Levinas et la culture européenne Claire Marie Monnet op et Michel Van Aerde op Prologue Rescapé des pogroms de l’Europe de l’Est ainsi que de la persécution nazie, philosophe juif et, comme certains de ses prédécesseurs, tenté par l’assimilation, E. Levinas, sans tergiverser, met en cause la philosophie européenne. Après les éloges, vient la dénonciation de la perversion. « Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure où elles reflètent l’excellence spirituelle de l’universalité, norme du sentir et du penser, source de la science, de l’art et de la technologie moderne, mais aussi de la réflexion, de la démocratie et fondement des institutions rattachées à l’idéal de la liberté et des droits de l’homme. Personne ne saurait, certes, oublier les événements du 20ème siècle : deux guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions de l’Europe en sortent bien compromises. N’empêche que nous nous référons à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion advenue de la bonne graine. » 1 Pour Levinas, la nature même de l’ontologie occidentale est violente. Après avoir présenté avec pédagogie et clarté son argumentation, nous en discuterons. 1 (L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit 1982 p 229-230) 1 Introduction (Michel Van Aerde) 1. L’Union Européenne est difficile dit-on. Mais je ne sais pas quand elle a pu être facile ! L’Union Européenne est constituée d’anciens ennemis réconciliés qui ont perçu un intérêt commun. Aujourd’hui, mais peut-être n’est-ce que le seul fait d’une démographie en implosion, l’Europe se présente comme en paix et ne menace aucunement les autres continents. 2. Ce n’est pas cette Europe là qu’a connue Levinas. Exilé de Lituanie, il a dû, en France, protéger sa famille des persécutions nazis. 3. C’est en Europe que s’est développée la civilisation actuellement dominante, où se trouve posée de façon tragique la question de la violence au 20ème siècle. Guerres mondiales, Auschwitz, libéralisme, etc. 4. N’y a-t-il pas dans la logique profonde qui anime et sous-tend la civilisation occidentale, l’explication de cette violence, une ‘ratio’ ? Où se trouve le germe ? La violence serait-elle au commencement de la pensée (lucidité) rationnelle, une rationalité qui, par nature serait violente ? La nature même de l’ontologie occidentale est violente. Voilà la lecture de Levinas. Il ne s’agit pas d’une erreur contingente, écritil. 5. Dans cette pensée très critique à l’égard de la civilisation européenne, Levinas n’est pas seul. Notre conférence est centrée sur cet auteur mais dès ces premiers mots d’introduction, je voudrais signaler qu’il y a là comme une famille de pensée qui s’origine chez Husserl en particulier dans son ouvrage La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Granel, éd. Gallimard, 1976, se retrouve chez Patocka ainsi que chez Michel Henry. Puisque j’ai parlé de Husserl, je ne peux m’empêcher de vous livrer cette citation si elle n’a rien à voir avec notre sujet : « Le plus grand danger qui menace l’Europe est la lassitude » Husserl Krisis appendice III p 382. Mais quel rapport y a-t-il entre la philosophie et l’Europe ? Il est en fait essentiel, dit Husserl : « En fait, c’est la philosophie qui a créé le caractère fondamental de l’Europe en en faisant une configuration cohérente animée par l’esprit et par une vie douée d’unité (…) » 2 2 HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Granel, éd. Gallimard, 1976, p. 13 (Husserl parle aussi d’une tension vers un pôle infini, comparable à une tour babylonienne voir La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad Ricoeur, éd bilingue, Aubier Montaigne, 1977, PP46-47) 2 « Les combats spirituels authentiques de l’humanité européenne en tant que tels se déroulent comme des combats entre philosophies, savoir : entre les philosophies sceptiques – ou plutôt les non philosophies, qui ont conservé le terme mais non la tâche – et les philosophies réelles, encore vivantes. » P20, p. 13 « La question est de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique, et ne pouvoir être qu’ainsi, dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l’auto-normation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne, n’aura été qu’un simple délire de fait historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité contingente, perdu au milieu