Intervention de S. Samuel-Danièle NOUGUE-DEBAT osb DIM – CTM Grenoble - 9-12 juillet 2009 Regard d’une chrétienne sur la compassion bouddhique Qui ou quoi fait agir le bouddhiste ? Introduction Cette intervention s’inscrit dans un colloque qui a pour sujet « le mal et la souffrance » notions auxquelles on associe spontanément la compassion. Mais de quel mal, de quelle souffrance s’agit-il ? Et la compassion couvre-t-elle tous les maux et toutes les souffrances ? (je pense ici au témoignage de Claire LY). Mon regard se limitera au domaine du DIM qui est le mien. J’habite dans un monastère de bénédictines qui porte le nom de « Monastère Notre Dame de compassion »1 ce qui motive mon intervention, même si cette question précise de « regard sur l’autre » est bien délicate. J’ai bien dit « Notre Dame de compassion » et non « de la compassion » et la différence est d’importance pour notre sujet. Car pour la Très sainte Mère de Dieu la compassion pour son Fils Jésus, est un état intérieur relié au Divin, il s’agit ici d’un amour de compassion et non d’une notion de bienveillance extérieure à soi. Ici, rien qui ressemblerait à de la pitié ou de la sensiblerie. Engagée dans le DIM depuis de nombreuses années, je partirai donc de l’expérience que nous avons, nous, moines et moniales chrétiens, de la rencontre avec les bouddhistes zen du Japon en France, de la rencontre des bouddhistes au Japon par l’intermédiaire des ESEO2 ; ou de la rencontre des bouddhistes du Tibet et du Vietnam ici en France ; mais aussi, de l’expérience de notre mobilisation compassionnelle par nos interventions médiatiques pour les moines de Birmanie et du Tibet3. Le bouddhisme en Occident a une réputation, parfois plus ou moins naïve d’ailleurs, de « non-violence », de pacifisme, de tolérance connue surtout sans doute par l’intermédiaire de Tenzin Gyatso, (le XIVème Dalaï Lama) et son combat « non-violent » pour la liberté du Tibet depuis son exil en 1950 ; mais aussi par le moine bouddhiste zen vietnamien le Vénérable Thich Nhat Hanh engagé pour l’arrêt de la guerre au Vietnam dans les années 1960 et toujours sur la brèche aujourd’hui. Ils orientent donc cette réflexion puisque mon observation essentielle est celle précisément de la compassion exercée par Tenzin Gyatso4 et Thich Nhat Hanh, grâce à la connaissance de certains de leurs enseignements et aussi de la prise en compte de leur amitié avec Thomas Merton ce moine chrétien cistercien dont le monachisme engagé et compassionnel les a marqués. C’est pour cette raison aussi que mon regard chrétien se posera sur une compassion qui s’applique à ce genre de mal planétaire qu’est la violence suscitée par toutes les formes de « terreur » tels que guerres, attentats, régimes dictatoriaux, répressions ou autres manifestations violentes qui ne laissent aucun moine indifférent puisque les moines euxmêmes sont concernés. Cette violence suscitée par toutes ces formes de « terreur » dont l’anthropologue indien Arjun Appadurai5 dit qu’ « elle cherche à poser la violence comme principe régulateur central de la vie quotidienne » ; je pense aussi à la violence faites aux femmes. Ceci pour dire que le mal et la souffrance sont omni présents dans notre quotidien, et l’on comprend qu’ils aient suscité ce colloque ! 1 Notre Dame de Compassion dont la fête est le 15 septembre, fête de Marie au pied de la Croix, avec l’apôtre Jean, le disciple bien-aimé.. 2 ESEO : Echanges Spirituels Est-Ouest avec les bouddhistes zen japonais depuis 1979 (30 ans cette année). 3 Lettres, témoignages, interviews sur RFI et Radio Vatican à propos du Tibet et de la Birmanie. 4 Ma participation à deux Enseignements du Dalaï Lama durant plusieurs jours, à Lavaur en 1993 et à Nantes en 2008. 