5 Groupe et semigroupe d’opérateurs 5.1 Théorème de Stone Soit H un espace de Hilbert et {U (t), t ∈ R} une famille d’opérateurs bornés. Définition 5.1. On dit que U (t) est un groupe unitaire fortement continu si les deux propriétés suivantes sont satisfaites : (i) U (t) est un opérateur unitaire pour tout t ∈ R et U (t + s) = U (t)U (s) pour tous t, s ∈ R. (ii) Si ϕ ∈ H, alors U (t)ϕ → U (t0 )ϕ quand t → t0 . Pour tout groupe unitaire, on définit son générateur par � � D(A) = ψ ∈ H : ∃ lim t−1 (U (t)ψ − ψ) , Aψ = −i lim t−1 (U (t)ψ − ψ). t→0 t→0 Exercice 5.2. Montrer que, pour tout t ∈ R et ψ ∈ D(A), on a U (t)ψ ∈ D(A) et d U (t)ψ = iAU (t)ψ = iU (t)Aψ. dt Théorème 5.3. Soit A un opérateur auto-adjoint dans un espace de Hilbert H. Alors il existe un unique groupe unitaire U (t) dont le générateur est égal à A. Réciproquement, si U (t) est un groupe unitaire fortement continu, alors son générateur est un opérateur auto-adjoint. Démonstration. Soit A un opérateur auto-adjoint. Alors, d’après le théorème spectral (voir §4), on peut supposer que H = L2 (M, µ), où (M, B, µ) est un espace mesuré, et que A est l’opérateur de multiplication par une fonction réelle mesurable a(m). Dans ce cas, on définit U (t) = eitA comme l’opérateur de multiplication par eita(m) . Il s’ensuit que � eitA �−1 � �∗ = e−itA = eitA , eitA eisA = ei(t+s)A . De plus, si ϕ ∈ L2 (M, µ), alors en utilisant le théorème de Lebesgue, on obtient � � ita(m) �2 itA 2 �e �e ϕ − ϕ� = − 1� |ϕ(m)|2 dµ → 0 quand t → 0. M Montrons que le générateur B du groupe U (t) est égal à A. En effet, maintenant ψ ∈ D(A), c’est-à-dire, ψ, aψ ∈ L2 (M, µ). Alors � � −1 ita(m) �2 �t (e �t−1 (eitA ψ −ψ)−iAψ�2 = −1)−ia(m)� |ψ(m)|2 dµ → 0 t → 0, M 30 où on a utilisé encore le théorème de Lebesgue. On voit que A ⊂ B. D’autre part, pour tous ψ1 , ψ2 ∈ D(B), on a � � (Bψ1 , ψ2 ) = lim −it−1 (eitA − I)ψ1 , ψ2 t→0 � � = lim ψ1 , it−1 (e−itA − I)ψ2 = (ψ1 , Bψ2 ). t→0 ∗ Donc, B ⊂ B et A = A∗ ⊂ B, d’où on conclut que B = A. Nous avons montré que pour chaque opérateur auto-adjoint il existe un groupe unitaire dont le générateur est confondu avec A. Montrons que ce groupe unitaire est unique. Soit V (t) un autre groupe unitaire avec le générateur A. Alors pour tout ψ ∈ D(A) la fonction f (t) = V (−t)U (t)ψ vérifie l’équation f � (t) = iV (−t)(−A + A)U (t)u = 0, t ∈ R, où on a utilisé l’exercice 5.2. On conclut que g(t) = g(0) = ψ, et donc U (t)ψ = V (t)ψ pour tout t ∈ R. Comme le domaine de A est dense, on voit que V ≡ U . Montrons maintenant que le générateur A d’un groupe unitaire U (t) est un opérateur auto-adjoint. On prouve d’abord la densité de D(A). Soit ψ ∈ H et {ωε , ε > 0} une approximation d’identité. On pose � ψε = ωε (s)U (s)ψ ds, ε > 0. R + Alors ψε → ψ quand ε → 0 . De plus, � � � � � t−1 U (t)ψε − ψε = t−1 ωε (s − t) − ωε (s) U (s)ψ ds �R → ωε� (s)U (s)ψ ds as ε → 0+ , R d’où on voit que ψε ∈ D(A). Le fait que le générateur est un opérateur symétrique a été établit ci-dessus. Montrons que A est essentiellement auto-adjoint. D’après le corollaire 2.13, il suffit de vérifier que Ker(A∗ ± iI) = {0}. Soit v ∈ D(A∗ ) tel que (A∗ + i)v = 0. Alors ((A − i)u, v) = 0 pour