d’humanités et d’historicités tout autres ; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l’humanité comme telle. » Cette perception sera particulièrement développée par Patocka quand il montre que la philosophie est en quelque sorte la tâche, le devoir, l’exigence qui définit l’homme européen « () par là seulement serait décidé si l’humanité européenne porte en soi une idée absolue au lieu d’être un simple type anthropologique comme la Chine ou les Indes ; et décidé du même coup si le spectacle de l’europésation de toutes les humanités étrangère annonce en soi la vaillance d’un sens absolu, relevant du sens du Monde et non d’un historique non-sens de ce même Monde. » Crisis P 21 Or cette philosophie européenne, Levinas la met très sérieusement en question en particulier quand il la considère sous l’angle de son rapport à la violence. QUI EST LEVINAS ? Les grandes étapes de sa vie et de sa pensée (Claire Marie Monnet) A l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Levinas des colloques, des rencontres, sont organisés dans le monde entier pour célébrer sa mémoire comme à Jérusalem, Cluny et Paris. S’il n’a pas toujours été vraiment reconnu 3 comme un grand philosophe quand il était vivant, il est maintenant de plus en plus considéré comme un philosophe qui renouvelle profondément la pensée. 1. La Lituanie Levinas est né le 12 décembre 1906 en Lituanie, à Kovno, dans une famille juive pratiquante. Son père est libraire et dans sa famille il pourra s’initier à l’hébreu comme au russe. En 1914, à la déclaration de guerre, la famille fuit l'avancée des armées allemandes. Elle s'installe en Russie, à Karkhov, jusqu'en 1920. Elle revient alors en Lituanie car, après la révolution bolchévique, commencent des manifestations contre les juifs. A Karkhov, malgré le numerus clausus qui limite à 5 les juifs qui sont admis, Emmanuel Levinas entre au lycée. « L'entrée au lycée [fut] célébrée à la maison comme une véritable fête de famille et une promotion ! Comme un doctorat ! » FP-EL, p. 67 Il y fait toutes ses études secondaires. Il s’ouvre aux questions métaphysiques en lisant les grands écrivains russes — Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Tourgueniev et surtout Dostoïevski. « Livres traversés par l'inquiétude, par l'essentiel, l'inquiétude religieuse, mais lisible comme quête du sens de la vie ». EL 2. Strasbourg E. Levinas poursuit ses études à Strasbourg, « C'est le sol de cette langue qui est pour moi le sol français ». Avec ses camarades, il est témoin de l’affaire Dreyfus et surtout de la réhabilitation. « Ils gardèrent moins le souvenir du fait qu'en pleine civilisation une injustice ait été possible que du triomphe remporté par la justice… De leur face émanait comme un rayonnement. » EL, Difficile liberté. Il fréquente de bons professeurs de philosophie : Maurice Pradines, Charles Blondel, Maurice Halbwachs, Henri Carteron. Et il découvre la philosophie de Bergson. “Toutes les nouveautés de la philosophie du temps moderne et post-moderne, et en particulier la vénérable nouveauté de Heidegger, ne seraient pas possible sans Bergson..” Il lie une amitié profonde avec Maurice Blanchot qui l’initie à Proust et Valéry. 4 3. L’Allemagne E. Levinas découvre E. Husserl et lit Recherches logiques ». Il est profondément marqué par cette découverte de la phénoménologie, il a l’impression “d'avoir accédé à de nouvelles possibilités de pensée.” En 1928, il décide d’aller écouter directement Husserl à Fribourg. Il y séjourne de mars à juillet 1928 et d’octobre à février 1928-1929. Husserl suit ensuite les cours de Martin Heidegger après avoir lui Sein und Zeit. Il participe alors aux rencontres de Davos. Il y est alors « un défenseur de Husserl et Heidegger, un Lituanien qui va publier un article sur Husserl dans la Revue Philosophique. » (J. Cavaillès - lettre à sa sœur - in MAL-EL). C’est alors qu’il écrit un petit ouvrage critique Sur les Idées de M. Husserl paru dans la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger. Dans le prolongement de ces rencontres, il soutient sa thèse de doctorat à Strasbourg : “Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl.” Elle est publiée chez Vrin 4. Paris E. Levinas s’emploie à l’administration scolaire de l’Alliance Israélite universelle. Il se marie en 1932 avec une personne qu’il a connue à Kovno. Il suit les cours de Léon Brunschvig, “le pape de la philosophie en France” (MAL-EL). A la Société Française de Philosophie, il rencontre Jean Wahl, il participe aux soirées “avant-gardistes” de Gabriel Marcel. Il peut y entendre un exposé de JP Sartre. Il traduit alors les Méditations cartésiennes de E. Husserl. 