5 APPADURAI Arjun, Géographie de la colère, La violence à l’âge de la globalisation, PB Payot n° 700, 2009 1 Je pose ainsi d’emblée la question essentielle qui m’habite pour cette intervention : « qu’est-ce, ou qui, fait agir dans la compassion exercée par les bouddhistes ? C’est ce qu’il me faut essayer d’observer ici. I - Que percevons-nous d’important, pour notre propos, de la notion de « compassion » du bouddhisme ? Quelques constatations d’importance Rappelons d’abord quelques moments importants du Bouddha qui informent ma réflexion. Dans son enseignement, le Bouddha passe de la théorie de la « non-dualité » advaita du brahmanisme, à celle du « non-soi » anatta, à savoir, l’impersonnalité de toute existence. Cette doctrine anatta, repose sur la notion d’impermanence anica. A partir de cette première constatation, toute la conception bouddhique du monde repose sur une position philosophique centrée sur le principe de « l’interdépendance » selon lequel toute chose ou événement est le produit d’interactions entre des causes et des conditions. Le plus fondamental de la pensée bouddhique est qu’en l’homme il n’existe rien qui corresponde réellement à l’idée d’un « soi » permanent, et que ce qui est nommé « soi » correspond à une combinaison de forces ou d’énergies physiques entremêlées, en état de changement constant, à savoir cinq agrégats skandhas et que ces cinq agrégats d’attachement sont précisément dukkha souffrance. Ces cinq agrégats correspondent à ce que nous percevons comme un « individu ». Illusion suprême nous enseigne le bouddhisme que de vouloir surimposer à ces agrégats l’idée d’un « soi » permanent qui les tiendrait ensemble, à savoir un « soi » substantiel qui pourrait exister indépendamment de ces cinq skandhas ; car là se trouve alors l’illusion qui est la source même de tout malheur et de toute souffrance. Je viens d’évoquer ici plusieurs termes qui relèvent du bouddhisme pour s’exprimer sur l’être vivant : impersonnalité, impermanence, interdépendance, agrégats, illusion. En christianisme nous dirions : personnalité, consistance, individualité, créé, réalité. Tenzin Gyatso dit bien lors de ses enseignements que les phénomènes ont des origines dépendantes (production conditionnée). Un événement ne dépend pas de lui-même. Il est relié à de multiples causes et conditions présentes ou passées, autrement il ne pourrait pas exister ; c’est l’interdépendance des phénomènes. Les composés et les phénomènes sont dépendants mais apparaissent comme ayant leur entité propre. En christianisme l’être humain est créé à l’image de Dieu (Gn 1,27), personne unique devant Dieu, aimée de Dieu personnellement. (cf. Ps 138, C’est Toi qui a créé mes reins, qui m’a tissé dans le sein de ma mère). Tenzin Gyatso dit souvent « Le Dalaï Lama est un homme, un moine, un tibétain, il parle, boit, mange, dort, c’est la preuve suffisante pour qu’il existe (domaine de la vérité relative) même si le trouver est impossible (domaine de la vérité plénière) ». La fleur que nous percevons n’est que l’aspect extérieur de notre perception de celle-ci ; la fleur existe uniquement dans le fait d’être perçue. S’appuyant sur Nagarjuna, dans Le Traité fondamental sur la voie du Milieu il précise : « Ayant ainsi observé que les effets naissent des causes, chacun admet que l’apparence appartient aux conventions mondaines et refuse le nihilisme ». Pour le bouddhisme, non théiste, l’humain n’est pas au centre de la création. Ma question demeure : comment s’exerce la compassion dans le bouddhisme ? 2 II - Regard chrétien sur la compassion bouddhique Selon l’enseignement de Tenzin Gyatso, la tradition bouddhiste considère la compassion et l’amour comme deux aspects de la même émanation : la compassion est la volonté de libérer tous les êtres de la souffrance et des causes de la souffrance (qui sont essentiellement les actes mauvais et l’ignorance) ; et l’amour qui est le désir qu’ils soient heureux ; « former le vœu que tous nos semblables soient délivrés de la souffrance, telle est la compassion » dit Tenzin Gyatso. Dans cette optique il s’agit de se consacrer à fortifier l’aptitude à compatir. Une première étape semble être celle de développer l’empathie envers les autres. L’intimité ici ne semble pas être d’ordre physique, ni nécessairement émotionnel. Elle semble être plutôt de l’ordre de la responsabilité, du respect envers autrui. Le plus important semble être de reconnaître la nature de la souffrance. Dès que l’individu est capable de combiner empathie pour les être humains et compréhension profonde