MORALE ET NORMATIVITE EN SOCIOLOGIE Eléments sur les

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ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
MORALE ET NORMATIVITE EN SOCIOLOGIE
Eléments sur les métamorphoses d’un objet
Régis CORTÉSÉRO
Appréhendée dans la perspective de l’installation des sociétés occidentales dans la
modernité par les sociologues « classiques », l’interrogation sociologique sur la morale a
fait l’objet d’une attention renouvelée au cours des deux dernières décennies, dans un
contexte de discrédit et de perte de confiance dans les schémas analytiques accolés au
triomphe de la Raison moderne. Cet article propose la chronique de cette mutation, en
resituant les changements de paradigme dans une histoire à la fois intellectuelle et sociale.
Mais il présente également une ambition critique et prospective, et tente de tirer les
enseignements des limites des approches contemporaines pour baliser le chantier d’une
possible sociologique de l’expérience morale.
Appréhendée dans la perspective de l’installation des sociétés occidentales dans la
modernité par les sociologues « classiques », l’interrogation sociologique sur la morale a
fait l’objet d’une attention renouvelée au cours des deux dernières décennies, dans un
contexte de discrédit et de perte de confiance dans les schémas analytiques accolés au
triomphe de la Raison moderne. Comment décrire ces mutations ? Quelles critiques et
quelles voies de dépassement ces renouvellements de perspective appellent-ils ?
Longtemps, les faits de valeur ont paru commander « du dehors », par un projet
moderne se réclamant de la Raison. Certaines sociologies ont cherché dans un social
réifié la source de valeurs qui conduiraient la société vers l’accomplissement de sa
rationalité propre à mesure que le processus de socialisation pénétrerait plus au cœur
de l’individu. D’autres ont renversé cette perspective, en dénonçant l’arbitraire de
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valeurs masquant et légitimant des intérêts sociaux partiaux, et entravant l’avancée des
sociétés vers l’horizon d’une rationalité morale authentique.
Aujourd’hui, la Raison a perdu sa centralité dans la pensée sociale, la société est
devenue pluraliste et les acteurs ordinaires font l’expérience de l’incertitude des valeurs.
Les perspectives classiques entrent en crise : le Juste et le Vrai cessent d’être définis d’en
haut, et la résolution des problèmes éthiques est de plus en plus conçue comme une
activité intrinsèque à la vie sociale elle-même. Nous proposons l’hypothèse que le
développement actuel d’une sociologie de l’éthique et des sentiments de justice prend
note de cette mutation et repose sur une vision des valeurs comme immanentes, comme
le produit de l’action et des rapports sociaux. Une première tendance tente de suivre les
formes ordinaires de construction d’une morale universelle : comment un principe
d’universalité est-il énoncé et mis en œuvre par les acteurs ? Une seconde tendance
développe une sociologie pragmatique de l’expérience morale contemporaine, où les
valeurs sont conçues comme des réponses, individuelles ou collectives, aux problèmes
de la vie pratique et à la nécessité d’accéder à une vie digne.
Ces deux tendances reconduisent assez largement dans le champ de l’analyse
sociologique l’opposition entre communautarians et liberals dans le domaine
philosophique. Le deuxième temps de notre argumentation consistera à réfuter cette
opposition car elle mutile l’objet : les principes universalisables et les orientations
culturelles sont co-présents dans l’expérience morale concrète. On explorera certaines
solutions de compromis en pointant leur limite principale : celle de surévaluer la
réciprocité de perspective entre le Juste et le Bien. Une sociologie de l’expérience morale
devrait au contraire partir des contradictions entre ces deux pôles pour décrire et
analyser le travail des acteurs et des institutions, contraints de construire des
agencements moraux circonstanciels, fragiles et provisoires.
1. LA MORALE AU CŒUR DE LA SOCIOLOGIE
La question de la morale est au cœur de la sociologie classique. Les pères fondateurs
placent la Raison au centre d’une analyse de la société indissociable d’un projet de
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réforme visant à prévenir les périls de l’entrée dans la modernité. Et lorsque le projet
moderne s’essouffle, le cadre conceptuel de la sociologie classique entre en crise.
1.1. La morale, la modernité et la Raison.
Les sociologues classiques partagent une interrogation inquiète face à la crise morale
engendrée par l’entrée dans la modernité et lui cherchent des issues (Honneth, 2006).
Leurs travaux convergent vers le constat d’une modernité rationaliste défaisant les
formes de relation, d’échange, de pensée qui avaient assurées la cohésion des sociétés
d’ancien régime. Mais ils refusent les réponses conservatrices ou réactionnaires. Plutôt
que de rejeter la modernité, de prôner un retour aux fondements perdus de la
communauté et de la religion, les classiques ont tenté d’identifier dans la modernité ellemême les prémisses d’un nouvel ordre. Le projet moderne affirmait que la Raison
Universelle s’imposerait comme le fondement d’un accord renouvelé entre l’homme et
l’ordre du monde révélé par la science (Touraine, 1992). Et les classiques ont voulu
placer cette Rationalité au fondement de la cohésion morale de la société.
Aux yeux des classiques, la modernité ne détruit pas simplement l’ordre ancien. Elle
fournit également un nouveau garant de l’ordre social, externe à celui-ci, opérant à partir
du principe général d’une Raison Universelle appelée à ordonner la vie sociale depuis
une position en surplomb. La modernité produit une morale nécessaire fondée sur la
Raison. L’éthique religieuse est ainsi lancée, selon Weber, dans un vaste processus de
rationalisation qui s’enracine dans le judaïsme et culmine avec l’ascétisme protestant
intramondain, où la quête du salut appelle tout à la fois l’organisation rationnelle de la
société et l’essor du capitalisme naissant (Ladrière, 2001c). Pour Simmel, une « culture
objective » associant la liberté personnelle, le « règne de l’intellect », la formation d’une
mentalité calculatrice, rationnelle et « blasée », règle désormais des interactions
urbaines devenues plus abstraites et impersonnelles (Simmel, 1990 [1903]). Les formes
de régulation morale se défont des liens personnalisés, ignorent la prise en compte des
personnes, et la morale associe de plus en plus « justice formelle et sévérité
impitoyable » (ibid. : 63). « L’aide au pauvre », notamment, n’est plus une fonction du
groupe primaire, adopte « le point de vue objectif » et vise à défendre l’intérêt général de
la société plutôt que la personne pauvre en tant que telle (Simmel, 1998 [1908]). Pour
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Elias, la montée des interdépendances et la proscription légale des violences
interpersonnelles sont même au principe d’un « processus de civilisation ». Elles
imposent aux individus un contrôle raisonnable de leurs pulsions qui finit par forger
leur « surmoi ». Ils deviennent ainsi d’authentiques sujets moraux, rompus à la
tempérance et à l’examen rationnel des situations, et capables d’appréhender autrui
comme un sujet défini par ses intentions (Elias, 1973, 1975).
Contrairement à une idée répandue, ce regard sur la morale n’est pas relativiste1. Le
sociologue doit savoir distinguer le « normal » du « pathologique » (Durkheim, 1990
[1937]). Et la tradition sociologique s’inscrit largement dans le prolongement critique de
la conception Kantienne d’une morale universaliste et impérative (Ladrière, 2001b)2.
Alors que chez Kant, la Raison fonde la loi morale, ce fondement se déplace du côté de
l’autorité « sacrée » de la société et de la conscience collective chez Durkheim
(Durkheim, 1975 [1893]). Mais cette autorité n’a rien d’arbitraire car les formes sociales
appellent des formes morales nécessaires : « Il n’y a pas de forme d’activité sociale qui
puisse se passer d’une discipline morale qui lui soit propre » (Durkheim, 1922 : 35). Ces
formes nécessaires de la morale, on le sait, sont décrites par les sciences sociales qui les
rapportent aux réalités objectives des interdépendances et des solidarités sociales. Cette
ambition fondationnaliste de la sociologie se manifeste encore lorsque Lucien LévyBruhl (1903) propose de délaisser la question des fondements philosophiques de la
morale au profit d’une « science des mœurs » capable de fonder, à terme, un « art moral
rationnel » : les Durkheimiens accueilleront avec une approbation distanciée cette
œuvre coupable, à leurs yeux, de délaisser le projet de fonder scientifiquement, avec les
outils de la sociologie, une morale universelle (Merllié, 2004).