tout u ∈ D(A). Il s’ensuit que la fonction f (t) = (U (t)u, v) vérifie l’équation f � (t) = (U � (t)u, v) = (iAU (t)u, v) = −(U (t)u, v) = −f (t), t ∈ R, d’où on conclut que f (t) = ce−t . D’autre part, f est borné sur R et donc c = 0. On voit que (u, v) = 0 pour tout u ∈ D(A). Comme D(A) est dense, on obtient que v = 0. Un argument similaire montre que si (A − i)v = 0, alors v = 0. Soit Ā la fermeture (auto-adjointe) de A et U (t) le groupe unitaire correspondant. Montrons que U (t) = U (t) pour tout t ∈ R. On pose f (t) = U (−t)U (t)u, où u ∈ D(A). Alors f � (t) = U (−t)(−Ā + A)U (t)u = 0, t ∈ R, d’où on conclut, en utilisant l’argument ci-dessus, que les groupes U et U sont confondus. Donc A et Ā sont aussi confondus et A = A∗ . 31 5.2 Théorème de Hille–Yosida Soit X un espace de Banach et {S(t), t ∈ R} une famille d’opérateurs bornés dans X. Définition 5.4. On dit que {S(t), t ∈ R} est un semigroupe d’opérateurs fortement continu si S(0) = I, pour tous t1 , t2 ≥ 0, S(t1 + t2 ) = S(t1 )S(t2 ) et la fonction S(t)x est continue par rapport à t ≥ 0 pour tout x ∈ X. Pour h > 0 on définit l’opérateur Ah = h−1 (S(h) − I). Soit D(A) l’ensemble des vecteurs x ∈ X pour lesquels la limite limh→0+ Ah x existe et A : D(A) → X l’opérateur défini par Ax = lim h→0+ S(h)x − x , h x ∈ D(A). On appelle A l’opérateur infinitésimal ou le générateur du semigroupe S(t). Proposition 5.5. Soit S(t) un semigroupe d’opérateurs fortement continu et A : D(A) → X son opérateur infinitésimal. Alors : (i) Il existe des constantes positives C et σ telles que �S(t)�L(X) ≤ C eσt , t ≥ 0. (5.1) (ii) D(A) est dense dans X et l’opérateur A est fermé.1 (iii) Le demi-plan {λ ∈ C : Re λ > σ} est inclut dans ρ(A), et la résolvante est donnée par � ∞ Rλ (A) = S(t)e−λt dt pour Re λ > σ. (5.2) 0 Démonstration. (i) Comme S(t) est fortement continu, pour tout x ∈ X il existe Cx > 0 tel que �S(t)x� ≤ Cx pour 0 ≤ t ≤ 1. Le théorème de Banach–Steinhaus implique qu’il existe C > 0 tel que �S(t)�L(X) ≤ C, t ∈ [0, 1]. (5.3) Si t = k + r, où k est un entier et 0 ≤ r < 1, alors S(t) = S(r)S(1) · · · S(1). L’inégalité (5.3) entraı̂ne que �S(t)�L(X) ≤ �S(1)�kL(X) �S(r)�L(X) ≤ C k+1 ≤ C eσ(k+r) , où σ = ln C. 1 Rappelons qu’un opérateur A est dit fermé si son graphe Γ(A) est fermé dans l’espace X × X. 32 �r (ii) Montrons que D(A) est dense. Soit x ∈ X et xr = 1r 0 S(t)x dt. Alors xr → x quand r → 0+ et xr ∈ D(A) pour tout r > 0: � �1 � r � 1 r � �xr − x� = � S(t)x dt − x� ≤ �S(t)x − x� dt → 0, r 0 r 0 � � h � S(h)xr − xr 1 � r+h 1 = S(t)x dt − S(t)x dt → (S(r)x − x) h rh r r 0 quand r → 0+ . Le fait que A est fermé est une conséquence du point (iii) et de l’exercice suivant. Exercice 5.6. Soit A : D(A) → X un opérateur. Supposons qu’il existe un opérateur borné B : X → X tel que ABx = x pour tout x ∈ X, BAx = x pour tout x ∈ D(A). Montrer que A est fermé. (iii) L’inégalité (5.1) implique que l’opérateur (5.2) est bien défini. Pour x ∈ D(A), on a � ∞ Rλ (A)(λ − A)x = S(t)e−λt (λ − A)x dt 0 � ∞ S(h)x − x = λRλ (A)x − lim+ S(t)e−λt dt h h→0 0 � h � eλh − 1 � ∞ � = λRλ (A)x − lim S(t)e−λt x dt − h−1 S(t)e−λt x dt h h→0+ h 0 = λRλ (A)x − (λRλ (A)x − x) = x. Un calcul