de la souffrance qu’ils éprouvent, chaque individu est alors capable d’une authentique compassion envers tous les êtres vivants. De plus les deux notions d’amour et de compassion font partie d’un ensemble, celui que composent les « quatre pensées immesurables », apramâna, résumées comme suit : - Puissent tous les êtres vivants posséder le bonheur et sa cause Puissent tous les êtres vivants être séparés de la souffrance et de sa cause Puissent touts les êtres vivants ne jamais être séparés du bonheur qui ne connaît aucune souffrance Puissent tous les êtres vivants demeurer dans l’équanimité sans attachement ni répulsion de près ni de loin. Nous lisons donc ici la détermination du bouddhisme sur la question du bonheur et de sa cause (bon karma) ; la détermination du bouddhisme sur la question du mal et de la souffrance, avec certaines précisions d’importance : chercher les causes du mal et donc de la souffrance, à savoir le mauvais karma et y remédier, avec le non-attachement sans lequel on n’y parviendra pas. On s’occupe donc de ce qui advient à l’individu, mais moins de l’individu lui-même puisque, d’une certaine façon, il « n’existe » pas. Le bouddhisme semble aller encore plus loin en considérant ce que l’on appelle vœu de bodhicitta (pensée de l’éveil) qui s’exprime ainsi : - Les êtres vivants innombrables, je m’engage à les délivrer - Les passions innombrables, je m’engage à les trancher - Les doctrines innombrables, je m’engage à les connaître - L’éveil insurpassable, je m’engage à le réaliser Celui qui parvient à produire un tel vœu est un boddhisattva, un être visant l’éveil mais qui demeure volontairement en deçà ou au dessus du nirvana pour rester proche des êtres humains qui souffrent dans la vie actuelle. Il aura dès lors plusieurs stades d’évolution dont le dernier consiste en l’obtention définitive de ce qui est appelé « l’endurance de la nonnaissance des choses ». A ce stade le bodhisattva est conduit à reconnaître non seulement l’inexistence des êtres mais aussi l’inexistence des choses qui les composent. Ici se pose la question essentielle pour moi chrétienne de la notion de « personne » dont nous savons que la position du bouddhisme sur ce sujet rend délicat le dialogue avec le christianisme, car « identité » n’est pas « personne ». La compassion chrétienne (du latin compassio) associée à « l’agapè » (le véritable nom de l’amour chrétien), s’oppose au 3 sentiment d’identité ; ce sentiment d’identité, sentiment d’être semblable à l’autre, a une conséquence importante »6 pour le bouddhisme quand il se traduit dans la compassion car il s’agit alors d’ « être avec et en » l’autre, parce qu’il est identique à moi. Alors que dans le christianisme, la compassion c’est de « souffrir avec » l’autre, par amour, par agapè, dans le sens où l’autre, différent de moi fait partie de la communauté humaine, d’une communauté entre des personnes individuelles à savoir qui ont une substance en soi avec ce caractère de l’agapè, « l’acceptation de celui qui est inacceptable »7 ; l’identité seule ne suffit pas pour une communauté selon le christianisme. C’est ce qui permet de dire que la compassion du bouddhisme n’est pas la compassion du christianisme et vice versa. Alors se pose la question suivante : qu’est-ce qui fait « agir » dans la compassion bouddhique ? II – Comment cette vision bouddhique de la compassion nous interpelle-t-elle ? Si dans le christianisme, le « moteur » de la compassion est Dieu, le Dieu Un et Trine pour lequel nous agissons parce que chaque être humain est créé à l’image de Dieu, où chaque acte posé ou élan du coeur est relié, qu’est-ce que je perçois du bouddhisme ? Et qu’est-ce que cela veut dire si la compassion ne part pas d’un cœur « touché » par la souffrance et surtout le souffrant ? alors quelle est l’ « épaisseur » de cette compassion bouddhiste exercée ? Quel est le « moteur » de cette bienveillance compassionnelle exercée dans le bouddhisme pour les êtres souffrants ? Faire disparaître la souffrance de l’être vivant et ainsi poser un acte bon afin d’accéder à l’éveil, au nirvana ? En ce cas, la loi karmique, l’interdépendance des êtres