Ce rationalisme de la sociologie classique fonde également les perspectives critiques
développées par plusieurs traditions théoriques. Si la modernité rationaliste porte en
elle les germes de sa propre morale, alors les « pathologies » du social et les crises se
présentent comme autant de mises en œuvre défaillantes ou perverties de la Raison
dans la vie sociale (Honneth, 2006a). Pour Weber, la “rationalisation des images du
monde” à l’œuvre dans l’histoire de l’occident conduit à l’extension de logiques d’action
relevant de la rationalité axiologique. Mais à terme cette Raison Pratique finit par
s’abolir d’elle-même, lorsque la rationalité expulse l’éthique hors du champ des
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pratiques sociales, et qu’une “cage de fer” vient corseter le monde moderne (Ladrière,
2001c). La tradition hégélo-marxiste développe une critique du capitalisme associant
celui-ci à une perversion de la poussée rationalisatrice de la modernité. Pour Marx, le
capitalisme « aliène » le travail alors que celui-ci constitue le levier essentiel de
l’accomplissement humain. A sa suite, la théorie critique et l’école de Frankfort décrit les
« pathologies sociales » comme le résultat de situations sociales où les progrès de la
raison sont entravés ou interrompus par l’organisation capitaliste – les progrès de la
rationalité étant conçus comme la condition d’une vie bonne ou réussie (Honneth,
2006b). De façon assez proche, la théorie critique de la culture proposée par Pierre
Bourdieu décrit comment la raison universelle est confisquée par des catégories sociales
dominantes qui la détournent à leur profit, l’auteur proposant que les intellectuels
portent la contestation au nom d’un « corporatisme de l’universel » visant
« l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (Bourdieu, 1992).
Les classiques, par delà leur diversité, se rejoignent ainsi autour de l’image d’une
société moderne se dotant, progressivement, d’une morale universelle et rationnelle –
les crises et les pathologies observables signalant des perturbations de cette évolution.
1.2. Une « nouvelle crise morale »
Les raisonnements de la sociologie classiques placent les sources de la morale à
distance de la socialité, dans une sphère autonomisée identifiable à celle de la Raison. Ce
« modèle » classique a aujourd’hui largement perdu sa force en raison d’expériences
historiques et intellectuelles qui ont rendue peu crédible, ou suspecte, l’image d’un foyer
unique créant, à distance du social, des valeurs universelles. Les sociologues
contemporains sont en effet confrontés, à partir de la deuxième moitié du XXième, à une
seconde « crise morale », comparable, par les invalidations conceptuelles qu’elle inspire,
à celle qu’avaient affrontée les classiques. Pour la présente discussion, on peut isoler
trois dimensions de cette crise.
La première est la remise en cause de l’idée de progrès, et du modèle de rationalité
qui la soutenait (Touraine, 1992). Les atrocités des deux guerres mondiales et la montée
des périls écologiques ont instillé un doute profond quant à la capacité de la Science et
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de l’organisation rationnelle de l’activité humaine de constituer par eux-mêmes des
vecteurs de progrès moral. Dans la pensée sociale, le pessimisme wébérien connaît une
extension importante : la rationalisation creuserait la tombeau de la morale (Bauman,
1994, 1999). Nombre de travaux, à la suite de ceux d’Hannah Arendt (2002 [1951])
tendent à identifier les totalitarismes du XXième siècle et la généralisation de la
rationalité instrumentale, tandis que d’autres décrivent les camps de la mort comme des
émanations monstrueuses de la rationalité moderne elle-même (Bauman, 2002). La
multiplication des périls industriels, sanitaires et climatiques a érodé l’optimisme
modernisateur au profit d’une interrogation inquiète sur les conséquences du progrès
(Beck, 2001 [1986], Giddens, 1994 [1990]). Dans ces conditions, le cœur du projet
sociologique des classiques, visant à conceptualiser la formation d’une nouvelle morale
sociale sur les prémisses de la rationalité moderne, se trouve fortement fragilisé.
La seconde dimension correspond à une crise intellectuelle des modèles classiques,
de plus en plus fréquemment accusés de valider scientifiquement des représentations
partiales, historiquement et géographiquement situées, de la vie sociale. Les sociologies
morales développées par les pères fondateurs se réfèrent toutes à des conceptions
fortes, substantielles, du Bien et du Juste : la « vie bonne » se trouverait du côté du
travail créateur selon Marx ; elle impliquerait, selon Durkheim, la soumission éclairée,
« civique », des individus aux devoirs que leur impose leur appartenance à la société…
Avec la montée en puissance des mouvements de décolonisation, ou encore des
approches post-modernes et déconstructionnistes dans les sciences humaines, ces
« concepts forts » du Bien apparaissent du plus en plus comme la généralisation de
conceptions conditionnées par des cultures particulières. Si, pour suivre Foucault
(1971), tout, dans le monde social, est construit, si l’expérience est toute entière le
produit de catégories discursives arbitraires, alors toute essentialisation d’un ensemble
quelconque de « besoins humains » devient abusive. Lorsque même les corps et les
genres sont conçus comme des constructions sociales (Foucault, 1976, Butler, 2005
[1999]), alors l’horizon de l’accomplissement humain ne peut plus être défini a priori. Et
le projet classique de la sociologie apparaît de plus en plus comme une pure idéologie
(Wievorka, 2000).
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Le sujet moral de la sociologie classique intériorise des normes et des valeurs censées
le rendre libre car elles s’adossent à la Raison et au Progrès. La troisième dimension de
la nouvelle crise morale survient lorsque l’acteur cesse de jouer ce jeu, lorsqu’il refuse
de placer sa vie au service d’un dessein supérieur appelant l’accomplissement d’un
progrès universel (Donzelot, 1984). Durant la seconde moitié du 20 siècle, la crédibilité
des « grands récits » du projet moderne s’essouffle (Lyotard, 1979). Les grands cadres
moraux univoques et surplombants de la société industrielle se désagrègent au profit
d’un individualisme expressif accolé à un nouveau pluralisme des valeurs (Bellah et al.,
1996 [1985]). Nos sociétés entrent dans une ère de polythéisme moral et de
diversification des aspirations et des styles de vie, où les programmes de socialisation ne
peuvent plus s’adosser à un corps de valeurs « sacrées », cohérentes et unifiées (Dubet,
2002), où les « sujets » à socialiser exigent de prendre leur part au processus social de
construction de leur personnalité (Dubet, Martuccelli, 1996, Pugeaut-Cicchelli, Cicchelli,
Ragi, 2004), et où chacun entend être reconnu dans sa différence, individuelle, culturelle,
sexuelle… (Wieviorka, 2001).
La situation du sujet contemporain s’oppose alors terme à terme à celui de la
sociologie classique. Ce dernier était institué par un travail de socialisation, accompli par
des institutions (églises, écoles) se réclamant de valeurs intangibles car fondées sur des
« au-delà » religieux ou métaphysiques (la « Raison Universelle»). Et la pérennité de
l’ordre social s’en trouvait garantie - pour le meilleur affirmaient Parsons et les
fonctionnalistes, pour le pire répondaient les tenants des approches critiques. Lorsque
les valeurs éclatent et s’annulent réciproquement, lorsque s’ouvre l’éventail des choix de
vie possibles et légitimes, le sujet se trouve au contraire renvoyé à lui-même. Il ne peut
plus s’en remettre à des principes déjà-là, ni à aucune règle déjà constituée, qui
s’imposeraient en raison de leur autorité intrinsèque. Il se trouve contraint de
déterminer, seul ou avec ses pairs, ce qui est juste ou injuste, ce qui est ou non
souhaitable de faire dans les situations sociales qu’il traverse, ce qui est profitable ou
nuisible à lui-même ou à autrui (Bauman, 1995).
Ces diverses dimensions de la nouvelle crise convergent vers une mise en cause
radicale de la « solution moderne » que les classiques avaient tenté d’opposer à la crise
morale de leur temps. Il semble peu probable, aujourd’hui, qu’un nouveau salut
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advienne de la rationalité des lumières, tant du côté des sujets - désormais hostiles à
tout corsetage de leur subjectivité au nom de principes transcendants - que des
énoncées théoriques, sur lesquels pèse l’hypothèque d’une modernité négative engagée
dans une spirale autodestructrice. Cette conjoncture intellectuelle marque en
profondeur la pensée sociale actuelle, qui y répond selon deux grandes stratégies.
