Prix excessifs, faut-il intervenir ou laisser faire ?

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DIALOGUE
AVOCAT-ÉCONOMISTE
Sous la responsabilité de Gildas DE MUIZON, économiste, Microeconomix
Hugues CALVET
Avocat à la Cour
Bredin Prat
Prix excessifs, faut-il
intervenir ou laisser
faire ?
Il ne paraît pas étonnant que les autorités de concurrence se préoccupent du niveau
des prix. La défense du pouvoir d’achat du consommateur est en effet la principale
justification de leurs interventions. Pourquoi, dès lors, ne pourraient-elles pas interdire
aux entreprises dominantes la pratique de prix excessifs ? Regards croisés.
Gildas de MUIZON
Économiste
RLC
Microeconomix
1953
Revue Lamy de la concurrence : Qu’est-ce qu’un prix excessif ?
Hugues Calvet : Le prix excessif n’est pas défini par les textes
européens et français en droit de la concurrence. Ces textes
interdisent la pratique de « conditions inéquitables » par des
entreprises en position dominante.
Dans les années 70, la Cour de justice a alors tenté de définir ce que serait un prix excessif constitutif de « conditions
inéquitables ». Elle a estimé que ce serait un prix « sans
rapport raisonnable avec la valeur de la prestation fournie ».
Ainsi, la seule indication que l’on peut retenir, c’est qu’il y
a prix excessif abusif lorsqu’il n’est pas « raisonnable » par
rapport à la « valeur économique du produit », valeur ellemême non définie. En réalité, ce qui est ici frappant, c’est
l’aspect moral et non juridique ou économique de l’approche
des prix excessifs.
Il faut avoir présent à l’esprit que le droit européen de la
concurrence a été fortement marqué par le courant de l’ordolibéralisme allemand, qui met l’accent sur le caractère « juste »
du processus de concurrence.
On peut débattre à loisir du bien-fondé de cette approche
qui s’est souvent traduite par un grand formalisme juridique
et, surtout, une indifférence relative vis-à-vis de l’efficience
économique. En revanche, il est certain que l’équité et la
justice ne formulent aucun contenu juridique ou économique
opérationnel pour aucune autorité de concurrence.
Gildas de Muizon : Du côté de l’analyse économique, on
n’y voit guère plus clair. Le problème auquel on se heurte
en pratique est l’absence de définition économique claire
de ce que serait un prix excessif. Or l’économiste a besoin
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d’une définition pour être en mesure d’élaborer un test
économique susceptible de permettre la caractérisation d’un
prix excessif. Le niveau des prix est toujours une variable-clé
des modèles de concurrence et il en existe une très grande
variété : concurrence oligopolistique à la Bertrand ou à la
Cournot, modèle de Stackelberg, concurrence spatiale, etc.
Chaque modèle peut conduire à des prix d’équilibre très différents dans l’intervalle compris entre le prix de concurrence
parfaite égal au coût marginal et le prix de monopole. Quel
niveau de référence retenir ? Si l’on qualifiait d’excessif un
prix qui serait supérieur au prix de concurrence parfaite,
alors quasiment tous les prix seraient excessifs… Si l’on
raisonnait par rapport au modèle de concurrence, on pourrait qualifier d’excessif tout prix qui serait au-delà du prix
de concurrence imparfaite, mais il s’agirait alors d’un prix
collusif. D’un point de vue pratique, il est souvent difficile
de détecter, pour un marché donné, quel est le bon modèle
économique qui s’applique. On ne dispose donc pas aisément d’un benchmark, ni d’un outil de mesure fiable qui
permettrait de détecter un prix excessif par rapport à un
prix de référence.
Pourquoi ne pas se tourner vers les coûts ? On caractérise
bien un prix prédateur par comparaison avec les coûts variables moyens. Mais, dans le cas d’un prix excessif, cela
reviendrait en réalité à définir un niveau de marge au-delà
duquel le prix serait considéré comme excessif. Or, le niveau
de marge peut être très différent d’un secteur à un autre et
varie en fonction du capital immobilisé, de la durée des cycles
d’investissements, etc. Finalement, en tant qu’économiste, on
ne sait pas non plus vraiment comment définir et caractériser
un prix excessif…
Droit l Économie l Régulation
G. de M. : Les économistes sont en général très réticents
aux interventions directes sur les prix (comme par exemple
la fixation d’un taux de marge maximum au-delà duquel un
prix serait considéré comme excessif). En effet, des marges
élevées peuvent aussi récompenser des efforts d’innovation, de
recherche, d’investissements… La recherche d’un monopole
est le moteur de la concurrence et la perspective de bénéfices
élevés incite les entreprises à se développer et à innover. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle on ne sanctionne pas le fait
de détenir une position dominante, mais seulement l’abus.
Intervenir directement sur le niveau des prix emporte le risque
de causer plus de mal que de bien.
Finalement, la simple observation qu’un prix est excessif ne
mène pas à grand-chose, sinon à s’interroger sur les causes
de l’excès. Le prix n’est qu’un signal créé par le marché,
brouiller le signal ne sert au mieux à rien. En réalité, on aimerait idéalement être en mesure de faire la distinction entre
un prix élevé récompensant un effort de l’entreprise d’un prix
élevé pratiqué, parce qu’elle bénéficie d’une situation protégée
dont elle extrait une rente. Mais là, on est assez démuni pour
proposer un test économique pertinent sur le fond et offrant
aux entreprises une certaine visibilité sur ce qu’elles ont le
droit de faire et ce qui est proscrit.