similaire montre que (λ − A)Rλ (A)x = x pour x ∈ X. Le théorème suivant donne une condition nécessaire et suffisante pour qu’un opérateur fermé soit le générateur d’un semigroupe fortement continu. Théorème 5.7. Soit A un opérateur fermé avec un domaine D(A) dense dans X. Alors A est l’opérateur infinitésimal d’un semigroupe fortement continu si et seulement si il existe des réels M et ω tels que λ ∈ ρ(A) pour tout λ > ω et �Rλ (A)n �L(X) ≤ M (λ − ω)−n , n = 1, 2, . . . . (5.4) De plus, le semigroupe est uniquement défini par son opérateur infinitésimal. Démonstration. Etape 1. Montrons d’abord que la condition (5.1) est suffisante pour que A soit l’opérateur infinitésimal d’un semigroupe fortement continu. Considérons l’opérateur suivant (appelé la régularisation de Yosida) : Aλ = λ(λRλ (A) − I) = λ2 (λI − A)−1 − λI. 33 Lemme 5.8. Pour tout x ∈ D(A), on a Aλ x → Ax quand λ → ∞. Etape 2. Nous allons construire S(t) comme la limite du semigroupe etAλ quand λ → ∞. Remarquons d’abord que etAλ = e−λt ∞ � (λ2 t)k Rλ (A)k k! k=0 , λ > ω, d’où on obtient l’estimation �etAλ �L(X) ≤ M e−λt ∞ � k=0 (λ2 t)k ≤ M exp(ωt), k!(λ − ω)k λ � 1. (5.5) Montrons que le semigroupe Sλ (t) = etAλ converge pour la topologie forte uniformément sur tout intervalle borné [0, T ]. En effet, pour x ∈ D(A), on a � 1 � d� Sλ (t)x − Sµ (t)x = Sµ (t − s)Sλ (s)x ds 0 ds � 1 � � = Sµ (t − s)Sλ (s) Aλ x − Aµ x ds. 0 En utilisant l’inégalité (5.5) et le lemme 5.8, on obtient pour x ∈ D(A) sup �Sλ (t)x − Sµ (t)x�X ≤ M T eCT �Aλ x − Aµ x�X → 0 t∈[0,T ] quand λ, µ → ∞. Comme D(A) est dense dans X, on conclut qu’il existe un semigroupe fortement continu S(t) tel que sup �Sλ (t)x − S(t)x�X → 0 t∈[0,T ] quand λ → ∞. Etape 3. Montrons que A est l’opérateur infinitésimal du semigroupe S(t). Soit x ∈ D(A). En passant à la limite quand λ → ∞ dans l’égalité � t Sλ (t)x − x = Sλ (s)Aλ x ds, 0 on obtient S(t)x − x = Donc, la limite � t S(s)Ax ds. 0 lim t−1 (S(t)x − x) t→0+ (5.6) existe et est égale à Ax. Il nous reste à montrer que si la limite (5.6) existe, alors x ∈ D(A). 34 Soit B le générateur de S(t). Alors pour λ ∈ ρ(A) ∩ ρ(B) on a (λI − A)D(A) = X = (λI − B)D(A), (λI − B)D(B) = X, d’où on conclut que D(A) = D(B) = (λI − B)−1 X. Etape 4. Montrons maintenant que le semigroupe est uniquement défini par son opérateur infinitésimal. Soient S1 (t) et S2 (t) deux semigroupes avec le même opérateur infinitésimal A. On fixe T > 0 et, pour u ∈ D(A), on définit la fonction f (t) = S1 (T − t)S2 (t)u. Alors d f (t) = S1 (T − t)(−A + A)S2 (t)u = 0, dt d’où on voit que f (0) = S1 (T )u = f (T ) = S2 (T )u. Ceci implique que S1 and S2 sont confondus; voir [Yos78] pour les détails. Etape 5. Montrons que la condition (5.4) est nécessaire pour que A soit l’opérateur infinitésimal d’un semigroupe. On sait déjà que la résolvante est donnée par la formule (5.2). Il s’ensuit que � ∞� ∞ Rλ (A)2 = S(t1 )S(t2 )e−λ(t1 +t2 ) dt1 dt2 � 0 ∞ � 0 r1 � ∞ = S(r1 )e−λr1 dr2 dr1 = r1 S(r1 )e−λr1 dr1 . 