ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livres I, VI et X Le bonheur et l

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ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livres I, VI et X
Le bonheur et l’action
Stage de formation continue des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles
Organisé du 19 au 20 novembre 2013 et du 15 au 16 janvier 2014
Matinée de travail collectif conduite par Vincent SULLEROT
Compte-rendu de Jeanne Szpirglas
Vincent Sullerot débute la séance par la présentation des livres I et VI de l'Ethique à
Nicomaque et des remarques portant sur l'ordre variable des chapitres de l'ouvrage.
L'introduction souligne le sens de l'éthique conformément à la distinction que propose
Paul Ricoeur entre l'éthique conçue dans une perspective téléologique et la morale
affirmée dans sa dimension prescriptive. L'éthique d'Aristote souscrit bien à cette
distinction, proposant une morale du « il faut » et non du « tu dois », habitée par la
reconnaissance de la contingence des choses et de la finitude des hommes. Cette
« philosophie des choses humaines » n'est pas toutefois dépourvue d'ambiguïté
puisqu'elle reconnaît la finitude tout en appelant à « s'immortaliser » autant qu'il est
possible, ambiguïté qui se retrouve dans la tension entre la vie éthique et la vie
contemplative.
Le premier texte étudié est extrait du livre I et traite du bien auquel tous les êtres
aspirent. De ce souverain bien – expression qui est un héritage des traductions latines,
en grec to ariston signifie le meilleur et met l'accent sur la comparaison – les conceptions
divergent mais il n'est pas un genre ou une forme séparée. La science du bien est donc
impossible mais aussi inutile pour bien faire car le bien ne peut être fait qu'en particulier
dans la production comme dans l'action. Selon un schème technique, il doit exister une
vertu ou une excellence qui permette à l'homme d'accomplir sa fonction propre :
l'activité de l'âme raisonnable.
La comparaison avec la production
Le texte est structuré sur une comparaison, et une spécification du domaine de la
production dont la norme est l'art, et du domaine de l'action qui est ici son objet propre.
La production a son effet en dehors de l'agent, l'action a son effet en lui-même ; elle est
intransitive. L'art concerne un devenir, or ce qui devient est affecté par la précarité et la
contingence. L'art est donc lié au possible. La rigueur semble bien nécessaire dans l'art
mais la production de l'artisan est comme modulée par le matériau auquel il faut
s'adapter. C'est à partir de cette nécessité de l'adaptation de l'artisan que la comparaison
devient analogie.
Peut-on penser une règle de l'action ?
Le livre I est émaillé de remarques de méthode et traite donc conjointement du bien et
de la façon dont discours et pratique doivent se régler sur la nature des choses, fut-elle
incertaine. De quelle précision est susceptible la philosophie pratique ? Parce qu'elle a
rapport à ce qui se produit le plus souvent et résulte de l'expérience, elle ne peut rien
déterminer avec nécessité. Mais la contingence du monde n'exclut pas des régularités
fréquentielles soit une forme de fréquence relative donc au fond de constance. On peut
donc
approcher
de
la
vérité
« d'une
façon
grossière
et
approchée ».
Méthodologiquement, la modalité se conserve des prémisses à la conclusion : de ce qui
est indéterminé, la règle aussi est indéterminé. La règle conserve donc une part
d'indétermination qui fonde l'approximation du discours mais non de l'action qui ne
supporte pas l'approximation. L'action suppose de descendre au cas particulier ultime,
infime, de faire consister la connaissance générale dans la reconnaissance de la
singularité des situations. Il y a bien un impératif de précision en ce sens, mais non d'une
exactitude mathématique. La précision s'applique notamment à l'identification du
moment propice ou kairos. Il sait guetter ce moment et ces circonstances qui « tombent
à pic ». Cette forme paradoxale de précision est également à l'oeuvre dans l'application
de la loi qui doit comme la règle de Lesbos, épouser les irrégularités pour produire un
tout ordonné. C'est en quoi consiste l'équité (cf intervention de J.M. Muglioni).
La culture
La culture est impliquée dans la formation du jugement : être cultivé c'est porter un
jugement qui tombe juste (Parties des animaux, livre I). Paradoxalement, l'éducation et
la culture sont requises pour renoncer au géométrisme et saisir la pluralité irréductible
des discours. L'homme cultivé sait ne pas tout confondre. Mais la généralité de la culture
générale ne peut résulter que de l'expérience de la vie, ce qui rend impossible aux jeunes
gens d'accéder à la sagesse pratique. S'ils ne peuvent posséder la prudence, la réussite
leur est ouverte dans les sciences abstraites qui ont affaire à des réalités séparées.
La prudence
La phronesis se rapporte à cette partie de la raison tournée vers l'action. Le désir est
l'instance motrice car la raison délibère mais ne meut pas. La prudence réalise donc une
synthèse pratique par où l'intellect désire ou le désir raisonne. La notion de volonté n'est
pas présente chez Aristote. C'est ainsi que le dernier moment de la délibération coïncide
avec le moment de l'exécution sans l'intermédiaire d'un vouloir. Les expressions « contre
son gré » et « à son gré » s'appliquent également aux animaux. C'est sans doute la
valorisation moderne de la liberté de la volonté qui a fait tomber la prudence en
désuétude. La prudence est une vertu active. « disposition accompagnée de raison
tournée vers l'action et qui porte sur les biens humains. » tournée vers le futur qui est
contingent.
Le prudent
Aristote invite à se tourner vers les exemples d'hommes prudents et notamment Périclès.
La prudence ne se comprend en effet que par l'homme prudent. La prudence n'est rien
en dehors du prudent. Ce dernier se fait en lui-même dépositaire de l'humanité qui se
constitue dans son acte et se distingue de l'habile qui sait agir conformément à ses
propres fins et tourner les situations à son avantage. Sa disposition à la vertu est
acquise, ce qui signifie que devenant interne au sujet, elle ne peut être oubliée. Elle ne
relève pas pour autant de l'application mécanique d'une règle.
2 Antoine LÉANDRI
La place de l'amitié dans l'Ethique à Nicomaque, Livres VIII et IX
L'éthique à Nicomaque présente un paradoxe : l'amitié parfaite, véritable, a pour objet la
vertu mais on aime aussi l'ami pour ce qu'il est. L'amitié consiste donc à aimer quelqu'un
pour ce qu'il est et/ou à aimer quelqu'un pour sa vertu.