La première définie la situation actuelle en terme de crise. Les peintures de la société
placent au premier plan le délitement des attitudes morales, l’avènement d’un
individualisme consumériste sans repères, la monté du crime répondant au
desserrement du contrôle social… Rien ne semble faire barrage à ce que Daniel Bell
(1979 [1973]) désignait comme des « contradictions culturelles du capitalisme », qui ne
sont pas sans rappeler l’image d’un déclin généralisé de la civilisation.
Une autre option consiste à reprendre le flambeau des classiques et à chercher
comment la situation sociale actuelle, considérée dans sa singularité historique, contient
en germe les voies de sortie de la crise par laquelle elle se donne à voir. Le projet d’une
sociologie du sujet développé depuis le milieu des années 80 par Alain Touraine peut
aisément être rangé sous cette catégorie et en fournit en tout cas un bon exemple. Pour
Touraine, une éthique du sujet se substituerait aux moralités rigides de l’ère industrielle.
Le modèle culturel actuel valoriserait précisément la capacité d’initiative plutôt que
l’application d’un programme culturel incorporé, prolongeant de la sorte, sur le plan des
principes éthiques, la condition contemporaine d’un acteur social contraint de se
conduire en sujet de ses choix moraux (Touraine, 1997).
Il reste que cette formulation énonce un problème davantage qu’elle ne définit une
solution, car cette « éthique du sujet » n’informe pas directement l’action. Elle invite à
délaisser l’approche des classiques où la morale « objective » s’impose au social, au
profit d’une perspective plus attentive au travail de la société et des acteurs, et où la
morale et les normes se forment dans l’action, au cœur du social. Elle balise de la sorte le
programme de recherche: non plus suivre des mécanismes d’intériorisation, mais
décrypter et interpréter le travail des acteurs pour trouver des solutions et produire des
réponses face à la complexité de chaque situation, et face à leurs propres doutes et
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dilemmes moraux. Dans une large mesure, c’est à cette tâche que les sociologies
contemporaines de l’éthique et des sentiments de justice se consacrent.
2. SOCIOLOGIE DU JUSTE OU SOCIOLOGIE DU BIEN ?
En réponse à la « crise » de l’idée de progrès et au soupçon de partialité pesant sur
toute construction normative, les travaux récents délaissent la référence à un « concept
fort » de l’éthique ou de la justice. Les constructions anthropologiques assignant
d’emblée des buts à l’accomplissement humain deviennent rares, et les auteurs
contemporains préfèrent s’interroger sur les formes immanentes de la morale. Alors que
les classiques voyaient dans la Raison un foyer d’autorité intrinsèque qui viendrait
s’imposer aux acteurs, les auteurs contemporains entendent au contraire, au travers de
conceptualisations plus procédurales que positives, suivre la genèse sociale de la
normativité. Ils cherchent à saisir comment celle-ci se forme dans la trame de la socialité,
dans l’action d’acteurs sociaux concrets cherchant à résoudre les problèmes normatifs
qu’ils rencontrent, alors que les classiques décrivaient des acteurs guidés par des
normes et des valeurs intériorisées.
Les perspectives récentes sur la normativité apparaissent cependant fortement
clivées. Deux tendances se dessinent. La première reconduit l’approche “impérative” de
la philosophie morale et tente de suivre la construction ordinaire, émergeante, d’une
morale universelle : comment un principe d’universalité est-il saisi et mis en œuvre par
les acteurs ? La seconde s’inscrit dans une tradition Aristotélicienne affirmant la priorité
du Bien sur le Juste. Elle se développe sous la forme d’une sociologie pragmatique de la
morale, où les valeurs sont conçues comme des réponses, individuelles ou collectives,
aux problèmes de la vie pratique3.
2.1. La perspective impérative : la construction ordinaire des jugements de
justice
Cette première tendance reste sans doute la plus proche de l’ambition des classiques
car elle cherche à maintenir un lien fort entre la rationalité des acteurs et leurs
jugements moraux. Elle s’inspire de Kant et cherche à maintenir la double hypothèse que
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les questions morales sont susceptibles de vérité, et qu’elles renferment une force de
contrainte intrinsèque liée au caractère impératif de toute proposition fondée “en
raison”. Elle s’inscrit également dans une filiation critique aux travaux fondateurs de
Homans (1974), qui liait la rationalité des acteurs et leur préférence pour un principe
d’équité.
Elle s’écarte cependant de la démarche des classiques en développant une image plus
« cognitive » et procédurale des rationalités à l’œuvre : la Raison ne définie pas a priori
une monde juste et bon au regard duquel le monde réel devrait être rapporté ; elle
constitue plus modestement un outil au moyen duquel les acteurs sociaux jugent et
délibèrent au sujet des situations concrètes où ils évoluent. L’influence de Rawls est ici
fondamentale. Certes, les sciences humaines et sociales ont souvent dénoncées la
dimension fictive et irréaliste de la situation de méconnaissance originelle d’acteurs
placés sous un « voile d’ignorance » (Boudon, 1995, Elster, 1994). Mais la plupart des
auteurs s’accordent aujourd’hui sur une conception du Juste défini non pas comme une
« substance » déjà-là, mais comme le fruit d’un processus de délibération conduisant à la
formation d’un accord rationnel, à l’image de l’élaboration du contrat social mis en scène
dans la Théorie de la justice. La rationalité des acteurs intervient en tant que capacité
critique à négocier les termes du contrat social et à valider celui-ci dès lors qu’il répond
à une contrainte de « généralité », dès lors qu’il semble « universalisable », acceptable en
principe par tous.
En conséquence, les perspectives de recherche se sont concentrées autour de l’étude
des questions de justice et des « « conduites relatives à la justice dans la vie réelle »
(Elster, art. cit. : 84). La mise en œuvre de principes de raisonnement tournés vers la
formation d’un accord rationnel/raisonnable engage les sujets sociaux dans un travail
réflexif autour des principes de justice capables d’apporter un fondement aux termes de
leur association. Les acteurs sociaux ordinaires opèrent alors « à la manière » des
philosophes politiques, car il leur faut déterminer des principes de justification pouvant
virtuellement être validés par tout individu raisonnable.
L’entreprise de Jürgen Habermas dans ce domaine est probablement la plus
importante. Habermas (1999 [1983]), contrairement aux sociologues classiques, inscrit
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la formation des normes universelles dans la logique interne de la socialité. Toute
procédure de discussion implique par elle-même que les participants se soumettent à
une règle d’universalisation, car personne n’envisagerait de formuler un énoncé
normatif sans caresser l’espoir que celui-ci soit admis par d’autres que lui-même et qu’il
soit tenu pour vrai. Les faits normatifs impliquent une prétention à la validité telle que
tout acteur social engagé dans un processus de discussion soit lui-même l’agent du
principe d’universalisation. Le “critère” d’une norme ou d’une conduite juste est alors le
même pour le philosophe et pour l’acteur social: cette norme ou cette conduite doivent
procéder d’un accord au terme d’une discussion contradictoire; leur “universalité” et
leur “objectivité” sont établies lorsque toute les personnes concernées les considèrent
comme valides. En d’autres termes, la conscience et l’action sociale ont “naturellement”
vocation à s’élever au-dessus des conventions sociales pour obéir aux règles de
légitimité établies selon des procédures rationnelles. Habermas pense alors trouver
dans la psychologie du développement de Laurence Kohlberg la preuve empirique de
son hypothèse : le développement moral de sujets empiriques ne relève pas seulement
d’un processus d’intériorisation, mais aussi de la formation d’un sujet moral rationnel et
autonome, porteur d’une perspective “post-conventionnelle” selon laquelle toute norme
doit pouvoir être fondée et justifiée de façon publique.
Le sociologue français Raymond Boudon (1995, 1999) explore une voie parallèle au
travers d’une réflexion centrée sur la notion de rationalité axiologique. Chez lui, le
maintien d’une perspective rationaliste et universaliste s’associe d’un refus radical de
tout principe ultime, que la sociologie postulerait ou qu’elle voudrait fonder. La validité
des faits de valeur se définit selon la logique “circulaire“ de la rationalité pratique. La
“validité” ne relève d’aucun “absolu” mais d’une relation plus ou moins adéquate d’un
principe par rapport à ses conséquences. C’est bien la rationalité qui est au principe des
sentiments moraux, mais cette rationalité est toujours contextuelle (contrairement à la
“décontextualisation progressive” que décrit le principe de discussion de Habermas).