5. Le Nazisme E. Levinas publie alors surtout dans les revues juives, des analyses sur la situation et sur le fait juif. « L'hitlérisme est la plus grande épreuve — l'épreuve incomparable — que le judaïsme ait eue à traverser…. Ce qui donne à l'antisémitisme hitlérien un accent unique et en constitue, en quelque manière, l'originalité, c'est la situation sans précédent où il a mis la conscience juive… Le sort pathétique d'être juif devient une fatalité… Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme » EL in Paix et droit, 1935 5 Il publie alors De l'évasion dans « Recherches Philosophiques » en 1935, il écrit des articles dans des revues juives, des articles d'analyse sur le fait juif et la situation créée par l'hitlérisme. Naturalisé français, il est mobilisé et envoyé en captivité en Allemagne. Sa femme et sa fille ont pu se réfugier chez les sœurs de Saint Vincent de Paul, près d'Orléans mais toute sa famille, restée en Lituanie est massacrée. 6. Après la guerre Il publie : De l'existence à l'existant (1947) Le temps et l'autre (1947) En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (1949) Il rédige une thèse d’état qu’il publie en 1961 : Totalité et Infini puis Difficile liberté (1963); Quatre lectures talmudiques (1968); L'humanisme de l'autre homme (1972) ; Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974) ; Noms propres (1976) ; Sur M. Blanchot (1976) ; Du sacré au saint, Cinq nouvelles lectures talmudiques (1977); L'au-delà du verset, Lectures et discours talmudiques (1982); A l'heure des nations (1988); Nouvelles lectures talmudiques (janvier 96). 1. Levinas et la violence du monde occidental (Michel Van Aerde ) a. Un germe de violence est à la source de la philosophie occidentale La mondialisation nous amène aujourd’hui à poser les questions au plan de la planète en risquant quelques comparaisons culturelles. En quoi la civilisation européenne serait-elle particulièrement violente ? La violence a régné sur tous les continents. La civilisation aztèque pratiquait massivement les sacrifices humains mais, comme l’écrit Todorov, les conquistadores ont provoqué infiniment plus de morts en substituant la civilisation du massacre à celle du sacrifice. On peut ainsi se demander si la civilisation ‘européenne’ – requalifiée d’occidentale depuis la découverte de l’Amérique – n’est pas finalement la plus violente de toutes. Dans le mouvement même de ses conquêtes techniques et sociales, n’y a-t-il pas en cette civilisation, maintenant mondiale, le développement d’une forme de ‘virus’ ? N’y a-t-il pas quelque chose qui affecte les relations : la relation des hommes entre eux et la 6 relation des hommes avec la nature ? Quelque chose qui a perverti, dans la racine, les relations de l’esprit humain avec chacun des objets qu’il cherche à comprendre ? b. Sous le masque de l’antisémitisme… Si l’on en croit le proverbe selon lequel « la dernière chose dont prend conscience le poisson, dit un proverbe, c’est de l’eau de son bocal », comment les philosophes européens pourraient-ils bénéficier du recul nécessaire pour analyser le fonctionnement violent de leur propre univers de pensée ? Il faut occuper la place de la victime pour percevoir la violence qui s’exerce, dans toute son ampleur. Peut-être est-ce l’une des raisons de la perspicacité d’Emmanuel Levinas. Rescapé des pogroms de l’Europe de l’Est, ainsi que de la persécution nazie, philosophe juif et, comme certains de ses prédécesseurs, tenté par l’assimilation, E. Levinas, sans tergiverser, met en cause la philosophie européenne. Après les éloges, vient la dénonciation de la perversion. Le mot « perversion », comme les réalités qu’il désigne, est terrible mais il est prononcé. « Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure où elles reflètent l’excellence spirituelle de l’universalité, norme du sentir et du penser, source de la science, de l’art et de la technologie moderne, mais aussi de la réflexion, de la démocratie et fondement des institutions rattachées à l’idéal de la liberté et des droits de