Nature de l'amitié
Aristote parle de l'amitié comme d'une certaine vertu mais qui ne relève pas d'une
disposition. Le courage est par exemple une disposition dans la durée. Par deux aspects
au moins, il est difficile de penser l'amitié comme une disposition : elle suppose en effet
deux individus. Il s'agit donc d'un prédicat à deux places. Or comment acquérir une
disposition à deux ? Ensuite, on est ami en acte et non en puissance. Socrate avait tort
de réduire la vertu à un savoir mais il avait raison d'associer la vertu au développement
d'un certain type d'intelligence (livre VI). Les deux sont en effet étroitement liés,
entrelacés. L'habileté ou intelligence technique se transforme en phronesis sous l'effet de
la vertu (VI, 13), mais la vertu naturelle, sous l'effet de l'intelligence, se transforme en
vertu éthique. Chacune des deux est l'effet de l'autre. L'amitié est vertu si on est ce dont
on ne peut être séparé. L'amitié parfaite présuppose la vertu or comme toutes les
catégories se disent de la substance, toutes les catégories de l'amitié se pensent par
rapport à l'amitié parfaite qui en donne le sens directeur soit celui qui commande la
compréhension des autres sens. L'amitié parfaite surgit comme un événement dans une
vie. Mais la vie en société qui est nécessaire à l'acquisition des vertus éthiques, favorise
indirectement l'amitié parfaite.
L'amitié est vertu parce qu'elle n'a lieu qu'entre des hommes vertueux. Le Livre IX (9)
demande si l'homme vertueux a besoin d'amis. Il a besoin d'amis pour s'encourager à la
vertu, dans une relation spéculaire qui parachève sa vertu, de même que le plaisir
parachève la vertu sans en être la conséquence logique.
L'objet de l'amitié
Aime-t-on l'autre pour ce qu'il est ? Si on aime une personne pour ses qualités, on
n'aime finalement jamais personne, conclut Pascal comme une conséquence de la
présupposition d'un moi substantiel (Pensées, Fragment?). A moins de considérer par
quiddité ce que l'essence a de spécifiant, la socratéité de Socrate. L'amitié véritable ne
vise pas une qualité ni l'être même de l'ami. Comment comprendre dès lors que son
objet soit la vertu et l'articuler avec la proposition précédente ? Qu'est-ce qui permet de
dire qu'aimer un homme pour son être, c'est la même chose que l'aimer pour sa vertu ?
En premier lieu, c'est que la vertu est unificatrice. Elle unit d'une part et bien souvent les
vertus entre elles, elle unit également l'intelligence et le désir. Le méchant est
insaisissable. Le vertueux est proprement quelqu'un, et l'unité de la vertu fait de lui un
être tel que Etre et Un deviennent interchangeables. En second lieu, la vertu nous donne
de la stabilité. Le bonheur ne saurait être conçu sans cette durée ; il n'y a pas à
proprement parler d'instant heureux. C'est pourquoi la question se pose quant au
bonheur de Priam et la possibilité de le déterminer au terme de son existence. Cette
détermination ressortit d'une identité narrative, du récit qu'on peut faire de sa propre
vie. Aristote montre qu'il y a un moyen d'échapper aux aléas de l'existence et à l'aporie
3 de Solon : la vertu. Elle délie en effet notre bonheur des circonstances et se pérennise en
nous comme une seconde nature. Se trouve ainsi résolu le problème de Pascal : aimer
l'autre pour sa vertu, c'est l'aimer pour quelque chose d'inaliénable, d'inoubliable. La
vertu n'est pas oubliable parce qu'elle fait partie de soi. Mais ceci suppose un exercice et
une habitude qui en fassent non seulement une disposition acquise mais une disposition
irréversible. Du reste, on aime quelqu'un pour ce qu'il a fait de sa nature et non pour ce
que la nature a fait de lui.
L'amitié et individualité
Si c'est la vertu qu'on aime en chacun de ses amis, alors on rencontre en eux le même et
au lieu que l'amitié soit la rencontre de deux singularités, elle est la convergence de deux
vertus parfaitement rationnelles. De l'amitié à la philanthropie, la conclusion devrait être
bonne. Or l'amitié d'Aristote a pour objet l'individu. L'idée non de subjectivité mais
d'individualité est bien présente en Grèce et Arendt commente en ce sens la formule
d'Homère : les hommes sont appelés les mortels. Dans le monde homérique, les
hommes sont mortels parce que la naissance de l'un ne remplace pas la mort d'un autre.
La réalité individuelle est une réalité irremplaçable. Cette individualité se traduit par une
amitié envers soi-même ou amour de soi (philautia), dont la structure est identique à
celle de l'amour de l'autre. Personne ne choisirait de posséder tous les biens de la terre
au prix de perdre son identité. Si l'objet du désir n'est pas nous mais Dieu, il est inutile
de le désirer. Dieu peut être conçu comme la lumière qui nous éclaire ; nous sommes
alors des intellects patients. Les averroïstes pensent que ma singularité disparaît avec
moi et que c'est là la conception d'Aristote. Demeure ce qui n'est pas de l'ordre de
l'individualité. Mais le désir de l'homme ne peut pas se satisfaire de l'existence de Dieu
après notre mort. Nous sommes certes des êtres dont le propre est de posséder une
partie divine et nous devons en ce sens nous efforcer de devenir ce qui est autre en
nous. Mais cette divinisation ou immortalisation ne doit nous conduire à perdre notre
individualité et la vie éthique consiste précisément dans la reconnaissance de ce qui nous
échoie. L'identité personnelle n'implique pas l'identité substantielle mais la possibilité de
répondre : c'est moi qui l'ait fait ou c'est à moi de le faire. Ce n'est pas non plus une
question de singularité et c'est peut-être pourquoi la vertu désigne l'excellence qui m'est
propre et qui coïncide néanmoins avec ce que nous avons en commun. On retrouve la
différence entre l'essence de Socrate, son humanité et sa quiddité, la socratéité, qui est
une certaine façon d'accomplir la première. Il y a de la rétrospection dans la
détermination de la quiddité, d'où la question de Solon sur Priam. C'est le temps,
éventuellement lu à rebours, qui permet de passer du générique au singulier.
Sophia et phronesis sont les vertus qui correspondent à la vie contemplative et la vie
active, qu'il ne faut pas penser opposées. Il y a bien une tension entre l'ici et maintenant
de la vie éthique et une vie contemplative qui doit maintenir l'individualité.