semble être la réponse à la compassion du bouddhisme avec la délivrance de la souffrance ; et c’est ce phénomène là qui peut attirer notre attention dans le sens ou une bienveillance entre individus s’exerce par le développement de l’empathie dont il a été question et qui génère une non-violence qui sert l’humanité présente « ici et maintenant ». « Opter pour la non violence », disait Tenzin Gyatso à Nantes8 l’an dernier, « conduit à la compassion et au dévouement ; et cette attitude donne la force intérieure. Le plein épanouissement de la dimension d’amour et de compassion s’étend à tous les êtres sensibles, sans laquelle on ne peut accéder à la parfaite réalisation ». C’est pourquoi, semble-t-il que le Mahayana dans lequel s’inscrit le bouddhisme tibétain, met, à l’instar du christianisme, la compassion au cœur de la vie spirituelle. « La compassion du bouddhisme provient de la claire compréhension que nous avons de la souffrance des êtres ; la compassion est ce sentiment très profond qui pousse à agir pour délivrer les êtres de leurs souffrances » dit Tenzin Gyatso. Le moine bouddhiste vietnamien Thây, développe la notion de « la pleine conscience et du regard profond » . Le moine chrétien Thomas Merton dit de lui qu’ « il agit en faveur de ses frères, porté par une dynamique spirituelle d’une tradition de compassion religieuse », qu’est-ce à dire ? Les enseignements à la pleine conscience sont tirés des enseignements sur les quatre nobles vérités. « Vous voyez la souffrance. Vous savez que vous en avez assez de souffrir ou de voir souffrir. Vous voulez que la guérison puisse avoir lieu ». Le premier entraînement s’applique donc à développer la compassion précisément, la compassion lue ici comme une « force intérieure » spirituelle qui permet de résister pacifiquement devant toute forme de mal, de violence. 6 AVELINE Jean-Marc, Paul Tillich, in « La prétention d’absoluité du christianisme et les religions du monde », coll. Artisans du dialogue, Publications Chemins de Dialogue, 2007, p. 105. 7 TILLICH Paul, Le christianisme et les religions, Aubier, 1968, p. 144. 8 Sixième cycle d’enseignements bouddhistes par Sa Sainteté, le XIVème Dalaï Lama, Tenzin Gyatso. Programme : Nagarjuna. Zenith de Nantes, 12-23 août 2008. 4 C’est cette compassion bouddhique là qui nous interpelle nous, moines et moniales chrétiens : la mobilisation de ces moines bouddhistes, au Viet-Nam, au Tibet, en Birmanie, en Chine, dans cette forme de compassion manifestée dans une non-violence active, dont ils font preuve. Dans ces lieux là, ces bouddhistes des pays en situation politique et sociale violente nous font entrevoir cette véritable présence, « ici et maintenant », auprès de ceux qui souffrent dans ce monde. En tenant toujours la différence qui consiste en ce que dans le bouddhisme, le but n’est pas de transformer la réalité, mais de s’en délivrer. Alors qu’en christianisme, la prise en compte du « Royaume de Dieu », présent dès ce monde, « manifeste une volonté révolutionnaire de transformation radicale de la société »9. Pour conclure Si j’ai essayé de mettre en mots mon regard chrétien sur la compassion telle que je la perçois dans son expression bouddhique, je veux souligner ce qui, au bout du compte, me paraît essentiel dans ce qui nous unit chrétiens et bouddhistes. C’est ce regard de compassion porté, bouddhistes et chrétiens, sur ce monde de « violence » quels que soient le « mal » et la « souffrance » qui mobilisent notre compassion. Oui, un regard compassionnel sur le mal et la souffrance et les souffrants, qui ne peut que faire naître la paix, la guérison, la confiance, la fraternité, la justice. Cette responsabilité infinie pour autrui qu’est la compassion, ce regard porté sur l’autre, regard à la fois silencieux, doux et déterminé, cette non-violence active qui nous habite dans la compassion, doit nous convaincre que nous ne serons jamais quitte avec autrui ; dans le sens où il nous faut demeurer, dans ce monde de violence et de peur, des « passeurs d’humanité », de bonté donc ! Sr. Samuel-Danièle NOUGUE-DEBAT osb Monastère de Martigné-Briand - France 9 Idem TILLICH Paul p. 144. 5