Les acteurs adhèrent à des valeurs en vertu de “raisons fortes”, mais ces raisons ne sont
valides qu’en fonction d’une perspective particulière à l’intérieur de laquelle se forme la
connaissance qu’ils ont de leur situation. La rationalité et l’objectivité des valeurs se
repèrent alors dans la force de conviction que ces valeurs possèdent dans un ensemble
social donné. Celles-ci apparaissent comme plus ou moins fondées, plus ou moins
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“fortes” à des acteurs guidés par une “rationalité limitée”. À l’intérieur des contextes
d’action, les faits de valeurs sont rationnels parce que les acteurs endossent des
croyances axiologiques « pouvant en principe être acceptées par autrui et comprises par
un observateur extérieur » (Boudon, 1999 : 55).
On pourrait multiplier les présentations théoriques, et montrer que toutes partagent
l’hypothèse fondamentale que les formes morales à l’œuvre dans la vie sociale sont le
produit de l’activité rationnelle d’acteurs cherchant à rendre « objectivement »
recevables les conditions de leur coopération. Cette hypothèse est au principe d’une
riche littérature empirique où les diverses sciences sociales (psychologie sociale,
sociologie, économie…) cherchent à décrire le plus précisément possible, souvent au
moyen de dispositifs expérimentaux, les réactions et opinions des sujets ordinaires au
sujet de la justice. Ces travaux (Miller, 1994) tendent à montrer : 1. que « Mr tout le
monde » développe un conception pluraliste de la justice, où les principes de mérite,
d’égalité ou de besoin sont mobilisés alternativement selon les circonstances ; 2. que le
mérite tend malgré tout à jouer un rôle central, notamment lorsque le cadre de
référence est le groupe secondaire ou la société toute entière (e. g. Forsé & Parodi
2005) ; 3. que l’inégalité est contestée dès lors qu’elle dépasse un certain seuil en-deça
duquel les différences de traitement ou de revenu sont généralement considérées
comme justes (e. g. Piketty, 2003). D’autres travaux montrent comment ces attitudes
transversales sont fortement affectées par diverses variables relevants tour à tour des
caractéristiques des individus (le genre, le milieu social…), des contextes relationnels,
sociaux, ou culturels, ou encore de la nature des objets mis en jeu dans les jugements de
justice (Kellerhals, Coenen-Huther, Modak, 1988, Kellerhals, Modak, Perrenoud, 1997,
Bègue, 1998).
Cette perspective appelle deux séries d’objections.
1. Ces auteurs disent peu de chose des motivations des acteurs: pourquoi ceux-ci
viseraient-ils la justice alors que celle-ci peut présenter un coût et s’opposer à leurs
intérêts immédiats ? Même les acteurs rawlsiens butent sur ce problème et seule la
référence à une “théorie étroite du bien” permet à l’auteur de sortir du paradoxe:
derrière le voile d’ignorance, c’est le désir d’acquérir des “biens premiers” qui pousse les
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acteurs à établir des principes de justice. Les “bonnes raisons” du sujet présupposées
par ces approches sans doute “bonnes” d’un point de vue logique et rationnel, mais elles
ne sont certainement pas suffisantes. Pour Charles Taylor, « ces auteurs ne nous donnent
rien à répondre à celui qui demanderait pourquoi il devrait être moral ou s’efforcer
d’atteindre la “maturité” d’une éthique “post-conventionnelle” » (Taylor, 1998 : 128).
L’image du sujet moral postulé par ces approches explique largement cette difficulté.
Quels que soit les efforts de ces auteurs pour se déprendre d’une métaphysique du sujet
« désincarné », ils maintiennent, dans leur tableau de la vie morale, la figuration d’un
sujet « déjà-là », réflexif par « nature », réfléchissant et délibérant « dans l’absolu » en
référence à un autrui générique et abstrait (Sandel, 1999 [1982]). Les sujets cherchent la
justice « parce qu’ils sont des sujets », des êtres à la fois dans le monde et hors du
monde, possédant d’emblée la perspective d’une généralité disjointe de tout contexte.
Seul ce postulat, même implicite, permet de concevoir des acteurs moraux s’engageant
dans un travail de délibération et de recherche de fondements impersonnels et objectifs
à leur association. Le raisonnement s’enlise dans la tautologie tandis qu’une
métaphysique se réintroduit « par la bande » : le sujet s’engage dans une activité
réflexive parce qu’il est « constitutivement » réflexif…
Il ne s’agit pas de nier l’existence d’un tel sujet, mais de le dénaturaliser et de
s’interroger sur les conditions de son émergence : comment le désir d’agir et de juger
selon des principes de justice se forme-t-il ? L’erreur n’est de vouloir identifier un sujet
moral raisonnant « à la manière kantienne » dans une perspective d’universalisation,
mais de le chercher « ailleurs » que de l’action et de l’expérience sociale concrète. La
réflexivité est le produit, et non le principe, de l’action (Joas, 1992 [1992]).
2. L’un des premiers soucis du libéralisme, dont ces perspectives sont issues, est de
séparer le « Bien » et le « Juste », et d’énoncer des principes de justice neutres par
rapport aux multiples conceptions du Bien qui prévalent dans les sociétés
contemporaines (Magain, 2002). Mais ces perspectives affirment parallèlement un refus
plus ou moins fort du relativisme éthique, ce qui ouvre un questionnement sur leur
neutralité. Parviennent-elles à se défaire d’une normativité que la « seconde crise
morale » a rendue difficilement tenable?
13
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Le refus du relativisme est très présent chez R. Boudon qui, s’il affirme contre Rawls
« qu’il est impossible de rendre compte des sentiments de justice à l’aide d’une
axiomatique unique et générale » (Boudon, 1995a : 278), réaffirme par ailleurs sans
cesse son attachement à l’idée d’une « objectivité » du « juste » et du « vrai » (Boudon,
1995b). Il est alors conduit à réhabiliter un évolutionnisme moral qui redonne vie à
l’idée de progrès, l’affirmation historique de certaines valeurs semblant « irréversible »
en raison de leur validité intrinsèque – validité reconnue et affirmée par les acteurs euxmêmes. Le développement planétaire de la démocratie libérale, dans cette perspective,
s’expliquerait par la supériorité morale de cette dernière sur les modèles alternatifs
(Boudon, 2004).
Le procéduralisme des approches centrées sur le sens de la justice pourraient donc
n’être qu’un leurre : celles-ci réaffirmeraient, au final un concept fort de la justice fondé
sur la « Raison ». Ce trouble est au cœur de la critique « communautarienne » du
libéralisme qui dénonce la fausse neutralité des principes de justice auxquels les
philosophes et les sujets sociaux ordinaires se réfèrent. « On ne peut totalement séparer
la défense d’un droit d’un jugement de fond sur la valeur morale de la pratique qu’il
protège » observe Sandel au sujet de la liberté religieuse (Sandel, op. cit. :18). Aussi, les
principes de l’égalité libérale se trouvent-ils régulièrement contestés, moins parce que
les minorités qui les contestent ne seraient pas « rationnelles », mais parce que ces
principes conduisent à valider certains choix de vie tout en faisant obstacle à
l’accomplissement d’autres « biens » - autrement dit parce qu’ils sont perçus comme « le
reflet d’une culture hégémonique » (Taylor, 1994 [1992] : 63). La « vie réelle » n’a pas la
pureté des expériences de laboratoire philosophique, et une perspective qui isole le sens
de la justice, qui l’abstrait de son rapport aux valeurs et au « bien », qui le soustrait aux
rapports sociaux, au pouvoir et à la domination, risque de produire une image non
seulement partiale mais aussi partielle, et donc biaisée, de la vie sociale.
2.2. La perspective attractive : des sujets sociaux visant la “vie bonne”
La perspective impérative s’intéresse aux jugements de justice d’acteurs rationnels
visant à établir des formes acceptables par tous de la coopération sociale. La perspective
attractive situe pour sa part la formation des valeurs dans l’aspiration partagée
14
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
d’accéder à une vie heureuse. Elle s’enracine dans la critique philosophique du
libéralisme inspiré de Rawls, et en inverse la plupart des propositions de base. Elle
refuse d’assimiler l’intention éthique au simple produit d’une délibération rationnelle,
pour préférer y voir le fruit d’un retour réflexif sur des tendances et des orientations
déjà présentes dans les processus d’action. Et elle décrit des acteurs « mis en
mouvement » et orientés par une visée éthique fondamentale, définie par le désir
d’éviter la souffrance et celui d’accéder à leur propre subjectivité.