4 Jean-Louis POIRIER, Sur l’acte volontaire,
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livre III, ch. 7
Compte-rendu de Vincent ALAIN
Références
Platon, Protagoras, 345d- 358d ; Gorgias, 467c (et suiv.) et 509e (et suiv.) ; Ménon, 77b
à 78, Les lois, livre 5, 731 (et suiv.), et livre 9, 860 d. .
Aristote, Éthique à Nicomaque, livre III, chap. 7 et livre VI, chap. 12, livre VIII, chap. 3 à
5. Sur le Syllogisme pratique: Éthique à Nicomaque, livre VII, chap 5, 1146 b et suiv.;
De anima, troisième partie, chap. XI, 435a-16 ; Mouvement des animaux, chap. 7, 701a
et suiv..
I. Fil conducteur
Aristote est aussi platonicien que Platon, peut-être plus. Le titre du chapitre 7 du livre III
discute donc un thème platonicien : « nul n’est volontairement pervers, ni malgré soi
bienheureux »1 . Cette citation n’est pas de Platon. Elle renvoie cependant à l’approche
intellectualiste de la vertu par Socrate. La vertu est une science. Faire le bien exige de le
connaître. Aristote ne s’inscrit pas en faux contre cet intellectualisme. Il en précise
l’analyse spécifique en entrant dans des détails que Platon n’examine pas. Il est donc
nécessaire de repartir de Platon.
II. La vertu comme science selon Socrate
L’occurrence la plus importante se trouve dans le Gorgias en 467b. Il s’agit d’établir que
le tyran ne fait pas ce qu’il veut. Il fait ce qui lui apparaît le meilleur. Cette thèse
deviendra la « formule » bien connue « des écoles »2 , nihil appetimus, nisi sub ratione
boni. Le problème est ici celui de la fin et des moyens. La volonté porte sur la fin et non
sur les moyens. Socrate en conclut que le tyran ne fait pas ce qu’il veut, si la fin
recherchée lui est désavantageuse. Le tyran est ignorant. Il ignore où se trouve son
avantage (Ménon 77d). Le tyran commet donc une erreur de jugement. Elle s’apparente
à une erreur de calcul. L’attrait du plaisir n’explique pas, comme le croît Calliclès, la
recherche par le tyran de la puissance et du pouvoir. Le comportement du tyran
s’explique uniquement par un jugement faux. Le tyran n’a pas compris que la toutepuissance représentait pour lui un dommage. La tyrannie ne relève donc pas de l’affect,
mais de l’intellect. Bref, l’ignorance est la cause de l’acte mauvais. Ce n’est pas une
pulsion qui nous pousse au mal, mais une analyse défaillante (Protagoras 358c). Aristote
rejette-t-il cette thèse en affirmant que le vice « dépend aussi de nous »3 ?
III. L’acte volontaire selon Aristote
Aristote reprend les analyses de Platon. Aristote est platonicien au sens où il reprend les
mêmes problèmes que Platon et il les résout en demeurant socratique. Aristote propose
1 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 7, 1113b, 15‐16. 2 Kant, K.p.V., V., A.K., 59. 3 Aristote, op. cit., III, 7, 1113b, 6‐7, trad. Tricot, p. 140. 5 donc une analyse encore plus intellectuelle des comportements humains. Il fait avancer
l’intelligence du problème jusqu’à son degré le plus extrême. Deux choses sont à relever
dans l’analyse d’Aristote : l’opposition de la liberté à la contrainte et le syllogisme
pratique.
a. La contrainte
Aristote ne se place pas au niveau des intentions, mais du résultat de l’action.
L’involontaire suppose deux déterminations : la contrainte et l’ignorance. L’action est
contrainte lorsqu’il n’y a aucun concours de l’agent. Or, il y a toujours un principe
extérieur. L’agent est toujours déterminé par quelque chose. Une action a donc toujours
des circonstances. Agir contre son gré, ce n’est donc pas agir nécessairement
involontairement. Ainsi, le marchand qui jette sa cargaison ne le fait pas de gaieté de
cœur, son acte est cependant volontaire. La liberté suppose le choix. Lorsque le bien est
choisi en connaissance de cause, il est intériorisé. Il est devenu mien. Or, L’ignorance de
l’avantageux rend-elle l’acte involontaire ? Aristote reprend l’analyse socratique de
l’ignorance. L’ignorance ne supprime pas l’imputation de l’action, mais elle fait excuse.
L’involontaire suppose donc à la fois la contrainte et le refus. L’acte est ainsi involontaire
lorsqu’il appelle le repentir. La liberté repose sur l’intériorisation du principe moteur. Le
syllogisme pratique permet d’en approfondir l’analyse.
b. Le syllogisme pratique
Le texte du De motu animalium (chap. 7, 701a sq.) présente le plus clairement le
syllogisme pratique. L’important est de comprendre que la mineure du syllogisme porte
le moment de la délibération ou de la réflexion. L’action irréfléchie, celle de l’homme
comme de l’animal, se passe de syllogisme. Il n’y a dans ce cas aucune représentation,
c’est le mouvement des animaux. Dans l’action réfléchie, par contre, ce n’est pas le désir
qui est moteur, mais la représentation de soi dans le syllogisme. Car, c’est avant tout
l’opinion qui détermine le désir. Ainsi, l’intempérant n’est pas emporté par ses désirs, il
suit une autre règle que celle de la tempérance. L’intempérance est donc bien une
ignorance. C’est la raison pour laquelle la bête ne peut pas être intempérante. Le
syllogisme pratique est avant tout une appropriation de l’acte. Il ne faut donc pas
interpréter la volonté dans un sens moderne. Le vouloir, c’est la compréhension. La
responsabilité passe par le savoir.
Conclusion
La vertu et les vices sont volontaires. Socrate n’a jamais dit le contraire. Cette analyse
aristotélicienne de l’acte volontaire ne s’oppose donc pas à la thèse nul n’est méchant
volontairement. Pour Socrate, le tyran n’est pas innocent. Socrate critique l’image de
toute-puissance attachée au tyran. Il y a là l’ébauche d’une doctrine de l’aliénation :
comment peut-on vouloir ce qu’on ne veut pas ? Pour Platon comme pour Aristote, le
savoir est une condition nécessaire de la vertu. Aristote toutefois complète en montrant
que cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il analyse alors les conditions du
volontaire, c’est-à-dire de la compréhension du bien. Cette compréhension de
l’avantageux a des degrés et ces degrés décrivent des niveaux de responsabilité. Dès
lors, pour Platon comme pour Aristote, sans intelligence, il n’y a pas de courage, ou bien
ce courage est celui des bêtes.