l’homme. Personne ne saurait, certes, oublier les événements du 20ème siècle : deux guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions de l’Europe en sortent bien compromises. N’empêche que nous nous référons à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion advenue de la bonne graine. » 3 Cette analyse n’est pas isolée dans l’œuvre de Levinas. L’antisémitisme le contraint à cette réflexion : « Crise de l’humanisme qui a commencé par les inhumains événements de l’histoire récente… Faut-il rappeler ces inhumanités ? Guerre de 14, révolution russe se reniant dans le stalinisme, fascisme, hitlérisme, guerre de 39-45, bombardements atomiques, génocides et guerres désormais ininterrompus. Sur un autre plan, une science qui veut embrasser le monde et qui le menace de désintégration… Une politique et une administration libérales qui ne suppriment ni exploitation, ni guerre… Que de renversements, que d’inversions, que de perversions de l’homme dans son humanisme. Est-ce la fragilité de 3 (L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit 1982 p 229-230) 7 l’humanisme dans le libéralisme occidental ? Est-ce une incapacité foncière d’assumer les principes dont l’humanisme s’est cru dépositaire ? Nous, juifs, nous l’avons ressenti les premiers. Pour nous, la crise de l’idéal humain, fût-il d’origine grecque ou romaine, pour nous, cette crise s’annonce dans l’antisémitisme qui est en son essence la haine de l’homme autre, c'est-à-dire la haine de l’autre homme. » « antihumanisme et éducation »4 c. Le rapport à la vérité est perverti L’antisémitisme contraint Levinas à scruter, dans la philosophie occidentale même, l’origine de la perversion qu’il ressent. D’emblée sa réflexion porte audelà de l’antisémitisme ou plutôt il perçoit que l’antisémitisme n’est que le révélateur d’une violence partout répandue. En post-scriptum aux Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Levinas écrit ceci : « L’article procède d’une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez assurée. Possibilité qui s’inscrit dans l’ontologie de l’Etre, soucieux d’être – de l’Etre « pour lequel en son être il y va de son être même », selon l’expression Heideggérienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de l’ « Etre-à-rassembler » et « à dominer », ce fameux sujet de l’idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. »5 d. Les mots les plus beaux ont justifié le pire Levinas dénonce les illusions et la perversion du meilleur. Les mots « vérité », « liberté » fonctionnent à faux, de même que le mot « paix ». L’homme se croit libre, de même qu’il se croit en paix ! Levinas ironise : « merveille des merveilles ! » écrit-il. L’erreur est profonde, elle se trouve au cœur puisqu’elle repose sur une fausse perception de la vérité ! Selon lui, l’enquête est à mener au sein de la philosophie : 4 Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, Albin Michel, Paris, 1963, 1976 p. 385. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, N° 4019 (1963). 5 Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1978 p 25-26. Le Livre de Poche, Bibliothèque Essais, 1990 n°4121. 8 « Paix à partir de la Vérité – à partir de la vérité d’un savoir où le divers, au lieu de s’opposer, s’accorde et s’unit ; où l’étranger s’assimile ; où l’autre se réconcilie avec l’identité de l’identique de chacun… Paix à partir de la vérité qui – merveille des merveilles – commande les hommes sans les forcer ni les combattre, qui les gouverne ou les assemble sans les asservir, qui peut convaincre par le discours, au lieu de vaincre, et qui maîtrise les éléments hostiles de la nature, par le calcul et le savoir-faire de la technique. Paix à partir de l’Etat qui serait rassemblement des hommes participant aux mêmes vérités idéales. Paix qui est goûtée comme tranquillité qu’assure la solidarité – mesure exacte de la réciprocité dans les services rendus entre semblables : unité d’un Tout où chacun trouve son repos, sa place, son assise. Paix comme tranquillité et repos.6 Levinas dénonce ici une fausse paix, une paix totalitaire en laquelle l’homme ne serait qu’un objet uniforme et transparent, unidimensionnel. Il dénonce l’illusion qui porte sur les mots les plus nobles (vérité, liberté, paix, solidarité), qui porte sur le ‘savoir’ et, finalement, sur la ‘lumière’ elle-même : « Cette histoire d’une