Si cette seconde perspective entend contourner certaines apories des versions
sociologiques de la théorie libérale de la justice, elle s’inscrit aussi dans la critique de la
modernité et vise à dépasser la « seconde crise » des valeurs abordées plus haut. Les
auteurs de ce courant cherchent à fonder leurs analyses sur une « anthropologie la plus
économe possible » (Honneth 2006a : 98). Ils se détournent du questionnement sur la
« nature » du Bien pour observer comment les ensembles sociaux produisent des images
de la vie digne et aménagent des conditions permettant aux individus d’y accéder. Ici
encore, la procédure a pris le pas sur la substance, à l’instar des approches sociologiques
de la justice qui délaissent la question de « la rationalité du monde » au profit de celle
des procédés par lesquels les acteurs forgent un ordre capable de recevoir l’assentiment
de tous.
Charles Taylor (1998 [1989]) est ici probablement l’auteur le plus important. Il
développe un cadre d’analyse qui n’assigne aucune finalité a priori à l’accomplissement
humain mais vise plutôt à décrire le processus par lequel se forme un horizon
d’accomplissement. Les acteurs établissent des « distinctions qualitatives » entre ce qui
est digne et indigne, désirable et détestable. Une fois établies, ces distinctions forment
des espaces d’évaluation, référés à des images culturelles du Bien, au moyen desquels les
personnes orientent et jugent leur existence. Par ailleurs, le modèle repose sur une
anthropologie pragmatique plutôt que rationaliste, où les principes moraux sont
élaborés ou validés par des acteurs situés, opérant à partir d’une expérience et d’une
situation sociale concrète. L’attractivité des valeurs et des principes réside dans leur
capacité à inscrire cette expérience dans un horizon de significations morales. Pour
rendre compte des critères par lesquels les acteurs se réfèrent à des principes et
élaborent des jugement moraux, Taylor propose ainsi de substituer au principe “U”
15
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
(Universalisation ) des théories libérales, le principe “ME” (Meilleure Explication). Cette
formule énonce que les acteurs ne visent pas prioritairement à établir « en raison » leurs
intuitions, mais à trouver un sens à leur vie et au monde, un sens qui leur permette
d’affirmer leur orientation fondamentale et d’accéder à un rapport réflexif à leur
expérience.
Bien d’autres approches participent de la même inspiration. L’une d’elle situe la
formation des valeurs dans l’exigence intersubjective de reconnaissance plutôt que dans
l’établissement a priori de distinctions qualitatives (Honneth, 2000). Une autre encore
consiste à relativiser le point de vue « universaliste » des morales impératives en le
rapportant à l’expérience partielle d’un genre ou d’un acteur social : telle est l’option
prise par la pragmatique féministe développée dans le sillage des travaux de C. Gilligan
(1986 [1982]). D’autres « sensibilités » se manifestent alors, plus enchâssées dans les
relations interpersonnelles, où les « personnes », leur bien-être physique et
psychologique, passent au premier plan. L’attention portée aux moralités populaires
laisse également entrevoir, dans les interstices de la domination symbolique, des
perspectives où les savoirs ordinaires, les savoir-faire locaux, les aspirations et les
orientations retrouvent une place pleine et entière dans la formation des valeurs. Dans
chacun de ces cas, la responsabilité individuelle prend le pas sur les règles générales
appuyées sur des fondements « rationnels ». Et les conséquences anticipées de nos actes,
sur nous-mêmes et sur autrui, priment sur le respect des principes (Bauman, 1995).
Cette perspective, enfin, est documentée par une riche littérature empirique.
L’enquête fondatrice de R. Bellah et ses collègues (1996 [1985]) sur les « langages
moraux » en usage dans l’Amérique contemporaine, étudiait la façon dont ceux-ci sont
mobilisés par les acteurs pour conduire autant leur vie personnelle que leurs
engagements publics et politiques. Ces interrogations sont également au coeur de
travaux empiriques sur les « moralités » attachées à certains groupes sociaux (Lamont,
1995, 2002), sur la religion dans une société individualiste (Greenspahn, 1987), ou
encore sur l’action volontaire et le militantisme (Wuthnow, 1991 ; Allahyari, 2000) … Ce
type de perspective fonde aussi certaines entreprises visant à revisiter des concepts
traditionnels du corpus sociologique, par exemple celui de « classes sociales » (Sayer,
2005).
16
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
La critique à laquelle s’expose cette perspective est symétrique de celle qui vaut pour
la perspective précédente. Au sujet désincarné de l’approche libérale semble répondre
ici un acteur hyper situé, dont on voit mal comment il pourrait se défaire des
déterminations de son milieu social et culturel. Du même coup, on aperçoit difficilement
comment, dans cette perspective, un société pourrait « tenir » autrement que par une
culture forte et partagée. (Kymlicka, 2003 [1990]). La capacité des acteurs à prendre
leur distance avec les valeurs inscrites dans leur univers culturel, et à nouer des
relations équitables, acceptables par d’autres, y compris par ceux qui poursuivent
d’autres finalités, cette capacité est minorée. Pourtant, le monde social n’est pas
réductible à une juxtaposition d’enclaves culturelles ou morales sans relation entre elles.
Il apparaît difficile de nier l’existence de principes placés au-delà des cultures
particulières et reconnus comme valides par la plupart d’entre elles.
La capacité des acteurs à opérer par delà les codes culturels acquis dans leur
environnement proche est cependant présente chez la plupart des auteurs considérés,
car beaucoup posent la question de la cohabitation des cultures et des genres de vie. Ce
faisant, ils mettent en scène des cadres moraux en transformation, et des acteurs
entretenant avec eux un rapport de distanciation élective : ils sont pris puis délaissés
pour d’autres dès lors que changent les conditions de l’expérience (Hall, 2007). De
même, la question de la cohabitation des cultures est parfois traitée sous l’angle
empirique de la lente émergence de cadres moraux toujours plus larges (Taylor, 1994
[1992]).
En d’autres termes, il semble surtout manquer à ces approches une théorisation
pleinement conséquente avec les descriptions qu’elles proposent. La distance des
acteurs aux principes culturels et moraux est par exemple présente en creux dans
l’œuvre de C. Taylor, mais les formulations conceptuelles présentées n’en rendent pas
pleinement raison. Dans les descriptions proposées par Taylor, cette distance se
manifeste dans les relations critiques que les cadres moraux entretiennent entre eux, et
dans les contestations dont ils sont l’objet : ces contestations et ces relations critiques
contraignent nécessairement les sujets à se situer activement par rapport aux options de
valeurs qui s’offrent à eux4.
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ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
3. RECOLLER LES DEUX FACES DE LA MORALE
La participation décrite à l’instant recouvre une fragmentation artificielle de l’objet
davantage qu’une alternative qu’il faudrait trancher. Plusieurs entreprises actuelles
cherchent précisément à recoller les deux faces de la vie normative.
3.1. Une fausse alternative
L’approche impérative et l’approche attractive présentent des lacunes symétriques.
Ce constat appelle une réflexion sur leur complémentarité davantage que leur
opposition. La première explique comment les acteurs construisent un ordre social
admissible par ses membres, sans en décrire les ressorts motivationnels. La seconde
décrit des acteurs visant la « vie bonne » à partir de définitions culturelles de
l’accomplissement humain, mais ne permet pas de saisir les conditions de formation
d’un contrat social à partir de principes de cœxistence et de collaboration qui
transcenderaient – au yeux des acteurs - les préférences culturelles particulières. Si la
polarisation actuelle des sciences sociales recoupe ou retraduit l’opposition des liberals
et des communautarians en philosophie politique, elle conduit dans le même temps vers
une fragmentation artificielle de l’objet empirique.