6 Pierre-Marie MOREL, Vertu et sociabilité dans l’Ethique à Nicomaque
Compte-rendu proposé par Juliette Ferrer
Dans son ouvrage The virtue of Aristotle’s Ethics (2009) Paula Gottlieb propose
une relecture de l’Ethique à Nicomaque à la lumière de « l’éthique de la vertu »
développée par Elizabeth Anscombe. Dans cette perspective, l’éthique aristotélicienne
permet de tenir une position intermédiaire entre le « formalisme kantien » (ou morale
déontologique) et l’utilitarisme inspiré de Mill (qui est un conséquentialisme). « L’éthique
de la vertu » insiste sur l’importance du caractère de la personne (êthos), les actions
étant l’émanation des vertus personnelles, des traits caractéristiques d’une personne.
Sans nier la pertinence de cette application de « l’éthique de la vertu » à l’éthique
aristotélicienne, Pierre-Marie Morel insiste sur le fait que, pour Aristote, la vertu n’a
d’effectivité que dans son accomplissement dans l’action. Or « l’éthique des vertus »,
telle que la propose P. Gottlieb, prend bien en compte l’action du sujet mais le souci
d’autrui y est présenté comme second (dérivé) par rapport au souci de soi : le souci de
sa propre réalisation morale doit précéder le souci d’autrui.
Pierre-Marie Morel propose de confronter les notions de vertu et de sociabilité
pour réfléchir à ce qu’il appelle l’« aporie de l’altruisme » : qu’est-ce qui me
conduit, dans la vertu, du souci que j’ai d’être une personne vertueuse, au souci
du bien d’autrui ? Puisque nous sommes en effet des « êtres politiques » et la
sociabilité nous est en quelque sorte naturelle, que faire de cette sociabilité
dans la culture de la vertu ?
Pierre-Marie Morel admettant que la conception aristotélicienne de la vertu apparaît
d’abord comme une théorie des dispositions personnelles, une activité de l’agent en vue
de son bien propre, il a commencé par rappeler quatre arguments qui soutiennent cette
thèse et qui expliquent que l’éthique aristotélicienne, en tant qu’éthique personnelle, ait
pu être réinvestie par les lectures de « l’éthique de la vertu ». Mais en rappelant
qu’Aristote insiste sur la communauté et les activités qui lient l’agent à autrui, PierreMarie Morel a choisi le statut de l’action comme fil conducteur de son exposé, en trois
temps, pour montrer que l’action implique un rapport immédiat, et non dérivé, à autrui
contrairement à la thèse soutenue par P.Gottlieb.
Pierre-Marie Morel a commencé son exposé par l’étude de l’identification du bien et du
bonheur dans le livre I de l’Ethique à Nicomaque pour montrer que, lorsqu’Aristote
commence par définir le bien en terme de bonheur personnel, ce n’est en fait qu’une
remarque préliminaire puisque, nos actions étant particulières, le bien ne peut trouver sa
détermination que dans un contexte d’effectivité pratique. Il a montré aussi qu’Aristote
définit paradoxalement
l’autarcie d’un point de vue relationnel et aboutit à une
détermination relationnelle du bien dans des actions effectives qui engagent autrui. Le
bien implique donc autrui dans une dimension pratique et collective. Ainsi, si l’homme est
bien l’auteur de ses actes individuellement puisque c’est ce qui fonde sa responsabilité, il
n’est pas le seul auteur de son propre bonheur.
Dans un second temps, Pierre-Marie Morel s’est efforcé de démontrer que la manière
dont Aristote présente la vertu montre que celle-ci implique autrui, au moins au titre de
paramètre nécessaire et irréductible, dans l’action vertueuse. Pierre-Marie Morel s’est
appuyé sur le livre II de l’Ethique à Nicomaque où l’on assiste à un glissement de la
7 définition de la vertu puisqu’à partir d’une analyse proprement psychologique de la vertu
Aristote va passer à une analyse plus directement pratique de celle-ci. Il a ainsi montré
que si l’on suit ce parcours de la définition on aboutit à une intervention de la prudence
et, avec elle, des conditions concrètes qui permettent d’atteindre le juste milieu et que
ceci implique qu’on prenne en compte un certain nombre de paramètres parmi lesquels le
rapport à autrui. Toutefois, pour P. Gottlieb, il ne s’agit que d’un rapport dérivé à autrui
et cela ne réinscrit pas véritablement autrui au sein de la problématique éthique
puisqu’autrui n’est qu’un des paramètres de l’action au même titre que le moment
opportun.
Pierre-Marie Morel s’est attaché à montrer, au contraire, dans le troisième et dernier
temps de son exposé, que la question de l’amitié, telle qu’elle est développée aux livres
VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque, permet de réinscrire la sociabilité dans la pratique
vertueuse. Pour le démontrer Pierre-Marie Morel a choisi le problème du naturalisme
comme voie d’accès à la problématique de l’amitié, pour se demander, si nous avons une
tendance naturelle à vivre avec nos semblables, si la sociabilité n’est pas plus originelle
que la vertu et si cela ne nous permet pas de tempérer l’idée selon laquelle l’éthique
aristotélicienne serait une éthique personnelle. Cette hypothèse étant insuffisante,
Pierre-Marie Morel s’est attaché à analyser l’analogie établie par Aristote entre la relation
à soi et la relation à autrui pour montrer que cette analogie concerne directement la
problématique morale puisqu’elle caractérise l’homme de bien dont la relation à son ami
est la même qu’à lui-même. Il a enfin rappelé qu’Aristote insiste moins sur le fait que
l’homme de bien s’aime lui-même mais plutôt qu’il faut qu’il s’aime lui-même et donc que
la relation bonne avec autrui ne peut être dérivée d’une relation à soi-même comme
donnée ou naturelle et qu’il n’y a de dérivation que fondée sur une conduite morale
élaborée.
Pierre-Marie Morel en a conclu que si l’éthique aristotélicienne n’a certes rien à voir avec
la doctrine de la vertu chez Kant ou avec l’utilitarisme conséquentialiste, elle ne peut
cependant être rapprochée de « l’éthique de la vertu », comme le propose P. Gottlieb,
qu’à condition de souligner que la vertu ne trouve de l’effectivité que dans l’action ellemême et que cette action suppose un rapport à autrui qui n’est pas seulement accidentel
ou secondaire.
