
JEAN-FRANÇOIS SICARD
Économie et philosophie chez Adam Smith
autrui par son moyen : d'où il s'ensuit qu'il a quelque chose de plus exquis (…)
que les arts mêmes, tant à raison qu'ils s'emploient pour lui que pour autant que
la fin n'est pas seulement le dernier point de la chose, mais le meilleur. »4
Cependant, cet éloge de l'enrichissement, du commerce, du travail ne doit pas tromper : si le
commerce est la fin des arts, et la richesse la fin de l'homme, ils ne sont pas les fins dernières de
l'économie politique. Si les mercantilistes défendent l'enrichissement des citoyens, c'est parce qu'il
accroît la puissance de l'État : l'économie reste un instrument de la politique. D'autant que,
réciproquement, l'enrichissement n'est possible que par les interventions rationnelles de l'État,
dont la détermination constitue alors l'« objet » de l'économie politique. On en a l'illustration en
examinant les deux principales thèses mercantilistes : les thèses démographiques et les thèses
monétaires. Les mercantilistes justifient leur populationnisme par l'intérêt même de l'État : pour
John Hales5 l'augmentation de la population, et sa mise au travail, auraient certes pour effet
d'enrichir la « classe marchande » et « les manufacturiers », mais surtout elles permettraient au
royaume de disposer d'une armée nombreuse et de rester en état de paix civile6. D'autre part, les
mercantilistes sont favorables au développement de la masse monétaire intérieure. L'abondance
de monnaie apparaît certes comme la condition de l'extension de l'aire commerciale : mais
surtout, elle permet à l'État de constituer des réserves monétaires pour soutenir sa politique
extérieure. Hales écrit :
« Si Sa Grâce avait besoin en temps de guerre d'un trésor destiné à payer les
armures, les armes, les agrès des navires, les canons et l'artillerie dont on use
pendant les hostilités, elle ne pourrait, en aucune façon, tirer de ses sujets les
moyens de paiement nécessaires. (…) Et c'est pourquoi la monnaie et les trésors
sont appelés par les sages
nervi bellorum
(…). »7
La richesse des citoyens s'obtient donc par les moyens mêmes qui assurent la puissance de
l'État, et c'est ce qui la légitime. On voit que si les mercantilistes refusent la formule de Machiavel,
ils se placent sur le même terrain que lui, c'est-à-dire du point de vue de l'intérêt de l'État, dont
les interventions s'avèrent, d'autre part, à la fois nécessaires et décisives8.
Il faudra attendre le milieu du 18e siècle pour que cette secondarité de l'économique à
l'intérieur du discours économique lui-même soit renversée, ou plus exactement pour que ce
renversement soit mené jusqu'au bout. Certes, au début du siècle apparaissent les premières
4
Op. cit
., p. 137.
5 Discours sur la prospérité publique de ce royaume d’Angleterre.
6
Op. cit.
, p. 137. L’argument est repris par Montchrestien,
Traité
…, pp. 99-100.
7 Hales, John,
op. cit.
, p. 131.
8 Conquête des colonies, augmentation de la population, élévation de barrières commerciales,
développement de la masse monétaire : ces propositions n'ont de sens que par l'intervention de l'État,
même si elles possèdent une dynamique propre.
Publication de l'article en ligne : 2006/12
http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=281
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