paix, d’une liberté et d’un bien-être promis à partir d’une lumière qu’un savoir universel projetait sur le monde et sur la société humaine et jusque sur les messages religieux qui se cherchaient justification dans les vérités du savoir – cette histoire ne se reconnaît pas dans ses millénaires de luttes fratricides, politiques et sanglantes, d’impérialisme, de mépris humain et d’exploitation, jusque dans notre siècle de guerres mondiales, des génocides de l’holocauste et du terrorisme ; du chômage et de la misère continue du Tiers-monde, des impitoyables cruautés du fascisme et du national-socialisme et jusque dans le suprême paradoxe où la défense de l’homme et de ses droits s’invertit en stalinisme. »7 e. Comment sortir du cercle vicieux de la violence faite à la violence ? Comment peut-on s’opposer à la violence sans être soi-même violent ? Peut-il y avoir une guerre « juste » contre la guerre ? La question de la non-violence est posée, en termes renouvelés : « Ecrites par le vainqueur, méditées sur les victoires, notre histoire occidentale et notre philosophie de l’histoire annoncent la réalisation d’un idéal humaniste tout en ignorant les vaincus, les victimes et les 6 Altérité et transcendance Montpellier, Fata Morgana 1995 p138- 139 7 Altérité et transcendance p 139 9 persécutés, comme s’ils n’avaient aucune signification. Elles dénoncent la violence par laquelle cette histoire s’est cependant accomplie sans être gênée par cette contradiction. Humanisme des superbes ! La dénonciation de la violence risque de tourner en instauration d’une violence et d’une superbe : d’une aliénation, d’un stalinisme. La guerre contre la guerre perpétue la guerre en lui ôtant la mauvaise conscience. Notre temps n’a certes plus besoin d’être convaincu de la valeur de la nonviolence. Mais il lui manque peut-être une nouvelle réflexion sur la passivité, sur une certaine faiblesse qui n’est pas lâcheté, sur une certaine patience qu’il ne faut pas prêcher aux autres, où le Moi doit se tenir et qui ne peut pas être traitée en termes négatifs comme un simple envers de la finitude… Mais qui osera le crier ? L’humanisme du serviteur souffrant – l’histoire d’Israël – invite à une nouvelle anthropologie, à une nouvelle historiographie et, peut-être, par la fin du « triomphalisme » occidental, à une nouvelle histoire »8. Levinas se réfère à l’expérience et à la sagesse historique de son peuple. Il est juif, croyant ; loin de nous l’idée de rejeter ce que cette tradition et cette foi lui communiquent ! Elles lui permettent en effet d’établir, en termes philosophiques et donc universels, le point où la violence naît selon lui : « L’intéressement de l’être se dramatise dans les égoïsmes en lutte les uns avec les autres, tous contre tous, dans la multiplicité d’égoïsmes allergiques qui sont tous en guerre les uns avec les autres et, ainsi, ensemble. La guerre est la geste ou le drame de l’intéressement de l’essence. Aucun étant ne peut attendre son heure. Tous s’affrontent malgré la différence des régions auxquelles peuvent appartenir les termes en conflit. L’essence est, ainsi, l’extrême synchronisme de la guerre. »9 2. La réponse d’Emmanuel Levinas : une éthique de l’altérité (Claire Marie Monnet) Quelle est la cause de la violence ? La réponse de Levinas ne porte pas sur des points de détails. Elle remet en cause tout le système de pensée de l’Occident. Dans ses termes, ce système constitue une totalité. Ainsi, l’analyse de Levinas s’attaque aux racines même de notre civilisation et il en dénonce l’organisation perverse, c’est-à-dire fondamentalement violente. C’est cette perversion de la pensée (qui nie l’autre) qu’il faut apprendre à décrypter si l’on veut retrouver la relation à l’autre et un accès sain à la vérité. Ce faisant, c’est découvrir le chemin de la non-violence, en matière éthique certes, mais également politique. 8 Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel 1963. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, n° 4019 (1963) p 239-240 9 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence Livre de Poche n° 4121 Paris 1990 p 15 10 a. Sortir de la violence, c’est sortir du « savoir ». 