Il apparaît donc urgent de recoller ces deux versants de la moralité. L’enjeu central,
aujourd’hui, est moins de choisir entre ces deux approches que d’élaborer des cadres
d’analyse capables de rendre compte de la façon dont les acteurs, à la fois, s’accordent
autour de principes de justice régissant leur action commune, et développent des
conceptions du bien donnant un sens au monde à leur vie. L’un des grands défis que la
pensée sociale doit aujourd’hui relever concerne l’explicitation de ces relations entre
l’organisation générale des inégalités et les sentiments d’accomplissement ou
d’empêchement des acteurs (Honneth, 2006c). Il s’agit en quelque sorte, de retrouver
l’ambition des classiques, qui maintenaient entière, pour leur part, l’unité de la vie
morale : l’aliénation (i.e. l’accès empêché au Bien) marxiste répondait à l’exploitation
(i.e. la formation d’inégalités injustes) ; les formes de la solidarité (i.e. des structures
d’inégalités nécessaires) de Durkheim s’agençaient à des formes morales prémunissant
les personnalités individuelles de la folie ou du suicide (i.e. garantissant le Bien)…
18
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
3.2. Justice locale, sphères et cités
Plusieurs entreprises récentes s’avancent dans cette voie. La plupart reprennent à
leur compte la réciprocité de perspective que Michael Walzer introduit entre les
principes formels de justice et la visée culturelle de la vie bonne à l’intérieur de
« sphères » de justice particulières5. Mais cette sur-intégration ne manque pas
d’interroger : est-on certain que le Juste et le Bien puisse s’ajuster comme deux faces
d’une médaille ?
Pour Walzer (1997 [1983]), la conception des procédures distributives reste toujours
subordonnée à celle du “Bien”. C’est lui qui donne sens aux règles de justice produites
par les acteurs. La justice ne saurait être définie de façon purement formelle,
indépendamment des biens auxquels elle s’applique. Ces derniers sont liés à des
collectivités concrètes, qui développent des conceptions partagées de leur valeur, dans
lesquelles se forme le sentiment d’identité de chacun de leur membre. Cette valeur ne
peut pas par conséquent être évaluée “dans l’absolu”, et il est vain de rechercher un
critère unique de répartition, auquel les acteurs souscriraient nécessairement à mesure
qu’ils “progresseraient” dans leur maturation psychosociale. Les questions de justice,
dans leur état “normal”, donnent donc lieu à la production de “sphères de justice”
distinctes, relatives à des “biens” spécifiques, et où « on établit des répartitions selon des
conceptions partagées de ce que sont les biens et ce à quoi ils servent » (ibid. : 28). Si les
acteurs « délibèrent » sur les règles de justice, cette délibération est donc toujours
référée à des situations et des contextes sociaux concrets.
La notion de « justice locale » développée par Jon Elster (1992) s’approche de cette
perspective, même s’il réfute l’idée que la définition des Biens sociaux ne relèverait que
de l’arbitraire des cultures. Elster propose de resserrer la focale sur les principes en
vigueur dans des « arènes » (ibid. : 2) particulières de la vie sociale. Les principes à
l’œuvre dans chacune de ces arènes sont distincts, de même que les visions de la justice
varient d’un acteur à l’autre.
19
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Mais c’est indéniablement l’entreprise conduite en France par Luc Boltanski et
Laurent Thévenot (1991) pour développer une sociologie morale fondée sur l’idée de
justices multiples qui marque la plus fortement le monde francophone par sa popularité
et son influence. Dans une démarche très voisine de celle de M. Walzer - mais avec
l’ambition plus directement sociologique de saisir les ressorts de l’accord et de la
légitimation - Boltanski et Thévenot décrivent des ensembles cohérents de principes de
justice et de justification qu’ils appèlent des « cités ». Chacune s’articule à un Bien, qui
acquière alors le statut de « Bien commun ». Chacune comporte un ordonnancement de
principes et de qualifications des objets et des personnes. Et ces ordonnancements
obéissent à une « grammaire commune », qui fonctionne comme un système de
contraintes rhétoriques et argumentaires auxquels tout ordre doit répondre pour être
tenu pour légitime. De la sorte, les cités « encadrent la discorde », elles circonscrivent
des formes justifiables « en généralité » du lien social, tout en restant attelées à un
« Bien » qui suscite la convoitise des participants : la « cité inspirée » définit des règles
de coordination justifiables en accord avec la valorisation de l’originalité et de la quête
d’accomplissement ; la cité domestique accorde une importance centrale aux relations
interpersonnelles inscrites dans la durée et la tradition et règle la répartition des
grandeurs et des peines en conséquence ; la cité de l’opinion place en son cœur la quête
du succès, le « désir d’être reconnu », la « passion d’être considéré » et établit des
principes de juste distribution de la reconnaissance et de l’indifférence; enfin, la cité
marchande accorde une importance centrale à la richesse et assigne à la “compétition” le
statut de supérieur commun…
A l’instar de l’approche de Walzer, ce modèle ne se définit ni comme une simple
sociologie du sens de la justice6, ni comme un néo-culturalisme du « Bien ». Il présente
au contraire une image de la vie sociale où le sens de la justice et l’aspiration à la vie
bonne semblent s’articuler l’un à l’autre. Les questions qu’il suscite alors concernent
l’explication de cette articulation et sa nature.
Car le reproche que l’on peut adresser à ce modèle est peut-être de ne pas préciser
suffisamment la nature des rapports entre les deux versants de la moralité. Pour le
constater, il nous faut le rapporter au propos d’un ouvrage où Luc Boltanski,
accompagné cette fois-ci d’Eve Chiapello (1999) propose une analyse critique des
20
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
transformations récentes du capitalisme. Le nouvel esprit du capitalisme (NE dans la
suite de ce texte) a reçu dès sa parution le statut d’un classique. La thèse qu’il propose,
quoi qu’étayée sur une argumentation sophistiquée, est assez simple. Le capitalisme
serait, depuis sa formation, soumis à une pression critique très forte. En réponse à cette
pression, il développe des modes de justification qui absorbent et intègrent les thèmes
critiques de ses détracteurs. Au cours des années soixante et soixante dix, à côté de la
critique traditionnelle des inégalités, un nouveau registre de dénonciation, qualifié
« d’artistique », appuyé sur la cité de l’inspiration, monte en puissance. Le capitalisme
n’est plus seulement accusé d’exploiter le travail, il profanerait également la
personnalité du travailleur. Il détruirait la créativité, assécherait la sensibilité,
appauvrirait l’existence… Et plutôt que de contrer cette critique de front, l’appareil de
justification du capitalisme va se reconfigurer autour d’une nouvelle matrice, la cité par
projet, qui va réintégrer les aspirations manifestées par la critique « artistique ». Les
nouvelles
formes
d’organisation
du
travail
offriraient
les
opportunités
d’épanouissement personnel et d’accomplissement que les anciennes formes du travail
industriel interdisaient. Le travail dans l’entreprise moderne ferait appel à cette
créativité valorisée par le monde artistique de l’inspiration et qu’anéantissait la chaîne
fordiste.
Quelle que soit la pertinence de cette thèse, on ne manque pas d’être saisi d’un
trouble lorsqu’on la rapporte au cadre conceptuel présenté dans de la justification (EG,
en référence au sous-titre « les économies de la grandeur », dans la suite de ce texte). Si
ce cadre est très présent dans le nouvel esprit, il est mobilisé au côté de notions et dans
des raisonnements étrangers au premier ouvrage. Car les cités reçoivent désormais le
statut d’idéologies : elles représentent des principes de justification mobilisés pour
susciter le consentement aux nouvelles formes d’organisation du travail. Elles servent à
composer l’esprit du capitalisme, c'est-à-dire « l’idéologie qui justifie l’engagement dans
le capitalisme » (NE : 42) et qui fournit au gens de « puissantes raisons morales pour se
rallier au capitalisme » (NE : 44). Ces affirmations entrent en tension avec la thèse
développée dans de la justification, où les cités sont décrites comme le point d’appui et
d’expression des compétences critiques de acteurs: « Nous ne nous satisfaisons pas,
écrivaient les auteurs, par exemple, de l’usage de la notion de “légitimation” qui, dans la
suite de l’œuvre de Max Weber, tend à confondre justification et tromperie (…) C’est à
21
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
des actes justifiables que nous nous intéressons, en tirons les conséquences du fait que
les personnes sont confrontées à la nécessité d’avoir à justifier leurs actions, c’est-à-dire
non pas à inventer, après coup, de fausses raisons pour maquiller des motifs secrets,
comme on trouve un alibi, mais à les accomplir de façon à ce qu’elles puissent se
soumettre à une épreuve de justification » (EG : 54). Même si les auteurs s’en défendent
(NE : 46), il apparaît que les « justifications », dans Le nouvel esprit, relèvent si ce n’est
du registre la tromperie délibérée, tout au moins d’une logique de domination
symbolique: les « raisons morales » que la « cité par projet » apporte aux personnes
participent bel et bien d’une entreprise conduite par des acteurs dominants et visant à
inspirer un consentement à l’ordre social dont ils tirent avantages.
