le poème des
poèmes, et répété Dieu. »
16. Selon Schelling en effet, « la beauté est
l’infini dans une représentation finie; dans une telle définition, le sublime, comme il se doit,
est déjà compris » 17
S’orientant donc vers un miroitement d’infini dans la représentation finie, Jean Paul
s’écarte pour cette raison d’une conception prosaïque ou réaliste, qu’il nomme « matérialiste »
du roman: « Même dans le roman dit-il, le poète auréolera une nature finie de l’infinie de
l’idée, où il la fait se perdre comme dans une assomption »
.
18
14 / il semble donc que sa pensée du sublime provienne avant tout de son opposition partielle au classicisme de
Weimar à l’harmonie goethéenne du sujet et du monde, quoique, on le verra, le modèle goethéen informe aussi
l’orientation et le dénouement du Titan. Au sein du classicisme de Weimar, Goethe et son souci antiquisant
d’harmonie formelle et spirituelle, d’équilibre entre l’esthétique et la pratique, d’intégration de l’individu dans la
société, se place logiquement, bien qu’implicitement plutôt du côté du beau, tandis que Jean Paul se réclame
assez ouvertement d’une conception psychologique, esthétisante et religieuse d’un sublime de l’enthousiasme,
dépassement de la beauté formelle ou intégration de celle-ci dans un processus de transcendance.
. Dans cet esprit, le § 72 de la
Vorschule propose une classification particulièrement originale des genres romanesques, par
analogie avec la tradition picturale: cette classification oppose le roman que Jean Paul nomme
de l’école italienne aux romans dits de l’école allemande et de l’école hollandaise. Jean Paul
cite comme exemple de romans de l’école italienne, que l’on trouve dans toutes les nations,
La Nouvelle Héloïse ou le Werther de Goethe. A la « sublimité des figures de l’école
italienne » (sans doute Jean Paul songe-t-il à la manière de Michel Ange ou de Raphaël), sont
opposées les scène de la vie quotidienne et bourgeoise des héros de l’école allemande, à
laquelle est rattachée par exemple une partie du W. Meister de Goethe; le roman de « l’école
15 / p. 36.
16 / Cours préparatoire d’esthétique (Vorschule zur Aesthetik, 1804), trad. Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy,
Editions de L’Age d’Homme, 1979, § 27, p. 113.
17 / Voir Kritische Schriften und Briefe II. Die Kunstlehre, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1963: « Burke on
the sublime and the Beautiful », et « Kants Kritik der ästhetischen Urteilskraft », p. 81: « Nach Schelling ist das
Unendliche endlich dargestellt Schönheit, bei welcher Definition das Erhabene, wie es sich gehört, schon
darunter begriffen ist ». Passage traduit dans l’ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy:
L’Absolu litéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 342.
18 / Ibid., p. 45; ou encore : « L’auteur prosaïque prend autour de lui un être réel et prétend par de poétiques
falbalas l’élever au rang d’être idéal; le poète à l’inverse individualise sa créature idéale avec les nippes de la
réalité ». Ibid., p. 205.
p. 36: « Le Tout est le mot le plus sublime et le plus audacieux de la langue, et la pensée la plus rare: car presque
tous n’ont d’yeux en ce monde que pour la grand-place de leur étroite existence, et dans l’histoire de l’éternité
que pour la chronique de leur bourgade ».
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hollandaise » (on pense aux scènes de cuisine ou de taverne de Van Ryck ou Van Ostade)
quant à lui, correspond surtout, dans l’esprit de Jean Paul aux sujets picaresques, comiques ou
bas, à la manière de Smollett, ou à certaines de ses propres productions orientées vers l’idylle
comique, le monde borné de la limitation, comme Vie de Maria Wutz, Vie de Fixlein, Vie de
Fibel. Jean Paul réactualise ainsi, semble-t-il, la trichotomie antique des styles qui s’appuyait
sur la distinction, fondée par l’œuvre de Virgile, entre humilis, mediocris et sublimis.
B) Préface de Cromwell
En France, la vocation du romantisme au sublime doit encore certainement beaucoup à
la sensibilité religieuse et enthousiaste de Madame de Staël, ainsi qu’à son cosmopolitisme,
cet esprit européen qui lui a permis de connaître avant les autres le romantisme allemand
naissant, essentiellement par l’intermédiaire de son ami A.W. Schlegel. A cet égard, on notera
que la Préface de Cromwell, qui s'inscrit bien sûr dans le contexte français de la bataille
romantique, reprend et poursuit le débat sur l’opposition entre Classiques et Romantiques,
Anciens et Modernes, qui avait déjà été formulée par A. W. Schlegel dans les années 1800,
notamment dans les Cours de littérature dramatique (Vorlesungen über dramatische Kunst
und Literatur, 1809-1811), et qui furent traduits presque aussitôt en France (1814)19. Tandis
que « l’art antique repose sur une rigoureuse séparation des contraires, écrivait Schlegel, l’art
romantique aime leur étroite fusion, en amalgamant tout ce qui s’oppose, la nature et l’art, la
poésie et la prose, le sérieux et le plaisant, [...] le terrestre et le divin »20
Il n’en demeure pas moins que la vigueur conceptuelle avec laquelle sont
présentées dans La Préface de Cromwell, et comme mises en miroir l’une de l’autre, les
catégories du grotesque et du sublime, est tout à fait propre à Hugo. En conséquence, même si
la catégorie du grotesque semble l’élément central de la Préface, la conception ancienne,
classique, du sublime, apparaît aussi transformée et repensée. Présenté comme l’un des deux
pôles fondamentaux de l’esthétique du mélange des contraires, à côté du grotesque donc, le
sublime recouvre implicitement deux acceptions: il relève d’une représentation esthétique
(d’un motif héroïque, moral et surtout religieux, dérivé du christianisme plus encore que du
classicisme); et il signifie aussi manifestement la fonction émotionnelle, ennoblissante,
idéaliste, de l’œuvre. Il est son but et sa finalité. Implicitement il représente une nouvelle
forme de catharsis aristotélicienne et de jouissance esthétique qui résulte des formes
nouvelles, des potentialités ouvertes par l’art romantique: « Le contact du difforme a donné au
sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau
antique »
.
21. Ainsi, partant d’une rhétorique binaire des contrastes et des antithèses22, Hugo
s’achemine progressivement vers une esthétique de la fusion, d’une indissociabilité grotesque-
sublime qui deviendra interne au personnage romanesque 23
19 / La dette des théories françaises du romantisme envers les célèbres Cours de A.W. Schlegel et la postérité de
ces Cours ont été étudiées avec précision par Bernard Franco dans sa thèse sur Le Despotisme du goût, débats
sur le modèle tragique allemand en France, 1797-1814, Université de Paris-Sorbonne, 1997, t. I, p. 721-761.
. Et ceci, déjà présent dans Notre-
Dame de Paris et l’oxymore de la « grimace sublime » de Quasimodo, sera au centre de la
conception du héros romanesque de L’Homme qui rit. Dès lors, l’idée d’une sublimité
paradoxale, d’un sublime de la laideur ou du monstrueux s’installe de plus en plus nettement
pour venir compléter le concept traditionnel de sublimité morale.
20 / Treizième leçon, op. cit. , t. II, p. 134.
21/ Préface de Cromwell, in Critique, Oeuvres Complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa,
Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 12.
22 / « La muse moderne [...] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les
confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ». Ibid., p. 9.
23 / C’est en cela qu’Hugo manifeste une voie originale dans une esthétique du mélange qui est par ailleurs depuis
longtemps revendiquée et pratiquée par les romantiques allemands.
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