1. Sortir de la question de l’être… A la source, la question est celle de l’être. « Etre ou ne pas être », est-ce là la question ? s’interroge Levinas. Pour lui, la question n’est pas d’accéder à l’être mais « comment l’être se justifie »…. Son éthique propose un renversement complet et se veut philosophie première10. Les termes ne sont pas anodins. Ils sont porteurs d’une histoire qu’il convient de déchiffrer. Nous proposons deux points de repère en notre étude qui ne peut qu’être allusive. Ce sont là des pistes de recherche, quelques éléments de réflexion puisés chez Levinas. Une première approche consiste à remonter à la source de la pensée occidentale. Pour Levinas, il s’agit d’Aristote et de sa métaphysique. « La vie intellectuelle- et même la vie spirituelle- de l’Occident, dans la priorité qu’elle accorde à la connaissance, identifiée avec l’Esprit, atteste sa fidélité à la philosophie première d’Aristote. »11 2… et de la « connaissance de l’être » Ainsi, ajoute Levinas, Aristote serait le premier à rendre compte de la « corrélation connaissance-être », encore appelée « la thématique de la contemplation ». Cette thématique de la contemplation n’est pas sans incidence dans l’histoire de la pensée. Au contraire, elle est la source : « Elle- la corrélation être-pensée- constitue, à travers toute l’histoire de la philosophie occidentale, le souffle même de l’esprit. Le savoir, c’est le psychisme ou le pneumatisme de la pensée, même dans le sentir ou dans le vouloir. Il se retrouve dans le concept de conscience à l’aube des temps modernes. » 12 10 Philosophie première. L’expression est d’Aristote et désigne habituellement la métaphysique. Comme l’expression l’indique, il s’agit des fondements, des principes de la philosophie. 11 Ethique comme philosophie première, Payot, Rivages poche, Paris, 1998 (seconde édition) p. 67. 12 Ethique comme philosophie première, p. 74. 11 Il y a ici un fil rouge à suivre, d’Aristote à la pensée moderne, et une mosaïque d’expressions à mettre en relief. Levinas semble identifier la philosophie première d’Aristote avec la thématique de la contemplation, la corrélation entre l’être et la pensée, le savoir, la théorie. De ces expressions découlent d’autres harmoniques : l’idéal de la rationalité et du sens, la représentation, l’objectivation jusqu’au concept de conscience des temps modernes. 3. Connaître, c’est réduire l’Autre au Même Il s’agit de bien voir le point de rupture qu’opère Levinas. Ce point de rupture consiste à substituer un point de départ pratique, à travers la question d’Autrui, au point de départ traditionnellement spéculatif de la philosophie. Pour Levinas, la démarche d’Aristote est caractérisée par la recherche des principes et des causes premières. Ce qui meut son questionnement, c’est d’accéder à ce qui est le plus profond dans l’être. Or, pour Emmanuel Levinas, l’ontologie aristotélicienne est « la réduction de l’Autre au Même». Cette réduction vient du savoir. Connaître, savoir, pour Levinas, c’est assimiler, faire sien, réduire à soi, par là, c’est réduire l’Autre au Même. C’est « un saisir », une « appropriation », par le biais de la connaissance, par le processus même de la connaissance. Levinas définit le théorétique- autre nom de la contemplation- comme l’ « intelligence, logos de l’être, c’est-à-dire une façon telle d’aborder l’être connu que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ». b. Sortir de la question de l’Etre, c’est entrer dans la question de l’Autre ! Quel est donc l’enjeu ? Le défi relevé par Emmanuel Levinas est celui du respect de l’altérité. Au centre de la démarche métaphysique, il place la question de l’Autre. Comment atteindre l’autre et comment le respecter jusqu’au bout ? Levinas dénonce dans l’ontologie – dont il remonte à la source en revenant à Aristote – la mainmise sur l’Autre, sa réduction, son absorption. Il est essentiel de noter, dès lors, le lieu où se joue cette réduction : dans la corrélation entre la pensée et l’être. En d’autres termes, ce qui est mis en cause est l’accès à l’être, la manière dont nous touchons l’être. La question de l’Autre est la question de l’accès à l’être. Nous sommes au cœur de la métaphysique. Nous pouvons déjà entrevoir, eu égard à ce questionnement, le projet de Levinas quant à une éthique qui se veut philosophie première et comprendre l’importance d’un retour à Aristote. Tout semble en germes dans cette question : « Etre ou ne pas être, est-ce là la question ? Est-ce la première et la dernière question ? L’être humain consiste-t-il à s’efforcer d’être et la 12 compréhension du sens de l’être est-elle la première philosophie s’imposant à une conscience qui d’abord et d’emblée serait savoir et représentation … ? »13. c. De la totalité à l’Infini : de la connaissance à la reconnaissance. Parler de l’Infini, c’est introduire dans la sphère philosophique un élément qui lui échappe, c’est-à-dire la place de l’autre comme irréductible. C’est passer de la connaissance à la reconnaissance. C’est chercher à concevoir une pensée, ouverte à plus que la pensée, ouverte à la présence d’un autre, sans faire appel à des éléments de l’ordre d’une croyance, d’une foi révélée. 