Ce glissement ne condamne pas le modèle car rien n’interdit de penser que les cadres
de justification ne puissent aussi, et dans certaines circonstances, être mobilisés dans des
luttes hégémoniques où les groupes dominants tentent d’imposer leur vision de l’ordre.
Ce déplacement signale en revanche une imprécision qui ouvre à une instabilité
interprétative : tout se passe comme si le sociologue, abordant son objet armé des
économies de la grandeur, était « libre » d’analyser l’adhésion des acteurs à une « cité »
comme le fruit de leurs capacités critiques, ou au contraire comme le résultat d’une
stratégie de domination où l’idéologie favorable à l’ordre social se plie à une grammaire
de la justification afin de mieux faire valoir sa légitimité et inspirer le consentement.
Identifier ce flottement revient au final à reposer la question des mécanismes de
l’adhésion des acteurs à certains principes moraux, à certaines valeurs. Car ce sont les
ressorts de cette adhésion qui apparaissent instables : relèvent-ils de choix
pragmatiques réalisés par des acteurs situés ? De luttes symboliques relevant de
rapports sociaux plus vastes? Le cadre théorique présenté dans les EG est étonnamment
peu disert sur la question des motivations. A l’intérieur de chaque cité, le « bien
commun » qui suscite la convoitise des participants, et que l’arithmétique de la justice
vient réguler, est traité comme un « donné » non problématique. Il fonctionne comme un
objet empirique déjà constitué dont la théorie tient compte sans l’interroger. Les
« valeurs », la diversité des « biens communs », la nécessité d’avoir des « raisons
morales » pour adhérer à une cité, toutes ces questions sont traitées comme allant de
soi. Et il faut attendre la postface pour voir s’esquisser une théorie pragmatiste de
22
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
l’acteur, qui par ailleurs reste muette sur le rapport des acteurs aux « cités »7. Enfin, ces
« raisons morales », ces « biens communs », sont conçues comme partie prenante des
cités, entretenant avec elles un rapport de parfaite continuité, sans que ce présupposé
ne soit interrogé ni même énoncé. Est-on sûr qu’une « cité » règle de façon satisfaisante,
aux yeux des acteurs concernés, le problème de leur accès différencié aux « biens » qu’ils
convoitent ?
Le modèle initial ne propose ainsi aucune théorie de l’acteur et de ses motifs – si ce
n’est à l’état embryonnaire. On comprend du même coup que l’analyse des logiques
d’adhésion et d’engagement, que la théorie n’explicite pas, puisse flotter. L’adhésion à
une cité peut sans doute relever d’une rationalité axiologique, d’un retour sur soi
pragmatique, de l’emprise de l’idéologie d’une classe dominante… Mais le modèle ne
nous donne aucune indication pour savoir laquelle de ces hypothèses choisir, ni pour
quelle raison.
3.3. Quelques propositions pour une voie alternative
Comment sortir de ces flottements ? On s’avancera prudemment en formulant, à titre
programmatique et indicatif, quatre séries de propositions visant à baliser l’espace d’un
possible chantier théorique. Ces propositions rejoignent les perspectives précédemment
décrites dans leur interrogation sur l’articulation du Bien et du Juste. Mais
contrairement à ces perspectives, les rapports de tension et les discontinuités qui
opposent les deux « bords » de la moralité seront mis au premier plan. Le Bien et le Juste
s’agencent sans nul doute dans des « sphères », des « cadres », des « cités » etc…mais cet
agencement est toujours imparfait. Il laisse les acteurs insatisfaits et il les contraint à un
travail visant à gérer, voire à surmonter leurs tensions.
1. Aucune société démocratique ne peut faire l’économie d’un appui sur la justice car
celle-ci fonde les formes collectivement admissibles de la coopération sociale. Mais la
référence à un sens ou une sémantique de la justice ne saurait suffire car elle laisse en
suspend la question de l’acteur et de ses orientations. C’est pourquoi il faut suivre
Michael Walzer lorsqu’il souligne que les principes de justice sont toujours associés à
des conceptions du Bien. Le juste définit des procédures de distribution fondées « en
23
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
généralité », mais ces procédures s’appliquent à des biens associés à des conceptions
morales de l’accomplissement humain au moyen desquelles les acteurs s’orientent dans
le monde social et leur propre vie.
2. Restituer l’acteur et ses logiques suppose d’identifier les « cadres », « langages »,
« sphères » etc… auxquels il se réfère, mais aussi le rapport que les personnes
développent par rapport à ces instances.
La première tâche de la sociologie morale est, et doit rester, d’identifier les univers de
valeurs auxquels se réfèrent les acteurs. Les perspectives évoquées précédemment s’y
emploient et il convient de les suivre sur cette voie, en prenant soin toutefois de définir
clairement ces univers de signification morales (cadres, sphères, cités etc…) comme des
alliages d’éthique et de justice. Chacun de ces univers définit des principes d’équivalence
capables de fonder « en généralité » l’accord des personnes, tout en restant attelé à une
image du Bien et de la Vie Bonne assurant l’investissement subjectif des acteurs.
Cette définition restitue alors une place pleine et entière à la question des
mécanismes de l’adhésion des acteurs à ces registres – question qui tend trop facilement
à disparaître dans les angles morts des constructions théoriques, comme on l’a relevé.
Une rationalité cognitive est certes requise lorsqu’il faut juger de la répartition la plus
juste entre les Biens, mais ces jugements, et surtout l’option pour tel ou tel registre de
justification s’enchâssent également dans des phénomènes plus classiques de
socialisation et dans un travail de construction identitaire, celui-ci restant inscrit dans
des rapports sociaux. Quelques recherches récentes nous conduisent à retenir
l’hypothèse d’une logique de sélection pragmatique des critères et principes de
jugement. Les principes moraux sont appréhendés par les acteurs selon l’éclairage positif
ou négatif qu’ils apportent à une situation et une identité vécue. Les bénévoles
d’associations caritatives retiennent, parmi le stock culturel de cadres moraux capables
de donner sens à leur projet d’aider les pauvres, celui ou ceux qui, par ailleurs, éclairent
sous un jour positif leur propre trajectoire et leurs options de vie (Cortéséro, 2004). Les
travailleurs interrogés lors d’une enquête par questionnaire mobilisent les principes les
plus à même de donner un sens à leur expérience personnelle, plutôt qu’ils ne jugent la
24
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
situation du groupe auquel ils appartiennent : ils construirent à leur propre usage des
configurations morales « à la carte » (Dubet et al., 2006, en part. chap.6).
3. La reconstruction de registres moraux cohérents ne doit cependant mener à
reconduire la vision « continuiste » des perspectives développées à l’instant, où le Bien
et le Juste semblent associés de façon harmonieuse. Car les relations entre ces deux
pôles laisse plutôt entrevoir une tension irréductible. Les principes de justice sont
toujours imparfaits du point de vue du Bien (Moore, 1978). Ils ne sont jamais
universellement « bons » car ils engendrent des dilemmes insurmontables. Tout contrat
social implique de sacrifier certains Biens. L’usage de la violence légitime, par exemple,
permet de mettre fin aux vendettas qui déchirent le monde social, apportant par là un
Bien “sécuritaire”. Du même coup, elle exige une obéissance qui s’oppose alors à un
autre Bien : l’aspiration à la liberté (Moore ibid.).