H.C. : Il faut ici évoquer la seule méthode qui a été, en pratique, utilisée par les autorités de concurrence contre les prix
excessifs : celle de la comparaison des prix critiqués avec ceux
pratiqués sur les marchés voisins. Ces critères ont notamment
été posés par la Cour de justice dans la fameuse affaire des
discothèques contre la SACEM en 1989.
Dans cette démarche, pour qu’un prix soit excessif, il faut
qu’il soit « sensiblement » plus élevé que ceux des marchés
propres, la comparaison devant être réalisée sur une base
« homogène ». Ce type de comparaison, au demeurant d’une
extrême complexité, n’est en toute hypothèse guère convaincant par nature. Il peut être historiquement d’usage pour les
fournisseurs de papeterie de vendre cher le papier et bon
marché les stylos dans le pays A et inversement dans le pays
B ! Et la comparaison ne signifiera donc rien pour apprécier
le caractère excessif d’un prix.
En réalité, si l’on examine très attentivement la jurisprudence
et les décisions des autorités de concurrence, européennes et
nationales, on constate d’une part que le nombre d’affaires de
prix excessifs est extrêmement faible et d’autre part surtout,
que le nombre de condamnations est rarissime, pour ne pas
dire anecdotique.
Le nombre d’infractions sanctionnées pour prix trop bas (prédation) est d’ailleurs beaucoup plus important que celui des
infractions pour prix excessifs ! Nous sommes en présence d’un
paradoxe : l’essence même de l’abus du pouvoir de marché,
la pratique des prix supraconcurrentiels, est le comportement
le moins sanctionné.
RLC : Le droit de la concurrence est-il le bon outil pour
appréhender de telles pratiques ?
G. de M. : L’analyse économique fournit des outils efficaces
pour caractériser une grande variété de pratiques conduisant
in fine à des prix plus élevés. En luttant contre les abus de
position dominante et les ententes illicites, le droit de la concurrence intervient en amont afin d’éviter que des entreprises
Droit l Économie l Régulation
puissent pratiquer des prix excessifs ne récompensant aucun
effort de leur part. Le droit de la concurrence ne paraît pas,
en revanche, bien armé pour intervenir contre les pratiques
de prix excessifs. Il vaudrait mieux se concentrer sur l’origine
du prix qu’on juge excessif. S’il résulte d’une pratique anticoncurrentielle, alors c’est cette pratique qu’il faut sanctionner.
S’il résulte d’une innovation, il ne faut surtout pas intervenir. Si c’est un monopole qui pratique des prix trop élevés,
alors il faut le réguler, mais ne pas passer par le droit de la
concurrence. Les conditions qui justifieraient que le droit de
la concurrence intervienne sont en fait très restrictives : (i)
l’existence de barrières à l’entrée très élevées et durables, (ii)
l’acquisition d’une position dominante ne résultant pas d’une
concurrence par les mérites et (iii) l’absence de régulateur
(Motta & de Streel, 2007).
Par ailleurs, il y a pour l’économiste une grande perplexité
à distinguer l’étape de la caractérisation de la position dominante et une pratique de prix excessif. Pour lui en effet, les
deux vont de pair : une entreprise est en position dominante
parce qu’elle détient un pouvoir de marché lui permettant de
pratiquer des prix plus élevés… C’est encore plus flagrant dans
le cadre d’une position dominante collective : si la position
dominante collective est une situation de collusion tacite, alors
la caractérisation d’une position dominante collective équivaut
à mettre en évidence que les entreprises pratiquent des prix
supraconcurrentiels. Dès lors, on ne comprend plus bien si
on sanctionne un véritable abus ou simplement la détention
d’une position dominante.
PERSPECTIVES DIALOGUE
RLC : Doit-on lutter directement contre les prix excessifs ?
H.C. : Gildas vient de relever avec beaucoup de pertinence
un point essentiel concernant les prix excessifs.
Ceux-ci sont sanctionnés lorsqu’ils émanent d’une entreprise
en position dominante. Mais, la position dominante est en
tant que telle licite en droit de la concurrence.
En effet, c’est seulement l’abus de cette position qui est interdit. Or, la seule détention d’une position dominante et d’un
pouvoir de marché permet à l’entreprise de pratiquer des prix
plus élevés que ceux qui existent en situation de concurrence.
Donc, en toute logique, si l’entreprise en position dominante
est de ce seul fait dans une situation licite, sont tout autant
licites les prix supraconcurrentiels inhérents à ce pouvoir de
marché.
On se retrouve donc face à une difficulté manifeste. Pour la
résoudre, il faudrait imaginer d’interdire les prix excessifs
qui seraient supérieurs au « simple » prix supraconcurrentiel
(celui-ci étant licite comme inhérent à la position dominante).
Ce sont des distinctions tellement incertaines qu’elles suffisent
à démontrer combien il est risqué de s’attaquer à des prix
excessifs avec les outils du droit de la concurrence.
Toutefois, une précision importante vient relativiser sérieusement les termes du débat.
En effet, beaucoup de services ou infrastructures qui appartiennent à un opérateur font l’objet de tarifs régulés,
c’est-à-dire de prix administrés, pour favoriser l’exercice de
la concurrence.
Indiscutablement, ce vaste mouvement de dérégulation de
l’économie a partiellement diminué l’acuité de la question des
prix excessifs en droit de la concurrence, mais au prix d’un
paradoxe qu’on ne soulignera jamais assez : pour libéraliser
les marchés, on a fixé les prix…
Propos recueillis par Julie VASA
Rédactrice en chef
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