8 Vincent SULLEROT : lecture des chapitres 6 et 7 du livre X de l’EN
Compte-rendu de Nicolas Novion - 15 janvier 2014, matinée
Cette partie du L. X ne conduit-elle pas Aristote à relativiser le bonheur proprement
humain auquel les vertus pratiques semblaient mener ? L’identification du bonheur
parfait et de l’activité contemplative n’exclut-elle pas les vertus éthiques de la vie
heureuse ?
1) Chapitre 6 : la nature du bonheur comme activité de loisir est précisée par une
comparaison avec l’activité ludique. Le bonheur est une certaine activité désirable en
elle-même, et non en vue d’autre chose. Une vie heureuse est une vie de loisir. Or, le jeu
semble désirable en lui-même. Mais si «nous avons besoin de relâche», c’est en vue
d’autre chose que le jeu. L’analyse d’Aristote insiste sur le repos et le délassement dans
le jeu, et son propos peut sembler manquer de réalisme (chasse et lutte, par exemple,
ne sont pas de tout repos). Le jeu est un acte qui procure un certain plaisir, et il peut
sembler se suffire à lui-même. Aristote insiste cependant sur ceci que le jeu est l’autre
de l’activité. Le jeu est un moyen en vue d’un certain type d’activité. L’enfant et le tyran
autonomisent le jeu, jouent pour jouer et non en vue d’autre chose que le jeu. Aristote
réfute une opinion : la vie la plus désirable serait celle consistant à jouer comme un
tyran, autrement dit à mener une vie de plaisir. Au contraire, il s’agit pour Aristote de
montrer que la valeur du jeu est relative à l’activité qui le précède et le suit. D’où
l’importance du kairos : il est bon de jouer quand on en a besoin, et dans une mesure
correcte, en vue d’une activité. On ne vit pas pour jouer, mais on joue pour vivre : le jeu
procure le délassement permettant de fournir le type d’effort (plaisant) nécessaire au
bonheur. Le jeu n’appartient pas au loisir, mais au travail, dont il est le contrepoint. On
remarque que l’homme d’Etat ne mène pas non plus une vie de loisir, dans la mesure où
son activité n’est pas autarcique. La cité est autarcique, mais l’homme d’Etat dépend des
autres. La question se pose donc de savoir si le spoudaios, lorsqu’il exerce les vertus
éthiques (qui sont des vertus politiques), mène une vie de loisir. Nous sommes
reconduits à la question suivante : en quoi consiste la vie parfaitement heureuse ?
2) Chapitre 7 : Aristote soutient que le bonheur parfait réside dans la contemplation, et
plus précisément dans une vertu : la sagesse. L’activité contemplative possède toutes les
caractéristiques du bonheur énumérées au L. I. En particulier, il s’agit d’un plaisir pur,
d’une pure activité qui se suffit parfaitement à elle-même. L’autarcie n’est en revanche
pas assurée par la vie politique, par le travail ou par l’exercice des vertus éthiques. En
effet, tous les hommes vertueux (sauf le sage) ont besoin des biens extérieurs pour
exercer la vertu. Le sage, au contraire, n’a pas besoin des biens extérieurs pour pratiquer
la sagesse. La contemplation n’a pas besoin de bien extérieurs pour s’exercer. Qu’en estil alors des «collaborateurs», seul bien extérieur que mentionne Aristote dans ce
chapitre ? L’homme parfaitement heureux a-t-il besoin d’amis ? Le vertueux a besoin de
contempler son ami, alter ego vertueux qui lui permet de se réjouir du spectacle de sa
propre vertu. Relativement à l’amitié, l’homme heureux (le sage) diffère-t-il de l’homme
vertueux ou de l’homme juste ? Quoi qu’il en soit, la vie politique, en tant que vie
vertueuse, semble entrer dans la constitution d’une pleinement humaine et heureuse. La
tension entre vie active et vie contemplative n’est pas résolue : faut-il vivre ces deux
vies (tout en sachant que la seconde a plus de valeur), ou faut-il vivre la seconde à
l’exclusion de la première ? Aristote relativise-t-il la vie éthique, ou bien l’exclut-il de la
définition de la vie parfaitement humaine ? Si «l’homme doit, dans la mesure du
possible, s’immortaliser», on peut se demander en quoi la contemplation peut s’identifier
au souverain bien humain. C’est comme si le propre de l’homme n’était pas humain. En
contemplant, l’homme s’identifie à la partie divine de l’âme. L’activité la plus heureuse
pour l’homme est paradoxalement celle par laquelle il semble perdre son identité
d’homme.
9 Anne MERKER : Aristote, Mortalité et Éthique, l’exemple insigne du courage
Compte-rendu de Jeanne Szpirglas
Anne Merker commence par préciser la nature de son approche philosophique ainsi que
ses choix de traduction. Le bien n'a pas la connotation morale qu'il a prise ultérieurement
et le terme, airesis, devrait plutôt être traduit par prise que par choix. La notion
aristotélicienne de proairesis renvoie à l'anticipation mentale de la « prise » de la fin et la
vertu est définie comme une disposition concernant la proairesis.
I- L'éthique selon Aristote
C'est Platon qui évoque l'ethos en l'associant à l'habituation (les Lois 792e). Aristote
forge le terme ethike. L'Ethique à Eudème assimile l'ethos au caractère : « la qualité de
ce qui dans l'âme n'est pas rationnel mais qui est capable de suivre la raison selon une
raison prescriptive » (II, 1220 b57). L'ethos est une certaine qualité du désir puisque le
désir est cette faculté de l'âme humaine capable de suivre ou de ne pas suivre la raison.
Mais tandis que chez, Platon, l'hétérogénéité de la raison et de l'irrationnel rend
indispensable la médiation de l'extériorité de la loi et de l'éducation, Aristote pense une
analogie entre les opérations du désir et celles de la pensée. Le désir produit deux
opérations : fuir, poursuivre. La pensée affirme et nie. Le désir sans logos affirme en
poursuivant : c'est bon ; et inversement. De la pensée rationnelle entre dans la désir
parce qu'on pense la fin et les moyens de l'atteindre. Il n'y a pas d'éthos sans désir donc
pas d'éthique sans désir. Or comme cet ethos existe chez les animaux, on doit aussi leur
reconnaître du désir soit une faculté désirante qui réagit à des impressions externes.