Cette inadéquation du Juste et du Bien est renforcée par la pluralité des principes à
l’œuvre dans la vie sociale, qui radicalise les dilemmes et produit des effets d’annulation
critique. Les registres de valeur, dans une société pluraliste, sont multiples et il n’existe
pas de raison a priori permettant de les hiérarchiser (Macintyre, 1997) S’il est possible
d’évaluer une situation sociale ou personnelle sous plusieurs échelles, le sentiment
d’injustice ou de dépréciation devient inévitable. Il y a toujours un principe au regard
duquel l’acteur se sentira pris à défaut, ou qui projettera sur sa situation le visage de
l’injuste. A l’école, par exemple, les jugements scolaires sont structurés par deux
principes antinomiques. L’égalité conduit à postuler que les élèves sont dotés des
mêmes chances de réussir pourvu qu’ils s’en donnent la peine, alors que la référence au
mérite permet de classer les élèves selon leurs performances. Pourtant, ceux qui
travaillent le plus ne sont pas forcément ceux qui réussissent le mieux et les élèves sont
condamnés à ressentir un sentiment d’injustice puisque l’un des deux principes est le
plus souvent violé lorsqu’ils sont mis en œuvre conjointement (Dubet, 2000, Caillet,
2006). Les bénévoles qui portent secours aux personnes en difficultés sociales et
économiques dans les associations caritatives en France recourent à trois cadres
moraux pour appréhender le bénéficiaire : le cadre civique, le cadre fraternel et le cadre
thérapeutique. Mais la coprésence de ces cadres produit des figures dissonantes : des
bénéficiaires dignes d’être aidés selon un cadre sont indignes de l’être selon un autre
25
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
cadre. Les bénévoles sont alors en situation d’équidésirabilité, et quelle que soit l’option
qu’ils prennent, leur action leur semble fautive : elle est juste et généreuses selon
certains principes moraux auxquels ils adhèrent, mais elle est condamnable selon
d’autres principes auxquelles ils adhèrent également (Cortesero, 2004). Les sentiments
d’injustice des salariés sont pris dans une « ronde » de critique, où leur situation leur
semble toujours injuste au regard d’au moins un des principes auxquels ils adhèrent, ces
principes étant contradictoires entre eux. De même, le sentiment de culpabilité, le
sentiment de mériter son sort, cohabite avec le précédent et paraît omniprésent (Dubet
et al., 2006).
Outre les contradictions entre les registres moraux disponibles, leur mise en jeu dans
des rapports de pouvoir et de domination contribue aussi à renforcer la tension du Bien
et du Juste. Les principes de justice sont aussi des instruments de pouvoir. Ils relèvent
« à la fois de l’échange et de la coercition. » (Moore, 1978 : 11). Les dominants peuvent
se référer à « l’objectivité » de ces principes pour fonder leur domination sur la
« raison » en renvoyant ceux qui les ignorent à « l’irrationnel » (Bauman, 1987). Les
registres moraux disponibles, dans ce cas, invalident l’acteur et aucun ne lui permet de
construire positivement son expérience. Ils font obstruction à son accès à la « vie
bonne ». Cette situation correspond notamment à celle des populations des banlieues
« dites sensibles » en France, qui ne disposent d’aucun langage moral ou politique pour
décrire positivement leur expérience et faire valoir la légitimité de leur participation à la
société française (Lapeyronnie, 2005).
4. On peut enfin faire l’hypothèse que face aux limites du Juste et aux incertitudes du
Bien, les acteurs se saisissent des principes éthiques fondamentaux de la vie sociale pour
se dégager des principes de justice qui supportent l’organisation sociale. Ils basculent de
la morale à l’éthique et font valoir ce qui leur semble désirable, pour eux-mêmes ou pour
autrui, à l’instar des bénévoles d’associations caritatives qui finissent par subordonner
les principes moraux aux besoins et demandes des personnes qu’ils aident.
La pragmatique de l’action permet d’analyser ce basculement: une situation
problématique impose un retour réflexif sur le processus d’action, au terme duquel de
nouvelles finalités sont énoncées (Joas, 1999 [1992]). Les acteurs cherchent à se dégager
26
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
de l’emprise du Juste ou des langages moraux parce que ceux-ci les font souffrir, ou
encore parce qu’il faut bien trancher lorsque plusieurs solutions se présentent. Cette
hypothèse doit être complétée d’une interrogation sur l’historicité des catégories
mobilisées par les acteurs pour se dégager de l’emprise des principes et des moralités
constituées. Car il faut bien que des catégories culturelles soient disponibles pour
donner un sens à l’intention que fait naître le sentiment d’inadéquation des catégories
de la justice aux paramètres de l’expérience personnelle. Et les acteurs puisent
nécessairement dans des principes « déjà-là ». Il existe probablement dans toute société
des catégories morales fondationnelles, qui relèvent de ce qu’une société se donne à ellemême comme fondamental, comme antérieur à ses propres valeurs (Isambert, Ladrière
& Terrenoire, 1978)8. Il revient, à la sociologie morale, de décrire ces catégories, et la
façon dont les acteurs y accèdent.
***
Les classiques ont appréhendé la dimension morale de la vie sociale à partir d’un
concept de rationalité qui, issu de la philosophie des lumières, paraissait offrir un voie
de sortie positive et progressiste à la crise sociale de l’entrée dans la modernité. Mais la
« solution » des classiques a finalement a été affaiblie par la perte de la confiance dans le
progrès, par la critique « déconstructionniste » et son écho parmi les minorités, ou
encore par les résistances de sujets sociaux de moins en moins disposés à sacrifier leur
vie personnelle sur l’autel des téléologies modernistes.
En réponse à cette « nouvelle crise morale », la théorie sociale a délaissé la référence
à des concepts positifs du Juste et du Bien pour resituer la formation des valeurs dans la
trame ordinaire de la socialité. Le Bien et le Juste, désormais, sont conçus comme
immanents, comme le produit de l’action et des rapports sociaux. On observe alors un
éclatement des approches entre, d’un côté, une interrogation sur les formes
émergeantes du « tissage » du contrat social à partir de principes de justice, et, en face,
une sociologie de la « quête de la vie bonne », qui s’intéresse aux modes de formation de
l’identité morale des acteurs. Et cette polarité se révèle problématique car elle renvoie à
deux dimensions de la moralité empiriquement mêlées. D’où la nécessité de « recoller »,
27
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sur le plan théorique, les deux faces de la moralité, tâche à laquelle plusieurs approches
actuelles se consacrent.
Ces tentatives décrivent des procédures d’allocation rationnelle des ressources, mises
en œuvre dans des sphères distinctes, et référées à des Biens de nature différente. Cette
voie conduit à cependant à quelques flottements, relatifs notamment au statut de
l’acteur et à ses logiques. Ces flottements incitent alors à chercher une voie alternative
où les tensions irréductibles entre les deux « bords » de la moralité passent au premier
plan. Les acteurs visent le Bien, mais ils le distribuent selon des procédures faisant
appelle à des principes de justice. Et la visée première se trouve toujours contrariée, à
un titre ou un autre, par la discipline imposée des grammaires de la justice. Cette image
« tragique » d’une expérience indépassable de l’injustice pourrait sembler pessimiste. Il
n’en est rien. Car l’échec moral réitéré interdit la réification des cadres et des
institutions. Le Juste est peut-être le traître du Bien. Mais le Bien se pose alors comme le
fondement et le catalyseur d’une capacité de résistance face à la violence des institutions
et face aux souffrances infligées au nom de la justice (Ricœur, 1990). La question
politique s’élargit : par delà de l’organisation souhaitable et nécessaire d’une société
juste, comment défendre et favoriser l’autonomie du jugement moral des individus ? Car
cette autonomie autorise une activité critique, et proprement éthique, de remise en
question et de reformulation et des architectures de justice sur lesquelles reposent des
formes d’organisations sociales potentiellement oppressives.
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1
Cette idée traverse par exemple Génard (1992).
2
Pour une présentation du Kantisme dans la perspective d’une histoire de la sociologie,
cf. Ladrière (2001a)
3
cette opposition recouvre également celle qui sépare communautarians et liberals dans
la philosophie politique contemporaine.
4
Sur cette lecture de Taylor, cf. Ricœur (2001).
5
Le projet d’associer redistribution et reconnaissance dans une même théorie sociale,
que développe Nancy Frazer (2005), ne peut être tenu pour un projet de dépassement
de l’antinomie décrite ici. Car, en substituant à la question de la « vie bonne » et de la
« réalisation soi » celle de l’égal accès à la participation, l’auteur rabat la reconnaissance
sur la justice. De la sorte, elle ne dépasse pas l’antinomie, elle efface simplement l’un de
ses termes.
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6
Il a même permis de décrire finement des régimes d’action et d’engagement extérieurs
aux contraintes de justification décrites dans De la justification. Cf., Boltanski (1990) et
Thévenot (2006).
7
Laurent Thévenot (2006), dans ses divers travaux, a exploré les implications de cette
approche pragmatique de l’acteur de façon plus systématique.
8
La notion de « modèle culturelle » proposée par A. Touraine – qu’il désigne lui-même
aussi parfois comme un « modèle éthique » - recoupe fortement cette idée (Touraine,
1973).
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