1. Guerre et paix ne s’opposent pas. Le cheminement éthique d’Emmanuel Levinas se dessine, non pas entre guerre et paix, non pas entre deux contraires parfois conciliables, l’un étant simplement l’envers de l’autre, mais entre guerre, ou encore déchirure et eschatologie. « Sans substituer l’eschatologie à la philosophie, sans démontrer philosophiquement les “vérités” eschatologiques, on peut remonter à partir de l’expérience de la totalité à une situation où la totalité se brise, alors que cette situation conditionne la totalité elle-même »14 Levinas dénonce le cercle vicieux d’une pensée dialectique. C’est le prolongement de l’accusation portée à l’encontre d’une philosophie de l’Etre. Si chacun cherche à s’auto-affirmer, nous sommes au cœur de la pensée de l’Etre. Et c’est la guerre en permanence. Levinas propose de rompre le cercle vicieux : ce n’est ni l’auto-affirmation de soi et contre l’autre, ni la considération de l’opposition des deux termes en présence (la dialectique), mais la reconnaissance des deux termes l’un par l’autre, dès l’origine de la relation. Cette reconnaissance remonte même en deçà de l’origine, car, pour Levinas, l’autre me précède. Autrement dit, l’éthique est première. Elle est avant toutes choses. Mais l’éthique est aussi dernière. 2. La non-violence comme eschatologie 13 De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1998 (édition augmentée). p. 265. 14 Totalité et Infini, Livre de poche biblio-essaisn° 4120 (2001) p. 9. 13 La non-violence est la mise en œuvre dès maintenant d’une éthique à la fois première et finale. L’autre me précède. Il est l’Alpha. L’autre est au terme, en sa transcendance. Il est l’Oméga. La non-violence est l’attitude par laquelle, concrètement, est mise à mal toute dialectique. La pensée dialectique ne considère pas l’altérité mais deux phases, deux positions différenciées, au sein d’une réalité unique, que ce soit dans la sphère abstraite de la pensée ou dans son application à la réalité sociale. L’autre n’existe pas. L’éthique de Levinas peut s’identifier à une philosophie de la nonviolence, au sens où cette philosophie fonde l’exigence de la non-violence. Elle est la seule à montrer que l’autre est un absolu. Il est avant et il est après moi. Conclusion : Michel Van Aerde Si tu veux avoir la paix, prépare la guerre (si vis pacem, para bellum)… L’adage dit clairement que la guerre cherche la paix, mais comment le fait-elle, sinon par la suppression de l’autre en visant la « paix des cimetières »? Une éthique qui prend pour point de départ l’autre et l’exigence de le respecter, ne peut avoir pour objectif ce type de paix. Car il faut comprendre qu’il y a une fausse paix qui n’est pas autre chose que la réduction de l’autre, des autres, au Même. Et cette fausse paix est autant criminelle qu’une guerre explicite. Il y a aussi une vraie guerre mais elle est d’une toute autre nature : le dépassement du conflit n’est pas l’abolition du conflit mais l’établissement de règles nouvelles pour vivre autrement la confrontation à l’autre, sans jamais pour autant s’y dérober : telle est la non-violence. Epilogue : Claire Marie Monnet Levinas nous invite donc à une lecture critique de la pensée occidentale pour y déceler les germes de la violence. Il serait cependant nécessaire, en toute justice, de vérifier si la lecture scolaire de certains philosophes, à commencer par celle d’Aristote, n’a pas déformé la pensée de cet auteur. Où se trouve la perversion ? Dans la pensée des grands philosophes ou dans leur réduction à un système, une « école », une scolastique qui, comme toute scolastique, a horreur de l’impensable, de l’infini, de la question, de tout ce qui peut rappeler l’altérité, justement ! 14