L'éthique de l'homme repose sur la relation du désir à la raison. Si l'être humain n'avait
pas de raison, il aurait encore de l'éthos en un sens affaibli. Ainsi la spécificité de l'être
humain, ce n'est pas la raison mais le fait de combiner du désir et de la raison. Parmi
tous les vivants qui vont de la plante jusqu'aux dieux - le dieu a de la pensée mais pas
de désir puisqu'il n'a pas de manque ; l'animal a du désir mais pas de penser - ce que
l'homme possède en propre, c'est cette conjonction des deux. Ce maillon qu'est l'être
humain, est l'entrelacement de deux autres maillons (le divin et l'animal) et c'est là que
se constitue la sphère proprement humaine de l'éthique.
Or il n'y a pas de désir s'il n'y a pas du manque, ce que dit la notion d'aporia, embarras,
impasse, privation de chemin. On ne peut pas emprunter le chemin qui pourrait nous
approvisionner ; selon un registre initialement commercial. Ce manque, Platon le décèle
dans l'existence même du désir (Discours d'Agathon dans le Banquet). Et la philosophie
se reconnaît comme la pensée du dénuement de la pensée, du manque de la pensée. Le
manque d'ailleurs concerne aussi bien les choses inanimées et signifie alors (endeia) être
en défaut par rapport à une perfection ou une plénitude. L'endeia se dit des êtres qui
n'ont pas atteint leur fin, qui sont comme la vie humaine aimantée vers une fin en tant
qu'ils ne la possèdent pas. De ce point de vue, il n'y a pas lieu d'opposer désir et
besoins : le besoin est la source d'où peut jaillir le désir. Mais Aristote se préoccupe
assez peu de remontée au-delà du désir ; il conteste d'autre part que le plaisir soit lié à
un manque.
Approche par les expressions linguistiques de l'injonction morale
Pour la pensée morale des grecs, l'injonction morale ne se dit pas prioritairement par le
devoir. La notion d'obligation n'est pas inexistante mais elle n'a pas la portée qu'elle a
prise depuis Kant. L'injonction prend sens par la condition de l'endeia, ce à quoi il faut
quelque chose : aux dieux, il ne faut rien. Le falloir découle donc de la faille. Obliger
signifie tenir quelqu'un dans une situation de dette, en faire son obligé dans une logique
de la dette qui marque la pensée morale grecque. Toutefois, l'éthique ancienne n'est pas
prioritairement fondée sur la relation à autrui et « falloir » est bien un impersonnel.
10 Chaque individu est en relation avec sa propre défaillance et à ce mélange d'être et de
non-être propre à l'être en devenir. Le bien est parfois exprimé par le beau comme dans
l'expression « c'est pas beau de mentir ». L'image désigne la beauté du comportement et
pour les grecs, il peut s'agir aussi de son éclat.
II- la tâche éthique
Le « il faut » oriente le désir dont le but, dit Platon, est de s'approprier l'objet, de réussir
la prise pour prendre ce que l'on désire. On peut ainsi voir toute l'éthique comme une
entreprise pour satisfaire le désir et en premier lieu déterminer l'objet de cette
satisfaction. Encore celle-ci ne supprime-t-elle pas le besoin d'être satisfait. Car le besoin
est une condition. Or cet objet qui promet une pleine satisfaction n'est autre que le bien.
Le Philèbe souligne l'autosuffisance du bien : le bien est ce qui se suffit à lui-même et ce
qui suffit à celui qui l'a poursuivi. Le bien de l'être humain s'y identifie au beau moral. La
vertu aristotélicienne se dédouble : elle est vertu en puissance ou vertu en acte ce qui
permet de dire que le bien de l'être humain est la vertu mais que la vertu ne coïncide pas
avec le bien de l'individu. La vertu met la chose dans son état d'excellence. C'est aussi
trouver le milieu, la médiété et s'en saisir comme l'âme d'Ulysse cherche, trouve et se
saisit de son genre de vie.
Le courage
Platon, dans le Lachès, établit une liste des courageux. Aristote commence l'étude des
vertus particulières par le courage selon une approche qui n'est plus extensive. Ainsi le
courage politique consiste à endurer les dangers à la guerre non pas seulement parce
que c'est beau de l'endurer, la loi y oblige et les chefs l'ont commandé. Aristote ressert le
courage sur le face à face avec la mort. C'est également une façon de prendre à rebours
l'opinion de son temps. Le courage conduit à l'absolue déprise de soi, d'où sa place
insigne dans le système des vertus. Mais seul en est capable l'homme vertueux qui fait
de la déprise, son airesis.
Jean-Michel MUGLIONI, L'équité au livre V
Compte-rendu de Jeanne Szpirglas)
La tradition présente souvent Aristote comme un empiriste et insiste sur son opposition à
Platon. Le passage sur l'équité semble à certains égards une reprise des Lois et du
Politique de Platon. L'équitable désigne l'homme de bien et l'équité n'a pas le sens qu'il a
pris dans notre droit positif. Au lieu d'une contradiction en effet, l'équité représente pour
Aristote la vérité du droit, ce dont témoigne la question de l'application de la loi aux cas
particuliers. Le pouvoir du juge se déduit de la nécessité même du jugement qui
subsume le particulier sous le général. Et l'absence d'automaticité de l'application des lois
justifie le pouvoir qui lui est accordé.
L'usage des termes
« Les choses qui semblent à tous bonnes, nous disons qu'elles sont bonnes » (X, 2).
Nous devons faire confiance au parler ordinaire ce qui n'équivaut pas à rechercher en
tout le consensus et pas davantage à ne se fier qu'aux opinions. L'usage commun de la
langue dit l'être des choses et c'est ce que doit reconnaître l'analyse métaphysique de ce
qui est. Les opinions peuvent être droites et il n'y a donc pas lieu de les mépriser ni de
dénier que les hommes puissent être sensés. La vérité est en effet l'élément même où
nous naissons.
11 La lettre et l'esprit de la loi
L'équitable signifie une bonté supérieure au juste si l'on entend par ce terme la
conformité à la loi. Il est un correctif de la justice légale. Doit-on en conclure que la
justice ait à être corrigée ? Cette correction introduit-elle de l'illégalité et est-elle une
façon de mettre en cause la loi ? La loi ne peut s'occuper que des cas qui se produisent le
plus souvent si bien qu'il n'y a pas de loi universelle stricto sensu. La cause en est à la
« matière des choses pratiques » (V, 10). Entre le particulier et le général, il y a une
distance infranchissable mais le particulier n'est pas pour autant indéterminable ou
insubsumable. Le médecin doit ainsi considérer le malade et sa façon à lui d'être malade.