0 0 0 Par récurrence, on obtient n Rλ (A) = � ∞ 0 tn−1 S(t)e−λt dt. (n − 1)! Cette relation et l’inégalité (5.1) implique le résultat cherché. Démonstration du lemme 5.8. Soit x ∈ D(A). Alors �λRλ (A)x − x�X = �Rλ (A)Ax�X ≤ M (λ − ω)−1 �Ax�X → 0 quand λ → ∞. De plus, �λRλ (A) − I�L(X) ≤ M λ(λ − ω)−1 + 1 ≤ 2M + 1 pour λ � 1. Comme D(A) est dense dans X, on conclut que λRλ (A) → I pour la topologie forte quand λ → ∞. Il s’ensuit que pour tout x ∈ D(A), Aλ x = λRλ (A)Ax → Ax 35 quand λ → ∞. 5.3 5.3.1 Applications Equation de la chaleur On note H s = H s (Rd ) l’espace de Sobolev d’ordre s ≥ 0: H s (Rd ) = {u ∈ L2 (Rd ) : (1 + |ξ|2 )s/2 û(ξ) ∈ L2 (Rd )}, où û(ξ) désigne la transformée de Fourier de u(x). Considérons le problème (t, x) ∈ R+ × Rdx , ∂t u = ∆u, d x∈R , u(0, x) = u0 (x), (5.7) (5.8) où u0 ∈ H 2 (Rd ) est une fonction donnée. Soit A l’opérateur de Laplace avec le domaine D(A) = H 2 . Théorème 5.9. (i) L’opérateur A est auto-adjoint. (ii) Pour toute donnée initiale u0 ∈ H 2 (Rd ) il existe une unique fonction u ∈ C(R+ , H 2 ) ∩ C 1 (R+ , L2 ) vérifiant les équations (5.7), (5.8). Démonstration. (i) On note F : L2 (Rd ) → L2 (Rd ) la transformation de Fourier et F −1 son inverse: � (Fu)(ξ) = (2π)−d/2 e−ixξ u(x) dx, Rd � −1 −d/2 (F v)(ξ) = (2π) eixξ v(ξ) dξ. Rd Alors A = F −1 M−|ξ|2 F, où Ma = Ma(ξ) désigne l’opérateur de multiplication par la fonction a(ξ) avec le domaine D(Ma ) = {v ∈ L2 (Rd ) : av ∈ L2 (Rd )}. Comme M−|ξ|2 est un opérateur auti-adjoint et F est une isométrie, on conclut que A est auto-adjoint. (ii) Nous allons utiliser le théorème de Hille–Yosida. Montrons que �Rλ (A)�L(H) ≤ λ−1 pour λ > 0, (5.9) où H = L2 (Rd ). On a Rλ (A) = F −1 M(λ+|ξ|2 )−1 F pour λ > 0, (5.10) Il est évident que �M(λ+|ξ|2 )−1 v�H ≤ λ−1 �v�H pour λ > 0. (5.11) Comme F est une isométrie, la relation (5.10) et l’inégalité (5.11) impliquent (5.9). 36 D’après le théorème de Hille–Yosida, l’opérateur A est le générateur d’un semigroupe fortement continu S(t). La fonction u(t) = S(t)u0 appartient à l’espace C 1 (R+ , H 2 ) et vérifie les équations (5.7), (5.8). Montrons que la solution est unique. Si v ∈ C(R+ , H 2 ) ∩ C 1 (R+ , L2 ) est une autre solution, alors leure différence w = u − v est solution du problème (5.7), (5.8) avec u0 = 0. Il s’en suit que ∂t �w�2 = 2(w, ∂t w) = 2(w, ∆w) ≤ 0, �w(0)�2 = 0. On conclut que w ≡ 0, et donc u ≡ 0. Exercice 5.10. Etudier le problème de Cauchy pour l’équation des ondes: ∂t2 u = ∆u, u(0, x) = u0 (x), ∂t u(0, x) = u1 (x), (t, x) ∈ Rd+1 , x ∈ Rd , où u0 ∈ H 2 et u0 ∈ H 1 . Indication: Réécrire l’équation des ondes comme un système d’ordre 1 et utiliser le théorème de Hille-Yosida. 5.3.2 Equation de Schrödinger Considérons le problème (t, x) ∈ Rt × Rdx , ∂t u = i∆u, d x∈R , u(0, x) = u0 (x), (5.12) (5.13) où u0 ∈ H 2 (Rd ) est une fonction donnée. Théorème 5.11. Pour tout donnée initiale u0 ∈ H 2 il existe une unique fonction u ∈ C(R, H 2 ) ∩ C 1 (R, L2 ) vérifiant les équations (5.12), (5.13). Démonstration. D’après le théorème 5.9, l’opérateur A est auto-adjoint. Le théorème de Stone implique que les opérateurs eitA sont bien définis et forment un groupe unitaire fortement continu. Il s’ensuit que pour tout u0 ∈ H 2 la fonction u(t) = eitA u0 est solution du problème (5.12), (5.13). La démonstration d’unicité est tout à fait analogue au cas de l’équation de la chaleur. 37