Lorsque Kant pose l'universalité de la loi morale, il n'a pas en vue les cas mais la maxime
de l'action. Il s'agit de s'efforcer de vouloir non en individu mais en législateur. Mais Kant
se trompe dans sa lecture d'Aristote (Métaphysique de la vertu, §10). Lorsque survient
un cas en dehors ou à côté de la règle, on a le droit de corriger la loi et celle-ci ne vise
pas dans sa formulation une exhaustivité absolue. L'équité restitue l'esprit (dianoia) de la
loi soit l'intention qui a présidé à l'élaboration du texte. La correction de la loi en est alors
le comble et non le contraire. La nécessité d'un correctif a pour analogon la règle en
plomb de Lesbos dont la malléabilité permet d'épouser l'irrégularité de la rangée de
pierres pour produire un mur finalement régulier : « de ce qui est indéterminé, les règles
aussi sont indéterminées ». La souplesse de la règle garantit la rigueur de son
application ; elle permet de juger selon l'intention de la loi.
Qui est l'homme équitable ?
Après la question du jugement, suit une réflexion sur l'équité en tant que valeur. La
conformité à la loi ne fait pas l'homme juste car il est possible d'utiliser la loi à son profit
en en trahissant l'esprit. Par ailleurs, il n'est nul besoin d'ajouter à la loi l'indulgence
comme la Charis qui serait extérieure à la Diké. L'équité consiste à intégrer l'indulgence
dans le jugement en se rendant indulgent aux faiblesses des hommes. La rectitude du
jugement traduit par elle-même une bonne disposition à l'égard des autres, unissant
vertu intellectuelle et vertu morale. L'homme équitable est « favorablement disposé pour
autrui ». Ainsi, la moralité ne s'ajoute pas à l'intelligence comme quelque chose
d'extérieur. Le chapitre expose donc le passage du juste selon la loi au juste selon le
jugement, soit de l'extériorité de la loi à l'intériorité du jugement.
Le général et le particulier
Le juge est donc celui qui se met à la place du législateur. Mais cela suppose que le
législateur soit déjà un juge antérieurement à la loi, et que le rapport au particulier soit à
l'origine de la formation de la règle. Ce n'est donc pas la référence aux cas qui permet la
formation de la règle et l'universel est trouvé à même le cas. Un homme de jugement
n'est pas toujours capable de fonder la règle qu'exprime son jugement. Conformément
au mode ordinaire de penser, la règle n'est pas formulée préalablement au jugement qui
l'applique. Que les principes soient indémontrables n'implique pas qu'ils soient
irrationnels. La pensée appréhende le principe « d'une seule vue ». La règle droite est
donc celle que le prudent détermine, étant entendu qu'à la différence du raisonnement,
le jugement ne peut être séparé de celui qui juge. L'homme prudent qui sait juger, ne
généralise pas, il singularise au contraire, se rendant attentif à l'irréductible variété des
cas et s'efforçant de faire surgir le contrexemple. L'expérience permet ainsi de se
déprendre du général et elle exprime par là la vérité de l'empirisme. Chacun doit
l'effectuer pour son propre compte et les jeunes gens qui en manquent par principe,
doivent en rester à l'abstraction. Comment juge-t-on de son jugement ? Par un
sentiment. Comme dans le jugement esthétique kantien, ce que produit le jugement,
c'est le sentiment par lequel l'esprit prend conscience de sa propre activité.
12 Jean-Louis LABARRIÈRE, Vie pratique et vie contemplative chez Aristote
Compte-rendu de Thibaut Saint-Sauveur
Existe-t-il un conflit entre ces deux vies dans l'EN ? La conférence est en trois parties : le
point de départ (1) est un passage connu du livre X.8, qui peut sembler spectaculaire
mais qui l'est moins si on revient (2) au livre I.3 et I.7. On reviendra ensuite (3) au livre
X.7, un texte qui fâche les interprètes mais pas moi.
On peut se reporter au volume édité par Pierre Destrée : Aristote : Bonheur et vertus,
PUF, l'article « Comment vivre la vie de l'esprit ? » et le texte inédit sur le plaisir pris
dans la vie contemplative.
X.8 : il y a un conflit d'interprétation à propos du statut de ces derniers chapitres dans
l'EN. X.7,8 et 9. Que viennent faire ces chapitres sur la vie contemplative ? Comment
Aristote peut-il dire une chose si horrible : « pratiquons la vie contemplative » ? D'où le
conflit entre le livre I et X qui est un conflit entre :
A/l'interprétation inclusiviste : la vie contemplative n'exclue pas la vie pratique : l'idéal
de vie est une « vie mixte » (Gauthier/Jolif). Mais c'est en fait une notion romaine venant
de Macrobe)
et
B/l'interprétation exclusiviste : c'est bien la vie contemplative qu'il s'agit de mener.
Ce qui choque est qu'après avoir parlé de la vie pratique, Aristote dit qu'elle ne procure
qu'un plaisir de second ordre. Ce qu'Aristote veut dire est que la vertu contemplative
n'implique pas autrui. Elle ne remplit donc plus la définition de l'autarcie. La vie pratique
implique des choses humaines, donc non divines. Ces vertus pratiques impliquent le
corps (on n'est pas là dans les plaisirs pris par l'âme). Aristote est loin de la théorie du
plaisir chez Platon. La prudence est liée à la vertu morale.
Le cercle vertueux chez Aristote : il n'y a pas de prudence sans vertu morale et pas de
vertu morale sans prudence. Mais il n'y aucun cercle vicieux : par l'éducation la prudence
est acquise.
Il y a un lien très fort entre le vertu de sôphrosunè qui est vertu du caractère et la
prudence qui elle est une vertu intellectuelle. Il y a un lien étroit entre la sôphrosunè et
le phronèsis (bien plus qu'entre le courage et la justice) : Aristote suit Platon en pensant
que la grande affaire est la régulation des désirs, la tempérance ou (meilleure traduction)
la modération.
X.8 : ce passage a-t-il de quoi choquer les auditeurs d'Aristote ? Non. Car Aristote dit à
peu près la même chose dès le début de l'EN : chap I.3 (p . 43 de la traduction Tricot). Il
aborde le choix du genre de vie. Aristote n'invente rien ici. Quels sont les genres de
vie ? :
-La vie de jouissance (mais on va retrouver la jouissance dans la vie contemplative, là ce
sont les plaisirs de la vie corporelle, les plaisirs de la masse, « le monstre » comme dit
Platon)
-La vie politique
-La vie contemplative
Aristote a la République de Platon en tête : la bestialité, la flagornerie, la flatterie. Par
13 opposition on a les gens « cultivés » (bonne et saine éducation). Ils préfèrent l'honneur
(Platon dans le Timée) : la recherche des honneurs est préférable à la vie de porc. On est
au début de l'EN : la recherche des honneurs ne procure pas le bonheur. Premier
renversement : on mène la vie politique pour rechercher les honneurs et cette vie est
meilleure que la vie de porc. Mais on ne s'autodécrète pas les honneurs. Or dans la vie
politique ce sont les vertus qui sont mises en avant. Aristote soutient par exemple que
nul ne peut penser que Priam est heureux. Même s'il a tout perdu, Priam ne perd pas sa
noblesse d'âme. La vertu ne garantit pas le bonheur.
Cf I.6 : L'ergon propre de l'homme consiste à mener une vie conforme à la partie de
l'âme qui possède la raison (1098 a 15-16). La sophia est la vertu de la partie
intellectuelle de l'âme.
Dès le livre I Aristote balise l'avenir de l'EN : la vie théorétique. Il a déjà dit que la vie
politique et la vie des honneurs n'était pas l'idéal de vie. Le bonheur implique
l'autosuffisance.
X.7 : Il y a un problème du sens de « parfait » et de « autarcie » : Quand il dit que la
cité est autarcique il sait que la polis a un port. Platon, lui, ne veut pas de port. L'homme
heureux a besoin des biens extérieurs. Son autosuffisance, dans son action de pensée,
est dépendante de son action. La perfection ce n'est pas avoir besoin de rien. On ne peut
mener la vie contemplative si on a faim. L'autarcie est la maîtrise de son destin.
Il n'y a que la sophia comme vertu du nous qui peut prétendre au bonheur, ce n'est pas
la phronesis (cf Sarah Broadie, Ethics with Aristotle, Oxford University Press, 1991).
Aristote reprend un thème qui lui est cher et qu'il tient de la République IX : la
complétude du bonheur, le lien nécessaire entre ce type de vie et le bonheur qu'on y
prend, le plaisir pur et le bonheur stable du sage (cf aussi dans le Philèbe).
Il y a deux passage de la Métaphysique importants ici : λ 7 1072 b 14-16 : ce principe
est une vie comparable à la plus parfaite qui nous soit donné. Et λ 7 1012 b 24-26 : si
donc cet état de joie, dieu (Tricot met un grand D mais ce n'est pas cela. Quand on dit
« dieu » personne ne sait, chez Aristote, ce que c'est) l'a toujours cela est admirable.
L'homme a pour modèle la vie du dieu. Les humains peuvent le vivre mais pas tout le
temps, c'est impossible. Notre corps se fatigue. Cela implique la notion de charis : joie.
On se réjouit dans les plaisirs intellectuels et spirituels : X 1174 b 19-23, et X 1175 b 36
puis X 1175 a 29.
Aristote soutient que les activités sont accrues par les plaisirs qui lui sont appropriés.
Ceux qui prennent plaisir à la géométrie par exemple. On trouve une notion de plaisir
intellectuel qui repose sur la charis (joie, jouissance). Dans le chapitre 5, Parties de
animaux, Aristote cite Héraclite : ceux qui se tourneront vers les objets de la nature
auront beaucoup de joie. A l'intérieur de ces plaisirs intellectuels il faut distinguer les
plaisirs spirituels : les plaisirs noétiques, plaisirs de l'intellect, de la pensée et de
l'intelligence. L'activité du noûs est la plus haute. L'activité selon la sagesse « tout le
monde le reconnaît » (ce n'est pas si certain).
La vie théorétique n'est pas une vie d'étude mais plutôt la persévérance dans son être.
Aristote dit que le sage, un peu comme un dieu, jouit de son savoir. Puisqu'il prend
plaisir il va réussir. L'activité du sage n'est pas l'apprentissage d'un savoir, la
contemplation de son savoir. Il s'extasie du spectacle du monde. Il prend plaisir à ce qu'il
fait. Ce n'est pas la vie monastique ou la vie de celui qui se fouette. Cf p. 511 de Tricot,
argument 6. L'homme sage, s'il est assez pourvu de biens et même s'il est laissé à luimême, garde la capacité de contempler (au contraire de celui qui mène une vie
14 pratique) : c'est en ce sens qu'il est autosuffisant. Seule la vie de contemplation permet
le plaisir d'exercer cette vie là. L'homme heureux a besoin d'amis, il ne peut faire
autrement (il a besoin de compagnons car les compagnons peuvent s'aider dans leur
amour du savoir). La vie contemplative est une fin en soi, c'est la seule à être aimée
pour elle-même, elle ne produit rien en dehors de l'acte de contempler. La vie pratique
n'est pas en vue d'elle-même et les actions pratiques ne sont pas réellement
autosuffisantes.
Les arguments 7 et 8 (p. 512 de Tricot) sont ceux qui fâchent le plus. Dans le Théétète
chez Platon (et c'est pareil chez Plotin) : « s'immortaliser ». Faut-il chercher à vivre cette
vie ? Aristote pense que c'est une vie possible mais seulement par moment. L'étincelle de
dieu en nous. Ce n'est pas un écrit de jeunesse, il n'y a pas de raison de dire cela. Le
bonheur le plus haut sera de mener la vie selon cet élément divin en nous : le noûs. La
vie qui ne mènerait pas cette vie vivrait la vie d'un autre : ce qui serait propre aux être
humains est qu'ils ne seraient pas qu'humains. La seule chose qui nous différencie des
animaux est le noûs. Aristote maintient toujours la frontière entre les animaux et
l'homme. Il précise que les animaux politiques mènent ensemble une vie une (il y a une
unité d'action des animaux politiques, ce qui n'est pas le cas des animaux grégaires :
ruche ou fourmilière). Le noûs et le logos sépare l'homme des animaux. Les plaisirs de la
pensée sont propres aux être humains, mais ils partagent avec les animaux les plaisirs
corporels.
On a besoin des cortèges des biens extérieurs (p.517 Tricot) pour vivre mais pas pour
contempler. Mais l'idéal n'est pas une vie de moine ou de lamas. D'ailleurs le vote était
obligatoire à Athènes. Vie mixte peut-être, vie alternative (quelquefois on participe plus
pratiquement, d'autres fois c'est plus contemplatif). Aristote sait que cette vie est
extrêmement difficile. On ne peut la mener de façon continue.
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